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16/12/2022 | FRANCE | N°22/02549

France | France, Cour d'appel de Rennes, Audiences solennelles, 16 décembre 2022, 22/02549


Audiences Solennelles





ARRÊT N°6/2022



N° RG 22/02549 - N° Portalis DBVL-V-B7G-SVSZ

























Copie exécutoire délivrée

le :



à :





RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS



COUR D'APPEL DE RENNES



AUDIENCE SOLENNELLE

DU 16 DÉCEMBRE 2022





COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :



Président : Monsieur Fabrice A

DAM, premier président de chambre entendu en son rapport,

Conseiller : Madame Véronique VEILLARD, présidente de chambre,

Conseiller : Madame Pascale LE CHAMPION, présidente de chambre,

Conseiller : Madame Olivia JEORGER-LE GAC, conseillère,

Conseiller : Madame Sylvie ALA...

Audiences Solennelles

ARRÊT N°6/2022

N° RG 22/02549 - N° Portalis DBVL-V-B7G-SVSZ

Copie exécutoire délivrée

le :

à :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE RENNES

AUDIENCE SOLENNELLE

DU 16 DÉCEMBRE 2022

COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :

Président : Monsieur Fabrice ADAM, premier président de chambre entendu en son rapport,

Conseiller : Madame Véronique VEILLARD, présidente de chambre,

Conseiller : Madame Pascale LE CHAMPION, présidente de chambre,

Conseiller : Madame Olivia JEORGER-LE GAC, conseillère,

Conseiller : Madame Sylvie ALAVOINE, conseillère,

GREFFIER :

Madame Marie-Claude COURQUIN, lors des débats et lors du prononcé

MINISTÈRE PUBLIC :

Monsieur Laurent FICHOT, avocat général

DÉBATS :

à l'audience publique et solennelle du 04 novembre 2022

ARRÊT :

Contradictoire, prononcé en audience publique et solennelle du 16 décembre 2022 par mise à disposition, date indiquée à l'issue des débats.

****

APPELANT :

Monsieur [M] [I]

[Adresse 1]

[Localité 2]

comparant en personne assisté de Me Bernard MORAND, avocat au barreau de NANTES

INTIMÉ :

Le CONSEIL DE L'ORDRE DES AVOCATS DU BARREAU DE NANTES

5 mail du front populaire

BP40235

[Localité 3]

représenté par Me Louis-Georges BARRET de la SELARL LIGERA 1, avocat au barreau de NANTES

EN PRÉSENCE DE :

Madame le Bâtonnier de l'ordre des avocats au barreau de Nantes,

en la personne de Me Christine JULIENNE, entendue en ses observations

'''

L'affaire a été prise en publiquement à la demande de M. [I].

Ont été entendus, M. [I], le Conseil de l'ordre des avocats au barreau de Nantes, Me'Julienne, bâtonnier, en ses observations, et le procureur général en son avis.

--------------------

M. [M] [I], né le [Date naissance 4] 1955, a exercé la profession d'avocat, en l'occurrence au barreau de Nantes où il s'était inscrit, du 19 décembre 1977 au 31 décembre 2021, date d'effet de sa démission, laquelle avait été acceptée par le conseil de l'ordre le 14 décembre précédent.

Simultanément, M. [I] a sollicité le bénéfice de l'honorariat et le conseil a décidé lors de sa séance du 14 décembre de procéder à son audition. Celle-ci a eu lieu le 11 janvier 2022.

Par délibération rendue le jour même, le conseil de l'ordre du barreau de Nantes a refusé de conférer le titre d'avocat honoraire à M. [I].

Pour ce faire, il a considéré que celui-ci avait manqué aux principes de dignité, d'honneur, de non discrimination, de confraternité et de délicatesse, relevant à son encontre des propos et comportements sexuels ou sexistes à l'égard de ses cons'urs, y compris dans l'enceinte d'un tribunal judiciaire.

M. [I] a régularisé le 8 mars 2022 un recours préalable qui a donné lieu à une décision implicite de rejet (le conseil de l'ordre n'ayant valablement pu se tenir, le quorum n'ayant pas été atteint).

Par déclaration adressée au greffe de la cour par lettre recommandée postée le 12 avril 2022, M. [I] a formé un recours contre cette décision.

Aux termes de ses écritures (20 octobre 2022), M. [M] [I] demande à la cour de':

- annuler la décision du conseil de l'ordre du barreau de Nantes du 11 janvier 2022 refusant de lui accorder l'honorariat pour non respect des droits de la défense, violation des principes d'indépendance et d'impartialité et défaut de motivation,

- infirmer la décision critiquée pour absence d'éléments de nature à caractériser une atteinte aux principes essentiels de la profession d'avocat,

- en tout état de cause, dire sa demande d'honorariat recevable et fondée et y faire droit,

- condamner l'ordre des avocats au barreau de Nantes au payement d'une indemnité de 2'500 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

- le condamner aux dépens.

Il fait valoir qu'il remplit les conditions prévues par l'article 109 du décret du 27 novembre 1991 (exercice pendant vingt ans et démission) pour prétendre à l'honorariat.

Il soulève la nullité de la décision critiquée faisant valoir que le principe du contradictoire n'a pas été respecté puisque les griefs qui lui étaient reprochés n'ont pas été portés à sa connaissance avant son audition malgré la demande qu'il avait adressée au bâtonnier le 20 décembre 2021. Il rappelle que son dossier ne comportait aucun élément défavorable et ajoute que le conseil de l'ordre n'a pas fait preuve d'indépendance et d'impartialité puisqu'il s'est fondé sur les témoignages de plusieurs de ses membres ayant participé au vote de la décision, les dix-neuf membres présents ayant voté (15 contre et 4 abstentions). Il relève que si le conseil de l'ordre n'est pas une juridiction, il s'agit d'un organe délibérant qui a pris une décision lui faisant grief.

Il relève encore que la décision est insuffisamment motivée, aucun fait précis n'étant mentionné.

N'ayant pu se défendre dans le cadre d'un débat contradictoire et respectueux de ses droits, il soutient que la décision doit être annulée pour violation de l'article 6 § 1er de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme.

Subsidiairement, il en sollicite l'infirmation, relevant que les attestations produites ne relatent ni atteinte à la dignité ni comportement sexiste ou à connotation sexuelle.

Il rappelle qu'il a exercé pendant quarante quatre ans sans faire l'objet de la moindre remarque, rappel à l'ordre ou poursuite disciplinaire, qu'il n'a jamais eu d'incident (à l'exception d'un classé sans suite) et que c'est un ancien bâtonnier qui l'a poussé à demander l'honorariat. Il rappelle les fonctions et attributions dont la décision critiquée le prive.

Le Conseil de l'ordre des avocats au barreau de Nantes demande, aux termes de ses écritures (2'novembre 2022), à la cour de':

- débouter Me [M] [I] de l'intégralité de ses demandes,

- confirmer la décision entreprise en toutes ses dispositions,

- dire et juger qu'il ne peut être fait droit à la demande d'honorariat présentée par Me [M] [I],

- condamner Me [M] [I] à lui payer la somme de 500 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner Me [M] [I] aux entiers dépens.

Le conseil de l'ordre rappelle que l'honorariat peut être conféré sous certaines conditions aux avocats démissionnaires ayant exercé pendant vingt ans, que toutefois, en aucun cas, il ne peut l'être à l'avocat ayant porté atteinte aux principes essentiels de la profession. Il ajoute que le conseil de l'ordre n'a aucune obligation d'accorder l'honorariat, s'agissant d'une simple possibilité, et que le refus ne constitue pas une sanction disciplinaire.

Il conteste l'argumentation soutenue, faisant valoir que Me [I] a été entendu pendant 45'minutes. Il précise que des avocates ont apporté des témoignages précis et circonstanciés sur son comportement à tel point que le bâtonnier a décidé d'ouvrir une enquête déontologique qui est toujours en cours après désignation de l'un de ses membres pour l'instruire. Il fait état de trois témoignages concordants que Me [I] ne discute pas sérieusement.

Il soutient que le principe du contradictoire a bien été respecté, Me [I] ayant pu s'expliquer sur les faits. Il rappelle qu'il n'est pas une juridiction et que rien n'empêchait des cons'urs membres du conseil de l'ordre d'indiquer les raisons pour lesquelles elles s'opposaient à la demande. Il observe que le défaut de motivation allégué n'est absolument constitué et que l'article 6'§1 de la CEDH est inapplicable puisqu'il n'est pas une juridiction.

Il estime que le comportement de Me [I] ne permet pas de lui accorder l'honorariat.

Mme le Bâtonnier a rappelé, en ses observations, les principes essentiels de la profession d'avocat, la place de la déontologie et les règles régissant l'honorariat. Elle a précisé que, lors de sa séance du 14 décembre 2021, le conseil de l'ordre avait décidé, face aux révélations faites par certains de ses membres, d'entendre Me [I] ce qu'après renouvellement d'un tiers de ses membres, il a fait lors de sa séance du 11 janvier 2022.

Elle précise que techniquement, il n'était pas possible de motiver la convocation remise à Me'[I], la décision de l'entendre résultant d'un malaise ressenti par les membres du conseil justifiant son audition.

Elle estime que Me [I] a fait preuve d'un comportement indigne, or la dignité est l'honneur de l'avocat.

Aux termes de son avis (27 octobre 2022), le Procureur général demande à la cour de':

- déclarer recevable le recours de Me [M] [I],

- annuler la délibération du conseil de l'ordre du barreau de Nantes en date du 11 janvier 2022 entachée d'irrégularités comme portant atteinte aux principes du contradictoire, d'impartialité et de motivation,

- évoquer l'affaire et refuser le bénéfice de l'honorariat à Me [M] [I] à raison des faits commis publiquement, fin 2015 ou début 2016 au préjudice de Me Elisabeth Lefeuvre, avocate au barreau de Nantes.

Le procureur général fait valoir que même si le conseil de l'ordre n'est pas une juridiction, il lui appartenait de convoquer utilement M. [I], c'est à dire en lui permettant de se préparer utilement à son audition en portant à sa connaissance les reproches que ses cons'urs avaient exprimés lors de la réunion du conseil du 20 décembre ce qui n'a pas été le cas. Il estime que ce manquement au principe du contradictoire est caractérisé. De même fait-il valoir que le principe d'impartialité n'a pas été observé puisque les membres du conseil de l'ordre qui ont développé des griefs à l'encontre de Me [I] ont participé à la délibération. Il ajoute enfin la motivation de celle-ci est insuffisante en ce qu'elle ne permet de connaître avec précision les propos et gestes à connotation sexuelle qui ont été reconnus, tous éléments de nature à justifier l'annulation de la délibération.

Il demande à la cour d'évoquer et, après analyse des trois attestations d'avocates versées aux débats, de retenir celle de Me Lefeuvre et de refuser l'honorariat à Me [I] en ce qu'elle relate un comportement pulsionnel indigne d'un avocat et caractérise une atteinte aux principes de dignité, d'honneur et de confraternité s'imposant à tout avocat.

SUR CE, LA COUR':

sur la nullité de la délibération du conseil de l'ordre':

L'examen de la demande d'honorariat de M. [I] a été évoquée une première fois lors de la réunion du conseil de l'ordre du 14 décembre 2021 (concomitamment à l'examen de sa démission). Il est constant que lors de cette réunion, certaines avocates ont fait part de gestes ou de propos inappropriés de l'intéressé de sorte qu'envisageant de rejeter sa demande, le conseil décidait de le convoquer pour l'entendre.

Le rapporteur de celle-ci, le bâtonnier Kerloc'h informait, par courriel du 15 décembre, M.'[Localité 5] de la difficulté en ces termes': «'Lors du C.O. du 14/12, il a été fait droit sans difficulté à ta demande de démission pour faire valoir tes droits à la retraite. En revanche, en ce qui concerne l'honorariat, un certain nombre de cons'urs se sont élevées contre la demande exprimant tour à tour un sentiment défavorable. Dans la mesure où elles représentaient la majorité du moment, il n'a pas été possible de faire droit à la demande. Toutefois le rejet d'une demande d'honorariat ne peut intervenir sans que le confrère concerné ait été invité à comparaître devant le C.O. afin de faire valoir ses arguments. De ce fait tu vas être convoqué au prochain C.O. Entends-tu maintenir ta demande, dans la mesure où tu ne l'avais pas exprimée initialement'' Cessant mon mandat au C.O. le 31/12, je ne serai pas présent lors du prochain C.O. qui se tiendra en janvier...'».

Par lettre du 20 décembre 2021, M. [I] a demandé (par anticipation) au bâtonnier, afin de respecter le contradictoire, «'de joindre à (sa) convocation, les éléments sur lesquels le Conseil de l'ordre (lui) a refusé l'honorariat'».

Le bâtonnier a, par lettre du 22 décembre 2021, convoqué M. [I] en ces termes': «'Cher Confrère, Dans le cadre de votre demande d'honorariat, je vous prie de vous présenter, le mardi 11'janvier 2022 à 18h30 à la Maison de l'Avocat, devant notre Conseil de l'Ordre pour entendre vos explications. Je vous remercie de vous rendre disponible à cette occasion. Votre bien dévouée...'».

Par courriel du 7 janvier, M. [I] a réitéré sa demande du 20 décembre à laquelle le bâtonnier a répondu le jour même en ces termes': «'Je fais suite à votre passage dans les bureaux de la maison de l'avocat ce jour, ainsi qu'à votre demande du 20 décembre dernier de communication des "éléments sur lesquels le conseil de l'ordre (vous) a refusé l'honorariat". Comme je vous l'ai indiqué et comme vous avez pu le constater vous-même en consultant votre dossier administratif, il n'y figure aucun autre élément que les échanges de lettres administratives. Vous aurez tout loisir d'échanger avec les membres du conseil de l'ordre lors de la séance du 11 janvier prochain pour obtenir toutes explications utiles sur le vote du 14 décembre 2021. Je vous rappelle à toutes fins que le bâtonnier porte les demandes administratives et autres sujets à évoquer au vote et que ce vote est celui des membres du conseil de l'ordre à l'exclusion du bâtonnier et celui du rapporteur qui souvent s'abstient...'».

 

Il en résulte que lorsqu'il a comparu le 11 janvier 2022 devant le conseil de l'ordre, M. [I] ignorait tout des motifs pour lesquels sa demande d'honorariat n'avait pas été acceptée le 14'décembre précédent et sur lesquels il allait être entendu.

Si, comme le soutient le conseil de l'ordre, il est exact que M. [I] a été entendu et a pu s'expliquer pendant 45 minutes, il n'en demeure pas moins qu'il n'a pu préparer utilement sa défense faute d'avoir été préalablement informé des faits qui lui étaient reprochés alors que la décision prise lui fait grief puisqu'elle l'empêche de bénéficier des avantages et d'exercer les fonctions qu'ouvre l'honorariat.

Par ailleurs, il ne peut être sérieusement soutenu que les faits que le conseil de l'ordre envisageait de retenir pour lui refuser l'honorariat ne pouvaient lui être communiqués puisqu'ils étaient parfaitement déterminés, s'agissant de propos ou de comportements à connotation sexuelle ou sexiste ayant porté atteinte en raison de leur caractère dégradant ou humiliant à des cons'urs.

Le manquement au principe du contradictoire étant ainsi caractérisé, la délibération litigieuse du conseil de l'ordre ne peut, et sans qu'il soit nécessaire d'examiner les autres moyens de nullité, qu'être annulée.

La délibération étant annulée, il appartient à la cour, conformément aux dispositions de l'article 562 al 2 du code de procédure civile, de statuer sur la demande d'honorariat de M. [I].

Sur la demande d'honorariat de M. [M] [I]':

L'article 109 du décret du 27 novembre 1991 énonce que': «'...le titre d'avocat honoraire peut être conféré par le conseil de l'ordre aux avocats qui ont exercé la profession pendant vingt ans au moins et qui ont donné leur démission'».

L'article 13.1 al 2 du règlement intérieur national de la profession d'avocat (RIN) ajoute': «'En aucun cas, l'honorariat ne peut être accordé ou maintenu à celui qui porte ou aurait porté atteinte aux principes essentiels de la profession'».

Ces principes résultent du serment des avocats et sont précisés à l'article 1er du RIN et plus exactement au 1.3 al. 2 et 3': «'L'avocat exerce ses fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité, dans le respect des termes de son serment.

Il respecte en outre, dans cet exercice, les principes d'honneur, de loyauté, d'égalité* et de non-discrimination*
1:

, de désintéressement, de confraternité, de délicatesse, de modération et de courtoisie'».

Il sera enfin rappelé que l'honorariat n'est pas un droit mais peut être conféré à l'avocat qui satisfait aux conditions.

S'il n'est, en l'espèce, pas contesté que M. [I] satisfait aux deux conditions fixés par l'article 109 du décret du 27 novembre 1991, le conseil de l'ordre pour s'opposer à la demande soutient qu'il a manqué à certains des principes essentiels de la profession et verse aux débats, à l'appui de son argumentation, trois attestations d'avocates, toutes inscrites au barreau de Nantes, qu'il convient d'examiner.

Dans son attestation, Mme [V] Lefeuvre relate les faits suivants': «''à l'occasion de ma première collaboration, et en l'absence d'une collaboratrice gérant ha
1: (*) Principes ajoutés par DCN n° 2019-001, AG du CNB du 18-05-2019 - Publiée au JO par décision du 13-06-2019

bituellement les audiences d'adjudication, j'ai été amenée à assurer cette audience pour un dossier dans lequel Me'[I] était également concerné. Les faits se déroulent à une audience dont je n'ai plus la date, mais probablement fin 2015 début 2016, ayant été bien enceinte à l'époque. À l'occasion de l'attente, avant le début de l'audience d'adjudication et de l'arrivée de la magistrate, j'ai eu un échange verbal avec Me [I] qui était également concerné par le dossier. Échange cordial mais qui a amené Me [I], à l'occasion d'une information que je lui transmettais, et alors que nous étions en salle d'audience, en robe, et que je le rencontrais pour la première fois, à me remercier en m'embrassant sur le front. Préoccupée par le déroulé de cette audience à venir qui était ma première audience d'adjudication et décontenancée par le geste auquel je ne m'attendais pas dans un tel contexte et venant d'un confrère expérimenté que je ne connaissais pas, je suis restée pantoise. À l'époque, je n'ai pas cru opportun de me plaindre de cette attitude déplacée, ce d'autant plus qu'à mon retour au cabinet, rapportant ce qui s'était passé à l'audience à l'avocat associé que j'avais substitué, celui-ci m'a répondu que c'était bien du genre de Me [I]...'».

M. [I] soutient que ce geste, certes de familiarité, ne constitue qu'une manifestation de cordialité spontanée, peut être inappropriée mais dénuée d'arrière pensée et de malice et exempte de toute connotation sexuelle. À supposer même que ce soit le cas, ce geste n'en est pas moins déplacé, indélicat et peu courtois en l'absence de toute proximité entre les intéressés qui ne se connaissaient pas comme l'affirme sans être démentie Mme Lefeuvre.

Mme [B] [N] précise dans son attestation': «'J'ai prêté serment fin 2015 et ai commencé d'exercer début 2016. En 2017, j'étais au Palais de Justice de Nantes pour une audience d'enchères et nous n'étions plus que deux à enchérir, Me [M] [I] et moi. Le client que je représentais a emporté l'enchère et mon confrère, Me [I] est venu me voir pour me dire': "consoeur, c'est la première que j'arrive pas à la lever". Étant jeune avocate et ne le connaissant pas, je me suis sentie gênée par sa remarque. Un autre confrère nous a rejoint pour lui dire de me laisser tranquille'».

Si M. [I] relève que sa cons'ur ne précise pas en quoi l'expression «'c'est la première fois que je n'arrive pas à la lever'» est gênante et pourquoi elle l'a ressentie comme telle (page 16 de ses écritures), c'est sans doute qu'il ne mesure pas l'ambiguïté des termes qu'il emploie tant la connotation sexuelle de ceux-ci est évidente. En effet, même si le dictionnaire de l'Académie Française mentionne les expressions lever un arrêt, une sentence ou un acte chez un notaire, en l'espèce l'absence de référence expresse à l'enchère prêtait suffisamment à confusion pour qu'un confrère présent intervienne, en l'état du propos tenu publiquement et en salle d'audience, face à la gêne compréhensible d'une jeune cons'ur qui ne le connaissait pas. Ce propos tenu dans ces circonstances est pour le moins indélicat et discourtois.

L'attestation de Mme [U] [E] relate les faits suivants': «'Un des avocats pour qui je travaillais avait une activité civil / construction. Aussi, j'étais amenée à intervenir ' régulièrement mais pas toutes les semaines ' lors des audiences du jeudi matin à Nantes, c'est à dire les audiences de référés TGI et TI qui avaient lieu simultanément au palais de justice de Nantes. Un jeudi matin, alors que je m'apprêtais à rentrer dans la salle d'audience du TI (ce jour là en salle 3 face à l'accueil), j'ai croisé Me [M] [I] qui m'a interpellée en me disant qu'il avait l'habitude de me voir passer le matin dans la rue avec plusieurs sacs et donc qu'on pouvait se poser la question de savoir où j'avais l'habitude de passer mes nuits. Je précise que je n'avais absolument pas l'habitude de parler avec Me [I]. Je ne me souviens pas de la date précise de cet échange mais j'étais encore collaboratrice et pas dans ma dernière année de collaboration donc j'avais moins de quatre ans de barre, tandis que lui avait une ancienneté beaucoup plus importante... Aussi, c'était je pense la première fois qu'il me parlait directement, sans que ce soit lié à un dossier (j'ai pu oublier des échanges précédents parfaitement normaux se limitant à discuter d'un renvoi ou autre). Cet échange m'a mis mal à l'aise au point que je n'ai pas su quoi répondre sur le coup, que cela n'a absolument pas fait rire et que j'ai encore le souvenir de cette scène. J'étais mal à l'aise parce qu'il s'agissait d'un confrère beaucoup plus âgé qui lui était très à l'aise au palais... J'étais mal à l'aise parce que je me rendais compte qu'il m'avait repéré sur mon trajet du matin, qu'il m'avait observé et qu'il avait l'air de trouver ça parfaitement normal de me faire des remarques à ce sujet alors qu'on ne se connaissait absolument pas. J'étais mal à l'aise parce qu'il m'a interpellée devant une salle d'audience, devant d'autres confrères, en faisant référence à ce qu'il pensait être des détails de ma vie INTIMÉ. Je n'ai jamais pensé à évoquer ce point devant un bâtonnier. Comme souvent dans ce genre de situation, on a surtout honte, honte sur le coup au vu du commentaire reçu et honte ensuite de ne pas avoir réagi avec plus d'assurance ou une meilleure répartie, de ne pas avoir su remettre le confrère en place...

Il était de fait notoire que Me [I] avait l'habitude de mettre mal à l'aise les jeunes cons'urs, de faire des blagues déplacées avec des allusions sexuelles... Les cons'urs qui fréquentaient les audiences du jeudi se transmettaient l'info pour que chacune fasse ensuite attention à elle. Je n'ai heureusement pas eu à déplorer d'autres incidents avec notre confrère [I] mais, sans doute, cela est-il en lien avec le fait que compte tenu de sa réputation et de cet incident, j'ai par la suite pris soin de ne jamais me trouver à attendre juste à côté de lui en audience, de me retrouver dans une même discussion que lui...'».

M. [I] relève qu'une réflexion qui met mal à l'aise ne peut être considérée comme une réflexion blessante, dévalorisante ou constitutive d'une atteinte à la dignité. Toutefois en faisant remarquer à une jeune cons'ur, publiquement et en présence de confrères, sans doute pour les faire rire à ses dépens, que son attitude prêtait à confusion au point qu'il se demandait où elle passait ses nuits, sous entendant ainsi qu'elle était de m'urs légères, M. [I] a fait preuve de grossièreté et de vulgarité mais également d'un comportement particulièrement indélicat, discourtois et non confraternel.

L'appelant rappelle à juste titre que son dossier administratif ne comporte aucune plainte, ne fait état d'aucun rappel à l'ordre et qu'il n'a jamais fait l'objet de poursuites disciplinaires.

Dans de telles circonstances, un écart tel que ceux rapportés n'aurait sans doute pu justifier le rejet de sa demande d'honorariat. Mais en l'espèce, tel n'est pas le cas puisque trois écarts ' non contestés mais minimisés et banalisés ' ayant pour dénominateur commun l'indélicatesse, la discourtoisie et une attitude anti-confraternelle, survenus pendant un laps de temps relativement court, sont avérés. Ces écarts sont d'autant plus désagréables qu'il s'agissait au moyen de propos graveleux ou de gestes déplacés de faire rire aux dépens et de mettre mal à l'aise de jeunes cons'urs.

Il ressort, en outre, des attestations produites que le comportement de M. [I] était connu ce qui laisse supposer que ce dernier agissait ainsi publiquement et avec une certaine régularité à l'égard des jeunes avocates.

En l'état de ces faits qui caractérisent un manquement aux principes essentiels de la profession, l'honorariat ne peut lui être attribué.

M. [I], partie succombante, supportera la charge des éventuels dépens.

Il n'y a lieu à indemnité au titre des frais irrépétibles.

PAR CES MOTIFS':

Statuant par arrêt rendu publiquement et contradictoirement.

Annule la délibération du conseil de l'ordre des avocats au barreau de Nantes prise le 11 janvier 2022 rejetant la demande de M. [M] [I].

Vu les articles 562 al 2 du code de procédure civile, 109 du décret du 27 novembre 1991 et 13.1 et 1.3 du règlement intérieur national de la profession d'avocat,

Déboute M. [M] [I] de sa demande tendant à ce que lui soit conféré le titre d'avocat honoraire.

Condamne M. [M] [I] aux éventuels dépens.

Rejette les demandes fondées sur les dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

LE GREFFIER LE PRÉSIDENT


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Rennes
Formation : Audiences solennelles
Numéro d'arrêt : 22/02549
Date de la décision : 16/12/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2022-12-16;22.02549 ?
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