Jean-Pierre X... est l'auteur d'une photographie prise le 19 décembre 1958, en noir et blanc, représentant Maria CALLAS lors d'un récital à l'Opéra de PARIS.
La société ARKADIA a, en 1993, reproduit cette photographie, recadrée et sans mention du nom de l'auteur, sur la jaquette d'un disque compact produit par elle et intitulé "MARIA CALLAS ARIE CELEBRI VOL. 1", disque commercialisé par la société WMD, qui l'a diffusé auprès de la FNAC et de la société DIAL.
Monsieur X... a, le 14 février 1994, saisi le tribunal de grande instance de NANTERRE à l'encontre des sociétés ARKADIA, DIAL et FNAC au motif que le reproduction aurait été faite sans son autorisation et au mépris de ses droits d'auteurs.
La société DIAL a appelé en intervention forcée la société WMD.
Le tribunal de grande instance de NANTERRE a, par jugement en date du 13 septembre 1995 :
- estimé que la photographie litigieuse était protégeable au sens de l'article 3 de la loi du 11 mars 1957,
- condamné de ce fait la société ARKADIA à payer à Jean-Pierre X... la somme de 70.000 francs à titre de dommages-intérêts en réparation de l'atteinte à ses droits moraux et patrimoniaux,
- fait interdiction aux sociétés ARKADIA, DIAL, WMD et FNAC de reproduire où faire reproduire la photographie litigieuse, ainsi que de vendre ou de faire vendre le CD "ARIE CELEBRI VOL. 1" comportant la jaquette en cause,
- ordonné à ces mêmes sociétés de remettre à Jean-Pierre X... tous les exemplaires de ladite jaquette,
- débouté Jean-Pierre X... de ses demandes à l'encontre des sociétés DIAL, WMD et FNAC et de sa demande visant à la publication du jugement.
Appelante de cette décision, la société ARKADIA demande à la Cour
d'infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a jugé la photo litigieuse protégeable au sens de l'article 3 de la loi du 11 mars 1957 et condamné de ce fait la société ARKADIA au paiement de la somme de 70.000 francs de dommages-intérêts en réparation de l'atteinte aux droits moraux et patrimoniaux de Jean-Pierre X....
A titre subsidiaire, la société ARKADIA demande à la Cour de ramener les dommages-intérêts à la somme de 4.000 francs, au motif :
- qu'il n'y aurait pas d'atteinte au droit moral de l'auteur, ni du fait du défaut de mention du nom de l'auteur, la société ARKADIA ne pouvant mentionner le nom puisqu'elle ne le connaissait pas et la photo ayant déjà été publiée sans nom, ni du fait de la réduction de la photo, la modification, minime et légitime, ne constituant pas une atteinte au droit moral de l'auteur car ne portant pas atteinte à l'essence de l'oeuvre ni à un élément composant la création du photographe,
- que l'atteinte au droit patrimonial de l'auteur serait en tout état de cause bien inférieure à la somme de 70.000 francs, la société ARKADIA n'ayant vendu que 1.052 exemplaires du disque et la condamnation étant sans commune mesure avec les droits d'auteurs qui sont demandés pour exploiter une photo.
Enfin, la société ARKADIA sollicite la condamnation de Jean-Pierre X... à tous les frais et dépens de première instance et d'appel.
Monsieur Jean-Pierre X..., intimé, a formé un appel incident. Il demande à la Cour de :
- confirmer le jugement en ce qu'il a jugé que sa photographie était protégeable, qu'en conséquence, la reproduction qu'avait utilisée la société ARKADIA constituait une violation de ses droits moraux et patrimoniaux,
- confirmer le jugement dans ses mesures de confiscation et d'interdiction,
- mais l'infirmer en ce qu'il n'a pas accordé la publication de la décision dans trois revues ou journaux au choix de Monsieur X... et aux frais avancés de la société ARKADIA, à concurrence de 15.000 francs par insertion.
En outre, Monsieur X... sollicite la condamnation de la société ARKADIA au paiement de :
o
la somme de 48.000 francs à titre de dommages-intérêts en réparation de l'atteinte à ses droits patrimoniaux, avec intérêts à compter de l'arrêt à intervenir,
o
la somme de 50.000 francs à titre de dommages-intérêts en réparation de l'atteinte à ses droits moraux, avec intérêts au taux légal à compter de l'arrêt à intervenir,
o
la somme de 24.000 francs pour défaut d'envoi de justificatif, avec intérêts au taux légal à compter de l'arrêt à intervenir,
o
la somme de 10.000 francs en plus des 10.000 francs déjà alloués en première instance au titre de l'article 700 nouveau code de procédure civile, o
tous les dépens d'instance et d'appel.
Monsieur X... demande également à la Cour d'ordonner la publication du jugement dans trois revues ou journaux de son choix à concurrence de la somme de 15.000 francs par insertion. En conséquence, Monsieur X... sollicite la condamnation de la société ARKADIA à la somme de 45.000 francs pour frais de publication.
SUR CE
1 -
SUR LA LOI APPLICABLE
Considérant que Monsieur X... entend fonder son action non seulement sur la loi du 11 mars 1957, mais aussi sur celle du 1er juillet 1992 et sur celle du 3 juillet 1985, laquelle a modifié l'article 3 de la loi du 11 mars 1957 en étendant le champ d'application de la propriété intellectuelle à toutes les photographies dès lors qu'elles présentent un caractère d'originalité au sens de l'article L.112 ;
Qu'en conséquence, selon lui, il serait inutile de rechercher le caractère artistique et documentaire de la photographie en cause, celle-ci étant protégeable du seul fait qu'elle justifierait d'une complète originalité ;
Considérant cependant que bien que la publication litigieuse de la photo de Monsieur X... soit intervenue en 1993, ladite photo a été prise en 1958, soit avant l'entrée en vigueur de la loi du 3 juillet 1985 ; qu'en vertu du principe général de non rétroactivité des lois posé par l'article 2 du code civil et de l'absence dans le texte de la loi du 3 juillet 1985 de toute mention indiquant la volonté du législateur de conférer à cette loi un effet rétroactif, le caractère protégeable ou non de la photographie en cause doit être apprécié au regard des critères posés par la loi du 11 mars 1957 ;
2 -
SUR LE CARACTERE PROTEGEABLE DE LA PHOTOGRAPHIE DE MARIA CALLAS
Considérant qu'au soutien de son appel, la société ARKADIA avance que la photo litigieuse ne présenterait aucun caractère artistique ou documentaire, et qu'à cet égard, elle ne saurait constituer une oeuvre protégeable au sens de la loi du 11 mars 1957 ; SUR LE CARACTERE ARTISTIQUE
Considérant que la société ARKADIA soutient que la photo ne revêterait aucun caractère artistique, et donc aucune originalité, dans la mesure où l'originalité d'une photo résiderait dans la
réalisation, par le photographe, de plusieurs choix originaux dans la conception et la réalisation de la photo, notamment :
o
la maîtrise des poses,
o
l'installation des objets ou des personnes, o
l'installation des éclairages, des couleurs, du décor ;
Qu'en l'espèce, Jean-Pierre X... n'aurait procédé à aucun choix original, n'ayant pas eu la maîtrise de la pose de Maria CALLAS, ni de son expression, ni de son costume, ni de son maquillage, ni de l'éclairage, la photo ayant été prise lors d'un récital public ;
Que sa seule intervention aurait consisté à régler les contrastes d'ombres et de lumières et choisir le moment de prendre sa photo, l'intensité dramatique de l'instant qu'il a saisi étant une qualité inhérente de Maria CALLAS et donc autonome de son rôle de photographe ;
Que ces deux seuls éléments ne sauraient suffire à rendre la photo protégeable, en particulier le choix du moment de la prise, ce choix du moment étant un facteur essentiel et commun à toutes les photos et ne pouvant de ce fait être considéré comme la manifestation d'un choix original ; SUR L'ABSENCE DE CARACTERE DOCUMENTAIRE
Considérant que la Société ARKADIA estime que pas davantage, la photo ne présenterait de caractère documentaire, étant dépourvue d'originalité et ne relatant pas un événement exceptionnel, ne décrivant pas un modèle singulier, ni ne présentant un caractère d'information ;
Qu'en l'espèce, photographier Maria CALLAS, personnalité d'une grande célébrité et objet de nombreuse photographies tant dans le cadre de sa vie privée que professionnelle, dans l'exercice public de son art, ne serait en rien exceptionnel et ne présenterait aucun caractère
d'information, la cantatrice ayant donné de multiples concerts et ayant été à ces occasions maintes fois photographiée ;
Mais considérant toutefois que le caractère artistique d'une photographie ne saurait se déduire d'une nombre minimal de choix originaux effectués par le photographe ; qu'en l'espèce, la photographie en cause représente Maria CALLAS, debout sur le côté gauche de la scène, le regard lointain, dans une attitude tragique, le bras droit replié, la main retournée voilant la bouche et une partie de son visage, l'autre reposant sur le drapé de sa robe ;
Qu'il s'agit d'un moment d'une grande expressivité, dont l'intensité tragique, certes inhérente à la personnalité de Maria CALLAS, a été mise en valeur par un contraste savant d'ombres et de lumière, ainsi que par un cadrage très particulier, dont la singularité est de ne pas être centré sur Maria CALLAS, qui n'occupe que la partie gauche du cliché, mais sur la scène vide, ce qui est rendu possible par l'autorisation dont bénéficiait Monsieur X... d'officier non pas de la salle, mais de la scène elle-même et des coulisses, que ce cadrage inhabituel, combiné avec les contrastes, fait ressortir davantage l'impression de solitude et d'angoisse exprimée par le regard de Maria CALLA ;
Que la combinaison de ces trois éléments révèlent que la photographie litigieuse est le fruit d'une véritable recherche artistique, qu'en cela elle n'est pas assimilable à une photographie prise "au hasard d'une soirée", où le photographe n'aurait choisi ni la composition, ni le cadrage ;
Qu'ainsi, en choisissant un instant particulièrement représentatif du talent de tragédienne de Maria CALLAS pour prendre sa photo, tout en optant pour un angle de prise de vue intrinsèquement original, assorti à un réglage de l'appareil propre à faire ressortir les contrastes d'ombres et de lumières de nature à sublimer l'expression
de Maria CALLAS, Monsieur Jean-Pierre X... a opéré plusieurs choix originaux, qui confèrent à sa photographie un caractère artistique ; Considérant que du seul fait de son caractère artistique, la photo en cause est protégeable au sens de l'article 3 de la loi du 11 mars 1957, il n'y a pas lieu d'examiner son éventuel caractère documentaire ;
3 -
SUR L'ATTEINTE AU DROIT D'AUTEUR
Considérant que tout auteur d'une oeuvre d'art jouit du droit au respect de son nom et de son oeuvre (article L.121-1), et que toute reproduction de son oeuvre sans son consentement est illicite ;
Considérant que Monsieur X... demande la somme de 48.000 francs en réparation de son préjudice patrimonial, la somme de 50.000 francs en réparation de l'atteinte à ses droits moraux et celle de 24.000 francs pour défaut d'envoi de justificatifs de l'utilisation faite de la photo ;
Que la société ARKADIA, à titre subsidiaire, demande à la Cour de limiter le préjudice éventuel à la somme de 4.000 francs ;
Considérant qu'à l'appui de son appel incident, Monsieur X... fait valoir que sa photo a été utilisée sans son autorisation, sans mention de son nom et en ayant été recadrée, que cela constitue une atteinte à ses droits moraux ;
Que la société ARKADIA ne peut se prévaloir du fait que la photo lui a été transmise et a déjà été publiée sans indication de nom pour justifier l'absence de crédit photo ;
Qu'en tant que professionnelle de l'édition musicale, il lui appartenait de vérifier que la photo qu'elle souhaitait utiliser était libre de droit ;
Considérant qu'en recadrant la photo pour ne conserver que l'image du
buste de la cantatrice, la société ARKADIA a dénaturé l'oeuvre et porté atteinte à son essence même, le cadrage étant en l'espèce un élément déterminant de la création du photographe ;
Considérant qu'en reproduisant la photo, après l'avoir recadrée et sans mentionner le nom de l'auteur, la société ARKADIA a porté atteinte aux droits moraux de Monsieur X..., et qu'elle lui doit de ce fait réparation ;
Considérant que ces éléments conduisent à allouer à Monsieur X... une somme de 50.000 francs en réparation du préjudice résultant de la double atteinte à ses droits moraux ;
Considérant concernant le préjudice matériel, que la société ARKADIA a reproduit la photo sans le consentement de Monsieur X..., et sans lui adresser les justificatifs de l'utilisation qu'elle en avait faite, et ce malgré la demande formulée par Monsieur X... dans sa lettre datée du 17 juin 1993, ni lui payer les droits de reproduction correspondants ;
Considérant qu'il résulte des pièces versées aux débats par la société ARKADIA que la société WMD, son distributeur exclusif en France, a vendu 1.052 exemplaires du disque "ARIE CELEBRI VOL. 1" ; que la société ARKADIA produit également une lettre de la société CARISCH de MILAN, datée du 3 avril 1995, dans laquelle la société atteste avoir vendu 1.264 exemplaires du disque comportant la jaquette litigieuse ;
Considérant qu'il ressort de l'accord de distribution liant la société ARKADIA à la société WMD, daté du 1er novembre 1992, que ledit contrat avait pour territoire la France, Monaco et les Dom Tom, qu'il ne s'agit pas là d'une diffusion mondiale, contrairement à ce que soutient Monsieur X... ;
Considérant que si Monsieur X... avait consenti en 1993, à la reproduction, sur le territoire européen, de cette photographie sur
la base du barème de l'UNION DES PHOTOGRAPHES CREATEURS, il n'aurait pu percevoir dans l'hypothèse d'une diffusion de 5.000 exemplaires qu'une somme de 4.000 francs et dans celle d'une diffusion n'excédant pas 10.000 exemplaires, une somme de 6.000 francs ;
Considérant néanmoins qu'il convient de prendre en compte le caractère fautif d'une reproduction sans autorisation, ainsi que le fait que la société ARKADIA n'a pas fait parvenir les justificatifs de l'utilisation qu'elle a faite de cette photo, que cela a causé un préjudice patrimonial à Monsieur X... que la Cour, au vu des éléments dont elle dispose, évalue, en son entier, à la somme de 20.000 francs ;
Considérant que ces sommes ayant un caractère indemnitaire, elles ne porteront intérêts qu'à compter de l'arrêt ;
Considérant que le trouble public causé par la faute de la société ARKADIA n'est pas suffisant pour justifier la publication du présent arrêt dans trois journaux d'audience nationale, et que Jean-Pierre X... doit être débouté de ce chef ;
Considérant qu'il est équitable de condamner la société ARKADIA à verser à Monsieur X... la somme de 10.000 francs au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile, la société ARKADIA ayant contraint Monsieur X... à engager des frais irrépétibles ;
PAR CES MOTIFS
LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort,
RECOIT la société ARKADIA en son appel principal et Monsieur Jean-Pierre X... en son appel incident ;
CONFIRME le jugement déféré en ce qu'il a jugé la photo de Maria CALLAS, prise par Monsieur Jean-Pierre X... le 19 décembre 1958, protégeable au sens de la loi du 11 mars 1957, en ce qu'il a fait interdiction à la société ARKADIA de reproduire ou faire reproduire
la photo litigieuse, de vendre ou faire vendre le disque "ARIE CELEBRI VOL. 1" comportant la jaquette litigieuse sous astreinte de 1.000 francs par infraction constatée, et en ce qu'il a ordonné la remise à Monsieur Jean-Pierre X... de l'intégralité des jaquettes en cause encore en la possession de la société ARKADIA, et ce dans un délai d'un mois à compter de la signification du présent jugement sous astreinte de 1.000 francs par jour de retard, et en ce qu'il a rejeté la demande de publication ;
CONDAMNE la société ARKADIA au paiement de :
o
la somme de CINQUANTE MILLE FRANCS (50.000 francs) en réparation de l'atteinte à ses droits moraux subie par Monsieur Jean-Pierre X..., o
la somme de VINGT MILLE FRANCS (20.000 francs) au titre de la réparation du préjudice subi par Monsieur Jean-Pierre X... du fait de l'atteinte portée à ses droits patrimoniaux, avec intérêts au taux légal à compter de la signification du présent arrêt ;
REJETTE tous autres chefs de demandes ;
CONDAMNE la société ARKADIA à payer à Monsieur Jean-Pierre X... la somme de DIX MILLE FRANCS (10.000 francs) au titre des frais irrépétibles exposés en cause d'appel ;
CONDAMNE la société ARKADIA aux entiers dépens de première instance et d'appel et dit que la SCP LISSARRAGUE DUPUIS etamp; ASSOCIES pourra recouvrer directement contre elle les frais avancés conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau code de procédure civile.
ET ONT SIGNE LE PRESENT ARRET :
Le Greffier,
Le Président,
Catherine CONNAN
Colette GABET-SABATIER