La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

05/07/2022 | FRANCE | N°20/05917

France | France, Cour d'appel de Versailles, 1re chambre 1re section, 05 juillet 2022, 20/05917


COUR D'APPEL

DE

VERSAILLES





1ère chambre 1ère section





ARRÊT N°





CONTRADICTOIRE

Code nac : 96B





DU 05 JUILLET 2022







N° RG 20/05917

N° Portalis DBV3-V-B7E-UFTR





AFFAIRE :



Consorts [E] / [M]

C/

LE DEPARTEMENT DES YVELINES





Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 15 Octobre 2019 par le Tribunal Judiciaire de VERSAILLES

N° Chambre :

N° Section :



N° RG : 15/10873



Expéditions exécutoires

Expéditions

Copies

délivrées le :





à :



-la SCP BUQUET- ROUSSEL-DE CARFORT,



-Me Niels ROLF-PEDERSEN







RÉPUBLIQUE FRANÇAISE



AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS



LE CINQ JUILLET DEUX MILLE VINGT...

COUR D'APPEL

DE

VERSAILLES

1ère chambre 1ère section

ARRÊT N°

CONTRADICTOIRE

Code nac : 96B

DU 05 JUILLET 2022

N° RG 20/05917

N° Portalis DBV3-V-B7E-UFTR

AFFAIRE :

Consorts [E] / [M]

C/

LE DEPARTEMENT DES YVELINES

Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 15 Octobre 2019 par le Tribunal Judiciaire de VERSAILLES

N° Chambre :

N° Section :

N° RG : 15/10873

Expéditions exécutoires

Expéditions

Copies

délivrées le :

à :

-la SCP BUQUET- ROUSSEL-DE CARFORT,

-Me Niels ROLF-PEDERSEN

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

LE CINQ JUILLET DEUX MILLE VINGT DEUX,

La cour d'appel de Versailles a rendu l'arrêt suivant dans l'affaire entre :

Madame [T], [B] [E]

née le 01 Décembre 1971 à LONDRES (GRANDE- BRETAGNE)

de nationalité Canadienne

H3W2L8

MONTREAL (AC)

[Localité 10]

Monsieur [S], [J] [E]

né le 09 Novembre 1974 à CHERTSEY-SUREY (GRANDE BRETAGNE)

de nationalité Britannique

[Adresse 18]

[Adresse 14]

LEAMINGTON SPA - GRANDE BRETAGNE

Monsieur [G] [M]

né le 08 Mars 1944 à [Localité 22]

de nationalité Française

[Adresse 9]

[Localité 16]

Madame [N], [X] [W] veuve [M]

venant aux droits de M. [R] [M], décédé le 19 décembre 2012

née le 29 Février 1944 à [Localité 21]

de nationalité Française

[Adresse 19]

[Localité 1]

Monsieur [D] [W] [M]

venant aux droits de M. [R] [M], décédé le 19 décembre 2012

né le 04 Décembre 1962 à [Localité 24]

de nationalité Française

[Adresse 19]

[Localité 1]

représentés par Me Véronique BUQUET-ROUSSEL de la SCP BUQUET-ROUSSEL-DE CARFORT, avocat postulant - barreau de VERSAILLES, vestiaire : 462 - N° du dossier 20920

Me Alain LEBEAU, avocat - barreau de PARIS, vestiaire : C0521

APPELANTS

****************

LE DEPARTEMENT DES YVELINES

prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés audit siège

[Adresse 2]

[Localité 25]

représenté par Me Niels ROLF-PEDERSEN, avocat postulant - barreau de VERSAILLES, vestiaire : 291 - N° du dossier 2020 733

Me Yannick LE PORT de la SELEURL AWEN AVOCATS, avocat - barreau de PARIS, vestiaire : D1234

INTIMÉ

****************

Composition de la cour :

En application des dispositions de l'article 805 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue à l'audience publique du 21 Avril 2022 les avocats des parties ne s'y étant pas opposés, devant Madame Anna MANES, Présidente chargée du rapport.

Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :

Madame Anna MANES, Présidente,

Madame Nathalie LAUER, Conseiller,

Madame Sixtine DU CREST, Conseiller,

Greffier, lors des débats : Madame Natacha BOURGUEIL,

***************************

FAITS ET PROCÉDURE

M. [G] [M], Mme [T] [E] épouse [L], M. [S] [E] et M. [R] [M], aux droits duquel viennent ses ayants droits Mme [N] [W] veuve [M] et M. [D] [W] [M] (ci-après, autrement nommés les 'consorts [M] [E]'), étaient propriétaires indivis d'une parcelle située sur le territoire de la commune de [Localité 23] (Yvelines), [Adresse 15], cadastrée section BC n° [Cadastre 8], d'une superficie de 3 883 m².

Cette parcelle était incluse dans le tracé du projet d'aménagement d'une nouvelle route

départementale sur le territoire des communes de [Localité 23] et [Localité 20], objet d'une déclaration d'utilité publique du 7 mars 2008, dont la première phase de travaux devait être réalisée au début de l'année 2010. Le département des Yvelines a alors été autorisé à acquérir, à l'amiable ou par voie d'expropriation, les parcelles nécessaires à la réalisation du projet.

A ce titre, le président du conseil général, organe exécutif du département des Yvelines, a adressé aux consorts [M] [E] le 6 mars 2009 une offre d'acquisition amiable de la parcelle susvisée, moyennant le prix de 300 euros le m², pour un montant total de 1 282 390 euros, comprenant l'indemnité de remploi.

Cette offre a été acceptée successivement par chacun des copropriétaires indivis entre les mois de mai et juillet 2009. La vente a été réitérée par acte authentique du 17 décembre 2009 en l'étude de la SCP Joncquet et Mazure, notaires à [Localité 24].

Par acte du 29 décembre 2015, les consorts [M] [E], estimant avoir cédé leur bien sur la base d'une estimation délibérément erronée de l'expropriant, qui aurait retenu à tort le caractère non constructible du terrain, ont fait assigner le département des Yvelines devant le tribunal de grande instance de Versailles sur le fondement du dol afin d'obtenir l'indemnisation de leur préjudice matériel lié au gain manqué.

Par jugement contradictoire rendu le 15 octobre 2020, le tribunal judiciaire de Versailles a :

- déclaré irrecevable comme prescrite l'action des consorts [M] [E] ;

- condamné M. [G] [M], Mme [T] [E] épouse [L], M. [S] [E], Mme [W] veuve [M] et M. [D] [W] à payer au département des Yvelines la somme de 1 500 euros au titre des frais irrépétibles par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamné M. [G] [M], Mme [T] [E] épouse [L], M. [S] [E], Mme [W] veuve [M] et M. [D] [W] aux entiers dépens,

- dit n'y avoir lieu à ordonner l'exécution provisoire.

M. [G] [M], Mme [T] [E] épouse [L], M. [S] [E], Mme [W] veuve [M] et M. [D] [W] ont interjeté appel de ce jugement le 27 novembre 2020 à l'encontre du département des Yvelines.

Par d'uniques conclusions notifiées le 1er mars 2021, M. [G] [M], Mme [T] [E], M. [S] [E], Mme [W] veuve [M] et M. [W] [M] demandent à la cour, au fondement des articles 1er du premier protocole additionnel, 6, paragraphe 1et 13, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, 1er et 3 de la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics, 1134, 1116, 1117, 1304, 1382 (devenu l'article 1240) et 2224 du code civil (tel que codifiés avant l'ordonnance du 10 février 2016), L.13-3, L.13-12, L.13-15 II 4°, R.13-17, R.13-21, R.13-43 anciens du code de l'expropriation alors applicables, du principe général du droit selon lequel la fraude corrompt tout (« fraus omnia corumpit »), de :

- réformer le jugement entrepris du 15 octobre 2019 en ce qu'il déclare prescrite leur action dirigée à l'encontre du département des Yvelines et en ce qu'il les a condamnés à lui payer la somme de 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens de première instance ;

Statuant à nouveau, de :

- déclarer bien fondée l'exception d'ignorance légitime qu'ils invoquent et dire leur action recevable ;

- les déclarer bien fondés en leurs demandes ;

Y faisant droit :

- condamner, en conséquence, le département des Yvelines à leur payer la somme de 768 834 euros, à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice matériel qu'ils ont subi du fait du département qui s'est rendu coupable d'un dol, lors de la vente intervenue suivant acte authentique de vente du 17 décembre 2009 portant sur la parcelle de terrain cadastrée section BC n° [Cadastre 8] d'une surface de 3 883 m² située au [Adresse 15]) dont ils étaient propriétaires ;

- dire et juger que cette condamnation portera intérêt au taux légal à compter de la signification de l'assignation introductive d'instance ;

- condamner le département des Yvelines à leur payer la somme de 5 000 euros à chacun à titre de dommages et intérêts pour le préjudice moral qu'ils ont subi de son fait ;

- condamner le département des Yvelines à leur payer la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamner le département des Yvelines aux entiers dépens de première instance et d'appel qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

Par d'uniques conclusions notifiées le 31 mai 2021, le département des Yvelines invite cette cour, au visa de la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 modifiée relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics et de l'article 1116 du code civil, à :

- confirmer le jugement déféré en toutes ses dispositions et notamment en tant qu'il a déclaré irrecevable comme prescrite l'action des consorts [M] [E] ;

Subsidiairement :

- rejeter comme mal fondées les demandes, fins et conclusions des consorts [M] [E] ;

Dans tous les cas :

- condamner solidairement les consorts [M] [E] à lui payer une somme de 8 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

La clôture de l'instruction a été ordonnée le 3 mars 2022.

SUR CE, LA COUR,

Sur la prescription de l'action des consorts [M] [E] à l'encontre du département des Yvelines

' Moyens des parties

Se fondant sur les dispositions de l'article 3 de la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968, les consorts [M] [E] font valoir que la prescription ne peut pas leur être opposée car ils peuvent être légitimement regardés comme ignorant l'existence de leur créance.

Selon eux, les motifs du premier juge sont erronés et inopérants dès lors que l'administration a méconnu son devoir de loyauté et a, de son fait, induit en erreur ses futurs cocontractants expropriés parce qu'elle les a informés de façon délibérément trompeuse ce qui les a induits en erreur, a altéré leur consentement et leur a causé un préjudice matériel. A cet égard, ils soutiennent que le département des Yvelines leur a sciemment dissimulé le contenu exact de l'évaluation de France Domaine ayant servi de base à la détermination du prix de vente, laquelle a précisément estimé la valeur vénale de la parcelle BC [Cadastre 8] à 480 euros /m² et non à 300 euros /m², tel que ce dernier chiffre a été mentionné de façon trompeuse dans l'offre d'achat. Ils font valoir que c'est à tort que le tribunal a retenu qu'il leur était loisible de réclamer et d'obtenir avant la vente ce document officieux préparatoire, ce qui ne leur était pas permis.

Ils ajoutent que l'exception de suspension tirée de l'ignorance légitime n'est pas subordonnée à la démonstration par le créancier d'une impossibilité d'agir, mais seulement à celle de ce qu'il a été mis dans l'ignorance du fait de l'administration. Tel est le cas, selon eux, de leur situation puisqu'ils étaient contraints de vendre leur parcelle, objet d'une future dépossession annoncée de façon imminente, à qui l'autorité expropriante a délivré, en parfaite connaissance de cause, dans son offre d'achat du 6 mars 2009 une information mensongère quant au contenu de l'estimation réalisée par France Domaine qui aurait déterminé la valeur vénale de cette parcelle cadastrée section BC n° [Cadastre 8] à 300 euros le m², expertise officieuse, mais néanmoins obligatoire dans le cadre de la procédure d'expropriation, que le département des Yvelines n'a pas annexée à son offre d'achat puisqu'elle revêtait un caractère confidentiel. Ils soulignent que le caractère mensonger de l'information transmise n'a pas été immédiat, mais a résulté d'événements postérieurs sans lesquels ils ne se seraient jamais doutés de la déloyauté du Département. C'est ainsi, prétendent-ils, avoir compris dans le cadre d'une procédure d'expropriation portant sur une autre parcelle cadastrée BH [Cadastre 3] en zone AU en emplacement réservé à [Localité 23], dont ils avaient la propriété indivise, que le département des Yvelines leur avait délivré très probablement une fausse information sur la teneur de l'évaluation de France Domaine puisque, en cause d'appel, le département des Yvelines avait communiqué une pièce au cours de l'année 2012, constituée d'un jugement rendu par le juge de l'expropriation le 21 octobre 2011, et dans ses écritures le commissaire du gouvernement indiquait expressément que la valeur moyenne des parcelles située dans la commune de [Localité 20] et [Localité 23] en zone UG en emplacement réservé était de 621 euros le m² (pièce 5).

Ils font valoir que, aux termes de la jurisprudence administrative, leurs droits doivent être considérés comme acquis à la date à laquelle la réalité et l'étendue des préjudices leur ont été entièrement révélées.

En l'espèce, selon eux, ce n'est que lorsqu'ils ont pris connaissance de l'évaluation de France Domaine du 29 juillet 2008, en première instance, dans cette procédure, que la réalité et l'étendue de leurs préjudices leur ont été révélées. En effet, à la suite d'un incident de communication de pièce et de l'ordonnance du juge de la mise en état rendue le 9 janvier 2017, ils ont pu lire que France Domaine avait évalué, dans une lettre du 29 juillet 2008 adressée à la Direction Générale des Services du Département (DGSD) des Yvelines, précisément cette parcelle à 458 euros le m² et non 300 euros le m² (pièces 10, 11, 12 et 13).

Ils en concluent que le département des Yvelines s'est délibérément gardé de communiquer cette pièce, qu'il s'agit donc d'un acte positif de mensonge et non d'une abstention coupable de nature à les induire en erreur dans le but de les déposséder à moindre prix. C'est donc bien, selon eux, le comportement dolosif du département des Yvelines qui est à l'origine de leur erreur de sorte que la prescription quadriennale n'a pas pu courir conformément aux dispositions de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968.

Ils rappellent que le délai de prescription quadriennale ne peut courir que si deux conditions sont réunies, la première est que la victime ait eu connaissance de l'existence et de l'étendue de son dommage, la seconde qu'elle ait pu connaître l'origine de ce dommage ou du moins qu'elle ait pu disposer d'indications suffisantes selon lesquelles ce dommage pourrait être imputable à l'administration. Ils prétendent qu'en l'espèce aucune de ces deux conditions ne sont réunies. Ils insistent sur le fait que, contrairement à ce qu'a retenu le premier juge, ils n'avaient aucune raison de s'interroger sur la sincérité des informations données par l'administration d'autant plus que l'estimation de France Domaine n'était pas communicable avant la vente. Or, la délivrance par le département des Yvelines d'informations tronquées ayant pour objet de dissimuler l'origine réelle du dommage fait en principe obstacle au déclenchement du délai de prescription et les dispositions de l'article 3 de la loi du 31 décembre 1968 précitées couvre la situation qu'ils dénoncent.

Ils soutiennent que le délai pour agir a dès lors commencé à courir a minima le 1er janvier 2013 de sorte que l'assignation délivrée dans le délai de quatre années, soit le 29 décembre 2015, n'était pas tardive et la prescription non acquise.

Ils indiquent qu'en considérant que la prescription était acquise, le jugement a en outre violé les stipulations de la Convention européenne des droits de l'Homme et des libertés fondamentales et la jurisprudence de la Cour de Strasbourg (en particulier l'arrêt Sanofi Pasteur c/ France du 13 février 2020). Selon eux, la garantie de sécurité juridique ne peut leur être opposée alors qu'ils n'ont découvert que bien des années après la vente le dol dont ils ont été victimes.

Le département des Yvelines poursuit la confirmation du jugement et soutient que le premier juge a fait une stricte application des principes dégagés par la jurisprudence du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation tant pour l'application des dispositions de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 que de son article 3.

' Appréciation de la cour

L'article 1er de la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, dont il n'est pas contesté qu'elle s'applique, prévoit que : 'Sont prescrites, au profit de l'Etat, des départements, des communes, sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi, et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis (')'.

En l'espèce, le fait générateur de la créance est bien la vente réitérée par acte authentique du 17 décembre 2009 en l'étude de la SCP Jonquet et Mazure, notaires à [Localité 24] aux termes de laquelle les consorts [M] [E] ont cédé la parcelle litigieuse au département des Yvelines. En application de l'article 1er susmentionné, les consorts [M] [E] auraient dû agir contre le département des Yvelines avant le 31 décembre 2013 (1er jour le 1er janvier 2010 et expiration du délai le 31 décembre 2013).

L'article 3 de la loi du 31 décembre 1968 précise que 'La prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir, soit par lui-même ou par l'intermédiaire de son représentant légal, soit pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance ou de la créance de celui qu'il représente légalement'.

La charge de la preuve pèse sur la partie qui se prévaut d'une cause de suspension.

En l'espèce, les consorts [M] [E] soutiennent avoir été victimes d'un dol de la part du département des Yvelines qui leur a sciemment dissimulé le contenu exact de l'évaluation de France Domaine ayant servi de base à la détermination du prix de vente, laquelle a, selon eux, précisément estimé la valeur vénale de la parcelle BC [Cadastre 8] à 480 euros /m² et non à 300 euros /m², tel que ce dernier chiffre a été mentionné de façon trompeuse dans l'offre d'achat. Ils ajoutent avoir eu connaissance de la réalité et de l'étendue de leur préjudice au cours de la procédure d'expropriation portant sur une autre parcelle cadastrée BH [Cadastre 3] en zone AU en emplacement réservé à [Localité 23] dont ils avaient la propriété indivise, plus particulièrement au stade de l'appel parce que le département des Yvelines a communiqué une pièce numérotée 7, au cours de l'année 2012, soit un jugement rendu par le juge de l'expropriation du 21 octobre 2021 à la lecture duquel ils ont compris que la valeur moyenne des parcelles situées sur le territoire des communes de [Localité 20] et de [Localité 23] en zone UG, emplacement réservé, était de 621 euros le m². Ils ajoutent avoir été définitivement convaincus à l'occasion de la communication de la pièce qu'ils produisent en pièce 13 et qui démontre, selon eux, que le département des Yvelines savait que la parcelle litigieuse devait être évaluée à 458 euros le m² et non à 300 euros le m².

Il résulte des écritures des appelants que le point de départ de la prescription doit être reporté au 1er janvier 2013, c'est à dire, bien que les consorts [M] [E] ne le disent pas expressément, au premier jour de l'année qui suit la connaissance qu'ils ont eue de la réalité et de l'étendue du préjudice lequel leur ont été, selon leurs dires, révélées au cours de la procédure d'expropriation portant sur une autre parcelle cadastrée BH [Cadastre 3].

Si effectivement, ils démontrent leur ignorance légitime au sens de l'article 3 de la loi du 31 décembre 1968, le point de départ de la prescription sera alors fixé au moment où la réalité et l'étendue du préjudice auront été entièrement révélées à sa victime, cela résulte tant de la jurisprudence du Conseil d'Etat (CE, 6 novembre 2013 Mme [K], veuve [I], 354931, au recueil p. 267) que de celle de la Cour de cassation (1ère Civ., 23 septembre 2015, pourvoi n° 14-18.863).

Pour suivre les consorts [M] [E] dans leur démonstration, il leur revient cependant de démontrer que, au moment où le département des Yvelines leur a fait l'offre litigieuse, soit le 6 mars 2009, il savait que leur parcelle inconstructible le deviendrait réellement et effectivement et que cette information leur a été délibérément cachée par leur adversaire.

Pour le démontrer, ils invoquent la pièce 13, à savoir l'évaluation de France Domaine adressée le 29 juillet 2008 au Préfet de [Localité 25]. Cette lettre énonce ce qui suit (souligné par la cour) :

'Vous m'avez demandé de vous fournir la valeur vénale des parcelles de terres BC [Cadastre 6]-[Cadastre 7]- [Cadastre 8]-[Cadastre 5]-[Cadastre 4]-[Cadastre 13]-[Cadastre 12]-[Cadastre 11]-[Cadastre 17] à [Localité 23].

Il convient avant tout que vous obteniez de la mairie une attestation d'urbanisme sur la constructibilité réelle de chacun de ces terrains au niveau du COS de 0,40, des règles d'urbanismes strictes devant être respectées dans la zone UG. Bénéficient-ils tous de tous les équipements'

En effet, ces terrains sont à usage agricole ou en friche. Par prudence, il faut éviter de leur octroyer brusquement une valeur de terrain à bâtir très élevée, si en fait ils s'avèrent inconstructibles.

Les résultats à titre officieux de l'étude de ce dossier aboutissent aux valeurs et règles suivantes :

la valeur des parcelles qualifiées de terrains à bâtir avec une constructibilité de 0,40 s'établit à 600 euros /m² pour une superficie inférieure à 600 m², 540 euros /m² pour BC [Cadastre 4] et 480 euros /m² pour BC [Cadastre 8].

Les terrains inconstructibles par leur configuration ou leur manque d'équipements selon l'avis de la mairie ainsi que les terrains enclavés ont une valeur de 300 euros / m².'

Il résulte ainsi de cette évaluation faite 'à titre officieux' qu'elle ne peut pas être lue comme démontrant, de manière certaine, que, en juillet 2008 et surtout en mars 2009, soit au moment où les consorts [M] [E] ont reçu la proposition litigieuse de la part du département des Yvelines, que ce dernier savait que la parcelle litigieuse serait de manière certaine constructible et qu'elle devait, dans ce cas, être proposée au prix de 480 euros le m².

Certes, il résulte des productions que la parcelle litigieuse est devenue constructible. Ainsi, dans un arrêt rendu par la cour d'appel de Versailles le 26 mars 2013, il a été mentionné que la parcelle BC [Cadastre 8], donc la parcelle litigieuse, était classée, au PLU, en zone constructible UG (pièce 4 des appelants, page 7 de l'arrêt). Cependant, la cour ne dispose d'aucun élément de preuve voire d'aucune information sur la date à laquelle cette parcelle est devenue constructible, ni sur la délivrance par la mairie de [Localité 23] d'une attestation d'urbanisme sur la constructibilité réelle de la parcelle litigieuse et la connaissance qu'en avait le département des Yvelines en mars 2009.

En outre, il résulte expressément de la lettre adressée par le président du conseil général des Yvelines aux consorts [M] [E] (pièce 1 des appelants) que cette proposition amiable était susceptible de refus. Les consorts [M] [E] ont du reste dans le cadre d'une autre procédure refusé une proposition de cette nature et saisi le juge de l'expropriation. Ils soutiennent donc à tort qu'ils étaient contraints, par cette offre du 6 mars 2009, de vendre leur parcelle, objet d'une future dépossession annoncée de façon imminente, au prix proposé.

Il s'ensuit que les consorts [M] [E] ne démontrent pas, par leur production, qu'ils peuvent être légitimement regardés comme ignorant l'existence de leur créance de sorte que c'est à tort qu'ils invoquent l'application des dispositions de l'article 3 de la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat.

Enfin, les moyens tirés de la violation des stipulations de la Convention européenne des droits de l'Homme et des libertés fondamentales et de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg ne sont pas plus fondés. Au reste, l'arrêt Sanofi Pasteur que les appelants citent considère que l'existence de délais de prescription n'est pas contraire au principe de procès équitable s'il ne porte pas atteinte au droit d'accès à la justice de la victime. En l'espèce, il est indéniable que la loi nationale, en particulier grâce à l'application de l'article 3 précité, préserve les droits de la victime et lui garantit la possibilité de faire indemniser l'entier préjudice qu'elle a subi.

Il découle de l'ensemble des développements qui précède que c'est exactement que le premier juge a déclaré leur action irrecevable car prescrite depuis le 31 décembre 2013.

Le jugement sera confirmé de ce chef.

Sur les dépens et les frais irrépétibles

Le sens du présent arrêt conduit à confirmer le jugement en ses dispositions relatives aux dépens et à l'article 700 du code de procédure civile.

Les consorts [M] [E], parties perdantes, supporteront les dépens d'appel. Par voie de conséquence, leur demande fondée sur les dispositions de l'article 700 du code de procédure civile sera rejetée.

L'équité commande d'allouer la somme de 3 000 euros au département des Yvelines au titre des frais irrépétibles qu'il a engagés en appel pour assurer sa défense. Les consorts [M] [E] seront condamnés solidairement à lui verser cette somme.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant par arrêt contradictoire et mis à disposition,

CONFIRME le jugement ;

Y ajoutant,

CONDAMNE solidairement M. [G] [M], Mme [T] [E], M. [S] [E], Mme [W] veuve [M] et M. [W] [M] aux dépens d'appel ;

CONDAMNE solidairement M. [G] [M], Mme [T] [E], M. [S] [E], Mme [W] veuve [M] et M. [W] [M] à verser au département des Yvelines la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

REJETTE la demande de M. [G] [M], Mme [T] [E], M. [S] [E], Mme [W] veuve [M] et M. [W] [M] fondée sur les dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

- prononcé par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile,

- signé par Madame Anna MANES, présidente, et par Madame Natacha BOURGUEIL, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

Le Greffier, La Présidente,


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Versailles
Formation : 1re chambre 1re section
Numéro d'arrêt : 20/05917
Date de la décision : 05/07/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 26/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2022-07-05;20.05917 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award