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23/05/2024 | FRANCE | N°20/07545

France | France, Cour d'appel de Paris, Pôle 6 - chambre 8, 23 mai 2024, 20/07545


Copies exécutoires REPUBLIQUE FRANCAISE

délivrées le : AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS







COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 6 - Chambre 8



ARRET DU 23 MAI 2024



(n° , 1 pages)



Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 20/07545 - N° Portalis 35L7-V-B7E-CCUGF



Décision déférée à la Cour : Jugement du 01 Juillet 2020 -Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de PARIS - RG n° 19/03964





APPELANTE



Madame [I] [E]

[Adresse 2]

[Localité

3]



Représentée par Me Xavier CHILOUX, avocat au barreau de PARIS, toque : P051





INTIMÉE



SOCIÉTÉ MARIONNAUD LAFAYETTE

[Adresse 1]

[Localité 4]



Représentée par Me Anne VINCENT-I...

Copies exécutoires REPUBLIQUE FRANCAISE

délivrées le : AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 6 - Chambre 8

ARRET DU 23 MAI 2024

(n° , 1 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 20/07545 - N° Portalis 35L7-V-B7E-CCUGF

Décision déférée à la Cour : Jugement du 01 Juillet 2020 -Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de PARIS - RG n° 19/03964

APPELANTE

Madame [I] [E]

[Adresse 2]

[Localité 3]

Représentée par Me Xavier CHILOUX, avocat au barreau de PARIS, toque : P051

INTIMÉE

SOCIÉTÉ MARIONNAUD LAFAYETTE

[Adresse 1]

[Localité 4]

Représentée par Me Anne VINCENT-IBARRONDO, avocat au barreau de PARIS

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 27 Février 2024, en audience publique, les avocats ne s'étant pas opposés à la composition non collégiale de la formation, devant Madame Nathalie FRENOY, Présidente, chargée du rapport.

Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, entendu en son rapport, composée de :

Madame Nathalie FRENOY, présidente de chambre

Madame Sophie GUENIER-LEFEVRE, 1ère présidente de chambre

Madame Isabelle MONTAGNE, présidente de chambre

Greffier, lors des débats : Mme Nolwenn CADIOU

ARRÊT :

- CONTRADICTOIRE

- mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile,

- signé par Madame Nathalie FRENOY, présidente et par Madame Nolwenn CADIOU, greffier à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

EXPOSÉ DU LITIGE

Madame [I] [E] a été engagée par la société Marionnaud Lafayette par contrat à durée indéterminée du 21 mai 2018 en qualité de responsable comptable, statut cadre.

A compter du 23 octobre 2018, son contrat de travail a été suspendu pour cause de maladie.

Par courrier du 11 janvier 2019, la société Marionnaud Lafayette l'a convoquée à un entretien préalable fixé au 22 janvier suivant.

Par courrier du 25 janvier 2019, elle lui a notifié son licenciement pour absence prolongée ayant désorganisé l'entreprise.

Contestant son licenciement, Madame [E] a saisi le 9 mai 2019 le conseil de prud'hommes de Paris qui, par jugement du 1er juillet 2020, notifié aux parties par lettre du 27 octobre 2020, l'a déboutée de l'ensemble de ses demandes et l'a condamnée au paiement des entiers dépens, rejetant la demande formée au titre de l'article 700 du code de procédure civile par la SAS Marionnaud Lafayette.

Par déclaration du 6 novembre 2020, Madame [E] a interjeté appel de ce jugement.

Dans ses dernières conclusions communiquées par voie électronique le 2 juin 2023, l'appelante demande à la cour :

-d'infirmer en toutes ses dispositions le jugement entrepris,

-de juger la nullité du licenciement,

-de condamner la société Marionnaud à verser à Madame [I] [E] le paiement des salaires échus soit':

-287 101 euros du fait de la nullité du licenciement, du mois de mai 2019 au mois de novembre 2023,

-28 710 euros de congés payés afférents,

à titre subsidiaire,

-de juger l'absence de cause réelle et sérieuse du licenciement,

-de condamner la société Marionnaud au paiement de'30 000 euros de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,

en tout état,

-de débouter la société Marionnaud de toutes ses demandes,

-de condamner la société Marionnaud au paiement de la somme de'30 000 euros à titre de dommages-intérêts pour harcèlement, atteinte à l'état de santé et non-respect de l'obligation de sécurité de l'employeur,

-de condamner la société Marionnaud au paiement des sommes de':

-6 638,65 euros au titre des heures supplémentaires à 25 %,

-663 euros de congés payés y afférents,

-de condamner la société Marionnaud au paiement des sommes de':

-3 803,55 euros au titre des heures supplémentaires à 50 %,

-380 euros de congés payés y afférents,

-de condamner la société Marionnaud au paiement de la somme de'3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

-de condamner la société Marionnaud au paiement de l'intérêt au taux légal et aux dépens.

Dans ses dernières conclusions communiquées par voie électronique le 12 juin 2023, la société Marionnaud Lafayette demande à la cour :

-de dire et juger que Madame [I] [E] est irrecevable, et en tout état de cause, mal fondée en son appel,

-de confirmer le jugement rendu par le conseil de prud'hommes le 1er juillet 2020 en ce qu'il a débouté Madame [I] [E] de toutes ses demandes,

-de débouter Madame [I] [E] de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,

-de condamner Madame [I] [E] à verser à la société Marionnaud Lafayette la somme de 2 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

-de condamner Madame [I] [E] aux dépens.

Par arrêt avant-dire droit du 16 novembre 2023, la réouverture des débats a été ordonnée pour que Madame [E] s'explique sur sa demande principale en paiement des salaires dus depuis son licenciement en l'absence de demande de réintégration et que la société Marionnaud Lafayette fasse valoir ses observations en réponse.

Dans ses conclusions notifiées par RPVA le 7 décembre 2023, Madame [E] a réclamé sa réintégration, sollicité le paiement des salaires échus de mai 2009 à novembre 2023, soit 287'101 € du fait de la nullité du licenciement, outre les congés payés afférents à hauteur de 28'710 € et réclamé la condamnation de la société intimée à lui verser, à défaut de réintégration, six mois de salaire, soit 32'502 €.

Par conclusions notifiées par voie électronique le 22 janvier 2024, la société Marionnaud Lafayette a sollicité que la demande nouvelle de réintégration formulée tardivement soit déclarée irrecevable et qu'il soit jugé en tout état de cause qu'elle est dans l'impossibilité de procéder à ladite réintégration sur un poste de responsable comptable.

L'ordonnance de clôture est intervenue le 20 février 2024 et l'affaire a été renvoyée à l'audience du 27 février 2024.

Il convient de se reporter aux énonciations de la décision déférée pour plus ample exposé des faits et de la procédure antérieure, ainsi qu'aux conclusions susvisées pour l'exposé des moyens des parties devant la cour.

MOTIFS DE L'ARRET

Sur la déclaration d'appel :

La société Marionnaud Lafayette considère que la déclaration d'appel est nulle en ce qu'elle ne vise pas expressément les chefs de jugement critiqués, mais seulement les motifs ou extraits dudit jugement.

Madame [E] affirme que la déclaration d'appel est conforme et recevable, reprenant expressément les chefs de jugement critiqués.

Selon l'article 901 du code de procédure civile, 'la déclaration d'appel est faite par acte contenant, outre les mentions prescrites par l'article 57, et à peine de nullité :

1° La constitution de l'avocat de l'appelant ;

2° L'indication de la décision attaquée ;

3° L'indication de la cour devant laquelle l'appel est porté ;

4° Les chefs du jugement expressément critiqués auxquels l'appel est limité, sauf si l'appel tend à l'annulation du jugement ou si l'objet du litige est indivisible.

Elle est signée par l'avocat constitué. Elle est accompagnée d'une copie de la décision. Elle est remise au greffe et vaut demande d'inscription au rôle.'

En l'espèce, la déclaration d'appel en date du 6 novembre 2020 est ainsi rédigée : 'appel limité aux chefs de jugement expressément critiqués. Il est fait grief à la décision de première instance de ne pas avoir accueilli la demanderesse en ses demandes à titre principal de nullité du licenciement et d'allocation des salaires échus et des congés payés y afférents résultant de cette nullité. Il est fait grief à titre subsidiaire de ne pas avoir considéré le licenciement sans cause réelle et sérieuse et de ne pas avoir alloué à la demanderesse des dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. Il est fait grief de ne pas avoir alloué la demanderesse des dommages-intérêts pour harcèlement. Il est reproché de ne pas avoir accordé à la salariée ses demandes de rappel d'heures supplémentaires et de congés payés afférents.'

Force est de constater, contrairement à ce qu'affirme la société intimée, que cette déclaration d'appel ne vise pas les motifs du jugement du conseil de prud'hommes.

Alors que la demanderesse sollicitait en première instance la nullité de son licenciement, un rappel de salaire à ce titre, à défaut le constat d'un licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse et son indemnisation, la réparation d'un harcèlement moral et un rappel d'heures supplémentaires et des congés payés afférents, toutes ces prétentions sont contenues dans la déclaration d'appel qui critique donc tous les chefs du jugement entrepris.

L'appel de Madame [E] est donc recevable et a dévolu à la cour les chefs de jugement qu'il critique.

Sur le licenciement :

La lettre de licenciement adressée à Madame [E] contient les motifs suivants, strictement reproduits:

'Vous avez été engagée par la société Marionnaud Lafayette en qualité de Responsable Comptable par contrat en date du 21 mai 2018.

Or, malheureusement votre contrat de travail a été suspendu pour cause de maladie sur la période du 8 octobre 2018 au 12 octobre 2018, puis il a été une nouvelle fois suspendu à compter du 23 octobre 2018 jusqu'au 08 janvier 2019 et en dernier lieu du 09 janvier 2019 jusqu'au 31 janvier 2019.

En effet, comme vous le savez votre absence a débuté en période d'audit interne. Elle a continué pendant la période de clôture annuelle. Cette dernière, comme vous le savez, représente une période intense d'activité durant laquelle l'ensemble de nos équipes, et notamment la vôtre doivent être mobilisées pour répondre aux demandes pour la bonne marche de notre activité.

De plus, le 21 décembre 2018 nous avons reçu un avis de l'administration fiscale qui nous informe que notre société fera l'objet très prochainement d'un contrôle fiscal, ce qui nécessite une organisation continue de l'ensemble des équipes du service finances et comptabilité.

Malheureusement, vous nous avez informés de la prolongation de votre arrêt de travail.

Nous vous rappelons qu'en tant que Responsable Comptable, vous avez sous votre responsabilité une équipe de 6 personnes. Cette équipe s'est alors trouvée sans référent sur qui s'appuyer et ne peut plus assumer la charge de travail découlant de votre absence. Par ailleurs, votre absence est d'autant plus compliquée à gérer qu'elle impacte une équipe déjà fragilisée en raison de départs de certains collaborateurs, entraînant même le départ des intérimaires en question et corrélativement une déperdition d'informations.

Par ailleurs, dans le cadre de vos fonctions, vous êtes garante de l'établissement et la supervision des clôtures comptables périodiques qu'elles soient mensuelles et surtout annuelles.

Votre absence prolongée, qui plus est pendant une période charnière dans votre service, et ce, depuis maintenant trois mois consécutifs, a gravement perturbé le fonctionnement de notre entreprise au point qu'il est aujourd'hui indispensable de procéder à votre remplacement définitif.

En outre, au regard du niveau de responsabilités et des compétences requises pour occuper un tel poste, et de la spécificité de vos fonctions, il ne peut en aucun cas être envisagé de vous remplacer temporairement.

Pour l'ensemble de ces raisons, nous nous voyons contraints de vous notifier par la présente votre licenciement '.

Mme [E] affirme qu'elle a été victime de harcèlement moral, caractérisé notamment par un manque de moyens et de personnels mis à sa disposition ainsi que par le comportement d'un collègue à son encontre, que la prétendue désorganisation de l'entreprise n'est pas due à son absence puisqu'elle a été remplacée et que son licenciement, en lien direct avec sa santé dégradée consécutivement à ce harcèlement, est nul. Elle réclame un rappel des salaires échus de mai 2019 à novembre 2023, outre les congés payés y afférents, ainsi que l'indemnisation du harcèlement moral, de l'atteinte à son état de santé et du non-respect de l'obligation de sécurité de l'employeur, à hauteur de 30'000 €.

A titre subsidiaire, elle demande l'indemnisation de son licenciement dépourvu, selon elle, de cause réelle et sérieuse.

La société Marionnaud Lafayette soutient que l'absence prolongée de Madame [E] a engendré d'importantes perturbations dans le fonctionnement de l'entreprise, que son licenciement était alors nécessaire afin de procéder à son remplacement définitif; elle réfute tout harcèlement moral, précise que certains agissements évoqués par l'appelante ne constituent en réalité que la manifestation du pouvoir de direction de l'employeur dans le cadre de l'exécution du contrat de travail. Elle conclut au rejet des demandes, soulignant le caractère démesuré des demandes formulées très au-delà du barème d'indemnisation et contestant tout manquement à l'obligation de sécurité ou atteinte portée à la santé de Madame [E].

Il est de principe que si la maladie n'est pas en soi une cause légitime de rupture du contrat, ses conséquences peuvent dans certains cas justifier la rupture si l'employeur établit d'une part, que l'absence du salarié entraîne des perturbations dans le fonctionnement normal de l'entreprise et d'autre part, que le remplacement définitif du salarié absent est une nécessité.

Ce remplacement doit intervenir à une date proche du licenciement ou dans un délai raisonnable. En cas de contestation, il y a lieu d'apprécier si ce remplacement est intervenu dans un délai raisonnable, en tenant compte des spécificités de l'entreprise et de l'emploi concerné, ainsi que des démarches faites par l'employeur en vue d'un recrutement.

Cependant, lorsque l'absence prolongée du salarié est la conséquence du harcèlement moral dont il a été l'objet, l'employeur ne peut se prévaloir de la perturbation que l'absence prolongée a causée au fonctionnement de l'entreprise.

Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel, selon l'article L1152-1 du code du travail.

L'article L.1154-1 du code du travail dispose 'lorsque survient un litige relatif à l'application des articles L. 1152-1 à L. 1152-3 et L. 1153-1 à L. 1153-4, le candidat à un emploi, à un stage ou à une période de formation en entreprise ou le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l'existence d'un harcèlement.

Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.

Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles.'

En l'espèce, la salariée invoque avoir été à la tête d'un service notoirement sous-dimensionné par rapport à la charge de travail (un effectif réduit de moitié et sans expérience pour la gestion des loyers, des démissions...), fait état d'un stress et d'une fatigue invraisemblables mais encore d' une ambiance désastreuse avec des doléances de harcèlement moral et sexuel, de remontrances vives et injustifiées devant les membres du personnel d'une ex-collègue responsable du service comptabilité auxiliaire, de ragots honteux et vexatoires sur ses tenues ou sur sa vie personnelle, ainsi que d'une accusation à son encontre pour harcèlement moral sur un membre de son équipe.

Madame [E] verse aux débats :

- différents avis d'arrêts de travail, débutant en octobre 2018, portant mention d'un 'syndrome anxio- dépressif', et se prolongeant jusqu'au 31 janvier 2020,

- son courriel du 6 juillet 2018 ayant pour objet 'IMPORTANT / GESTION DES LOYERS CET ETE / ALERTE' indiquant 'comme je t'en ai déjà fait part, la gestion des loyers est à flux tendu encore ce mois-ci et nous avons du retard à rattraper et pas de ressources supplémentaires en l'état pour y pallier. J'aimerais faire un point le plus vite possible avec toi sur ce sujet et exposer mes préconisations de vive voix [...] Nous ne pouvons pas laisser ce poste sans personne pour le gérer pendant une semaine, nous serons de nouveau acculés à une situation de crise .[... ] Je rappelle si besoin que les notes de frais représentent 30 k€ en moyenne par mois pour plusieurs millions d'€ pour les loyers , les risques conséquents connus pour les retards de règlement sur les loyers (sic) et que cela me paraît donner sens à ma proposition, au moins de manière temporaire et en situation de « crise » que nous connaissons depuis des mois maintenant sur les loyers, et qu'il est temps de résorber définitivement maintenant ', concluant ' ce mail représente un point d'alerte concernant la gestion des loyers',

- son message du 8 juillet 2018 sollicitant un rendez-vous 'je dois t'informer qu'une personne de mon équipe, K. A., s'est plaint de harcèlement à mon égard vendredi dernier, en entretien en tête-à-tête, à plusieurs reprises et de manière véhémente. Je ne te cache pas ma surprise quant à sa réaction et comportement.[...] Je voudrais pouvoir en discuter avec toi le plus vite possible [...] Je ne me sens pas bien du tout ',

- son courriel du 18 juillet 2018 sollicitant une entrevue au sujet des loyers et réclamant 'nous avons besoin d'une ressource supplémentaire temporaire au plus vite (comptable confirmé, expérience compta dans l'immobilier/syndic) pour l'été a minima',

- l'attestation d'un ancien salarié faisant état de la souffrance au travail de Madame [E] 'avec une grosse charge de travail et pressions diverses. J'ai remplacé en intérim la comptable fiscaliste qui a démissionné dans la semaine et me trouvais juste en face de [I] [E] dans « l'open space » de l'équipe comptable et [I] était ma supérieure hiérarchique. Un jour j'ai vu [I] revenir de réunion en larmes et à bout, peu de temps avant son arrêt maladie.[...] Elle m'a alors dit qu'elle était épuisée psychologiquement de la situation difficile dans notre service sans réussir à obtenir le renfort de personnel demandé auprès de la direction [...], ' en avoir assez des ragots honteux qui couraient sur son compte et celui de M.B. au sein de la direction et que la directrice des ressources humaines ne réagisse pas à ses appels ',

- l'attestation d'un comptable attestant 'avoir entendu Mme [I] [E] se plaindre des échanges et reproches de Mr [M], sachant qu'en ma présence il surveillait ses paroles et intonations', l'avoir vue 'dans un état de déconfiture' et l'avoir entendue dire à M. B. qu''elle ne supportait plus la manière dont il leur parlait et surtout à lui!!', avoir constaté 'une dégradation de l'état physique et moral' de sa collègue 'du fait de son amaigrissement et de son état nerveux', le témoin faisant état également d'une 'mauvaise redistribution du stress managérial',

- un courriel du 27 septembre 2018 du directeur administratif et financier indiquant à Madame [E] 'je sais que les circonstances sont difficiles et ne te rendent pas la vie facile du tout !!!'

- un sms de la salariée à Monsieur M. B. 'Je ne viendrai pas aujourd'hui j'en suis sincèrement désolée' je n'arrive plus à rien ni à prendre le recul nécessaire. Ce contexte inextricable et de calomnies à mon égard me rend malade et j'en souffre beaucoup. J'ai conscience des conséquences de la difficulté pour toi de mon arrêt et cela m'affecte tout autant. Mais je dois me préserver et me soigner. Je ne suis plus bonne à rien, je bug en permanence' et je ne contrôle plus mon humeur ni la colère qui sort ',

- un échange de courriels du 13 décembre 2018 des membres de la direction de l'entreprise au sujet de la procédure '[I] [E]' et de son estimation, dans le cadre duquel le 'risque judiciaire' est apprécié ainsi 'si nous sommes assignés en justice, les risques peuvent être les suivants :[...] possibilité que le licenciement soit considéré comme nul car lié à l'état de santé',

- différents documents relatifs à la pension d'invalidité perçue par la salariée,

- un rapport d'expertise médicale concluant à un 'syndrome anxiodépressif dont les premiers symptômes remontent à septembre 2018' ayant nécessité ' un nouvel arrêt de travail, toujours en lien avec un contexte professionnel particulièrement délétère', 'Madame [E] a vu sa prise en charge psychiatrique renforcée', et relevant la difficulté de préciser une date éventuelle de stabilisation médicale au jour du rapport en date du 11 janvier 2021.

Ces documents objectivisent des faits liés à la surcharge de travail, aux tensions, pressions, brimades et autres rumeurs dont s'est plainte la salariée dans le cours de la relation de travail et leurs conséquences sur sa santé, ainsi que sur sa présence à son poste. Madame [E] présente ainsi des éléments de fait qui, pris dans leur ensemble, laissent supposer l'existence d'un harcèlement moral à son encontre.

La société Marionnaud Lafayette, contestant tout harcèlement moral, soutient que l'absence de la salariée s'est inscrite dans une période d'activité charnière pour les services de comptabilité, qu'un audit interne dénommé « Black Book Review » a été réalisé sur la période, qu'un contrôle fiscal a eu lieu en janvier 2019 et que le licenciement est donc intervenu dans ce cadre et non pour un harcèlement moral qui n'est qu'allégué, pour lequel la salariée n'a saisi aucun organisme ni déposé plainte, les éléments invoqués consistant uniquement en des directives données dans le cadre de l'exécution du contrat de travail et du pouvoir de direction de l'employeur. Elle souligne que les commentaires et notes ( pièce 14) ajoutées aux différents courriels produits ont été établis pour les besoins de la cause, après la notification du licenciement et ne lui ont jamais été adressés. L'intimée souligne que Madame [E] a été entendue à la suite de la dénonciation d'un harcèlement moral dont elle aurait été l'auteur, le salarié concerné ayant démissionné le 10 août 2018 après un arrêt maladie à compter du 18 juillet 2018.

Considérant la salariée comme ayant été la source d'un climat anxiogène au sein du service dont elle avait la responsabilité - ce climat n'étant pas lié au changement de site puisque le service avait déjà déménagé lors de son arrivée -, elle souligne qu'aucun lien n'est fait entre le prétendu harcèlement moral ou un quelconque manquement de l'employeur à ses obligations et le 'syndrome anxiodépressif' mentionné sur ses arrêts de travail, d'autant que l'expertise médicale fait état chez cette collaboratrice d'une santé fragilisée par une dépression depuis 2016, soit avant son embauche. Elle relève que les difficultés de 'gestion des loyers' n'ont pas été rencontrées par son remplaçant, Monsieur [X], et qu'elles ne sauraient suffire en tout état de cause à faire présumer un harcèlement moral.

Outre un tableau des absences de Madame [E] et diverses pièces relatives à l'audit, au planning de clôture mensuelle et au contrôle fiscal, la société Marionnaud Lafayette produit les arrêts maladie de Monsieur [O], salarié ayant dénoncé un harcèlement moral à son encontre, sa lettre de démission en date du 9 août 2018, l'attestation de Madame [K], comptable, affirmant avoir 'personnellement' 'le ressenti que [I] est une femme de nature stressée et qui hausse le ton lorsque quelque chose ne va pas. Ses propos n'étaient pas dignes d'une responsable, par exemple, concernant mon ancien poste, elle devait me signer des documents et sa réponse était « c'est chiant de devoir faire ça mais il faut le faire quand même »'[...] , et le témoignage de Madame [G], directrice comptable, indiquant 'en travaillant sur le même plateau que [I], je n'ai jamais constaté de harcèlement vis-à-vis d'elle. Par contre les personnes qui travaillaient avec [I] se plaignaient de la façon dont elle leur donnait les directives de travail'.

Il convient de relever que la première de ces attestations exprime le ressenti personnel d'un membre du service comptabilité, lequel n'est pas corroboré par des éléments objectifs, et comporte l'indication selon laquelle 'elle était très insistante car nous devions tous aider sur le poste des loyers et même le faire passer avant notre propre travail', mention tendant à accréditer une surcharge de travail sur cette partie des attributions de Madame [E].

Quant à la seconde attestation, elle contient des accusations imprécises et vagues mais surtout une appréciation ('dans le service comptabilité, le climat de l'équipe s'était détérioré, ce qui a contribué au départ de certains'), pouvant faire écho aux doléances de l'appelante.

L'employeur verse en outre un document d'information/consultation du CHSCT et du comité d'entreprise au sujet d'un projet immobilier, la copie du journal interne 'M News' d'octobre 2017 et un courriel du 26 janvier 2018 du service de communication interne faisant part de l'accueil des équipes de [Localité 5] au [Adresse 1] à compter de mars 2018 ; ces éléments démontrent un déménagement antérieur à l'arrivée de Madame [E] et sont d'un intérêt très relatif quant aux agissements dénoncés sur le lieu de travail situé à cette adresse.

Si un courriel de Monsieur [M], directeur financier, en date du 10 juillet 2018 réclamant, en réponse à l'alerte de la salariée, la préparation 'd'un mapping des compétences de chaque membre de l'équipe vs les besoins du service , afin de réfléchir ensemble aux axes d'amélioration organisationnels' est produit, force est de constater qu'il n'est justifié d'aucune étude précise, d'aucun projet, d'aucune décision prise pour remédier à la surcharge de travail invoquée par la salariée, et ce, alors que la comparaison entre d'une part l'organigramme du 14 décembre 2018 montrant deux postes non pourvus dans son service et la présence d'un intérimaire et d'autre part celui du 1er mars 2020 déployant six postes de comptable n'a pas de pertinence dans la mesure où la durée de travail, l'expérience et l'expertise de chacun de ces intervenants ne sont pas précisées.

Il n'est pas justifié non plus d'autres réponses écrites, ou mesures prises relativement aux différentes alertes de la salariée.

Échouant donc à justifier d'une charge de travail compatible avec l'effectif du service et de réponse apportée à chaque alerte de la salariée tant dans ce domaine que sur le plan d'accusations, de pressions, de brimades ou de médisances à son encontre, la société Marionnaud Lafayette ne verse pas d'éléments objectifs permettant de considérer les agissements invoqués comme étrangers à tout harcèlement moral.

Par conséquent, la société intimée doit être condamnée à réparer non seulement le harcèlement moral subi par la salariée, mais encore un manquement à l'obligation de sécurité, les éléments recueillis permettant également de relever que la société ne justifie pas de mesures prises pour éviter tout risque pour la salariée au sens des articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail.

La demande d'indemnisation de ces chefs doit être accueillie globalement à hauteur de la somme de 8 000 €.

Enfin, en l'état du harcèlement moral ayant eu des répercussions sur l'état de santé de Madame [E], dont le contrat de travail a été suspendu à compter d'octobre 2018, la société Marionnaud Lafayette ne peut se prévaloir de cette absence, même si elle a été perturbatrice du fonctionnement de l'entreprise, pour justifier la rupture intervenue; le licenciement de l'espèce est donc nul.

Dans le cas où la nullité du licenciement est constatée, le salarié peut demander sa réintégration ( il a alors droit au paiement d'une somme correspondant à la réparation de la totalité du préjudice subi au cours de la période qui s'est écoulée entre son licenciement et sa réintégration, dans la limite du montant des salaires dont il a été privé) ou préférer une réparation de son préjudice sous forme de dommages et intérêts (il a alors droit, quelles que soient son ancienneté et la taille de l'entreprise, d'une part, aux indemnités de rupture (indemnité de licenciement légale, conventionnelle ou contractuelle, indemnité compensatrice de préavis), d'autre part, à une indemnité réparant l'intégralité du préjudice résultant du caractère illicite du licenciement et au moins égale à six mois de salaire.

Dans le cadre de la réouverture des débats, Madame [E] a sollicité sa réintégration.

Cependant, cette demande qui est nouvelle, tardive et qui ne peut s'appuyer sur la demande d'explications de la Cour sur l'indemnisation du licenciement nul ne saurait être considérée comme recevable, comme le suggère la société intimée.

Alors que la réintégration n'est pas valablement sollicitée, aucun rappel de salaire ne saurait être versé à Madame [E] dont le licenciement nul doit cependant être réparé.

Tenant compte de l'âge de la salariée (49 ans ) au moment de la rupture, de son ancienneté (remontant au 21 mai 2018), de son salaire moyen mensuel brut (soit 5 417 €, montant non strictement contesté), des justificatifs produits de sa situation de bénéficiaire d'indemnités journalières de sécurité sociale, puis d'une pension d'invalidité après la rupture, il y a lieu de fixer à 32 502 € l'indemnisation lui revenant au titre du licenciement nul, par application de l'article L.1235-3-1 du code du travail et eu égard au montant de sa demande, qui n'est pas strictement critiqué.

Sur la convention de forfait-jours :

Mme [E] estime que la société Marionnaud Lafayette n'a jamais procédé au suivi de la convention de forfait-jours à laquelle elle a souscrit, n'ayant jamais organisé d'entretien annuel quant à sa charge de travail et à son articulation avec sa vie personnelle et familiale. Considérant la convention de forfait nulle et de nul effet, elle sollicite la condamnation de son employeur à lui verser la somme de 6 638,65 € à titre d'heures supplémentaires majorées à 25 % et la somme de 3 803,55 € au titre des heures supplémentaires majorées à 50 %, outre les congés payés y afférents.

La société Marionnaud Lafayette estime que la convention de forfait à hauteur de 216 jours expressément prévue dans l'accord de révision du temps de travail du 27 novembre 2008, régulièrement signée et non contestée, empêche toute demande d'heures supplémentaires, que Mme [E] n'a été présente dans l'entreprise que pendant 98 jours et que le suivi annuel n'a pu être réalisé du fait de ses absences.

Le contrat de travail prévoit une convention de forfait annuel en jours de 216 jours de travail effectif par an, générant 12 journées de réduction du temps de travail, journées prises d'un commun accord entre la salariée et le responsable hiérarchique. Cette convention rappelle que Madame [E] dispose d'une liberté dans l'organisation de son temps de travail à l'intérieur de ce forfait annuel sous réserve de respecter les règles légales et conventionnelles de repos quotidien minimum, de maximum de temps de travail par jour, de repos consécutifs hebdomadaires, notamment.

Comme le relève la société Marionnaud Lafayette, Madame [E] ne conteste pas véritablement la convention de forfait et son contenu, mais son application concrète par l'entreprise.

Si le contrat de travail stipule que 'chaque année, un entretien sera organisé entre [I] [E] et son supérieur hiérarchique, afin que soit évoquée l'application du forfait en jours et notamment l'organisation et la charge de travail, au regard de l'amplitude des journées de travail, ainsi que les modalités de prise et le cas échéant de report des journées non travaillées (congés payés et RTT). À cette occasion seront aussi évoquées l'articulation entre l'activité professionnelle et la vie personnelle et familiale de [I] [E]', il n'est pas justifié par la société Marionnaud Lafayette de l'organisation d'un tel entretien en cours d'exécution du contrat.

Toutefois, la brièveté de la relation de travail ( du 21 mai 2018 au 25 avril 2019 - préavis de trois mois non exécuté inclus-) ainsi que la suspension du contrat de travail à compter d'octobre 2018 s'opposent à ce que ce reproche soit valablement fait à l'employeur.

En l'absence de toute autre critique, cette convention de forfait-jours est opposable à la salariée qui doit voir sa demande de rappel d'heures supplémentaires rejetée.

Sur les intérêts :

Conformément aux dispositions des articles 1231-6 et 1231-7 du code civil et R.1452-5 du code du travail, les intérêts au taux légal courent sur les créances indemnitaires à compter du présent arrêt.

Sur le remboursement des indemnités de chômage :

L'article L.1235-4 du code du travail dans sa version issue de la loi nº2016-1088 du 8 août 2016, énonce que dans les cas prévus aux articles L. 1132-4, L. 1134-4, L. 1144-3, L. 1152-3, L. 1153-4, L. 1235-3 et L. 1235-11, le juge ordonne le remboursement par l'employeur fautif aux organismes intéressés de tout ou partie des indemnités de chômage versées au salarié licencié, du jour de son licenciement au jour du jugement prononcé, dans la limite de six mois d'indemnités de chômage par salarié intéressé.

Ce remboursement est ordonné d'office lorsque les organismes intéressés ne sont pas intervenus à l'instance ou n'ont pas fait connaître le montant des indemnités versées.

Le licenciement de [I] [E] étant nul, la société intimée sera condamnée à rembourser à Pôle emploi (devenu France Travail) les indemnités de chômage éventuellement versées à l'intéressée dans la limite de six mois.

Le présent arrêt devra, pour assurer son effectivité, être porté à la connaissance de Pôle Emploi, conformément aux dispositions de l'article R 1235-2 alinéas 2 et 3 du code du travail.

Sur les dépens et les frais irrépétibles:

L'employeur, qui succombe, doit être tenu aux dépens de première instance, par infirmation du jugement entrepris, et d'appel.

L'équité commande d'infirmer le jugement de première instance relativement aux frais irrépétibles sollicités par Madame [E], de faire application de l'article 700 du code de procédure civile également en cause d'appel et d'allouer à ce titre la somme de 3 000 € à la salariée.

PAR CES MOTIFS

La Cour, après en avoir délibéré, statuant publiquement, par arrêt mis à disposition au greffe à une date dont les parties ont été avisées dans les conditions prévues à l'article 450 alinéa 2 du code de procédure civile,

DIT que l'appel est recevable,

INFIRME le jugement déféré, sauf en ses dispositions rejetant les demandes de salaires échus, d'heures supplémentaires, des congés payés y afférents et la demande reconventionnelle au titre des frais irrépétibles,

Statuant à nouveau sur les chefs infirmés et y ajoutant,

CONSTATE l'irrecevabilité de la demande de réintégration,

PRONONCE la nullité du licenciement de Madame [I] [E] par la société Marionnaud Lafayette,

CONDAMNE la société Marionnaud Lafayette à payer à Madame [E] les sommes de :

- 8 000 € en réparation du harcèlement moral et du manquement à l'obligation de sécurité,

- 32 502 € à titre de dommages-intérêts pour licenciement nul,

- 3 000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

DIT que les intérêts au taux légal sont dus à compter du présent arrêt,

ORDONNE le remboursement par la société Marionnaud Lafayette aux organismes sociaux concernés des indemnités de chômage éventuellement payées à Madame [E] dans la limite de six mois,

ORDONNE l'envoi par le greffe d'une copie certifiée conforme du présent arrêt, par lettre simple, à la Direction Générale de Pôle Emploi (désormais France Travail),

REJETTE les autres demandes des parties,

CONDAMNE la société Marionnaud Lafayette aux dépens de première instance et d'appel.

LE GREFFIER LA PRÉSIDENTE


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Paris
Formation : Pôle 6 - chambre 8
Numéro d'arrêt : 20/07545
Date de la décision : 23/05/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 29/05/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2024-05-23;20.07545 ?
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