REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
COUR D'APPEL DE PARIS
Chambre commerciale internationale
POLE 5 - CHAMBRE 16
ARRET DU 14 MARS 2023
(n° 24/2023 , 17 pages)
Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 21/06118 - N° Portalis 35L7-V-B7F-CDNBE
Décision déférée à la Cour : Ordonnance du 21 Janvier 2020 - Président du tribunal judiciaire de PARIS RG n° 20/00102
APPELANTE
ETAT DE LIBYE
représenté par son Directeur du Département des Affaires Contentieuses du Conseil Judiciaire Suprême domicilié en cette qualité audit siège,
[Adresse 1] (LIBYE)
Ayant pour avocat postulant : Me Patricia HARDOUIN de la SELARL 2H Avocats à la cour, avocat au barreau de PARIS, toque : L0056
Ayant pour avocats plaidants : Me Rémi KLEIMAN et Me Sarah MONNERVILLE, du PARTNERSHIPS EVERSHEDS Sutherland (France) LLP, avocat au barreau de PARIS, toque : J014
INTIMEE
Société ETRAK INSAAT TAAHHÜT VE TICARET ANONIM SIRKETI
Société de droit turc
Agissant poursuites et diligences en la personne de son représentant légal ou statutaire domicilié en cette qualité audit siège
ayant son siège social : [Adresse 2] (TURQUIE)
Ayant pour avocat postulant : Me Luca DE MARIA de la SELARL SELARL PELLERIN - DE MARIA - GUERRE, avocat au barreau de PARIS, toque : L0018
Ayant pour avocats plaidants : Me Thomas CLAY et Me Taha ZAHEDI VAFA de la SELEURL THOMAS CLAY SELARL, avocats au barreau de PARIS
COMPOSITION DE LA COUR :
L'affaire a été débattue le 09 Janvier 2023, en audience publique, devant la Cour composée de :
M. Daniel BARLOW, Président de chambre
Mme Fabienne SCHALLER, Présidente de chambre
Mme Laure ALDEBERT, Conseillère
qui en ont délibéré.
Un rapport a été présenté à l'audience par M. Daniel BARLOW dans les conditions prévues par l'article 804 du code de procédure civile.
Greffier, lors des débats : Mme Najma EL FARISSI
ARRET :
- contradictoire
- prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
- signé par Daniel BARLOW, président de chambre et par Najma EL FARISSI, greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
* *
*
I/ FAITS ET PROCEDURE
1. La cour est saisie de l'appel interjeté par l'État de Libye contre une ordonnance d'exequatur prononcée le 21 janvier 2021 par le délégué du président du tribunal judiciaire de Paris qui a déclaré exécutoire en France une sentence arbitrale rendue à Genève le 22 juillet 2019, sous l'égide de la Cour internationale d'arbitrage de la Chambre de commerce international, dans un litige opposant cet État à la société de droit turc Etrak Insaat Taahhüt Ve Ticaret Anonim Sirke (ci-après : « Etrak »).
2. Le différend trouve son origine dans la revendication par la société Etrak du paiement de diverses factures émises en exécution de contrats de travaux publics conclus avec des entités libyennes dans les années 1980. Il donnera lieu à de multiples procédures.
3. Par jugement du 29 octobre 2012, le tribunal de première instance d'El Beida a condamné l'État de Libye à payer à la société Etrak la somme de 1 906 360 Dinars libyens (LYD), assortie d'intérêts au taux de 7,5 % par an à compter du 18 janvier 1991, ainsi que la somme de 1 000 000 LYD à titre de dommages et intérêts.
4. Le 9 décembre 2013, un protocole d'accord transactionnel relatif à l'exécution de cette décision a été signé par la société Etrak et le sous-secrétaire du ministère des finances de l'État de Libye, en vertu duquel la Libye acceptait d'effectuer deux versements à Etrak, chacun d'un montant de 2 710 154 LYD (ci-après : « le protocole transactionnel »).
5. Ne parvenant pas à obtenir l'exécution de cet accord, dont la validité sera contestée par l'État de Libye, la société Etrak a, le 29 août 2016, adressé une demande d'arbitrage au secrétariat de la Cour internationale d'arbitrage de la Chambre de commerce internationale, sur le fondement de l'article 8 de l'Accord signé le 25 novembre 2009 entre la République turque et la Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste concernant l'encouragement et la protection réciproque des investissements, traité bilatéral d'investissement entré en vigueur le 22 avril 2011 (ci-après : « le traité »).
6. Le tribunal arbitral a été constitué le 19 janvier 2017.
7. Par arrêt du 1er février 2018, le jugement rendu par le tribunal de première instance d'El Beida a été annulé, sur appel interjeté par l'État de Libye le 29 octobre 2012, motif pris de la nullité de la signification de l'acte introductif d'instance.
8. Par jugement rendu oralement le 2 mai 2019, à l'issue d'une procédure dans laquelle la société Etrak n'était pas représentée, le tribunal de Tripoli a annulé le protocole transactionnel du 9 décembre 2013, considérant que le sous-secrétaire du ministère des Finances n'était pas compétent pour engager l'État de Libye.
9. Par sentence du 22 juillet 2019, le tribunal arbitral a statué en ces termes :
I. Respondent's objections against the Arbitral Tribunal's jurisdiction are rejected;
II. The Arbitral Tribunal has jurisdiction over all of Claimant's claims based on the BIT and raised in this arbitration;
III. Respondent has breached Article 2(2) of the BIT by failing to accord fair and equitable treatment to Claimant's investment;
IV. Respondent shall pay damages to Claimant in the amount of USD 21,865,554, including pre-award simple interest accrued at 4% per annum;
V. Claimant's claims for moral damages are rejected;
VI. All other requests and claims are rejected;
VII. Respondent shall pay interest on the sum USD 21,865,554 awarded from the date of the notification of the Award at the rate of LIBOR +3% per annum, compounded annually;
VIII. Each side shall bear its own costs and expenses associated with the proceedings;
IX. Respondent shall pay the costs of this Arbitration fixed by ICC Court at USD 542,600. Therefore, Respondent shall pay USD 478,850 to Claimant as compensation for the costs already paid by Claimant'.
[I. Les objections du défendeur contre la compétence du tribunal arbitral sont rejetées;
II. Le Tribunal arbitral est compétent pour toutes les demandes de la Demanderesse fondées sur le TBI et soulevées dans cet arbitrage ;
III. La Défenderesse a violé l'article 2(2) du TBI en n'accordant pas un traitement juste et équitable à l'investissement de la Demanderesse ;
IV. La Défenderesse doit payer des dommages et intérêts à la Demanderesse d'un montant de 21,865,554 USD, y compris les intérêts simples antérieurs à l'attribution, courus au taux de 4% par an ;
V. Les demandes de dommages moraux de la Demanderesse sont rejetées ;
VI. Toutes les autres demandes et réclamations sont rejetées ;
VII. Le défendeur devra payer des intérêts sur la somme de 21 865 554 USD accordée à partir de la date de notification de la sentence au taux LIBOR +3% par an, composé annuellement ;
VIII. Chaque partie supportera ses propres frais et dépenses liés à la procédure ;
IX. Le défendeur doit payer les frais de cet arbitrage fixés par la Cour de la CCI à 542.600 USD. Par conséquent, le Défendeur devra payer 478.850 USD au Demandeur comme compensation pour les coûts déjà payés par le Demandeur.]
10. Le 16 septembre 2019, l'État de Libye a formé un recours en annulation contre cette sentence arbitrale devant les juridictions helvétiques, qui sera rejeté par le Tribunal fédéral suisse le 2 novembre 2020.
11. Par ordonnance du 21 janvier 2020, le tribunal judiciaire de Paris a revêtu la sentence arbitrale de l'exequatur, lui conférant force exécutoire en France.
12. L'État de Libye a interjeté appel contre cette ordonnance par déclarations des 30 mars et 8 avril 2021.
13. Par exploit du 30 août 2021, il a saisi le tribunal judiciaire de Paris d'une demande de reconnaissance et d'exequatur du jugement rendu à Tripoli le 2 mai 2019, procédure dans laquelle le juge de la mise en état a, par décision du 26 octobre 2022, sursis à statuer sur l'ensemble des prétentions des parties dans l'attente de la décision à intervenir de la cour d'appel dans la présente instance.
14. Par arrêt du 4 octobre 2021, la cour d'appel de Munich a rejeté la demande d'exequatur de la sentence arbitrale, dont les juridictions allemandes avaient été saisies par la société Etrak.
15. Le conseiller de la mise en état a prononcé la clôture de l'instruction le 13 décembre 2022, l'affaire étant appelée à l'audience de plaidoiries du 9 janvier 2023.
II/ PRETENTIONS DES PARTIES
16. Dans ses dernières conclusions récapitulatives notifiées par voie électronique le 18 novembre 2022, l'État de Libye demande à la cour, au visa des articles 1520, 1525, 122 et 910-4 du code de procédure civile, de bien vouloir :
À titre principal,
- REJETER comme irrecevable la demande de la société Etrak Insaat Taahhüt Ve Ticaret Anonim Sirke tendant à voir déclarer valable l'acte intitulé « Accord sur l'exécution du jugement » en date du 9 décembre 2013 ;
- REJETER comme irrecevable le moyen soulevé par la société Etrak Insaat Taahhüt Ve Ticaret Anonim Sirke tiré de l'absence de compétence indirecte du Tribunal de Tripoli Nord pour connaître de la demande d'annulation de l'acte intitulé « Accord sur l'exécution du jugement » en date du 9 décembre 2013 ;
- DÉCLARER exécutoire en France le jugement du Tribunal de première instance de Tripoli Nord en date du 2 mai 2019 ; et
- INFIRMER l'ordonnance rendue le 21 janvier 2020 (RG n°20/0010) par le Président du Tribunal Judiciaire de Paris déclarant exécutoire la Sentence Arbitrale CCI n° 22236/ZF/AYZ rendue à Genève le 22 juillet 2019 par le Tribunal Arbitral composé du Dr. [Z] [G] (Président), M. [O] M. [L] et Mme [E] [X] ;
À titre subsidiaire,
- ORDONNER le sursis à statuer dans l'attente d'une décision irrévocable sur la demande de reconnaissance et d'exequatur à toutes fins utiles dont l'État de Libye a saisi le Tribunal Judiciaire de Paris par assignation du 30 août 2021 ;
En tout état de cause,
- REJETER comme irrecevable et infondée la demande de la société Etrak Insaat Taahhüt Ve Ticaret Anonim Sirke tendant à voir condamner l'État de Libye à la somme de 100 000 euros au titre des articles 32-1 et 559 du code de procédure civile et 1240 du code civil ;
- DÉBOUTER la société Etrak Insaat Taahhüt Ve Ticaret Anonim Sirke de sa demande tendant à voir condamner l'État de Libye à la somme de 350 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- DÉBOUTER la société Etrak Insaat Taahhüt Ve Ticaret Anonim Sirke de toutes ses demandes fins et conclusions ;
- CONDAMNER la société Etrak Insaat Taahhüt Ve Ticaret Anonim Sirke à payer à l'État de Libye la somme de 300 000 euros par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
- CONDAMNER Etrak Insaat Taahhüt Ve Ticaret Anonim Sirke aux entiers dépens dont distraction pour ceux-là concernant au profit de Maître Patricia Hardouin ' SELARL 2H avocats et ce, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
17. Dans ses dernières conclusions récapitulatives communiquées par voie électronique le 5 décembre 2022, la société Etrak demande à la cour de :
- CONFIRMER l'ordonnance d'exequatur du 21 janvier 2020 ;
- REJETER la demande incidente d'exequatur du jugement de Tripoli du 2 mai 2019
- DÉBOUTER, plus généralement, l'État de Libye de toutes ses demandes, fins et prétentions ;
- CONDAMNER l'État de Libye à verser à la société Etrak Insaat Taahhüt Ve Ticaret Anonim Sirke la somme de 100 000 euros au titre des articles 32-1, 559 du code de procédure civile et 1240 du code civil ;
- CONDAMNER l'État de Libye à verser à la société Etrak Insaat Taahhüt Ve Ticaret Anonim Sirke la somme de 350 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- CONDAMNER l'État de Libye aux entiers dépens.
III/ MOTIFS DE LA DECISION
A. Sur la procédure
18. L'appel interjeté par l'État de Libye le 30 mars 2021 a été réitéré le 8 avril de la même année.
19. Deux dossiers concurrents ont donc été ouverts et instruits de concert, qui ont donné lieu aux échanges des mêmes jeux d'écritures et des mêmes pièces, le premier sous le numéro de RG 21/06118, le second sous la référence 21/06828.
20. La bonne administration de la justice commande d'ordonner la jonction de ces deux procédures, sous le numéro de rôle unique 21/06118, et de statuer par un seul arrêt.
B. Sur les demandes de l'État de Libye
21. La cour est saisie, à titre principal, de l'appel interjeté par l'État de Libye contre l'ordonnance par laquelle le délégué du président du tribunal judiciaire de Paris a conféré l'exequatur à la sentence arbitrale rendue à Genève, sous l'égide de la Cour internationale d'arbitrage de la Chambre de commerce internationale, le 22 juillet 2019.
22. Pour les besoins de ce recours, l'appelant a saisi la cour d'une demande incidente visant à voir déclarer exécutoire en France le jugement rendu par le tribunal de première instance de Tripoli-Nord le 2 mai 2019.
23. Cette demande, qui constitue un chef autonome du dispositif des conclusions de l'État de Libye, n'en est pas moins étroitement liée au moyen de réformation qu'elle sous-tend. Elle sera donc examinée conjointement avec celui-ci, la cour suivant en cela l'approche retenue par les parties dans leurs écritures.
24. La cour relève par ailleurs n'être saisie par la société Etrak d'aucune demande « tendant à voir déclarer valable l'acte intitulé "Accord sur l'exécution du jugement" en date du 9 décembre 2013 ». La demande de rejet ou de déclaration d'irrecevabilité formée à ce sujet par l'État de Libye est donc sans objet.
25. En vertu de l'article 1525 du code de procédure civile, la décision qui statue sur une demande de reconnaissance ou d'exequatur d'une sentence arbitrale rendue à l'étranger est susceptible d'appel. La cour ne peut refuser la reconnaissance ou l'exequatur de la sentence arbitrale que dans les cas prévus à l'article 1520 du même code, qui ouvre le recours en annulation lorsque :
1° Le tribunal arbitral s'est déclaré à tort compétent ou incompétent ; ou
2° Le tribunal arbitral a été irrégulièrement constitué ; ou
3° Le tribunal arbitral a statué sans se conformer à la mission qui lui avait été confiée ; ou
4° Le principe de la contradiction n'a pas été respecté ; ou
5° La reconnaissance ou l'exécution de la sentence est contraire à l'ordre public international.
26. Dans la présente affaire, deux moyens de réformation sont invoqués par l'appelant, tirés, l'un, de la contrariété à l'ordre public international de la reconnaissance ou de l'exécution de la sentence arbitrale litigieuse, l'autre, de l'incompétence du tribunal arbitral qui l'a prononcée.
(i) Sur la compétence du tribunal arbitral
27. L'État de Libye conclut à l'incompétence ratione materiae du tribunal arbitral en raison de l'annulation du protocole transactionnel et de l'absence d'investissement au sens du traité.
28. Il soutient, sur le premier point, que le protocole a été déclaré nul aux termes du jugement de Tripoli du 2 mai 2019, de sorte que l'investissement n'existait plus au jour où le tribunal arbitral a statué. Il ajoute qu'indépendamment de sa régularité internationale, ce jugement établit la preuve du contenu du droit libyen et de ses conditions d'application relativement à l'invalidité du Protocole, le tribunal arbitral ayant à cet égard fait une application erronée de la théorie civiliste de l'apparence.
29. Il retient, sur le deuxième point, que ce protocole ne constitue pas un investissement protégé au sens du traité invoqué, pour être purement déclaratif de droits et se borner à exprimer une prétendue créance de somme d'argent qui, prise isolément et indépendamment de l'exécution des contrats de construction, n'est pas liée à un investissement.
30. Il expose que le tribunal arbitral était en outre incompétent ratione temporis, dès lors que :
- le protocole et la créance qu'il stipule sont liés à des contrats de construction dont l'inexécution est antérieure à l'entrée en vigueur du traité, heurtant ainsi les exigences de l'article 8(4) de ce texte ;
- la conclusion du protocole n'a pas mis fin au différend né avant l'entrée en vigueur du traité ;
- le différend dont a été saisi le tribunal arbitral, unique et indivis, est né avant l'entrée en vigueur de ce texte ;
- le protocole était, du point de vue de l'ordre juridique libyen, dépourvu d'effet extinctif.
31. Il invoque enfin le non-respect de la clause de bifurcation prévue par le traité, retenant que le litige soumis au tribunal de première instance d'El Beida et celui soumis au tribunal arbitral constituent un seul et unique litige, les demandes formulées ayant les mêmes causes, de sorte qu'en application de la clause dite de « fork-in-the-road » prévu à l'article 8(3) du traité, le tribunal arbitral n'était plus compétent pour se prononcer une fois la procédure engagée par Etrak devant le tribunal libyen.
32. La société Etrak conclut, en réponse, à la compétence du tribunal arbitral.
33. Elle retient, sur la compétence ratione materiae, que l'appelante ne saurait remettre en cause la validité formelle du protocole transactionnel dès lors que cet accord a été regardé comme valide par les autorités libyennes jusqu'en 2017 et que le tribunal arbitral a retenu que le vice-ministre signataire avait agi en vertu d'une autorité apparente. Elle ajoute que, contrairement à ce que soutient l'État de Libye, l'approbation de l'accord par sa Direction des affaires contentieuses n'était pas requise, le jugement de Tripoli ne pouvant par ailleurs être invoqué pour les raisons précitées.
34. Elle considère que le protocole transactionnel constitue un investissement au sens de l'article 1(2)(b) du traité, en ce qu'il renvoie à des créances financières ou tous autres droits ayant une valeur financière liée à un investissement pour résulter d'investissements antérieurs.
35. Elle expose, sur la compétence ratione temporis, que, comme l'a estimé le tribunal arbitral, le protocole transactionnel avait mis fin au litige entre les parties de sorte que le non-respect de cet accord par l'État de Libye est à l'origine d'un différend nouveau, né le 1er avril 2014, soit après l'entrée en vigueur du traité, le critère de rattachement temporel à prendre en compte dans le cadre de l'article 10 n'étant pas le protocole transactionnel mais le comportement de l'État de Libye vis-à-vis dudit protocole, le fait que le protocole soit lié à des investissements antérieurs étant indifférent.
36. Elle fait enfin valoir, sur le non-respect de la clause de bifurcation, que l'article 8(3) du traité est inapplicable en l'espèce dès lors que ni le test de la triple identité ni celui de l'existence d'une base normative fondamentale ne permettent l'application de cette clause, les deux différends étant distincts, l'un fondé sur des inexécutions de contrats de construction et l'autre sur l'inexécution du protocole transactionnel.
SUR CE :
37. En application de l'article 1520, 1°, du code de procédure civile, auquel renvoie l'article 1525 précité, il appartient au juge de l'annulation de contrôler la décision du tribunal arbitral sur sa compétence, qu'il se soit déclaré compétent ou incompétent, en recherchant tous les éléments de droit ou de fait permettant d'apprécier la portée de la convention d'arbitrage.
38. Lorsque celle-ci résulte d'un traité bilatéral d'investissements, la compétence du tribunal arbitral et l'étendue de son pouvoir juridictionnel dépendent de ce traité, le consentement de l'État à l'arbitrage procédant de l'offre permanente d'arbitrage adressée à une catégorie d'investisseurs que ce traité délimite pour le règlement des différends touchant aux investissements qu'il définit.
39. Il y a lieu, dès lors, d'apprécier la commune volonté des parties de recourir à l'arbitrage au regard de l'ensemble des dispositions dudit traité, le tribunal arbitral n'étant compétent pour connaître du litige que si celui-ci entre dans le champ d'application du traité et qu'il est satisfait à l'ensemble de ses conditions.
40. Le contrôle de la décision du tribunal arbitral sur sa compétence est exclusif de toute révision au fond de la sentence, le juge de l'annulation n'ayant pas à se prononcer sur la recevabilité des demandes ni sur leur bienfondé.
41. La sentence objet du présent appel a été rendue dans le cadre institué par l'Accord signé le 25 novembre 2009 entre la République turque et la Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste concernant l'encouragement et la protection réciproque des investissements, entré en vigueur le 22 avril 2011.
42. L'article 8 de ce traité prévoit le recours à l'arbitrage pour régler les litiges entre l'une des parties contractantes et un investisseur de l'autre partie contractante. Il stipule à cette fin que :
1. Les différends entre l'une des parties contractantes et un investisseur de l'autre partie contractante, en rapport avec son investissement, seront notifiés par écrit, avec des informations détaillées, par l'investisseur à la partie contractante bénéficiaire de l'investissement. Dans la mesure du possible, l'investisseur et la partie contractante s'efforceront de régler ces différends au moyen de consultation et de négociations de bonne foi.
2. Si ces différends ne peuvent être réglés de cette manière dans un délai de quatre-vingt-dix (90) jours [...], le différend pourra être soumis, au choix de l'investisseur, au tribunal compétent de la Partie contractante sur le territoire de laquelle l'investissement a été réalisé ou à un arbitrage international devant : [...]
(c) la Cour d'arbitrage de la Chambre de commerce internationale de Paris.
3. Lorsque l'investisseur a soumis le différend à l'une des procédures de règlement des différends mentionnées au paragraphe 2 du présent article, le choix de l'une de ces procédures est définitif.
4. Nonobstant les dispositions du paragraphe 2 du présent article
(a) seuls les différends découlant directement d'activités d'investissement qui ont obtenu l'autorisation nécessaire, le cas échéant, conformément à la législation pertinente des deux Parties contractantes sur les capitaux étrangers, et qui ont effectivement débuté, seront soumis à la juridiction du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), au cas où les deux Parties contractantes deviendraient signataires de la présente Convention, ou à tout autre mécanisme international de règlement des différends convenu par les Parties contractantes ;
43. L'article 10, relatif au champ d'application du traité, précise que :
« Le présent Accord s'applique aux investissements effectués sur le territoire d'une Partie contractante conformément à sa législation et à sa réglementation avant ou après son entrée en vigueur, par les investisseurs de l'autre Partie contractante. Toutefois, il ne s'applique pas aux différends qui sont nés avant son entrée en vigueur »
44. L'article 1er fournit les définitions suivantes :
1. Le terme « investisseur » désigne :
a) Les personnes physiques tirant leur statut de ressortissants de l'une ou l'autre Partie contractante du droit national de cette Partie,
b) Les entreprises, sociétés et associations commerciales établies ou constituées en vertu de la législation en vigueur dans l'une ou l'autre Partie contractante, et ayant leur siège sur le territoire de cette Partie contractante, qui ont réalisé un investissement sur le territoire de l'autre Partie contractante.
2. Le terme « investissements », conformément à la législation et à la réglementation de la Partie contractante hôte, comprend toute classe de biens, notamment, mais non exclusivement :
a) Les parts sociales, actions et autres formes de participation dans des sociétés,
b) Les revenus réinvestis, les créances financières ou tous autres droits ayant une valeur financière liée à un investissement,
c) La propriété des biens meubles et immeubles ainsi que tous autres droits tels qu'hypothèques, nantissements et gages et autres droits similaires liés aux investissements tels que définis conformément à la législation et à la réglementation de la Partie contractante sur le territoire de laquelle le bien se trouve,
d) Les droits de propriété industrielle et intellectuelle liés aux investissements tels que les brevets, les modèles industriels, les procédés techniques ainsi que les marques de fabrique, la clientèle, le savoir-faire et tous autres droits similaires,
e) Les concessions commerciales ou industrielles accordées par voie législative ou contractuelle, y compris les concessions relatives aux ressources naturelles (prospection, culture, extraction ou exploitation) sur le territoire de chaque Partie contractante, à la condition que ces investissements ne relèvent pas de l'acquisition de parts sociales inférieures à 10 % d'une société dans le cadre d'opérations boursières, qui ne tombent pas sous le coup du présent Accord.
45. Dans le cadre ainsi défini, l'État de Libye fait grief au tribunal arbitral d'avoir méconnu sa compétence matérielle pour s'être prononcé sur un investissement qui n'existait pas au jour où il a statué, le protocole d'accord invoqué par la société Etrak ayant été déclaré nul par la justice libyenne. Il ajoute que le tribunal arbitral a fait une application erronée de la théorie de l'apparence, en méconnaissance du droit libyen établi par le jugement de Tripoli-Nord.
46. Il n'appartient toutefois pas au juge de l'annulation, ni par extension au juge de l'exequatur, de statuer sur la validité du protocole fondant la créance invoquée par la société Etrak pour établir l'existence d'un investissement au sens du traité. Ce point est en effet une question de fond, indépendante de celle relative à la portée du consentement de l'État de Libye à l'arbitrage. Elle ne relève pas, comme telle, de l'examen de la compétence, l'appelant invitant la cour par ce biais à réviser la sentence, ce qu'elle ne peut faire.
47. Cette branche du moyen, qui manque en droit, sera donc écartée, l'appréciation de la compétence matérielle du tribunal arbitral devant reposer sur la seule question de savoir si l'investissement revendiqué par la société Etrak pour justifier de la compétence arbitrale entre dans les catégories de droits et de biens relevant du champ d'application du traité.
48. L'investissement revendiqué résulte, selon les demandes soumises au tribunal arbitral, du protocole d'accord transactionnel signé le 9 décembre 2013, dont l'objet est d'aménager les conditions d'exécution d'une décision de justice ayant condamné l'État libyen au règlement de sommes d'argent correspondant à des impayés de factures relatives à des travaux de construction réalisés en Libye avant 1991 ainsi qu'à des dommages et intérêts. Cette convention prévoit l'obligation pour cet État de payer à la société Etrak une somme d'argent calculée sur la base d'une remise de 10 % consentie par cette société sur le montant du principal de la condamnation, outre une réduction des intérêts correspondant à une période d'un an, et une renonciation aux frais de procédure et d'exécution. Il stipule à cette fin un paiement en deux tranches, productrices chacune d'intérêts.
49. La cour constate que cet accord, qui crée une obligation de paiement à la charge de l'État de Libye envers la société Etrak, est source de « créances financières » au sens de l'article 1, 2, b) du traité précité.
50. Les créances ainsi consacrées se rattachent à des investissements antérieurs effectués sur le territoire libyen, pour trouver leur origine première dans le non-paiement de prestations liées à des travaux de construction, mis en 'uvre sur ce même territoire entre 1980 et 1991, dont la réalisation n'est pas contestée.
51. L'argument de l'État de Libye selon lequel il ne serait pas démontré que les contrats de travaux publics invoqués à ce titre par Etrak constituent des « concessions commerciales ou industrielles ou toute autre catégorie d'investissements » visés par le traité, est à cet égard inopérant, la réalisation de travaux de construction en exécution de contrats passés par une société privée avec des autorités publiques libyennes, tels que produits par l'intimée, entrant bien dans cette catégorie, la liste énoncée à l'article 1(2) du traité, qui inclut « toute classe de biens », n'étant au demeurant pas exhaustive.
52. Il ne peut davantage être considéré que le litige soumis au tribunal arbitral échapperait à sa compétence pour porter sur un contentieux purement contractuel, comme le soutient l'État de Libye, dès lors que, s'il trouve sa source dans l'inexécution d'un protocole d'accord, ce différend n'en porte pas moins sur le non-paiement d'une créance liée à un investissement, conformément à ce que prévoit l'article 1(2) du traité, ainsi qu'il résulte des constatations qui précèdent.
53. La deuxième branche du moyen tirée de l'incompétence ratione materiae du tribunal arbitral doit dès lors être rejetée.
54. S'agissant de la compétence ratione temporis, l'article 10 du traité circonscrit l'offre d'arbitrage aux litiges postérieurs au 22 avril 2011, en énonçant que le texte « ne s'applique pas aux différends nés avant son entrée en vigueur ».
55. La date de réalisation des investissements invoqués est en revanche indifférente, le même article précisant que ces investissements peuvent avoir été réalisés « avant ou après son entrée en vigueur ».
56. Il importe donc d'apprécier la date à laquelle le différend soumis au tribunal arbitral est né, qui seule détermine la possibilité de recourir à l'arbitrage.
57. L'État de Libye fixe cette date avant l'entrée en vigueur du traité en faisant valoir que le litige trouve son origine dans des inexécutions contractuelles antérieures à 2011, que seul le paiement de la dette pouvait éteindre. Il précise que le protocole de 2013 n'a pas mis fin à ce différend, dont il souligne le caractère unique et indivis, la décision de justice comme l'accord qui en aménage l'exécution étant à cet égard sans effets, faute de modifier la situation du débiteur, en l'absence d'exécution, et ce, tant au regard du droit international que de l'ordre juridique libyen.
58. La cour relève toutefois que la contestation soumise au tribunal arbitral porte sur le non-respect par l'État de Libye des engagements pris dans le protocole d'accord transactionnel conclu le 9 décembre 2013, lequel ne se borne pas à prévoir l'exécution pure et simple d'une décision de justice antérieure, dont l'objet dépasse le seul paiement des créances antérieures, pour inclure des dommages et intérêts, mais acte des concessions réciproques de la part des parties et exprime leur volonté de mettre fin à leur différend précédent par l'abandon, à l'article 7, de toutes les poursuites liées à ce litige, qui doit dès lors être regardé comme éteint par cette convention. La non-exécution de cet accord, comme la contestation de sa validité par l'État de Libye, est ainsi à l'origine d'un différend nouveau qui, né après l'entrée en vigueur du traité, présente un caractère autonome.
59. Les principes énoncés à l'article 31 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969, aux termes duquel un traité international doit être interprété de bonne foi, en suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes qu'il emploie, dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but, ne sont pas de nature à remettre en cause cette analyse.
60. Le traité dont s'agit ne donne en effet aucune définition du différend dont la naissance provoque l'offre d'arbitrage. Aussi, cette notion doit-elle s'entendre dans son sens ordinaire, communément admis, de désaccord ou de contestation sur un point de droit et de fait.
61. À cet égard, la thèse soutenue par l'État de Libye, selon laquelle seul le paiement de la dette serait de nature à éteindre le premier différend, procède d'une interprétation allant au-delà des termes du traité, en y ajoutant une condition qu'il ne prévoit pas. Elle méconnaît en outre le fait que les sommes actées dans le protocole ne sont pas identiques à la « dette » résultant des seuls impayés.
62. Il ne saurait par ailleurs être conclu à une violation du principe postulé à l'article 28 de la Convention de Vienne, qui prévoit que les dispositions d'un traité ne lient pas une partie en ce qui concerne un acte ou fait antérieur à la date de son entrée en vigueur, ou une situation qui avait cessé d'exister à cette date, dès lors que le différend dont s'agit porte bien sur le non-respect et la remise en cause d'un accord postérieur à l'entrée en vigueur de ce texte.
63. La cour relève enfin de façon surabondante que, si la naissance du différend doit être appréciée dans l'ordre juridique international, les dispositions du droit libyen, auxquelles les parties consacrent des développements substantiels, vont dans le même sens, l'article 548 du code civil libyen, dont les experts entendus par le tribunal arbitral ont conclu qu'il s'appliquait au protocole d'accord litigieux, prévoyant qu'un compromis tel que cet accord éteint tous les litiges antérieurs.
64. C'est dès lors à juste titre que le tribunal arbitral s'est déclaré compétent ratione temporis.
65. L'État de Libye dénonce enfin le non-respect de la clause de bifurcation prévue par à l'article 8(3) du traité, qui exclut de soumettre à l'arbitrage un litige dont ont déjà été saisis les tribunaux locaux.
66. Cet argument est, là encore, inopérant, la société Etrak relevant à juste titre que le différend soumis au tribunal arbitral, qui procède du non-respect du protocole d'accord transactionnel, présente un objet et une cause différents du litige tranché par le tribunal d'El Beida en 2012 ainsi qu'il résulte des constatations antérieures.
67. Il s'ensuit que les moyens avancés pour conclure à l'incompétence du tribunal arbitral doivent être rejetés dans leur intégralité.
(ii) Sur la contrariété à l'ordre public international
68. L'État de Libye soutient, en substance, que la sentence arbitrale litigieuse ne peut recevoir l'exequatur en France pour être inconciliable avec le jugement rendu par le tribunal de première instance de Tripoli-Nord, qui lui est antérieur et se trouve revêtu en France d'une efficacité substantielle et de l'autorité de la chose jugée.
69. Il relève que la question de la validité du protocole transactionnel présentait, selon le tribunal arbitral, un caractère préalable à l'examen des demandes d'Etrak, tant sur la compétence que sur le fond, de sorte que ce tribunal ne pouvait statuer sur la validité de cet accord après que la juridiction libyenne, compétente pour en connaître, l'eut déclaré nul.
70. Il fait valoir que l'exequatur dont est provisoirement revêtue la sentence ne fait pas obstacle à l'examen tiré de ce moyen, nonobstant la dernière jurisprudence en la matière, selon laquelle la contrariété à l'ordre public international fondée sur l'inconciliabilité de décisions est retenue lorsque le jugement étranger a été revêtu de l'exequatur, dès lors que la cour est également saisie d'une demande d'exequatur incidente du jugement étranger dont s'agit, ce qui est le cas en l'espèce. Il ajoute que l'exequatur dont est revêtue la sentence litigieuse est en débat devant la cour, qui tient de l'article 1525, 4°, du code de procédure civile le pouvoir de le refuser, et considère, en réponse au moyen développé par la société Etrak, que l'article 1526 est sans rapport avec cette question, le caractère suspensif de l'appel n'étant pas lié à l'étendue de la saisine de la cour pour l'examen des chefs de contrôle.
71. Il expose que le jugement déclaratif patrimonial rendu par le tribunal de Tripoli est revêtu de plein droit de l'autorité de la chose jugée et produit ses effets en France dès son prononcé, indépendamment de toute déclaration d'exequatur, dès lors que ne sont pas recherchées des mesures d'exécution forcée.
72. Mettant en avant la conformité de ce jugement aux critères français de régularité internationale, il avance que :
- le tribunal de Tripoli était compétent pour statuer sur la validité du protocole qui, régi par le droit libyen, ne contenait aucune clause d'arbitrage, le tribunal arbitral constitué en vertu du TBI ne disposant d'aucune compétence exclusive pour se prononcer sur ce point et la société Etrak n'ayant pas contesté la compétence indirecte du juge libyen durant l'arbitrage de sorte qu'elle est désormais irrecevable à le faire ;
- le jugement de Tripoli est conforme à l'ordre public international de fond, la société Etrak ne pouvant ici se prévaloir de l'exequatur provisoirement accordé à la sentence, sauf à dénier toute possibilité de contrôle par la cour d'appel ;
- ce jugement est conforme à l'ordre public international de procédure, la société Etrak ayant été avisée de la procédure engagée à Tripoli à laquelle elle a fait le choix de ne pas participer, alors qu'elle avait tout le temps nécessaire pour préparer et faire valoir sa défense ;
- aucune fraude à la loi ne peut être établie, les juridictions libyennes étant compétentes pour statuer sur la validité du protocole.
73. Relevant que l'inconciliabilité entre la sentence arbitrale et le jugement de Tripoli, non contestée par l'intimée, est caractérisée, il soutient que le conflit entre l'une et l'autre doit être résolu en faveur du jugement premier rendu, en application du principe prior tempore, préconisé en matière de droit international privé, qui permet d'éviter une course à l'exequatur.
74. En réponse, la société Etrak fait valoir que la reconnaissance ou l'exequatur d'une sentence arbitrale en violation de l'autorité de chose jugée d'un jugement étranger non revêtu de l'exequatur n'est pas susceptible de violer l'ordre public international français de manière caractérisée au sens de l'article 1520, 5°, du code de procédure civile, le contrôle exercé à ce titre par le juge d'appel de l'ordonnance d'exequatur s'attachant seulement à examiner si l'exécution de la sentence arbitrale heurte de manière manifeste, effective et concrète l'ordre public international français.
75. Elle retient, sur le grief tiré de l'inconciliabilité entre la sentence arbitrale exequaturée et le jugement de Tripoli, que la jurisprudence subordonne la prise en considération d'un tel conflit au fait que les décisions en cause doivent être pareillement exécutoires sur le territoire français, et regarde comme erroné le moyen tiré de ce que la cour est saisie d'une demande d'exequatur incidente du jugement étranger, relevant que cette demande présente un caractère dilatoire et artificiel, qu'elle n'a pas pour effet de rendre « pareillement exécutoires » des décisions en concours, seule la sentence arbitrale étant à ce jour revêtue de l'exequatur, et que le raisonnement de l'appelant supposerait que cet exequatur ne fût plus établi ou que son effectivité fût relativisée, ce qui n'est pas le cas.
76. Elle précise que l'appel interjeté contre l'ordonnance d'exequatur n'étant pas suspensif, en vertu de l'article 1526 du code de procédure civile, et son exécution n'ayant fait l'objet d'aucune demande d'aménagement en cours de procédure, la sentence litigieuse est revêtue de l'exequatur et, à ce titre, est exécutoire en France, ce qui n'est pas le cas du jugement de Tripoli.
77. Elle soutient que les jugements étrangers déclaratifs patrimoniaux n'ont pas de plein droit autorité de la chose jugée en France, la Cour de cassation n'ayant jamais étendu le bénéfice de cette reconnaissance à ces jugements, et retient que le conflit entre le jugement de Tripoli et la sentence arbitrale doit être résolu en faveur de cette dernière, aucune règle n'obligeant le tribunal arbitral à sursoir à statuer dans l'attente de la décision du tribunal de Tripoli, le tribunal arbitral ayant compétence pour statuer sur sa propre compétence. Par ailleurs, le tribunal de Tripoli ayant été saisi postérieurement à la constitution du tribunal arbitral, l'application du principe prior tempore n'est ni justifiée, ni légitime, ni opportune en l'espèce.
78. Elle fait enfin valoir que le jugement de Tripoli ne remplit aucune des conditions de régularité internationale des jugements rendus à l'étranger, exposant sur ce point que :
- le tribunal de première instance de Tripoli a violé la compétence du tribunal arbitral, pour avoir été saisi le 25 mars 2018 afin que soit annulé le protocole transactionnel, alors que cette question avait été expressément soumise à la juridiction arbitrale constituée depuis le 19 janvier 2017, caractérisant ainsi une fraude à la juridiction ;
- la reconnaissance de ce jugement est susceptible de violer de manière manifeste, effective et concrète l'ordre public international français de fond, pour être inconciliable avec une sentence arbitrale revêtue de l'exequatur en France ;
- ce jugement a été pris en violation de l'ordre public international de procédure, l'État de Libye n'apportant pas la preuve de la remise de l'acte de signification à la société Etrak qui a ainsi été empêchée d'exercer ses droits de la défense au cours de la procédure devant le tribunal de première instance de Tripoli ;
- il a été obtenu par fraude, la saisine du tribunal libyen caractérisant une man'uvre dont le seul but était de soustraire l'État de Libye à ses obligations devant le tribunal arbitral.
SUR CE :
79. L'article 1520, 5°, du code de procédure civile, auquel renvoie l'article 1525, ouvre le recours en annulation lorsque la reconnaissance ou l'exécution de la sentence est contraire à l'ordre public international.
80. L'ordre public international au regard duquel s'effectue le contrôle du juge s'entend de la conception qu'en a l'ordre juridique français, c'est-à-dire des valeurs et des principes dont celui-ci ne saurait souffrir la méconnaissance même dans un contexte international.
81. Le contrôle exercé par le juge pour la défense de l'ordre public international s'attache seulement à examiner si l'exécution des dispositions prises par le tribunal arbitral heurte de manière manifeste, effective et concrète les principes et valeurs compris dans l'ordre public international.
82. Est notamment susceptible de constituer une telle violation, l'inconciliabilité de la sentence critiquée avec une autre décision, des décisions étant inconciliables lorsqu'elles entraînent des conséquences qui s'excluent mutuellement.
83. La méconnaissance de l'autorité de chose jugée par une sentence arbitrale ne caractérise toutefois pas en elle-même une violation de l'ordre public international, seule la reconnaissance ou l'exécution d'une sentence inconciliable avec une décision de justice interne ou étrangère précédemment revêtue en France de l'exequatur étant susceptible de violer de manière manifeste, effective et concrète l'ordre public international.
84. En l'espèce, l'État de Libye invoque l'inconciliabilité de la sentence arbitrale dont l'exequatur est contesté avec le jugement rendu par le tribunal de première instance de Tripoli-Nord le 2 mai 2019.
85. Cette inconciliabilité est regardée comme acquise par les parties, les décisions en concours s'excluant mutuellement, de fait, la sentence arbitrale donnant effet à un protocole d'accord déclaré nul par le tribunal de Tripoli-Nord.
86. Le jugement dont s'agit n'étant, en l'état, pas revêtu de l'exequatur en France, l'autorité de la chose jugée attachée à cette décision, mise en avant par l'appelant, et sa prétendue reconnaissance de plano à raison de son caractère déclaratif patrimonial, ne sauraient toutefois, en vertu des principes ci-avant rappelés, caractériser l'atteinte alléguée à l'ordre public international.
87. La cour n'en est pas moins saisie d'une demande incidente visant à voir déclarer ce jugement exécutoire en France.
88. Il est, à cet égard, admis que l'exequatur aux fins de reconnaissance ou d'exécution d'un jugement étranger peut être demandé par voie incidente dans une instance qui n'a pas pour objet principal ce jugement, y compris pour la première fois en appel lorsque la partie concernée n'a pas été constituée en première instance.
89. La société Etrak, qui se borne à relever le caractère « artificiel » de cette demande, n'en conteste pas la recevabilité, la cour relevant ici que l'État de Libye n'était pas représenté lors de la procédure sur requête ayant conduit à accorder l'exequatur de la sentence arbitrale objet du présent appel.
90. En droit, il résulte des dispositions de l'article 509 du code de procédure civile que les jugements rendus par les tribunaux étrangers sont exécutoires sur le territoire de la République de la manière et dans les cas prévus par la loi.
91. Pour accorder l'exequatur en dehors de toute convention internationale, il appartient au juge français de s'assurer que trois conditions sont satisfaites, tenant à la compétence indirecte du juge étranger, à la conformité de la décision rendue à l'ordre public international de fond et de procédure, et à l'absence de fraude.
92. La compétence internationale du juge étranger qui a statué sur la décision dont l'exequatur est sollicité est définie par opposition à la compétence directe du juge français saisi au fond : toutes les fois que la règle française de solution de conflits de juridictions n'attribue pas compétence exclusive aux tribunaux français, le tribunal étranger doit être reconnu compétent si le litige se rattache d'une manière caractérisée au pays dont le juge a été saisi et si le choix de la juridiction n'a pas été frauduleux.
93. Saisi d'une demande de reconnaissance ou d'exequatur d'une décision étrangère, le juge requis doit procéder à la vérification de la compétence indirecte du juge étranger, sans égard à la clause d'arbitrage qui lui est opposée.
94. En l'espèce, le tribunal de première instance de Tripoli-Nord a, dans son jugement du 2 mai 2019, annulé le protocole transactionnel signé le 9 décembre 2013 par la société Etrak et le sous-secrétaire du ministère des finances libyen.
95. La demande tranchée par cette décision ne ressortit manifestement pas à la compétence exclusive des tribunaux français, pour concerner la validité d'une convention portant sur les suites d'une condamnation prononcée contre l'État de Libye au profit d'une société turque.
96. L'objet même de l'action à l'origine de ce jugement caractérise l'existence d'un lien de rattachement entre le litige et le pays du juge ayant statué, en quoi le critère tiré de la compétence indirecte du juge libyen doit être regardé comme satisfait.
97. La violation de l'ordre public international de procédure invoquée par la société Etrak n'apparaît quant à elle pas caractérisée.
98. Si, contrairement à ce que soutient l'État de Libye, il ne peut être considéré comme acquis que cette société aurait été régulièrement assignée dans cette procédure, à laquelle elle n'a pas participé, ou qu'elle aurait été avisée de son existence dès son origine, au mois d'avril 2018, les pièces produites en ce sens par l'appelant ne démontrant pas une information effective de l'intimée sur ce point, il n'en demeure pas moins établi qu'Etrak a été informée, en cours d'arbitrage, de l'existence de cette procédure et qu'elle s'est vue communiquer l'ensemble des documents utiles en août 2018, ainsi qu'il résulte des termes mêmes de la sentence, en un temps qui lui permettait alors de préparer sa défense, les contraintes par elle invoquées sur ce dernier point ne pouvant être regardées comme sérieuses, pour n'être étayées par aucune pièce probante.
99. Elle ne saurait dans ces conditions prétendre à une atteinte à l'ordre public international de procédure, qui n'exige pas que le défendeur ait été effectivement touché par l'acte introductif d'instance mais qu'il ait été mis à même de prendre connaissance de l'existence de l'instance et de préparer sa défense, ce qui est bien le cas en l'espèce.
100. Il est par ailleurs acquis que le jugement litigieux a été notifié à cette société, qui n'a exercé aucune voie de recours à son endroit, de sorte que la décision est devenue définitive.
101. La société Etrak n'en relève pas moins, à juste titre, que la reconnaissance du jugement dont l'exequatur est sollicité serait de nature à créer une situation d'inconciliabilité avec la sentence objet du présent appel qui, nonobstant l'exercice de ce recours, bénéficie d'ores et déjà d'une reconnaissance dans l'ordre juridique français, l'ordonnance rendue par le président du tribunal judiciaire de Paris étant exécutoire par provision.
102. S'il est exact que cette décision ne présente pas un caractère définitif, pour faire l'objet du présent appel, et si l'État de Libye invoque l'atteinte à l'ordre public international qui résulterait de l'exequatur du jugement de Tripoli-Nord, la demande incidente qu'il forme en ce sens invite la cour à créer, par la décision qu'elle est appelée à rendre, l'inconciliabilité que cet État entend dénoncer. Ce faisant, cette demande place la cour dans une situation d'aporie juridique qui la conduirait à provoquer elle-même l'atteinte à l'ordre public international qu'il lui est demandé de sanctionner.
103. L'antériorité du jugement du tribunal de Tripoli-Nord ne saurait, à cet égard, justifier la priorité invoquée par l'appelant dès lors que ce jugement est intervenu dans une instance engagée postérieurement à la saisine du tribunal arbitral, alors même que la question de la validité du protocole lui était soumise et qu'elle relevait bien de sa compétence au fond, en ce qu'elle déterminait le sort des demandes sur lesquelles il était appelé à se prononcer, l'action engagée par l'État de Libye devant le juge étatique n'ayant ici d'autre but que de faire échec à l'exécution de la sentence arbitrale à intervenir.
104. La demande incidente d'exequatur doit, dans ces conditions, être rejetée, privant ainsi le grief tiré de la contrariété de la sentence querellée à l'ordre public international de sa pertinence.
105. Il y a lieu, au vu de l'ensemble de ces considérations, de rejeter l'appel interjeté par l'État de Libye et de confirmer l'ordonnance d'exequatur rendue par le délégué du président du tribunal judiciaire de Paris le 20 janvier 2021.
C. Sur la demande reconventionnelle formée par la société Etrak
106. La société Etrak soutient que l'appel interjeté par l'État de Libye s'inscrit dans une série de recours engagés à des fins dilatoires, qui caractérise une instrumentalisation de la justice et dont elle dénonce le manque de sérieux. Elle indique s'être, dès son premier jeu de conclusions, réservé le droit de formuler une demande de condamnation de ce chef et relève que l'État de Libye a fait montre d'un comportement déloyal en se ménageant des moyens d'annulation de la sentence au cours de la procédure arbitrale.
107. L'État de Libye conclut à l'irrecevabilité de cette demande en application de l'article 910-4 du code de procédure civile, faute de prétention élevée par Etrak dans ses conclusions d'intimée, la demande introduite ultérieurement ne visant pas à répliquer aux conclusions récapitulatives de l'appelant alors qu'Etrak ne peut justifier de la survenance d'un fait nouveau. Il ajoute que la procédure ne saurait être qualifiée d'abusive, ses demandes étant manifestement fondées et légitimes.
SUR CE :
108. En vertu de l'article 559 du code de procédure civile, l'appelant peut, en cas d'appel principal dilatoire ou abusif, être condamné à une amende civile d'un maximum de 10 000 euros, sans préjudice des dommages-intérêts qui lui seraient réclamés.
109. Une telle condamnation suppose la démonstration d'une faute commise dans l'exercice du droit d'agir, susceptible de faire dégénérer l'action en abus, l'octroi de dommages et intérêts étant subordonné à l'existence d'un préjudice en lien de causalité avec cette faute.
110. L'article 910-4 du même code dispose qu'à peine d'irrecevabilité, relevée d'office, les parties doivent présenter, dès les conclusions mentionnées aux articles 905-2 et 908 à 910, l'ensemble de leurs prétentions sur le fond. L'irrecevabilité peut également être invoquée par la partie contre laquelle sont formées des prétentions ultérieures. Néanmoins, et sans préjudice de l'alinéa 2 de l'article 802, demeurent recevables, dans les limites des chefs du jugement critiqué, les prétentions destinées à répliquer aux conclusions et pièces adverses ou à faire juger les questions nées, postérieurement aux premières conclusions, de l'intervention d'un tiers ou de la survenance ou de la révélation d'un fait.
111. Si, conformément à l'article 566 du même code, les parties peuvent expliciter les prétentions qui étaient virtuellement comprises dans les demandes et défenses soumises au premier juge et ajouter à celles-ci toutes les demandes qui en sont l'accessoire, la conséquence ou le complément, encore faut-il que ces prétentions sur le fond soient concentrées dans les premières conclusions des parties.
112. En l'espèce, les conclusions d'intimée déposées par la société Etrak le 31 janvier 2022 ne comportaient, dans leur dispositif, aucune demande de condamnation de l'État de Libye pour procédure abusive, cette prétention ayant été formée ultérieurement.
113. Si ces écritures précisent, dans l'incipit à la partie consacrée à la discussion, que « la Défenderesse précise qu'elle se réserve, dans le cadre de ses futures conclusions, le droit de solliciter de la Cour de céans qu'elle condamne l'Appelant pour procédure abusive si elle persiste à maintenir son recours qui a toutes les caractéristiques du recours dilatoire », force est de constater que cette mention ne constitue pas une prétention au sens de l'article 4 du code de procédure civile, faute d'être reprise comme telle dans le dispositif de ces conclusions.
114. La demande de condamnation pour procédure abusive formée par la société Etrak doit, dans ces conditions, être déclarée irrecevable.
D. Sur les frais et dépens
115. L'État de Libye, qui succombe, sera condamné aux dépens, la demande qu'il forme sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile étant rejetée.
116. Cet État sera en outre condamné à payer à la société intimée la somme de 150 000 euros, au titre des frais irrépétibles par elle engagée pour les besoins de la procédure.
IV/ DISPOSITIF
Par ces motifs, la cour :
1) Ordonne la jonction sous le numéro de rôle unique RG 21/06118 des procédures inscrites au rôle sous les numéros de RG 21/06118 et 21/06828 ;
2) Rejette la demande d'exequatur du jugement du tribunal de première instance de Tripoli-Nord du 2 mai 2019 ;
3) Confirme l'ordonnance d'exequatur rendue le 21 janvier 2020, sous le numéro de RG n°20/0010, par le président du tribunal judiciaire de Paris déclarant exécutoire la Sentence Arbitrale CCI n° 22236/ZF/AYZ rendue à Genève le 22 juillet 2019 ;
4) Déclare irrecevable la demande reconventionnelle de condamnation pour procédure abusive formée par la société Etrak Insaat Taahhüt Ve Ticaret Anonim Sirke ;
5) Rejette la demande formée par l'État de Libye sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
6) Condamne l'État de Libye à payer à la société Etrak Insaat Taahhüt Ve Ticaret Anonim Sirke la somme de cent cinquante mille euros (150 000 €) au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
7) Condamne l'État de Libye aux dépens.
LA GREFFIERE, LE PRESIDENT,