La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

16/08/2024 | FRANCE | N°21/16374

France | France, Cour d'appel de Paris, Pôle 5 - chambre 8, 16 août 2024, 21/16374


Copies exécutoires RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS





COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 5 - Chambre 8



ARRÊT DU 16 AOÛT 2024



(n° / 2024, 10 pages)



Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 21/16374 - N° Portalis 35L7-V-B7F-CEK2X



Décision déférée à la Cour : Jugement du 8 juillet 2021 -Tribunal judiciaire de MEAUX - RG n° 19/04820





APPELANTE



S.A.S. [O] ET ASSOCIÉS, prise en la personne de ses représ

entants légaux domiciliés en cette qualité audit siège,

Immatriculée au registre du commerce et des sociétés de MEAUX sous le numéro 311 976 971,

Dont le siège social est situé...

Copies exécutoires RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 5 - Chambre 8

ARRÊT DU 16 AOÛT 2024

(n° / 2024, 10 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 21/16374 - N° Portalis 35L7-V-B7F-CEK2X

Décision déférée à la Cour : Jugement du 8 juillet 2021 -Tribunal judiciaire de MEAUX - RG n° 19/04820

APPELANTE

S.A.S. [O] ET ASSOCIÉS, prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège,

Immatriculée au registre du commerce et des sociétés de MEAUX sous le numéro 311 976 971,

Dont le siège social est situé [Adresse 5]

[Localité 6]

Représentée par Me Matthieu BOCCON GIBOD de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de PARIS, toque : C2477,

Assistée de Me Sébastien ROUGÉ de la SARL BIZOUARD CONSEIL, avocat au barreau de MEAUX, toque : 110,

INTIMÉS

Monsieur [R] [M]

Né le [Date naissance 2] 1967 à [Localité 9] (PORTUGAL)

De nationalité française

Demeurant [Adresse 1]

[Localité 7]

Madame [C] née [B] épouse [M]

Née le [Date naissance 3] 1969 à [Localité 8]

De nationalité française

Demeurant [Adresse 1]

[Localité 7]

Représentés par Me Nathalie LESENECHAL, avocate au barreau de PARIS, toque : D2090,

Assistés de Me Benjamin MAUTRET, avocat au barreau de PARIS, toque : B0664,

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions de l'article 907 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 9 octobre 2023, en audience publique, devant la cour, composée de :

Madame Marie-Christine HÉBERT-PAGEOT, présidente de chambre,

Madame Florence DUBOIS-STEVANT, conseillère,

Madame Constance LACHEZE, conseillère,

Qui en ont délibéré.

Un rapport a été présenté à l'audience par Madame Marie-Christine HÉBERT-PAGEOT dans les conditions prévues à l'article 804 du code de procédure civile.

Greffier, lors des débats : Madame Liselotte FENOUIL

ARRÊT :

- Contradictoire

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Marie-Christine HÉBERT-PAGEOT, Présidente de chambre et par Liselotte FENOUIL, greffière, présente lors de la mise à disposition.

***

FAITS ET PROCÉDURE:

En 2006, M. et Mme [M] ont constitué à parts égales la SCI Espérance, laquelle possède un capital de 1.000 euros divisé en 100 parts à raison d'une répartition de 50 parts pour chacun d'eux.

Suivant actes des 3 décembre 2009 et 19 janvier 2010 la SCI Espérance a fait l'acquisition d'une maison et d'une grange à aménager situées respectivement [Adresse 4] à [Localité 10].

Après rénovation, les deux biens immobiliers ont été donnés à bail dans le cadre du dispositif Scellier, permettant aux époux [M] de bénéficier d'une réduction d'impôt sur 9 ans. Afin de pouvoir bénéficier de ce dispositif, les époux [M] se sont engagés lors du dépôt de leur déclaration de revenu 2009 à conserver leurs parts de la SCI Espérance pendant la période de 9 ans.

Alléguant avoir suivi les conseils de leur expert-comptable, la société [O] et associés, MMme [M] ont créé en 2014 la SCI Jama, à laquelle ils ont apporté le 30 décembre 2014, respectivement 50 et 49 parts de la SCI Espérance qu'ils détenaient pour un prix total de 86.130 euros.

Le 9 novembre 2017, la direction générale des finances publiques (la DGFIP) a notifié aux époux une proposition de rectification de leur impôt sur le revenu pour l'année 2014 à hauteur de 55.5559 euros fondée sur le fait que l'apport de leurs parts à la SCI Jama constituait une rupture de l'engagement qu'ils avaient pris de conserver la totalité des parts de la SCI Espérance au titre du dispositif Scellier et remettait en cause la réduction d'impôt dont ils avaient bénéficié au titre de ce dispositif.

Le 12 décembre 2017, les époux [M] ont contesté la proposition de rectification, mais le 18 janvier 2018, la direction générale des finances publiques a maintenu les termes de sa proposition de rectification.

À la suite du rejet de leur contestation, M.Mme [M], qui avaient préalablement avisé la société [O] de la rectification opérée par la DGFIP, lui ont demandé de reconnaitre sa responsabilité et d'effectuer toutes démarches leur permettant d'être indemnisés.

Le 6 juillet 2018, la DGFIP a mis les époux [M] en demeure de payer la somme de 53.559 euros assortie d'une majoration de 10% d'un montant de 5.356 euros, soit la somme totale de 58.915 euros, puis le 23 novembre 2018 a diligenté des actes d'exécution.

Le 16 décembre 2018, la société [O] a indiqué aux époux [M] avoir effectué une déclaration de sinistre auprès de son assureur.

Le 23 avril 2019, M.Mme [M] ont réglé la somme de 44.045 euros à l'administration fiscale correspondant au montant de l'impôt réclamé, puis le 22 juillet 2019, le solde de 14.870 euros

C'est dans ce contexte, qu'après avoir mis la société [O] et associés en demeure le 29 mars 2019 de leur verser la somme de 58.915 euros, M.Mme [M] ont par acte du 8 novembre 2019, fait assigner cette société devant le tribunal de grande instance de Meaux en paiement de la somme de 106.298 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice tiré du manquement au devoir de conseil auquel l'expert-comptable était tenu.

Par jugement du 8 juillet 2021 assorti de l'exécution provisoire, le tribunal judiciaire de Meaux a condamné la société [O] et associés à payer à M.Mme [M] la somme de 100.942,82 euros à titre de dommages et intérêts, outre intérêts au taux légal à compter du 8 novembre 2019, date de l'assignation, ordonné la capitalisation des intérêts aux conditions fixées par les dispositions de l'article 1343-2 du code civil, débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires et condamné la société [O] et associés aux dépens ainsi qu'au paiement d'une indemnité procédurale de 2.000 euros.

Pour caractériser la faute de la société [O], le tribunal a retenu que celle-ci avait réalisé les formalités nécessaires à la constitution de la SCI Jama et au contrat d'apport de parts en contrepartie d'une facture de 1.961,67 euros, qu'elle ne démontrait pas avoir mis en garde ses clients sur les conséquences fiscales de leur projet, en particulier sur la remise en cause du bénéfice du dispositif Scellier, qu'elle avait au contraire soutenu auprès de l'administration fiscale que l'apport de parts sociales ne rompait pas l'engagement de conservation pris par ses clients, ceux-ci restant propriétaires en leur qualité de co-associés de la nouvelle SCI, de sorte qu'elle avait manifestement commis une erreur dans l'appréciation des conséquences fiscales de l'opération mise en oeuvre pour le compte de ses clients, cette faute contractuelle ayant eu pour conséquence directe le redressement fiscal subi par les époux [M].

Par déclaration du 10 septembre 2021, la société [O] a relevé appel de cette décision.

Par ordonnance du 14 juin 2022, le conseiller de la mise en état a ordonné un sursis à statuer jusqu'à la décision du premier président de la cour d'appel de Paris à intervenir sur la demande d'aménagement de l'exécution provisoire du jugement dont

appel.

Par ordonnance du 19 juillet 2022, le délégataire du premier président, a débouté la société [O] et associés de ses demandes.

Par dernières conclusions n°2, déposées au greffe et notifiées par RPVA le 7 juin 2022, la SAS [O] et associés demande à la cour de la déclarer recevable et bien fondée en son appel, infirmer l'ensemble du jugement, débouter les consorts [M] de toutes leurs demandes, statuant à nouveau, à titre principal, juger qu'elle n'a commis aucune faute à l'égard des époux [M], subsidiairement, juger que le lien causalité entre la faute alléguée et le préjudice subi par les consorts [M] fait défaut et que la seule origine du préjudice subi réside dans l'intention de ces derniers de payer moins d'impôts, à titre très subsidiaire constater que le préjudice est inexistant, en conséquence, les débouter de toutes demandes plus amples, en tout état de cause, condamner M.Mme [M] aux dépens ainsi qu'au paiement d'une somme de 2.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Dans leurs dernières conclusions n°2, déposées au greffe et notifiées par RPVA le 22 août 2023, M. Mme [M] demandent à la cour de:

- rectifier le jugement déféré ainsi qu'il suit: en page 8, dans les motifs et dans le dispositif, le prénom "[G]" est à remplacer par le prénom "[R]",

-confirmer le jugement en toutes ses dispositions, hormis en ce qu'il a limité le montant des dommages et intérêts alloués à la somme de 100.942,82 euros,

- les juger recevables et bien fondés en leur appel incident sur ce seul point, infirmer le jugement en ce qu'il a limité le montant des dommages et intérêts à la somme de 100.942,82 euros, statuant à nouveau, condamner la société [O] et associés à leur payer la somme de 106.298 euros à titre de dommages et intérêts,

- débouter la société [O] et associés de l'ensemble de ses prétentions, y ajoutant, la condamner aux dépens ainsi qu'au paiement d'une indemnité de 4.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

SUR CE

- Sur la rectification de l'erreur matérielle

Ainsi que l'exposent les intimés, le jugement comporte en page 8 une erreur matérielle sur le prénom de M.[M], qui est orthographié ' [G]' au lieu de '[R]', comme le mentionne l'en-tête du jugement, les actes de procédures et les pièces du dossier au titre desquelles figure sa pièce d'identité. Il sera en conséquence procédé à la rectification de cette erreur purement matérielle figurant au 2ème paragraphe de la rubrique 'Sur les autres demandes' ( page 8) et aux 2ème et 6ème paragraphes du dispositif ( page 8).

- Sur la faute

Au soutien de leur action en responsabilité, M.Mme [M] invoquent un manquement de la société [O] à son devoir de conseil, constitutif d'une faute. Ils exposent que l'opération d'apport de parts, qui a conduit l'administration fiscale à remettre en cause la réduction d'impôts accordée au titre du dispositif Scellier, a été réalisée avec le concours de leur expert-comptable, la société [O], qui a rédigé le contrat d'apport, opté et soumis la SCI Jama à l'impôt sur les sociétés et établi les déclarations fiscales postérieures, sans que celle-ci ne les informe aucunement des risques fiscaux encourus. Ils ajoutent que s'ils avaient connaissance de l'engagement de conservation des titres, ils ignoraient que la réduction d'impôts dont ils bénéficiaient au titre du dispositif Scellier serait remise en cause par l'opération d'apport, dès lors, comme l'atteste la lettre datée 12 décembre 2017 de la société [O] à la DGFIP, qu'il avait été envisagé que l'engagement de conservation des parts demeurait au travers de la détention des parts de la SCI Jama, qui elle-même détenait les parts de la SCI Espérance et qu'ils n'auraient jamais choisi de réaliser l'apport litigieux s'ils avaient été dûment informés des conséquences fiscales d'une telle opération.

La SAS [O] répond que l'obligation de conseil pesant sur l'expert-comptable ne porte que sur les faits que son client peut légitimement ignorer, qu'en l'espèce le bénéfice du dispositif Scellier était subordonné à la conservation par les époux [M] dans leur patrimoine des parts détenues au sein de la SCI Espérance, ce que ces derniers n'ignoraient pas puisqu'ils avaient transmis une déclaration de revenu pour 2009 aux termes de laquelle ils s'engageaient à conserver les parts de la SCI Esperance pendant la période couverte. Elle précise que les époux [M] subissaient une pression fiscale associée à l'insuffisance du montant du loyer de la SCI Espérance qui ne leur permettait plus de régler les charges et impôts afférents au régime fiscal de la SCI Espérance qui les assujettissait au paiement de l'impôt sur le revenu, de la CSG et de la CRSD et que l'économie fiscale tirée du dispositif Scellier ne suffisait pas à combler et à la baisse du chiffre d'affaires de la société Claro Bâtiment à hauteur de 38%. Elle affirme que l'apport des titres de la SCI Espérance a permis, nonobstant la perte du dispositif Scellier, aux époux [M] de réaliser une économie d'impôts de 7.380 euros par an, ceux-ci ayant été rapportés de 16.020 euros à 8.640 euros, soit une économie totale de 131.708 euros entre 2014 et 2021, de sorte qu'en conseillant l'opération d'apport des titres aux fins d'obtenir une diminution des impôts, elle a observé l'obligation de conseil à laquelle elle était tenue.

Il est constant que la société d'expertise comptable [O] est intervenue pour constituer la SCI Jama et établir les contrats d'apports des parts de la SCI Espérance que détenaient M.Mme [M], prestations qu'elle a facturées pour un montant de 1.961,67 euros. A ce titre et en sa qualité d'expert-comptable elle était tenue vis à vis de ses clients conformément à l'article 155 du décret du 30 mars 2012 relatif à l'exercice de la profession d'expert-comptable, d'un devoir d'information et de conseil dans le respect des textes en vigueur.

Il ressort de la rectification fiscale, que M.Mme [M], en leur qualité d'associés de la SCI Espérance ayant effectué des investissements avaient été été déclarés éligibles aux réductions d'impôts prévue par le dispositif Scellier à charge pour eux de conserver leurs parts sociales jusqu'à l'expiration de la période couverte par l'engagement de location qui est au minimum de 9 années, cet engagement de conservation portant sur la totalité des titres de la société détenue par le contribuable, qu'en l'espèce, l'engagement de location étant de 9 ans, celui expirait en 2017 pour le premier bien et en 2018 pour le second, que l'apport de 99% des parts de la SCI Espérance à la SCI Jama en décembre 2014, soit au cours de la période d'engagement, constitue une cession des titres et est analysée par l'administration fiscale comme une rupture de l'engagement de conservation des parts qui avait été souscrit par les époux [M], qui ne supporte aucune exception au visa par la DGFIP du bulletin officiel des impôts (BOI-IR-RICI-230-60-20150611 n°30).

Au soutien de la contestation de la proposition de rectification, la société [O] a fait valoir auprès de la DGFIP, par courrier du 12 décembre 2017, que M.Mme [M] n'avaient pas rompu leur engagement de conservation des parts, en ce qu'ils n'avaient pas cédé leurs parts ayant reçu en contrepartie les parts de la SC Jama ce qui impliquait qu'ils étaient restés propriétaires des parts de la SCI Espérance par l'intermédiaire de la société Jama.

L'administration fiscale a toutefois maintenu que l'un des cas de remise en cause de l'engagement de conservation des parts est constitué par l'échange ou l'apport de titres

en société, aucune exception n'étant prévue dans un tel cas, ajoutant que la circonstance que les parts de la société objet de l'apport et celles de la société bénéficiant de l'apport appartiennent à la même personne physique n'est pas envisagée par le texte précité.

Ainsi la position téméraire défendue par l'expert-comptable, qui sous-tendait l'opération qu'il a mise en place pour le compte de ses clients, n'a pas été validée par la DGFIP. La société [O] ne démontrant aucunement sur quelle disposition fiscale son raisonnement était fondé, l'opération d'apport présentait un important risque de remise en cause du bénéfice du dispositif Scellier suite au non respect par les époux [M] de leur engagement pendant toute la période de 9 ans, engagement que l'expert-comptable n'ignorait pas lorsqu'il a formalisé le contrat d'apport.

En conseillant et en accompagnant ses clients dans cette opération sans être en mesure de justifier qu'elle les avait préalablement informés des risques auxquels ils s'exposaient sur le plan fiscal, les époux [M] n'étant au surplus pas des connaisseurs de la législation fiscale, la société [O] a manqué à son devoir d'information et de conseil.

La circonstance que les époux [M] n'ignoraient pas avoir signé un engagement de conservation des parts sociales de la SCI Espérance n'est pas de nature à remettre en cause l'existence de cette faute, ces derniers ayant pu légitimement s'en remettre à l'homme de l'art qu'était leur expert-comptable.

N'est pas davantage opérant, le moyen de la société [O] pris de ce que les époux [M] n'étant plus en capacité financière de faire face aux charges de la SCI Espérance, lui avaient demandé de rechercher des solutions pour une fiscalité plus favorable, une telle recherche d'optimisation fiscale ne dispensant en rien la société [O] de les informer de l'importance du risque fiscal, ce qu'elle ne justifie pas avoir fait.

En conséquence, c'est à bon droit que le tribunal a retenu que la société [O] avait commis une faute en manquant à son devoir de conseil et d'information à l'occasion de l'opération d'apport pour laquelle elle a prêté son concours.

La société [O], n'ayant pas démontré que les époux [M] avaient réalisé cette opération en parfaite connaissance des risques fiscaux encourus, conteste vainement le lien de causalité entre la faute qui a été établie et le redressement fiscal, lequel résulte directement de l'opération d'apport.

- sur le préjudice

Le tribunal a considéré que le préjudice invoqué, étant suffisamment actuel et certain, n'avait pas lieu d'être examiné sous le prisme de la perte de chance et l'a évalué à 100.942,82 euros, cette somme se décomposant en trois postes: 53.559 euros en réparation de la déchéance de l'avantage fiscal dit Scellier, 41.793 euros au titre de la perte du bénéfice du dispositif de réduction d'impôts jusqu'à l'expiration de la période d'engagement de conservation des parts sociales et 5.590,82 euros correspondant au coût du prêt que les époux [M] ont dû contracter pour pouvoir régler leur dette fiscale.

La société [O] soutient que la détermination du préjudice implique, d'une part, de déduire tout avantage financier dont ont bénéficié les intimés au cours de l'opération querellée, d'autre part, de tenir compter du degré de probabilité de réalisation de la chance perdue, le manquement à une obligation de conseil s'analysant en une perte de chance. Elle prétend qu'en l'espèce le préjudice est inexistant, l'opération réalisée ayant permis aux époux [M] de réaliser une économie fiscale substantielle de 16.000 euros par an de 2014 à 2017 soit 64.000 euros bien supérieure à l'avantage Scellier, alors qu'ils

auraient été redevables d'une somme de 25.664 euros (6.419 euros X4) au cours de cette même période au titre de l'impôt sur le revenu et des prélèvements sociaux, s'ils avaient conservé leurs parts sociales.

Les époux [M] répliquent que leur préjudice ne s'analyse pas en une perte de chance, dès lors qu'il est certain qu'ils n'auraient pas réalisé l'opération en cause qui leur a fait subir la perte du bénéfice du dispositif de réduction d'impôts Scellier alors qu'ils n'étaient nullement contraints de la réaliser et considèrent avoir droit à la réparation intégrale de leur préjudice. Ils se prévalent d'un préjudice d'un montant total de 106.298 euros, incluant 1) la rectification de leur impôt par l'administration fiscale au titre de l'impôt sur le revenu pour 2014 et les ayant conduits au paiement d'une somme de 58.915 euros correspondant au montant de la réduction d'impôt remise en cause pour la période courant entre 2009 et 2013, assortie des intérêts et majorations appliqués par l'administration fiscale, 2) la perte du bénéfice de la réduction d'impôt issu du dispositif Scellier dont ils auraient dû continuer à bénéficier jusqu'en 2017 pour la maison, soit une somme de 5.842 euros pendant 4 ans, et jusqu'en 2018 pour la grange, soit une somme de 3.685 euros pendant 5 ans, aboutissant à une perte totale de 41.793 euros et 3) le coût du crédit, s'élevant à la somme de 5.590,82 euros, qu'ils ont dû souscrire afin de procéder au règlement du montant réclamé par l'administration fiscale.

Ils réfutent le moyen de l'appelante selon lequel ils auraient réalisé une économie de 64.000 euros alors que celle-ci se fonde sur les comptes de la SARL Claro Bâtiment, tiers à la procédure, qui n'établissent pas le gain fiscal allégué ou la pression fiscale prétendument subie, que les comptes de la SCI Espérance pour l'exercice 2014, qui n'établissent pas de taux, ni de montant d'impôt et de prélèvements sociaux, ne permettent pas d'affirmer, soit que l'opération d'apport aurait permis d'en obtenir une réduction, soit que l'absence d'opération les en aurait rendus redevables, qu'enfin leur déclaration des revenus 2016 et leurs avis d'impôt sur les revenus 2013 n'établissent pas le montant de réduction d'impôts dont ils auraient bénéficié grâce à l'opération d'apport de titres.

Ils sollicitent l'infirmation du jugement en ce qu'il a exclu de leur indemnisation la somme de 5.356 euros, expliquant que ce montant correspond à une majoration de 10% appliquée par l'administration fiscale sur la somme de 53.559 euros au titre de la déchéance du dispositif Scellier et qu'il est la conséquence directe de la faute de la société [O] et de son incapacité à répondre à leurs sollicitations.

En cas de manquement de l'expert-comptable à son obligation de conseil, le préjudice consiste en une perte de chance pour le client d'éviter le risque qui s'est réalisé ou de bénéficier d'un avantage. Une perte de chance, quand bien même elle serait jugée très élevée, ne peut correspondre à la totalité du préjudice allégué.

Il convient donc de déterminer quelle aurait été la probabilité que les époux [M] renoncent à réaliser l'opération projetée en 2014 ou la différent dans le temps s'ils avaient été avisés des risques fiscaux auquel l'apport de leurs parts sociales à une autre société les exposait à date.

Il y a lieu tout d'abord de rechercher si comme l'allègue la société [O], l'opération d'apport restait en tout état de cause et en dépit du risque de rectification qui s'est réalisé, plus favorable aux époux [M] que la situation fiscale antérieure.

Il ressort des explications figurant dans la procédure de vérification fiscale que la réduction d'impôt au titre du dispositif Scellier à laquelle les époux [M] étaient éligibles correspondait à 25% de la base retenue, répartie sur 9 années, soit concrétement une réduction d'impôt sur le revenu de 25% sur 210.312 euros pour le premier bien et de 25% sur 132.655 euros sur le second bien, cette réduction étant répartie sur 9 ans (1/9éme par an). Si le bénéfice du dispositif Scellier n'avait pas été supprimé avec effet rétroactif, les époux [M] auraient donc bénéficié in fine, à l'issue du

délai de 9 ans d'une réduction totale d'impôts sur le revenu de 52.578 euros au titre du premier bien (210.312 X 25%) et de 33.163,75 euros (132.655 X 25%) au titre du second bien, soit, pris ensemble, un montant de 85.741,75 euros.

A la date du retrait du bénéfice du dispositif Scellier, en 2014, les époux [M] avaient déjà obtenu des réductions d'impôts à hauteur respectivement de 29.210 euros et 14.740 euros soit 43.950 euros (2009 à 2013) outre 58 et et 37 euros pour 2014, soit un total à 44.045 euros

Selon les règles fiscales, la remise en cause rétroactivement de la réduction d'impôt se fait sur le revenu de l'année au cours de laquelle intervient l'événement ayant déclenché la perte de l'avantage fiscal, soit en l'espèce l'année 2014. C'est ainsi que l'administration fiscale a appliqué au titre de l'impôt sur le revenu 2014 une rectification de 53.559 euros se décomposant en 44.045 euros de droits, 5.109 euros d'intérêts de retard y afférent et 4.405 euros au titre d'une majoration de 10%, ces trois postes se rapportant à la reprise des réductions dont avaient bénéficié les époux [M].

La perte du bénéfice du dispositif Scellier s'étendait également aux réductions d'impôts futures, mais certaines, restant à courir dont les époux [M] avaient l'assurance de bénéficier chaque année jusqu'en 2017 pour le premier bien et en jusqu'en 2018 pour le second bien, correspondant à un total de 41.696,75 euros.

La SCI Espérance était une société non assujettie à l'impôt sur les sociétés, fiscalement 'translucide', de sorte que ses revenus étaient imposés en tant que revenus personnels de ses associés, les époux [M].

Dans le nouveau montage, la SCI Jama, bénéficiaire des apports, a opté pour le régime de l'impôt sur les sociétés, de sorte que depuis l'opération d'apport, les recettes générées par la location des deux biens immobiliers n'étaient plus imposées dans la catégorie des revenus fonciers des associés, mais intégrées dans le chiffre d'affaires de la SCI Jama soumis à l'impôt sur les sociétés.

Les époux [M] n'ayant plus à déclarer personnellement 99% des revenus encaissés par la société ( ils ne détenaient plus que 1% du capital social de la SCI Espérance), ce changement de régime fiscal en 2014 a nécessairement réduit le montant de leur impôt sur leur revenu, mais parallèlement leur a fait perdre la réduction d'impôt du dispositif Scellier de l'ordre de 5.842 euros par an pendant 4 ans et de 3.875 euros par an pendant 5 ans.

Toutefois, la comparaison chiffrée à laquelle se livre la société [O], dont les montants et taux d'imposition sont sérieusement contestés, ne permet pas de déterminer avec une assurance suffisante que l'économie réalisée sur l'impôt sur le revenu restait en tout état de cause nettement plus favorable que le dispositif Scellier et ce d'autant que la comparaison ne doit pas seulement se faire entre les impositions de 2015 à 2017/2018, mais intégrer les réductions rétroactivement perdues.L'économie dont se prévaut l'expert-comptable au-delà de 2017/2018 n'est pas opérante puisqu'à cette période l'engagement de 9 ans de conserver les parts sociales serait arrivé à terme et que le bénéfice de la réduction d'impôts aurait été définitivement acquis. Au demeurant, l'économie réalisée grâce au nouveau montage n'était pas absolue dans l'avenir puisque l'impôt sur les sociétés que régle la nouvelle SCI réduit d'autant sa capacité à distribuer des bénéfices à ses associés et qu'en cas de distribution de dividendes l'associé est alors personnellement imposé à ce titre.

En tout état de cause, l'économie que les époux [M] réalisaient sur l'impôt sur le revenu ne remet pas en cause l'existence des importantes difficultés qu'ils ont rencontrées suite à la reprise des réductions d'impôt passées, qui a provoqué un brusque réhaussement des droits à acquitter soit plus de 55.000 euros avec les accessoires. Cette situation a placé les époux [M], qui ne disposaient pas des fonds pour faire

face à cette charge exceptionnelle, en sérieuses difficultés, les obligeant à recourir à un emprunt pour régler l'administration fiscale afin d'éviter la saisie de leurs biens.

Or, la société [O] manque à établir que ses clients n'avaient pas d'autre issue financière en 2014 que d'effectuer ce contrat d'apport pour réduire en urgence le montant de l'imposition sur leur revenu et qu'ils ne pouvaient différer cette opération dans le temps après l'échéance de leur engagement.

La probabilité qu'ils acceptent, au regard de leur situation, de courir le risque d'une rectification fiscale de plus de 55.000 euros apparait d'autant plus faible que le risque d'un contrôle de l'administration fiscale était majeur en présence d'un changement de régime fiscal et de la quasi disparition des revenus fonciers déclarés par les époux [M].

La cour retiendra au vu de l'ensemble de ces éléments que les époux [M] ont par la faute de la société [O] perdu une chance très importante d'éviter la rectification fiscale, et la perte du dispositif scellier, cette perte de chance devant être évaluée à 90% d'une base de 85.401 euros, qui intègre le coût de 58.915 euros réglé à l'administration fiscale au titre de la rectification et de tous ses accessoires, 5.590 euros au titre du coût du prêt exposé pour régler la dette fiscale, ainsi que la moitié de la somme de 41.793 euros au titre de la perte du bénéfice du dispositif Scellier de 2014 jusqu'au terme de l'engagement, soit 20.896 euros.

En conséquence, la société [O] et associés est condamnée à régler aux époux [M] la somme de 76.860, 90 euros arrondie à 76.861 euros, le jugement étant réformé en ce sens.

- Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile

Le jugement sera confirmé en ce qu'il a condamné la société [O] aux dépens et au paiement d'une indemnité procédurale.

La société [O] restant condamnée à des dommages et intérêts même si leur montant a été réduit par la cour, elle sera condamnée aux dépens d'appel, dès lors qu'elle concluait à hauteur d'appel à l'absence de toute condamnation, ainsi qu'au paiement d'une indemnité de 3.000 euros au titre des frais irrépétibles exposés en appel.

La société [O] condamnée aux dépens ne peut prétendre au paiement d'une indemnité procédurale.

PAR CES MOTIFS,

Rectifie l'erreur matérielle affectant le prénom de M.[M] en page 8 du jugement du 8 juillet 2021 et dit que le prénom ' [G]' sera remplacé par le prénom '[R]' au 2ème paragraphe de la rubrique 'Sur les autres demandes' et aux 2ème et 6ème paragraphes du dispositif,

Confirme le jugement en ce qu'il a retenu que la société [O] et associés a manqué à son devoir d'information et de conseil à l'égard des époux [M], et en ses dispositions relatives aux dépens et à l'application de l'article 700 du code de procédure civile, l'infirme sur le montant des dommages et intérêts alloués,

Statuant à nouveau du chef infirmé,

Condamne la société [O] et associés à payer à M.et Mme [M] la somme de 76.861 euros à titre de dommages et intérêts, avec intérêts au taux légal à compter de l'assignation du 8 septembre 2019 et capitalisation des intérêts dans les conditions de l'article 1343-2 du code civil,

Y ajoutant, condamne la société [O] et associés aux dépens d'appel et à payer à M.Mme [M], pris ensemble, une indemnité procédure de 3.000 euros au titre des frais irrépétibles exposés en appel,

Dit que les dépens pourront être recouvrés directement par Maître Senechal en application de l'article 699 du code de procédure civile,

Déboute la société [O] et associés de sa demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile.

La greffière,

Liselotte FENOUIL

La présidente,

Marie-Christine HÉBERT-PAGEOT


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Paris
Formation : Pôle 5 - chambre 8
Numéro d'arrêt : 21/16374
Date de la décision : 16/08/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 25/08/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2024-08-16;21.16374 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award