COUR D'APPEL
DE
VERSAILLES
Code nac : 63B
1re chambre 1re section
ARRET N°
CONTRADICTOIRE
DU 15 JUILLET 2015
R.G. N° 13/03188
AFFAIRE :
[I] [W] venant aux droits de M. [E] [W]
C/
SA BUREAU FRANCIS LEFEBVRE
Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 11 Avril 2013 par le Tribunal de Grande Instance de NANTERRE
N° Chambre : 1
N° Section :
N° RG : 11/10050
Expéditions exécutoires
Expéditions
Copies
délivrées le :
à :
- Me Pierre GUTTIN, avocat au barreau de VERSAILLES
- Me Stéphane CHOUTEAU de l'ASSOCIATION AVOCALYS, avocat au barreau de VERSAILLES PARIS
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LE QUINZE JUILLET DEUX MILLE QUINZE,
La cour d'appel de Versailles, a rendu l'arrêt suivant après prorogation dans l'affaire entre :
Madame [I] [O] épouse [W]
venant aux droits de [E] [W] en sa qualité d'unique héritière, décédé le [Date décès 1] 2013,
née le [Date naissance 1] 1937 à [Localité 2]
[Adresse 2]
[Localité 1]
- Représentant : Me Pierre GUTTIN, Postulant, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 623 - N° du dossier 13000213
Plaidant par Maitre J. François PAQUE, membre de la SELAS DE GAULLE FLEURANCE et ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS,
vestairie K 0035 -
APPELANTE
****************
SELFA CMS BUREAU FRANCIS LEFEBVRE
Société d'exercice libérale à forme anonyme prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège
RCS de Nanterre sous le numéro 722 047 164
[Adresse 1]
[Localité 1]
Représentant : Me Stéphane CHOUTEAU de l'ASSOCIATION AVOCALYS, Postulant, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 620 - N° du dossier 001145 -
Représentant : Me Madeleine FABRE, Plaidant, avocat au barreau de PARIS vestiaire L 171
INTIMEE
****************
Composition de la cour :
En application des dispositions de l'article 786 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue à l'audience publique du 18 Mai 2015 les avocats des parties ne s'y étant pas opposés, devant Madame Odile BLUM, Président et Monsieur Georges DOMERGUE, conseiller, chargé du rapport.
Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :
Madame Odile BLUM, Président,
Monsieur Dominique PONSOT, Conseiller,
Monsieur Georges DOMERGUE, Conseiller,
Greffier, lors des débats : Madame Sylvie RENOULT,
Vu le jugement rendu le 11 avril 2013 par le tribunal de grande instance de Nanterre qui a :
- débouté [E] [W] de l'intégralité de ses demandes,
- débouté la société d'exercice libéral C.M.S Bureau Francis Lefebvre (le cabinet [D] [P]) de sa demande reconventionnelle,
- condamné [E] [W] à verser au cabinet [D] [P] la somme de 4 000 € en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens,
Vu l'appel relevé le 23 avril 2013 par [E] [W], décédé le [Date décès 1] 2013,
Vu les dernières conclusions du 9 mars 2015 de Mme [I] [W], intervenante volontaire venant aux droits de son époux décédé, en qualité d'attributaire de l'universalité de ses biens, qui demande à la cour de :
- dire que le cabinet [D] [P] a commis une faute vis-à-vis de [E] [W] en n'accomplissant aucune diligence avant le 31 décembre 2009 et en n'informant pas son client de la prescription devant intervenir à cette date,
- réformer le jugement en ce que celui-ci déboute [E] [W] de ses demandes, le condamne aux dépens et à une somme de 4.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile au motif qu'il n'aurait subi aucun préjudice,
- dire que la faute susvisée du cabinet [D] [P] a causé à [E] [W] un préjudice égal au montant du redressement fiscal maintenu au titre de l'année 2001 du fait de la prescription intervenue le 31 décembre 2009 et aux intérêts moratoires afférents à ce montant,
- condamner le cabinet [D] [P] à régler à [E] [W] et à sa succession (Mme [I] [W]) des dommages et intérêts s'élevant à 152.646 € et 53.120 €,
- condamner le cabinet [D] [P] à régler à [E] [W] et à sa succession (Mme [I] [W]) une somme de 30.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens dont distraction,
Vu les dernières conclusions du 4 mai 2015 du cabinet [D] [P] qui demande à la cour de :
A titre principal,
- infirmer le jugement en ce qu'il a jugé que le cabinet [D] [P] aurait manqué à ses obligations de conseil et de diligence envers l'appelant et commis une faute dans l'exercice de son mandat,
- rejeter l'action en responsabilité de l'appelant,
- confirmer le jugement pour le surplus en ce qu'il a rejeté l'intégralité des demandes de l'appelant et condamné celui-ci au paiement de la somme de 4.000 € en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens,
A titre subsidiaire,
- confirmer le jugement entrepris en son principe et son quantum,
En tout état de cause,
- condamner l'appelant au paiement de la somme de 10.000 € en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens dont distraction,
SUR QUOI, LA COUR,
Considérant que [E] [W], aux droits duquel se trouve aujourd'hui son épouse survivante, Mme [I] [W], a fait l'objet de redressements fiscaux au titre de l'impôt de solidarité sur la forture (I.S.F), le premier, suivant notification du 20 décembre 2004, portant sur l'année 2001 pour un montant de 764.127 F (116.490 €) le second, suivant notification du 23 novembre 2005, portant sur les années 2002 à 2005, pour des montants, respectivement, de 117.680 €, 117.201 €, 114.546 € et 72.273 € soit, un total de redressements de 538.190 € outre les intérêts de retard ;
Considérant que ces redressements étaient consécutifs au refus de l'administration fiscale d'exclure de la base imposable de l'I.S.F., comme biens professionnels, plusieurs orangeraies dont le contribuable était propriétaire aux Etats-Unis, en Floride, louées à la société de droit américain Maran Groves Corp. devenue Gardinier Florida Citrus (G.F.C) ;
Que ce refus s'appuyait sur l'article 885 O bis du code général des impôts (C.G.I) et la doctrine fiscale selon laquelle l'exonération, en proportion des droits détenus par le contribuable dans la société exploitante, était subordonné à la double condition que l'immeuble nécessaire à l'exploitation soit loué par le propriétaire ou par une société et que les parts ou actions détenues dans la société d'exploitation par le propriétaire de l'immeuble ou l'associé de la société propriétaire aient elles-mêmes le caractère de biens professionnels ;
Que pour considérer que tel n'était pas le cas en l'espèce, l'inspecteur vérificateur relevait, en premier lieu, que [E] [W] n'avait fourni aucun justificatif de ses fonctions et de sa rémunération au sein de la société Maran Groves Corp. et que, s'agissant de la société G.F.C, M. [W], s'il exerçait bien les fonctions de directeur général et détenait indirectement plus de 25 % des droits, il ne bénéficiait pas de la "rémunération normale" au sens de l'article 885 O bis du C.G.I. ;
Qu'en second lieu, la société d'exploitation et la société GEPAG, holding animatrice dont M. [W] détenait 100 % du capital et qui lui versait plus de la moitié de ses revenus globaux, n'exerçaient pas d'activités similaires ou complémentaires au sens du même texte, ce qui excluait, contrairement à ce que prétendait le contribuable, qu'elles soient considérées comme formant un bien professionnel unique ;
Considérant que [E] [W], assisté de la société d'avocats de Gaulle - Fleurance et associés (D.G.F.L), après avoir exercé sans succès des recours gracieux et hiérarchiques, consultait, en septembre 2007, le cabinet [D] [P] ; que le 20 décembre 2010, le cabinet D.G.F.L régularisait une réclamation contentieuse auprès de la direction départementale des finances publiques des Hauts-de-Seine ;
Que le 6 mai 2011, cette direction abandonnait intégralement le redressement concernant les années 2002 à 2005 et déclarait forclose la réclamation portant sur l'année 2001 comme ayant été présentée postérieurement à la date limite du 31 décembre 2009.
Considérant que Mme [W] fait valoir que son époux avait missionné le cabinet [D] [P] pour définir les procédures à mettre en oeuvre et remettre en cause les redressements notifiés ce qui incluait l'exercice d'une réclamation contentieuse, d'autant plus que des recours amiables avaient déjà été exercés ;
Considérant la société intimée réplique qu'elle n'avait pas été missionnée pour traiter l'ensemble des aspects fiscaux des redressements mais uniquement chargée d'exercer un recours amiable auprès de l'administration centrale et que le cabinet D.G.F.L restait saisi du dossier fiscal ; qu'elle fait état de recours administratifs amiables adressés, en novembre 2007, auprès de la sous-direction C de la direction de la législation fiscale et, en octobre 2008, auprès du bureau CF 2 de la même direction;
Considérant toutefois qu'il ressort des propres écritures du cabinet [D] [P] (pages 12 et 13) que [E] [W] et son fils ont pris contact avec le cabinet en septembre 2007 ; que la voie contentieuse a été évoquée avec leur client ;
Que si la société intimée affirme que l'éventualité d'une réclamation contentieuse a été, sur la recommandation du cabinet d'avocats, écartée, elle ne fournit aucun élément à ce sujet antérieur au 1er janvier 2010 ; que dans un mail adressé le 22 janvier 2010 à des collaborateurs du cabinet, [N] [W] évoquait un entretien du 8 décembre 2009 au cours duquel il aurait été convenu "que la réponse à l'Administration serait rédigée en février 2010 et l'objet d'un rendez-vous préalable ensemble" (pièce n° 3 de l'appelante) ;
Que si le courriel en réponse du même jour adressé par M. [G] [Q] du cabinet [D] [P] indique qu'il était convenu que la démarche en question devait être effectuée auprès de l'administration centrale, ce document, émanant d'un collaborateur de la société intimée, ne saurait faire la preuve d'une limite expresse à la mission qui lui a été confiée ;
Considérant que l'avocat est tenu d'une obligation de conseil, de diligences et d'efficacité, dans le dossier qui lui est confié, qui l'oblige à envisager avec son client l'ensemble des actions non contentieuses ou contentieuses propres à assurer au mieux la défense de ses intérêts ;
Qu'en l'espèce, faute d'apporter la preuve d'une décharge donnée, en connaissance de cause, par [E] [W], il ne peut être considéré que la mission confiée par celui-ci concernait exclusivement l'exercice de recours amiables, ceci d'autant plus qu'un recours gracieux et plusieurs recours hiérarchiques avaient déjà été diligentés, remontant jusqu'au ministre en personne, courant 2005, donnant lieu aux dernières réponses négatives en juillet 2007 (conclusions et pièces n°8 à 13 de l'intimée) ;
Qu'en l'espèce, le devoir d'information et de conseil du cabinet [D] [P] était d'autant plus nécessaire que son client allait se voir opposer la prescription de son action contentieuse pour la partie des redressements fiscaux touchant l'année 2001, acquise le 31 décembre 2009 à minuit ;
Considérant que la société intimée invoque l'immoralité d'une démarche tendant à échapper à des impôts dus ; que la loi fiscale rendait incontournable les redressements opérés ;
Considérant toutefois que la question de la moralité de la remise en cause des redressements fiscaux ou celle du bien-fondé des redressements opérés ne peuvent être invoqués dans un dossier qui s'est finalement traduit par une décision favorable au contribuable à l'égard des redressements portant sur les années 2002 à 2005 ;
Considérant que les documents produits ne confirment pas que, comme le prétend la société intimée, son intervention se serait faite conjointement avec celle du cabinet cabinet D.G.F.L ; qu'il résulte, au contraire, des courriers produits que ce cabinet est intervenu jusqu'en décembre 2005 avant de connaître de nouveau du dossier courant 2010 (pièces n° 3 à 13 de l'intimée ; n° 5 et suivantes de l'appelante) ;
Considérant que le manquement au devoir d'information et de conseil du cabinet [D] [P] est donc parfaitement établi ;
Considérant que la faute commise par le cabinet [D] [P] a privé [E] [W] de la possibilité d'exercer avant le 1er janvier 2010 une réclamation contentieuse relative au redressement d'I.S.F portant sur l'année 2001 et donc lui a fait perdre une chance d'obtenir l'abandon d'un redressement fiscal de 116.490 € outre les intérêts de retard ; que la société intimée reconnaît d'ailleurs elle-même dans ses écritures l'existence de cette chance tout en minimisant l'importance ;
Considérant que l'abandon des redressements portant sur les années 2002 à 2005 a été effectué par lettre de la direction départementale des finances publiques en date du 6 mai 2011 ; que cet abandon n'est pas motivé, conformément à la possibilité offerte, à cet égard, par la loi au vérificateur fiscal ;
Que la réclamation contentieuse l'ayant précédée est en date du 20 décembre 2010 ; que cette réclamation s'est appuyée sur une analyse approfondie des textes, une argumentation rigoureuse mais aussi, à propos de la notion fiscale de "bien professionnel unique", sur une jurisprudence récente et importante de la Cour de cassation (arrêt GOFFI du 28 septembre 2010), postérieur donc à l'expiration du délai de prescription ; que toutefois cet arrêt a rejeté le pourvoi formé contre un arrêt de la cour d'appel de Lyon du 20 mai 2009 qui avait ainsi énoncé des principes pouvant déjà servir directement au dossier de M. [W] ;
Que s'il ne peut être considéré comme certain que la demande d'abandon d'exclusion des biens litigieux de la base d'imposition à l'I.S.F, présentée un an avant le 1er janvier 2010, aurait donné les mêmes résultats que ceux obtenus un an plus tard, les chances en faveur d'une telle issue était supérieures au risque d'un échec, selon une proportion de 2/3 ;
Considérant que le redressement d' I.S.F pour l'année 2001 s'est élevé à 152 646 € ; outre intérêts moratoires, retenus jusqu'en décembre 2010, date à laquelle le dossier a été traité par le cabinet D.G.F.L, représentant 42 740 €, soit un préjudice de 152.646 + 42.740 = 195.386 x 2/3 = 130.257,33 € ;
Considérant que la société d'exercice libéral C.M.S Bureau Francis Lefebvre sera dès lors condamnée à payer à Mme [I] [W] la somme de 130.257,33 € en réparation de son préjudice ;
Considérant qu'il convient de condamner la société intimée à payer à Mme [I] [W] la somme de 3.000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
PAR CES MOTIFS
Statuant publiquement et contradictoirement
INFIRME le jugement,
DIT que la société d'exercice libéral C.M.S Bureau Francis Lefebvre a commis un manquement à son devoir d'information et de conseil à l'égard de [E] [W],
CONDAMNE la société d'exercice libéral C.M.S Bureau Francis Lefebvre à payer à Mme [I] [O] veuve [W], ayant-droit de [E] [W], la somme de 130.257,33 € ;
CONDAMNE la société d'exercice libéral C.M.S Bureau Francis Lefebvre à payer à Mme [I] [O] veuve [W] la somme de 3.000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
CONDAMNE la société d'exercice libéral C.M.S Bureau Francis Lefebvre aux dépens.
- prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
- signé par Madame Odile BLUM, Président et par Madame RENOULT, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
Le greffier,Le président,