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22/06/1998 | FRANCE | N°1995-5166

France | France, Cour d'appel de Versailles, 22 juin 1998, 1995-5166


Mademoiselle Sophie X..., âgée de 26 ans, a accouché le 27 juin 1992, à la CLINIQUE SULLY de MAISONS-LAFFITE. Une césarienne a dû être pratiquée. Après la naissance de l'enfant, la délivrance du placenta et la révision utérine ont entraîné une hémorragie grave ayant nécessité une hystérectomie. Un arrêt cardiaque est survenu et Mademoiselle X... a été transportée par le SAMU en réanimation à l'HOPITAL DE POISSY, où elle est restée, depuis cette date, dans un coma (dit de stade 2), avec encéphalogramme plat.

Statuant au vu du rapport des quatre médecins exper

ts désignés par ordonnance de référé du 27 août 1992, le tribunal de grande insta...

Mademoiselle Sophie X..., âgée de 26 ans, a accouché le 27 juin 1992, à la CLINIQUE SULLY de MAISONS-LAFFITE. Une césarienne a dû être pratiquée. Après la naissance de l'enfant, la délivrance du placenta et la révision utérine ont entraîné une hémorragie grave ayant nécessité une hystérectomie. Un arrêt cardiaque est survenu et Mademoiselle X... a été transportée par le SAMU en réanimation à l'HOPITAL DE POISSY, où elle est restée, depuis cette date, dans un coma (dit de stade 2), avec encéphalogramme plat.

Statuant au vu du rapport des quatre médecins experts désignés par ordonnance de référé du 27 août 1992, le tribunal de grande instance de VERSAILLES, par jugement du 11 avril 1995, a notamment :

- déclaré le Docteur Y..., gynécologue accoucheur, et le Docteur Z..., chirurgien, responsables de l'état dans lequel se trouve Sophie X... et leur a donné acte de ce qu'ils acceptaient de l'indemniser,

- constaté qu'il n'était pas possible dès à présent de fixer le montant définitif de la réparation à laquelle Sophie X... pourra prétendre,

- fixé à la somme de 1.607.148 francs le montant des frais médicaux arrêtés au 26 septembre 1994 et à 124.542 francs le montant des indemnités journalières au 15 septembre 1994,

- condamné dores et déjà les Docteurs A... et Z..., conjointement et solidairement, à payer à titre provisionnel à la CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DES YVELINES la somme de 1.731.690 francs avec intérêts au taux légal à compter du 21 juin 1994 sur 986.214,19 francs et sur le tout à compter du présent jugement,

- sursis à statuer pour le surplus de la demande concernant le préjudice soumis à recours et ordonné la réouverture des débats, après conclusions des parties au vu des chiffres fournis par les organismes sociaux,

- fixé à la somme de 1.500.000 francs le montant de l'indemnité due à Sophie X... au titre de ses préjudices personnels et à 50.000 francs l'indemnisation du pretium doloris et condamné les médecins responsables au paiement des dites sommes.

Monsieur Z... et Madame A... ont interjeté appel de cette décision.

Monsieur Z..., appelant, demande à la Cour d'infirmer le jugement entrepris en ce qu'il l'a condamné au paiement de la somme de 1.500.000 francs en réparation des préjudice personnels de Sophie X..., et statuant à nouveau, de débouter Madame X... de ses demandes, fins et conclusions de ce chef de réparation.

Il conclut à titre subsidiaire, en demandant à la Cour de constater que le tribunal a statué ultra petita et de réduire en de notables proportions l'indemnisation de ce chef de préjudice.

Il demande que soit jugée satisfactoire une indemnisation de 50.000 francs pour le pretium doloris et de 200.000 francs pour le préjudice d'agrément ou sexuel.

Madame A..., appelante, conclut également à la réformation de la décision des premiers juges en ce qu'elle a fixé le montant de l'indemnisation des préjudices personnels de Sophie X... à la somme de 1.500.000 francs, et demande à la Cour de dire n'y avoir lieu à indemnisation du préjudice d'agrément, du préjudice sexuel et du préjudice de procréation, et de lui donner acte de ce qu'elle offre de verser la somme de 50.000 francs au titre du pretium doloris.

A titre subsidiaire, elle prétend voir fixer :

à 200.000 francs l'indemnisation du préjudice d'agrément,

à 100.000 francs l'indemnisation du préjudice sexuel et de procréation.

Elle demande que soit ordonnée "la restitution des sommes éventuellement versées dans le cadre de l'exécution provisoire" du jugement déféré.

Madame Jacqueline X..., agissant en son nom personnel et ès-qualités d'administratrice légale de sa fille Sophie X..., intimée, conclut à la confirmation en son principe du jugement entrepris.

Toutefois, relevant que le tribunal a statué ultra petita, elle demande à la Cour de modifier la répartition des indemnités et d'allouer au titre de la réparation des préjudices personnels de Sophie X... :

500.000 francs pour le pretium doloris,

500.000 francs pour le préjudice sexuel et de procréation,

500.000 francs pour le préjudice d'agrément.

Elle sollicite en outre une somme de 10.000 francs au titre de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile.

En l'état de ses dernières écritures, la CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DES YVELINES, intimée, demande à la Cour de :

- constater que sa créance totale s'élève à la somme de 12.701.726,17 francs,

- inclure dans les préjudices soumis au recours des caisses les prestations en nature, se décomposant en :

frais d'hospitalisation

333.038,00 F,

capitalisation des frais futurs

12.179.789,02 F,

- condamner solidairement les Docteurs A... et Z... à lui payer la somme de 333.038 francs au titre des prestations en nature et la somme de 188.189,15 francs au titre des prestations en espèces,

- mettre en réserve la somme de 12.179.789,02 francs représentant la capitalisation des frais futurs, ceux-ci devant lui être remboursés au fur et à mesure des dépenses exposées,

- dire que les intérêts de droit sur ces sommes seront dus à compter de la première demande en justice et à compter des différents débours pour ceux postérieurement réglés,

- lui donner acte de ses réserves pour les prestations non connues à ce jour ou pour celles qui pourraient être exposées ultérieurement.

La CAISSE REGIONALE D'ASSURANCE MALADIE D'ILE DE FRANCE, intimée, aux termes de ses dernières écritures actualisant et rectifiant ses prétentions, demande à la Cour de :

- condamner solidairement les Docteurs A... et Z... à lui payer les arrérages échus de la pension qu'elle sert à la victime s'élevant à la somme de 91.361,57 francs arrêtée au 31 juillet 1997, ainsi que les arrérages à échoir de cette même pension représentée au 1er août 1997 par un capital de 1.647.449,52 francs,

- les condamner sous cette même solidarité au paiement des intérêts sur ces mêmes sommes à compter de la première demande pour les prestations servies antérieurement à celles-ci et à partir de leur règlement pour les débours effectués postérieurement.

Monsieur Z... et Madame A... ont conclu à l'irrecevabilité et au mal fondé des demandes de la CPAM DES YVELINES et de la CRAMIF.

Madame A... a en outre conclu au débouté de la CRAMIF en ce qu'elle demande le versement anticipé du capital représentatif de la pension d'invalidité.

Monsieur Z... réplique en outre en contestant les prétentions de la CRAMIF quant aux frais futurs et au prix du franc de rente.

SUR CE,

SUR LES DEMANDES DE LA CPAM DES YVELINES ET DE LA CRAMIF,

Considérant qu'aux termes de l'article 562 du Nouveau Code de procédure civile : "L'appel ne défère à la Cour que la connaissance des chefs de jugement qu'il critique expressément ou implicitement et de ceux qui en dépendent. La dévolution s'opère pour le tout lorsque l'appel n'est pas limité à certains chefs, lorsqu'il tend à l'annulation du jugement ou si l'objet du litige est indivisible." ; Considérant qu'il résulte des conclusions que les appels sont limités à la disposition du jugement ayant fixé la réparation des préjudices personnels non soumis aux recours des organismes sociaux ;

Que le tribunal, par le jugement déféré, en ses dispositions non frappées d'appel, a alloué des sommes à titre provisionnel, à la CPAM DES YVELINES et a sursis à statuer sur les préjudices soumis à recours ; qu'il n'a pas vidé sa saisine ;

Que la Cour ne peut donc statuer sur les prétentions des organismes sociaux concernant la fixation de leurs créances respectives ;

Que la CPAM DES YVELINES et la CRAMIF seront renvoyées à présenter leurs demandes devant le tribunal de grande instance de VERSAILLES, troisième chambre ;

SUR LES PREJUDICES PERSONNELS,

Considérant que les experts, dans leur rapport déposé le 8 mars 1993, ont décrit l'état de coma dans lequel vit Mademoiselle X... qu'ils ont examinée le 11 décembre 1992 ;

Qu'ils ont fixé la date de consolidation au 12 décembre 1992 avec une IPP de 100 % nécessitant une hospitalisation en établissement spécialisé ;

Qu'ils ont évalué le quantum doloris à 3/7 tout en précisant qu'il est difficile à apprécier ;

Qu'ils ont ajouté qu'aucune amélioration ne pouvait être envisagée ; Considérant que les parties conviennent que le tribunal a statué ultra petita, en allouant la somme de 50.000 francs au titre du pretium doloris, et la somme globale de 1.500.000 francs au titre des autres préjudices personnels, alors qu'il était demandé une somme totale de 1.500.000 francs pour l'indemnisation de l'ensemble de ces préjudices personnels ;

Considérant que Madame A... fait valoir que s'il est indéniable que le préjudice de Mademoiselle X... est "extrême", "l'inconscience absolue et définitive de son état, et du dommage subi, rend difficilement applicable les principes d'indemnisation habituels" ; que Mademoiselle X... ne peut concevoir le dommage qu'elle subit ; qu'en outre, elle ne profitera jamais des sommes qui lui seront allouées à titre d'indemnisation ; que la réparation aboutirait à indemniser indirectement ses ayants droit, lesquels disposent d'une action spécifique ;

Que Monsieur Z... soutient aussi que le droit à réparation de Mademoiselle X... d'un préjudice d'agrément devrait être exclu ou limité, dans la mesure où elle n'a aucune conscience du dommage subi ; que son inconscience totale ne lui permet pas de se représenter les joies de la vie dont elle est privée ;

Mais considérant que l'indemnisation du dommage n'est pas fonction de la représentation que s'en fait la victime ;

Que par un arrêt du 22 février 1995, la Cour de cassation (deuxième chambre civile, Bulletin II n° 61) rappelant le principe du droit de la victime à la réparation intégrale du dommage qui lui a été causé, a censuré une décision qui, en invoquant l'incapacité de celle-ci à ressentir la douleur ou le sentiment de frustration des plaisirs de l'existence, avait exclu la réparation des préjudices personnels d'une victime ; que la Haute Juridiction considère que "l'état végétatif d'une personne humaine n'excluant aucun chef d'indemnisation, son préjudice doit être réparé dans tous ses éléments" ;

Que l'argument tiré de l'impossibilité dans laquelle Mademoiselle X... se trouve de profiter personnellement des sommes allouées, et d'une indemnisation indirecte de ses ayants droit, est sans portée, la créance indemnitaire entrant dans le patrimoine de la victime peu important que cette dernière "profite" ou non des fonds destinés à l'indemniser ;

Considérant que c'est à juste titre que le Docteur Z... et le Docteur A... font valoir, s'agissant du dommage invoqué au titre du "préjudice de procréation", que l'hémorragie a rendu indispensable une hystérectomie totale ;

Qu'il n'existe pas de lien de causalité entre le dommage que constitue la perte de la capacité de procréer et la faute des médecins, le reproche qui leur est fait étant d'avoir sous-estimé la gravité de l'état extrême de la situation et de ne pas avoir décidé d'emblée de pratiquer l'hystérectomie ;

Considérant qu'en revanche, le préjudice d'agrément est considérable ;

Que les premiers juges ont exactement observé que Mademoiselle X... était désormais privée de toutes les joies de la vie en soulignant qu'elle n'avait même pas pu profiter de celles de la maternité à laquelle elle s'était préparée ;

Qu'en indemnisation de l'entier préjudice d'agrément, dans lequel est compris le préjudice sexuel, la Cour allouera à Mademoiselle X... une somme totale de 600.000 francs ;

Considérant que le pretium doloris doit être indemnisé en prenant en compte, même si elles sont difficiles à apprécier, les souffrances de cette jeune femme, couchée sur son lit d'hôpital, nourrie par une sonde et subissant quotidiennement soins et traitements divers ;

Qu'en réparation de ce préjudice, la Cour allouera à Mademoiselle X... la somme de 300.000 francs ;

Considérant que les dépens seront mis à la charge des appelants, responsables du dommage ;

Considérant qu'il est équitable d'allouer à Mademoiselle X..., la somme de 10.000 francs au titre de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile ;

PAR CES MOTIFS

LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort,

CONSTATE que les appels sont limités aux dispositions du jugement déféré statuant sur les préjudices personnels non soumis à recours des organismes sociaux ;

REFORME PARTIELLEMENT le jugement et statuant à nouveau sur l'indemnisation des préjudices personnels ;

CONDAMNE solidairement Madame A... et Monsieur Z... à payer à Mademoiselle Sophie X..., représentée par Madame Jacqueline X..., ès-qualités d'administratrice légale :

la somme de SIX CENT MILLE FRANCS (600.000 francs) en réparation du préjudice d'agrément, comprenant le préjudice sexuel,

la somme de TROIS CENT MILLE FRANCS (300.000 francs) en réparation du pretium doloris ;

REJETTE le surplus des demandes formées du chef de ces préjudices personnels ;

ORDONNE, en tant que de besoin, la restitution du montant de la somme dépassant celle de 900.000 francs, qui aura été payée au titre des préjudices personnels en vertu de l'exécution provisoire du jugement réformé ;

DIT n'y avoir lieu de statuer sur les prétentions de la CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCES MALADIE DES YVELINES (CPAM DES YVELINES) et de la CAISSE REGIONALE D'ASSURANCES D'ILE DE FRANCE (CRAMIF) et les renvoie à présenter leurs demandes devant le tribunal de grande instance de VERSAILLES, troisième chambre, qui reste saisi du litige ;

CONDAMNE solidairement Monsieur Z... et Madame A... à payer au titre de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile, la somme de DIX MILLE FRANCS (10.000 francs) à Mademoiselle X... et Madame X... ;

CONDAMNE solidairement Monsieur Z... et Madame A... aux dépens d'appel, lesquels pourront être recouvrés conformément à l'article 699 du Nouveau Code de procédure civile.


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Versailles
Numéro d'arrêt : 1995-5166
Date de la décision : 22/06/1998

Analyses

APPEL CIVIL - Effet dévolutif - Limites.

Aux termes de l'article 562 du nouveau Code de procédure civile" l'appel ne défère à la Cour que la connaissance des chefs de jugement qu'il critique expressément ou implicitement et de ceux qui en dépendent.La dévolution s'opère pour le tout lorsque l'appel n'est pas limité à certains chefs, lorsqu'il tend à l'annulation du jugement ou si l'objet du litige est indivisible ". Lorsqu' un tribunal, dont la décision est déférée à la Cour du chef de la réparation des préjudices personnels, a sursis à statuer sur les préjudices soumis à recours des organismes sociaux, la Cour d'appel ne peut statuer sur les prétentions de ces derniers

RESPONSABILITE DELICTUELLE OU QUASI DELICTUELLE - Dommage - Réparation - Réparation intégrale.

Toute victime a droit à la réparation intégrale du dommage qui lui a été causé. Cette indemnisation n'est pas fonction de la représentation que s'en fait la victime et peu importe qu'elle soit en mesure ou non de profiter personnellement des sommes allouées à titre de réparation.L'auteur d'un dommage est mal fondé à se prévaloir de l'état végétatif irréversible de la victime pour prétendre limiter, voire exclure, la réparation aux motifs que " l'inconscience absolue et définitive de son état, et du dommage subi, rend difficilement applicable les principes d'indemnisation habituels ", qu'un préjudice d'agrément ne peut être réparé qu'autant que la victime a conscience de l'étendue de son dommage ou qu' elle serait dans l'impossibilité de profiter elle-même de l'indemnisation. Au contraire, l'entier préjudice d'agrément, y compris sexuel, doit être indemnisé, de même que le pretium doloris, en prenant en compte, en dépit de la difficulté de leur appréciation, les souffrances d'une victime définitivement couchée sur un lit d'hôpital, nourrie par une sonde et subissant quotidiennement soins et traitements divers


Références :

Code de procédure civile (Nouveau) 562

Décision attaquée : DECISION (type)


Composition du Tribunal
Président : Président : Mme Mazars

Origine de la décision
Date de l'import : 28/11/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel.versailles;arret;1998-06-22;1995.5166 ?
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