La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

30/03/2021 | FRANCE | N°19/04161

France | France, Cour d'appel de Paris, 30 mars 2021, 19/04161


Copies exécutoiresRÉPUBLIQUE FRANÇAISE
délivrées aux parties le :AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS




COUR D'APPEL DE PARIS
Pôle 5 - Chambre 16
chambre commerciale internationale


ARRET DU 30 MARS 2021


RECOURS EN ANNULATION DE SENTENCE ARBITRALE


(no /2021, pages)


Numéro d'inscription au répertoire général : No RG 19/04161 - No Portalis 35L7-V-B7D-B7MGP


Décision déférée à la Cour : sentence arbitrale rendue à Paris le 26 Novembre 2018 sous l'égide de la cour permanente d'arbitrage, par le Tribunal arbitral

composé de Sir [W] [Q][K] [J] [N], président et de Messieurs [T] [V] [U] et [S] [S], coarbitres (PCA2016-14).




DEMANDERESSE AU REC...

Copies exécutoiresRÉPUBLIQUE FRANÇAISE
délivrées aux parties le :AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE PARIS
Pôle 5 - Chambre 16
chambre commerciale internationale

ARRET DU 30 MARS 2021

RECOURS EN ANNULATION DE SENTENCE ARBITRALE

(no /2021, pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : No RG 19/04161 - No Portalis 35L7-V-B7D-B7MGP

Décision déférée à la Cour : sentence arbitrale rendue à Paris le 26 Novembre 2018 sous l'égide de la cour permanente d'arbitrage, par le Tribunal arbitral composé de Sir [W] [Q][K] [J] [N], président et de Messieurs [T] [V] [U] et [S] [S], coarbitres (PCA2016-14).

DEMANDERESSE AU RECOURS :

FEDERATION DE RUSSIE
Agissant par le Ministère de la Justice lui-même représenté par Monsieur [A] [Y] [K], Ministre de la Justice
Ayant ses bureaux: [Adresse 1])
prise en la personne de ses représentants légaux,

Représentée par Me Matthieu BOCCON GIBOD de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de PARIS, toque : C2477 - No du dossier 1961268 - ayant pour avocat plaidant Me Andrea PINNA et Me Anne-Fleur DORY, avocat.e.s au barreau de PARIS, toque : B1190

DEFENDERESSE AU RECOURS :

JOINT STOCK COMPANY "STATE SAVINGS BANK OF UKRAINE" (JSC OSCHADBANK)
Anciennement denommée "Public Joint Stock Company (State Savings Bank Of Ukraine)"
Ayant son siège social : [Adresse 2])
prise en la personne de ses représentants légaux,

Représentée par Me Luca DE MARIA, avocat au barreau de PARIS, toque : L0018 - No du dossier 40257- ayant pour avocat plaidant Me Thomas VOISIN du PARTNERSHIPS QUINN EMANUEL URQUHART & SULLIVAN LLP, avocat au barreau de PARIS et Me Philippe PINSOLLE, avocat au barreau de PARIS, toque : J006

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 08 Février 2021, en audience publique, les avocats ne s'y étant pas opposés, devant François ANCEL, et Laure ALDEBERT.

Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :
M. François ANCEL, Président
Mme Fabienne SCHALLER, Conseillère
Mme Laure ALDEBERT, Conseillère

Greffière, lors des débats : Mme Clémentine GLEMET

ARRÊT :
- CONTRADICTOIRE
- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
- signé par le François ANCEL, président et par Clémentine GLEMET, greffière à qui la minute a été remise par le magistrat signataire.

I – FAITS ET PROCEDURE :

1-La société Public Joint Stock Company « State Savings Bank of Ukraine », devenue la société par actions Joint Stock Company « State Savings Bank of Urkraine », ci-dessous désignée la société JSC Oschadbank, est une société par actions détenue par l'État ukrainien ayant des activités bancaires et qui opérait dans la Péninsule de Crimée à travers une succursale locale ayant son siège à Simferopol et un réseau de 294 agences locales.

2-Le 18 mars 2014, la République de Crimée a été rattachée à la Fédération de Russie aux termes du traité conclu le même jour « portant acceptation de la République de Crimée au sein de la Fédération de Russie et la création de nouvelles parties constituantes au sein de la Fédération de Russie ».

3-Le 2 avril 2014, la Fédération de Russie a adopté une loi « sur les particularités de fonctionnement du système financier de la République de Crimée et de la Ville d'importance fédérale, Sébastopol, pendant la période transitoire » qui subordonnait le droit pour les banques ukrainiennes ayant une activité autorisée en Crimée à la date du 16 mars 2014 pour continuer à opérer sur le territoire à certaines conditions dont notamment celle de proposer à leurs clients, à effet immédiat, des services financiers libellés en roubles russes ou encore de fournir à la Banque de Russie un registre de leurs obligations envers leurs créanciers et les déposants.

4-Le 2 avril 2014, la Fédération de Russie a également adopté une loi sur la protection des déposants portant création d'un Fond de protection des déposants (« Depositor Protection Fund » -DPF) chargé d'indemniser les déposants jusqu'à un plafond de 700.000 roubles par déposant et de recouvrer les sommes correspondantes auprès des banques ukrainiennes.

5-Estimant que ce nouveau dispositif législatif conduisait à l'exclusion effective des banques ukrainiennes établies en Crimée et constatant l'impossibilité d'accomplir sa mission de régulateur bancaire, la Banque nationale d'Ukraine (NBU) a, le 6 mai 2014, publié une Résolution No.260 prohibant à toutes banques ukrainiennes de conduire des activités bancaires sur la péninsule de Crimée à compter du 6 juin 2014 « en raison de la prise de contrôle de l'appareil juridique et administratif […] ainsi que de la fermeture physique de la frontière avec l'installation de points de contrôle armés par les soi-disant autorités de Crimée ».

6-Le 26 mai 2014, la Banque de Russie, exerçant les pouvoirs qui lui avaient été conférés par la loi sur le système bancaire du 2 avril 2014 précitée, a ordonné la cessation des activités de la société JSC Oschadbank en Crimée et a désigné un représentant pour administrer les actifs d'Oschadbank en Crimée.
7-La société JSC Oschadbank, considérant son activité en Crimée comme un investissement devant être protégé par le Traité bilatéral conclu le 27 novembre 1998 entre la Fédération de Russie et l'Ukraine sur l'encouragement et la protection réciproque des investissements (ci-après le « TBI ») et estimant avoir été expropriée de ses actifs en République de Crimée, (en l'occurrence de sa succursale en Crimée), a initié le 20 janvier 2016 une procédure d'arbitrage devant la Cour permanente d'arbitrage siégeant à Paris, contre la Fédération de Russie.

8-La Fédération de Russie contestant l'application dudit traité et la compétence du tribunal arbitral, n'a pas comparu dans la procédure d'arbitrage.

9-Par une sentence arbitrale du 26 novembre 2018, la Cour permanente d'arbitrage à Paris composée de Messieurs [T] [U], [S] [S], arbitres et [W] [J] président :

- s'est déclarée compétente pour résoudre le litige ;

- a dit que la Fédération de Russie avait violé le Traité Russie-Ukraine du 27 Novembre 1998 en engageant des mesures d'expropriation à l'encontre des investissements de la société JSC Oschadbank dans la Péninsule de Crimée ;

- a ordonné notamment à la Fédération de Russie de payer à la société JSC Oschadbank un montant total à titre de réparation de 1 111 300 729 dollars US outre les frais de la procédure arbitrale et les dépens (frais d'avocats, des experts, des témoins et autres).

10-Par acte du 19 février 2019, la Fédération de Russie a saisi la cour d'appel de Paris d'un recours en annulation contre la sentence arbitrale rendue le 26 novembre 2018 à Paris.

11-Par conclusions d'incident notifiées par voie électronique le 25 mars 2019, la Fédération de Russie a saisi le conseiller de la mise en état au visa de l'article 1526 du code de procédure civile aux fins d'obtenir l'arrêt de l'exécution de la sentence arbitrale rendue en France le 26 novembre 2018.

12-Par ordonnance rendue le 22 octobre 2019, le conseiller de la mise en état a rejeté la demande d'arrêt de l'exécution de la sentence arbitrale du 26 novembre 2018 rendue par la Cour permanente d'arbitrage à Paris, dit n'y avoir lieu à aménagement de l'exécution de la sentence et condamné la Fédération de Russie à payer à la société JSC Oschadbank la somme de 8 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

13-S'appuyant sur des documents établissant selon elle que l'investissement dont la société JSC Oschadbank allègue avoir été expropriée par la Fédération de Russie (la Succursale en Crimée) avait été acquis et exploité par la société JSC Oschadbank avant même la mise en œuvre de la protection offerte par le TBI, lequel n'appréhende que les investissements réalisés à compter du 1er janvier 1992, la Fédération de Russie a introduit le 19 août 2019 un recours en révision de la Sentence arbitrale devant le tribunal arbitral qui l'a rendue, en application des dispositions de l'article 1502 du code de procédure civile.

14-Par décision du 23 décembre 2019, le tribunal arbitral a décidé d'office de suspendre la procédure de recours en révision jusqu'à ce que la Cour d'appel de Paris se prononce sur le recours en annulation afin d'éviter un risque de contrariété existant entre, d'une part, la sentence à rendre dans le recours en révision et, d'autre part, l'arrêt à intervenir dans le présent recours en annulation.

15-Par ordonnance du 22 septembre 2020, le conseiller de la mise en état a ordonné l'audition de Monsieur le Professeur [O] [O] et de Monsieur le Professeur [P] [B] sur la base de leurs consultations écrites respectivement en date du 25 et 29 juin 2020 en qualité de sachants.
16-Les auditions se sont tenues le 19 novembre 2020.

17-L'affaire a été renvoyée à la mise en état pour un échanges de conclusions.

18-La clôture de l'instruction a été prononcée le 8 février 2021.

II- PRETENTIONS DES PARTIES :

19-Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 4 février 2021, la Fédération de Russie demande à la cour, au visa de l'article 1520 du code de procédure civile, de bien vouloir :

ANNULER la sentence arbitrale rendue a Paris le 26 novembre 2018 dans le PCA Case No2016-14 ;

CONDAMNER la socie te JSC Oschadbank a verser a la Fe de ration de Russie la somme de 300.000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile ;

CONDAMNER la socie te JC Oschadbank aux entiers dépens, dont distraction au profit de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES.

20-Par conclusions notifiées par voie électronique le 6 février 2021, la société JSC Oschadbank demande à la cour, au visa notamment des articles 1466 et 1520 du code de procédure civile, de :

DIRE ET JUGER que la branche du moyen soulevé par la Fédération de Russie tire de l'incompétence du Tribunal arbitral ratione temporis, est irrecevable, a défaut la rejeter ;

DIRE ET JUGER que la branche du moyen souleve par la Fédération de Russie tire de l'incompe tence du Tribunal arbitral ratione materiae est irrecevable, a défaut la rejeter ;

DIRE ET JUGER que les autres branches du moyen soulevé par la Fédération de Russie pour soutenir l'incompétence du Tribunal arbitral sont mal fondées ;
DIRE ET JUGER que l'ensemble des branches du moyen de la Fédération de Russie tendant a l'annulation de la Sentence arbitrale au titre d'une prétendue violation par le Tribunal arbitral de sa mission sont irrecevables ou, subsidiairement, qu'elles sont mal fondées ;
DIRE ET JUGER que le moyen de la Fédération de Russie tendant a l'annulation de la Sentence arbitrale au titre d'une prétendue fraude procédurale commise par Oschadbank est mal fonde ;

REJETER le recours en annulation forme par la Fédération de Russie a l'encontre de la Sentence arbitrale rendue le 26 novembre 2018 dans l'affaire PCA no 2016-14 ;

CONDAMNER la Fédération de Russie a lui verser la somme de 400.000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

CONDAMNER la Fédération de Russie aux entiers dépens.

III- MOYENS DES PARTIES :

21-Au soutien de sa demande, la Fédération de Russie rappelle que si la société JSC Oschadbank est une banque commerciale détenue par l'État d'Ukraine, son histoire est intimement liée à celle de l'Union soviétique en ce sens qu'elle est la forme actuelle, prise au fil des restructurations successives du système bancaire soviétique, de la branche ukrainienne de la Sberbank de l'Union soviétique, elle-même successeur des Caisses d'épargne du travail de l'État et qu'elle et ses prédécesseurs ont ainsi implanté et exploité une succursale en Crimée durant plusieurs décennies.

22-La Fédération de Russie précise que face aux manquements de la société JSC Oschadbank à ses obligations relatives au fonctionnement de sa Succursale en Crimée, la Banque de Russie n'a eu d'autre choix, le 26 mai 2014, que de prononcer la liquidation des activités de celle-ci, conformément à l'article 7 de la loi fédérale de la Fédération de Russie No 37-FZ du 2 avril 2014.

23-La Fédération de Russie expose qu'elle n'a pas participé à la procédure arbitrale qui s'est déroulée en son absence jusqu'à la reddition de la Sentence rendue le 26 novembre 2018 parce qu'elle conteste que le litige puisse entrer dans le champ d'application du Traité et la compétence du tribunal arbitral constitué sur son fondement.

24-Elle soutient en premier lieu que la Sentence doit être annulée parce que le tribunal arbitral s'est déclaré à tort compétent, les conditions du TBI n'étant pas réunies.

25-La Fédération de Russie considère que le TBI n'est pas applicable (Ratione temporis) dès lors que la Succursale en Crimée de la société JSC Oschadbank, qui caractérise l'investissement allégué, a été établie avant le 1er janvier 1992, à une date à laquelle le TBI ne trouvait pas application, ce qui a été découvert récemment par la Fédération de Russie et ce que la société JSC Oschadbank a évité d'aborder lors de la procédure arbitrale alors que le TBI ne saurait protéger que les investissements réalisés à compter du 1er janvier 1992.

26-Elle précise à cet égard que bien que l'article 1.2 du Règlement intérieur de la Succursale en Crimée indique que la Succursale a été enregistrée le 2 janvier 1992, il n'en demeure pas moins qu'elle existait et était déjà en activité bien avant cette date, et faisait partie des actifs apportés par l'État d'Ukraine à la Banque au cours de l'année 1991 et soutient que l'enregistrement de la Succursale en Crimée est un acte purement administratif qui ne coïncide nullement avec la date de l'investissement qui est l'acquisition et l'exploitation de celle-ci, événements qui ont eu lieu avant cette date ainsi que les documents précités obtenus par la Fédération de Russie dans les archives à Kiev le démontrent.

27-La Fédération de Russie soutient que l'article 12 du TBI doit être interprété en ce sens que, si un investissement est effectué avant cette date, il ne peut pas bénéficier de la protection accordée par le TBI. En effet, selon elle, pour donner un effet utile à l'article 12 du TBI, il convient de retenir la date précise à laquelle Oschadbank a réalisé son investissement.

28-La Fédération de Russie précise que la question de la date de réalisation de l'investissement est bien une question de compétence et non de fond échappant au contrôle de l'article 1520 du code de procédure civile car l'identification de la date de réalisation de l'investissement est une condition d'application du TBI, qui détermine donc en amont l'applicabilité de la clause d'arbitrage contenue dans l'article 9.

29-Elle rappelle que selon la cour de cassation, l'applicabilité de la clause d'arbitrage déduite du traité bilatéral dépend de la réalisation de l'ensemble des conditions requises par ce texte sur la nationalité de l'investisseur et l'existence d'un investissement. Elle ajoute qu'un TBI confère à la fois une protection substantielle (ex : garanties contre l'expropriation, promesse de traitement juste et équitable, etc.) et une protection juridictionnelle (possibilité de recours à l'arbitrage) et que l'on ne peut considérer que l'article 12 du TBI ne délimite que le domaine de la protection substantielle, mais non pas la protection juridictionnelle, alors qu'aucune stipulation du TBI ne suggère qu'il convient de traiter différemment les protections offertes par le Traité.

30-Elle soutient enfin que même si on devait considérer que la condition posée par l'article 12 du TBI relève d'une question de fond et ne concerne pas la compétence, elle n'échapperait pas au contrôle du juge de l'annulation puisque la société JSC Oschadbank a caché aux arbitres que son prétendu investissement a été réalisé avant le 1er janvier 1992, et a commis une fraude procédurale, ce qui donne prise à un contrôle par la Cour au titre de l'ordre public international.

31-La Fédération de Russie ajoute que le TBI n'est pas applicable territorialement à la Crimée (Ratione loci). Elle observe que la société JSC Oschadbank soutient à la fois que la Crimée ne fait pas partie de la Fédération de Russie, mais que pour les besoins du TBI on doit faire comme si la Crimée était le territoire de la Fédération de Russie.

32-Elle expose que pour bénéficier de la protection du TBI, l'actif qui aurait prétendument été exproprié aurait dû être investi sur le territoire de la Fédération de Russie, ce qui nécessite de savoir au préalable si la Crimée fait partie du territoire de la Fédération de Russie, question qui est aujourd'hui l'objet d'une divergence et considère qu'il n'est pas de la compétence du tribunal arbitral de trancher.

33-Elle précise que dès lors que les deux États parties au TBI n'ont pas (ou plus) la même position quant à la souveraineté sur une zone territoriale, le TBI ne saurait être applicable à l'égard du territoire non mutuellement reconnu étant observé que l'accord sur le statut territorial de la Crimée qui existait lors de la conclusion du TBI en 1998 – quand il n'était pas discuté que la Crimée faisait partie de l'Ukraine – n'existe plus entre les États contractants.

34-Elle estime que le tribunal aurait dû constater que la Crimée n'étant pas un territoire mutuellement reconnu par les État parties au TBI, ce dernier ne peut trouver application à l'égard de la Crimée et que la condition de l'article 1(4) du TBI n'est pas remplie. Elle ajoute que le TBI, comme tout traité bilatéral relatif aux investissements, a pour objet la création de droits et d'obligations relatifs à la protection de l'investissement ayant un caractère réciproque et que ces objet et but du TBI ne peuvent être réalisés au sujet d'un territoire non mutuellement reconnu.

35-La Fédération de Russie fait valoir ensuite que les conditions de protection prévues par le TBI ne sont pas réunies (compétence ratione materiae) et précisément la condition relative à l'investissement dès lors qu'il n'est pas contesté que la Succursale en Crimée de la Banque a été créée, acquise et exploitée par la société JSC Oschadbank avant 2014, année pendant laquelle la Crimée a accédé à la Fédération de Russie et qu'il n'est pas non plus contesté qu'avant 2014 la Crimée faisait partie du territoire ukrainien de sorte que lorsqu'il a été réalisé, il s'agissait d'un investissement ukrainien en Ukraine.

36-Elle ajoute que le fait que, postérieurement, la Crimée ait accédé à la Fédération de Russie n'a pas transformé, un investissement purement interne en investissement étranger, si bien que la condition de l'article 1(1) du TBI n'est pas satisfaite.

37-Elle soutient à cet égard qu'il faut retenir la date de la réalisation de l'investissement pour apprécier son caractère étranger, c'est-à-dire que l'investissement doit présenter un caractère transfrontière dès le moment où il a été effectué.

38-La Fédération de Russie ajoute que l'allégation formulée par la société JSC Oschadbank quant à une prétendue renonciation par la Fédération de Russie ne saurait être retenue parce que les conditions posées par l'article 1466 du code de procédure civile ne sont pas réunies n'ayant pas participé à l'arbitrage.

39-La Fédération de Russie soutient en second lieu que la Sentence encourt également la nullité au titre de l'ordre public international de procédure en raison de la dissimulation frauduleuse par la société JSC Oschadbank du fait que son prétendu investissement a été réalisé avant le 1er janvier 1992, ce qui est de nature à exclure la protection par le TBI

40-En dernier lieu, la Fédération de Russie fait valoir que l'annulation est encourue dès lors que le tribunal arbitral, a en tout état de cause, statué sans se conformer à la mission qui lui avait été confiée. Elle considère en effet, que les arbitres n'ont pas consacré le temps nécessaire à l'analyse du dossier compte tenu du volume des pièces produites et des honoraires déclarés par les arbitres (rapportés au taux horaire par eux pratiqués) puisqu'ils auraient consacré à peine plus d'une minute à l'étude de chacune des 9500 pages produites et, dans ces conditions, n'ont pas exercé leur pouvoir juridictionnel comme il leur incombait de le faire.

41-Elle considère que compte tenu du volume du dossier d'arbitrage, de la complexité de ses problématiques factuelles et juridiques, de l'importance de ses enjeux, de la durée de la procédure arbitrale (près de trois ans), de l'ampleur des tâches incombant aux arbitres dans le cadre de la procédure, il est clair que ces derniers n'ont matériellement pas pu, dans le temps particulièrement court qu'ils ont passé sur le dossier, procéder à l'analyse attentive, précise et rigoureuse qu'exigeait pourtant celui-ci.

42-En réponse, la société JSC Oschadbank rappelle qu'elle est une société commerciale immatriculée en Ukraine, dotée de la pleine capacité juridique et qu'elle est donc un investisseur de l'Ukraine au sens du TBI et que ses actifs criméens sont des investissements au sens de l'article 1.1 du TBI dès lors qu'il s'agit notamment de biens mobiliers et immobiliers et de droits réels et personnels sur ces biens, de créances à l'égard de ses clients et, plus globalement, du fonds de commerce d'Oschadbank en Crimée.

43-Elle fait valoir qu'avant l'annexion elle détenait un certain nombre d'actifs bancaires en Crimée et qu'en mars 2014, l'annexion de la Crimée par la Russie a entraîné l'intégration de la Crimée dans le champ territorial de la Russie au sens des dispositions de l'article 1.4 du TBI de sorte que les actifs d'Oschadbank en Crimée sont donc situés sur le territoire de la Russie au sens du Traité bilatéral d'investissement, et notamment de son article 1.4, à compter du mois de mars 2014 et qu'ils sont en conséquence investis sur le territoire russe au sens du TBI.

44-Elle rappelle que la compétence du Tribunal arbitral doit être appréciée dans les strictes limites du traité concerné, le juge de l'annulation n'ayant pas la possibilité d'ajouter comme condition de la compétence des arbitres des conditions non prévues par le traité. Elle considère que si un actif répond à la définition d'investissement du traité, il devient un investissement et son existence est dès lors établie au regard des dispositions du traité et qu'une autre question est de savoir à partir de quand ou jusqu'à quand l'investissement est protégé, cette dernière question relevant de la protection substantielle, donc du fond du litige, et non de la compétence du Tribunal arbitral.

45-Elle estime donc que le tribunal arbitral a pu juger que les actifs en question étaient bien des investissements au sens du TBI et que ces actifs avaient été expropriés par la Fédération de Russie.

46-Elle considère que pour remettre en cause la compétence du Tribunal arbitral, la Russie déforme le sens du TBI en y ajoutant des conditions qui n'y figurent pas et prétend notamment, contre la lettre du texte, que le TBI exclurait les investissements détenus par une partie ukrainienne en Russie alors que le TBI les protège expressément.

47-S'agissant du grief tiré du non respect de l'article 12 du traité (l'application rationae temporis du traité), la société JSC Oschadbank soutient en premier lieu que ce grief est, sur le fondement de l'article 1466 du code de procédure civile irrecevable faute d'avoir été soutenu devant le tribunal arbitral.

48-Elle précise à cet égard que ce grief ne ressort pas de la lettre de la Fédération de Russie du 13 mai 2016 aux termes de laquelle elle avait soulevé un certain nombre d'objections préliminaires, à savoir que l'investissement n'aurait pas été réalisé sur le territoire russe, qu'il aurait été antérieur à l'accession de la Crimée à la Russie, qu'il n'aurait pas été réalisé conformément à la législation russe et enfin qu'il n'aurait pas contribué au développement économique local. Elle indique qu'aucune de ces objections ne porte sur l'application ratione temporis du TBI.

49-A la supposer recevable, la société JSC Oschadbank soutient que l'objection est mal fondée car elle invite le juge de l'annulation à réviser le fond du litige, ce qui lui est interdit dès lors que l'article 12 relève de la protection de fond offerte par le Traité (en déterminant la date à partir de laquelle les actifs qui répondent à la définition d'investissement peuvent être protégés) et non de la compétence du Tribunal arbitral (qui relève de l'article 9).

50-Elle explique que le Traité est entré en vigueur le 27 janvier 2000 et que l'article 14.1. est la seule disposition qui règle la question de l'application ratione temporis du Traité de sorte que c'est de manière abusive que la Fédération de Russie présente son objection comme une objection de compétence ratione temporis alors que l'article 12 du Traité fait pour sa part rétroagir la protection du Traité pour les investissements réalisés à compter du 1er janvier 1992.

51-Elle précise qu'en l'espèce les actifs criméens n'ont acquis la qualification d'investissement au sens du TBI qu'à compter du 21 mars 2014 étant observé que seule compte la date à laquelle les actifs sont devenus des investissements au sens du TBI et non la date à laquelle ils ont été créés ou acquis.

52-Elle considère qu'en invitant la Cour à ajouter comme condition de l'existence de l'investissement l'exigence selon laquelle l'investissement doit aussi faire l'objet de la protection de fond selon l'article 12 du Traité, la Fédération de Russie invite la Cour à ajouter, comme condition de la compétence du Tribunal arbitral, une condition non prévue par le Traité.

53-La société JSC Oschadbank estime que la Fédération de Russie confond deux choses : la date à laquelle les actifs criméens ont été acquis ou créés d'une part, et la date à laquelle ils sont devenus des investissements au sens du Traité d'autre part, et précise que seule la deuxième date compte et qu'en l'espèce les investissements (par opposition aux actifs) sont postérieurs au 1er janvier 1992, puisqu'ils datent de mars 2014.

54-La société JSC Oschadbank ajoute que les termes « which are invested » mentionnés à l'article 1.1 du TBI relatifs à la définition des investissements entrant dans le champ d'application du traité se rapportent aux actifs « qui sont investis », sans préjudice de la date d'acquisition ou de création de l'actif sous-jacent et que s'il avait été voulu dire « qui ont été investis », il aurait fallu écrire en anglais « which were invested » ou, « which have been invested », ce que le Tribunal arbitral, présidé par [W] [J] de nationalité néo-zélandaise et anglophone de naissance a jugé en considérant que les termes « which are invested » désignent un état, et non une action, et que cet état s'appliquait à tous les actifs remplissant les conditions du traité, quelle que soit leur date d'acquisition ou de création.

55-Elle soutient ainsi que les termes « assets which are invested » désignent des actifs détenus en Russie par une partie ukrainienne quelle que soit leur date de création ou d'acquisition et qu'il n'est pas permis d'ajouter à l'article 1.1 une condition qui n'y figure pas, l'interprétation du TBI dans son ensemble confirme que l'affirmation de la Russie selon laquelle il faut retenir la date de la réalisation de l'investissement pour apprécier son caractère étranger est inexacte.

56-La société JSC Oschadbank considère s'agissant de l'incompétence ratione loci que cette deuxième branche du moyen est irrecevable faute d'avoir été soulevée devant le Tribunal arbitral étant observé qu'elle ne touche pas à proprement parler à la compétence du Tribunal mais plus généralement à l'applicabilité du Traité pris dans son ensemble.

57-Elle soutient que l'existence de divergences de vue entre l'Ukraine et la Russie sur l'appartenance territoriale de la Crimée n'a aucune pertinence pour la question de l'applicabilité du TBI. Elle expose qu'un traité ne cesse pas de s'appliquer sur un territoire en raison de divergences de vue sur l'appartenance territoriale de celui-ci et que le Tribunal arbitral n'est pas privé de compétence pour trancher un différend sur la base d'un traité en présence d'une différend parallèle relatif à la souveraineté sur un territoire donné. Elle fait valoir que le prétendu défaut de réciprocité du TBI en ce qui concerne la Crimée repose sur une pure spéculation et est en toute hypothèse faux en droit dès lors qu'un État ne peut pas s'abriter derrière sa loi nationale pour se soustraire à ses obligations internationales conformément à l'article 27 de la Convention de Vienne sur le Droit des Traités. Elle ajoute qu'en l'absence de dénonciation d'une convention il n'appartient pas aux juges judiciaires de vérifier si la condition de réciprocité visée à l'article 55 de la Constitution de 1958 est remplie.

58-Enfin, la société JSC Oschadbank soutient que s'agissant de l'incompétence rationae materiae, cette troisième branche du moyen fondée sur l'affirmation selon laquelle l'investissement a été réalisé en Ukraine au motif que la succursale aurait été créée en Ukraine est aussi infondée à la supposer recevable dès lors que l'on admet que le TBI protège les actifs des parties ukrainiennes situées en Russie quelle que soit leur date de création.

59-Sur le moyen tiré du non respect de sa mission par le tribunal arbitral, la société JSC Oschadbank estime que les arguments invoqués par la Russie au titre de la violation par les arbitres de leur mission fondée essentiellement sur le nombre d'heures consacrées à l'étude du dossier ne sont pas sérieux. La société JSC Oschadbank précise que le temps consacré par les arbitres à l'examen du dossier d'arbitrage échappe au contrôle du juge de l'annulation, de même que la méthodologie appliquée par les arbitres, qui n'entre dans aucune des hypothèses de violation de leur mission admises par la jurisprudence étant ajouté que les développements sur l'obligation de diligence des arbitres relèvent non de la mission des arbitres, au sens de l'article 1520 3o du code de procédure civile, mais d'une question de responsabilité contractuelle de l'arbitre, qui échappe au contrôle du juge de l'annulation.

60-Elle ajoute qu'en l'absence d'une partie, le Tribunal arbitral, sans pour autant se substituer à la partie défaillante, doit exercer une analyse critique des prétentions du demandeur de manière à se satisfaire de leur bien-fondé, afin de rendre une sentence motivée, ce qu'il a fait en l'espèce en s'assurant que l'intégralité des communications et pièces soumises dans la procédure arbitrale ont été promptement communiquées, aux formats papier et électronique, aux ambassadeurs de la Russie aux Pays-Bas et en France, ainsi qu'au Ministère de la justice de la Russie, en donnant l'occasion à la Fédération de Russie d'exprimer son avis concernant chaque décision et étape procédurale ainsi que le temps de répondre à ses écritures et communications, en lui notifiant plus de six mois en avance qu'une audience aurait lieu du 27 au 29 mars 2017 et en lui transmettant l'intégralité des retranscriptions d'audience.

61-Sur la faute procédurale qui caractériserait une violation de l'ordre public international, elle rappelle que c'est à la partie qui l'invoque de prouver l'existence de manœuvres frauduleuses dans le but de tromper la religion des arbitres et que cette dernière échoue a démontrer qu'Oschadbank aurait frauduleusement dissimule des documents au Tribunal arbitral. précise qu'en tout état de causes les pièces alléguées n'étaient pas décisives pour déterminer la compétence du Tribunal arbitral sur le fondement de l'article 12 du TBI.

IV-MOTIFS DE LA DECISION:

1- Sur le moyen d'annulation tiré de l'incompétence du tribunal arbitral ;

62-Selon l'article 1520, 1o, du code de procédure civile, le recours en annulation est ouvert si le tribunal s'est déclaré à tort compétent ou incompétent. Il appartient au juge de l'annulation de contrôler la décision du tribunal arbitral sur sa compétence, qu'il se soit déclaré compétent ou incompétent, en recherchant tous les éléments de droit ou de fait permettant d'apprécier la portée de la convention d'arbitrage.

a) Sur l'incompétence rationae temporis du tribunal arbitral ;

Sur l'irrecevabilité du moyen

63-Aux termes de l'article 1466 du même code, la partie qui, en connaissance de cause et sans motif légitime, s'abstient d'invoquer en temps utile une irrégularité devant le tribunal arbitral est réputée avoir renoncé à s'en prévaloir.

64-Cependant, lorsque la compétence a été débattue devant les arbitres, les parties ne sont pas privées du droit d'invoquer sur cette question, devant le juge de l'annulation, de nouveaux moyens et arguments et à faire état, à cet effet, de nouveaux éléments de preuve, dès lors qu'il n'est pas possible d'induire du fait qu'un argument n'ait pas été précédemment évoqué devant le tribunal arbitral l'acceptation de sa compétence par l'autre partie.

65-En l'espèce, il convient d'observer d'une part, que la Fédération de Russie n'a pas comparu devant le tribunal arbitral de sorte qu'il ne peut lui être opposé le fait de ne pas avoir soulevé l'incompétence de ce dernier devant lui.

66-D'autre part, par lettre adressée au tribunal arbitral du 13 mai 2016, la Fédération de Russie, a en tout état de cause contesté la compétence du tribunal arbitral pour connaître du litige en faisant valoir plusieurs motifs et notamment le fait selon elle que les biens objets du litige ne répondent pas à la définition du terme « investissements » conféré par le traité bilatéral dès lorsqu'ils n'ont pas été réalisés sur le territoire russe mais à une période où la Crimée était une partie de l'Ukraine, qu'ils ne sont pas conformes à la législation russe et qu'ils n'ont pas contribué au développement économique de la Fédération de Russie.

67-Au terme de ce courrier, la Fédération de Russie expose que « Sur la base de ce qui précède, la Fédération de Russie ne reconnaît pas la compétence d'un tribunal international auprès de la Cour permanente d'arbitrage pour le règlement de la demande susmentionnée » (« On the basis of the abovementioned the Russian Federation does not recognize the jurisdiction of an international tribunal at the Permanent Court of Arbitration in settlement of the abovementioned claim »).

68-En l'état de cette contestation, il importe peu que les arguments évoqués dans la procédure d'annulation concernant l'incompétence rationae temporis du tribunal arbitral l'aient été devant les arbitres à partir du moment où l'exception d'incompétence avait été soulevée dès l'origine par la Fédération de Russie et que cette exception a précisément fondé son refus de participer à la procédure arbitrale.

69-Le moyen tiré de l'irrecevabilité de l'exception d'incompétence rationae temporis soulevé par la société JSC Oschadbank sera en conséquence rejeté.

Sur le bien fondé du moyen

Sur la qualification du moyen tiré du champ d'application temporel du traité

70-Seule la volonté commune des parties a le pouvoir d'investir l'arbitre de son pouvoir juridictionnel, lequel se confond en matière d'arbitrage avec sa compétence.

71-Lorsque la clause d'arbitrage résulte d'un Traité bilatéral d'investissement, il convient dès lors d'apprécier cette volonté commune au regard de l'ensemble des dispositions du traité de sorte que le tribunal arbitral n'est compétent pour connaître d'un litige que s'il entre dans le champ d'application du traité et qu'il est satisfait à l'ensemble de ses conditions d'application.

72-En l'espèce, il n'est pas contesté que le Traité bilatéral conclu le 27 novembre 1998 entre la Fédération de Russie et l'Ukraine sur l'encouragement et la protection réciproque des investissements est entré en vigueur le 27 janvier 2000 en application de son article 14 qui stipule que « Le présent accord entre en vigueur à la date de la dernière notification écrite de l'accomplissement par les parties contractantes des procédures interétatiques requises pour l'entrée en vigueur du présent accord » (« This Agreement shall enter into force on the date of the latest written notification on completion by the Contracting Parties of the intrastate procedures, required for the entry into force of this Agreement »).

73-L'article 12 de ce Traité bilatéral d'investissement stipule en outre que « Le présent accord s'applique à tous les investissements réalisés par les investisseurs d'une partie contractante sur le territoire de l'autre partie contractante à compter du 1er janvier 1992 » (« This Agreement shall apply to all investments made by the investors of one Contracting Party in the territory of the other Contracting Party as of 1 January 1992 »).

74-La clause d'arbitrage qui figure à l'article 9 du Traité bilatéral d'investissement stipule que :
«1. Tout différend entre une partie contractante et un investisseur de l'autre partie contractante qui surgit en rapport avec les investissements, y compris les différends qui concernent le montant, les modalités ou la procédure de paiement des indemnités, prévus à l'article 5 du présent accord, ou la procédure de transfert des paiements, prévue à l'article 7 du présent accord, fait l'objet d'une notification écrite, accompagnée de commentaires détaillés, que l'investisseur transmet à la partie contractante en cause dans le différend. Les parties au différend s'efforceront de régler ce différend dans la mesure du possible par voie de négociations.
2. Si le différend n'est pas résolu de cette manière dans un délai de six mois à compter de la date de la notification écrite, comme il est indiqué au paragraphe 1 du présent article, il sera soumis à l'examen de :
a) un tribunal compétent ou un tribunal arbitral de la partie contractante sur le territoire de laquelle les investissements ont été réalisés ;
b) l'Institut d'arbitrage de la Chambre de Commerce de Stockholm ;
c) un tribunal arbitral ad hoc conformément au règlement d'arbitrage de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI).
3. La sentence arbitrale est définitive et lie les deux parties au litige. Chaque partie contractante s'engage à exécuter cette sentence conformément à ses lois nationales ».
(« 1. Any dispute between either Contracting Party and an investor of the other Contracting Party that arises in connection with the investments, including disputes, which concern the amount, terms of or procedure for payment of compensation, provided for in Article 5 hereof, or the procedure for effecting a transfer of payments, provided for in Article 7 hereof, shall be subject to a written notification, accompanied by detailed comments, which the investor shall forward to the Contracting Party involved in the dispute. The parties to the dispute shall strive to settle such a dispute to the extent possible by way of negotiations.
2. If the dispute is not resolved in that way within six months as of the date of the written notification, as mentioned in para 1 of this Article, it shall be referred for consideration to:
a) a competent court or an arbitration court of the Contracting Party, in whose territory the investments were made;
b) the Arbitration Institute of the Stockholm Chamber of Commerce;
c) an ad hoc arbitral tribunal in conformity with the Arbitration Rules of the United Nations Commission on International Trade Law (UNCITRAL).
3. The arbitral award shall be final and binding upon both parties to the dispute. Each Contracting Party shall undertake to enforce such an award in conformity with its laws »).

75-Il ressort de ces clauses que l'offre d'arbitrage qui résulte de l'article 9 n'est pas une offre générale et inconditionnelle pour tous litiges d'investissements entre la Fédération de Russie et l'Ukraine mais une offre insérée dans les limites fixées par le Traité bilatéral d'investissement de sorte que la protection procédurale offerte par la clause d'arbitrage et donc la compétence du tribunal arbitral est subordonnée à l'applicabilité du traité à l'investissement objet du litige et plus précisément à l'existence d'un litige portant sur un investissement qui a nécessairement été réalisé par un investisseur d'une des parties contractantes sur le territoire de l'autre à compter du 1er janvier 1992.

76-Le moyen soulevé a donc bien trait à une question de compétence du tribunal arbitral, pouvant donc être examiné par la cour au titre de l'article 1520,1o du code de procédure civile.

Sur le bien fondé du moyen tiré de l'incompétence temporelle ;

77-La question qui se pose est celle de savoir si la condition temporelle posée par l'article 12 du traité bilatéral selon laquelle celui-ci ne s'applique qu'aux seuls investissements réalisés à compter du 1er janvier 1992, et donc la compétence du tribunal arbitral pour connaître d'un litige portant sur un tel investissement, est en l'espèce satisfaite.

Sur l'appréciation de la date à prendre en compte pour l'application de l'article 12 du Traité ;

78-Il y a lieu de constater que le tribunal arbitral n'a pas traité cette question, qui ne lui avait au demeurant pas été soumise.

79-Si au paragraphe 226 de sa sentence il a abordé la question de « l'obligation temporelle », celle-ci portait plus précisément sur la définition de l'investissement prévue à l'article 1.1 du traité, le tribunal arbitral répondant à l'argument de la Fédération de Russie dans son courrier du 13 mai 2016 aux termes duquel celle-ci soutenait que seuls les investissements réalisés après l'adhésion de la Crimée à la Russie pouvaient être pris en compte.

80-Sur ce point le tribunal arbitral a considéré qu'il « n'existe dans la définition de l'investissement aucune obligation temporelle qui limiterait les investissements à ceux qui ont été réalisés après l'entrée en vigueur, dans la Péninsule de Crimée, des obligations de la Fédération de Russie en vertu du Traité » et que ce faisant il était « sans objet que les investissements aient été réalisés avant l'adhésion de la Péninsule de Crimée [à la Fédération de Russie] ».

81-En revanche, le tribunal arbitral n'a pas été amené à statuer sur le champ d'application temporel du traité couvert par l'article 12 du traité, sur lequel il revient à la cour de statuer.

82-Conformément à l'article 31 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 ratifiée tant par l'Ukraine que la Fédération de Russie et qui en tout état de cause reflète le droit international coutumier, il convient d'interpréter cet article « de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but ».

83-Dans ce cadre, les termes de l'article 12 précité sont suffisamment clairs pour considérer qu'il détermine le champ d'application temporel du traité et qu'il n'ouvre droit à une protection tant substantielle que procédurale qu'aux seuls investissements qui ont été réalisés à compter du 1er janvier 1992 de sorte qu'en sont nécessairement exclus ceux qui l'ont été antérieurement.

84-A cet égard, seule la date à laquelle l'investissement a été réalisé peut être prise en compte pour déterminer le champ d'application temporel du traité, et distinguer les investissements qui entrent dans son champ et ceux qui en sont exclus dès lors qu'interpréter cet article 12 comme pouvant inclure les investissements, qui bien que réalisés avant le 1er janvier 1992 perdurent après cette date, serait manifestement contraire au sens ordinaire de cette disposition et reviendrait à priver celle-ci de son objet et de son but.

85-Une telle interprétation consistant à ne prendre en compte que les investissements réalisés à compter du 1er janvier 1992 est en outre corroborée par les travaux préparatoires du traité, dont l'article 32 de la convention de Vienne de 1969 admet la prise en compte à titre de « moyen complémentaires d'interprétation ».

86-En effet, il résulte des négociations entre la Fédération de Russie et l'Ukraine qu'une application temporelle plus étendue avait été envisagée dans des projets rédigés en 1994 et 1997 permettant de couvrir les investissements faits « à la fois avant et après la date d'entrée en vigueur du présent traité » (respectivement articles 10 et 12 des projets).

87-De même dans le projet de Traité datant de 1998, les deux options étaient encore en discussion puisque l'article 13 de ce projet stipulait que « Le présent traité sera appliqué à tous les investissements réalisés par les investisseurs de chacune des Parties Contractantes (à compter du 1er janvier 1992) [à la fois avant et après l'entrée en vigueur du présent traité et sera appliqué à compter de son entrée en vigueur] » (souligné par la Cour) laissant les deux options entre parenthèses ou entre crochets, attestant ainsi que ces points étaient encore à cette date en discussion.

88-Telle est en outre l'interprétation qui en a été donnée par le Tribunal Fédéral suisse dans ses décisions du 16 octobre 2018 dans les affaires 4A 396 2017, Fédération de Russie c/ Stabil et Ukrnafta, citées par la société JSC Oschadbank.

89-En effet, ce tribunal a précisément fait une distinction entre l'article 12 du Traité bilatéral d'investissement qui couvre le champ d'application temporel du traité et l'article 1.1 de ce même Traité qui est relatif à la définition générale de l'investissement puisqu'il considère que « alors qu'à l'article 12 CPI 1998 il est exprimé que le champ d'application temporel de la Convention dépend d'un moment donné, où les investissements ont été réalisés (…) la forme verbale employée par l'article 1 al. 1 CPI 1998 (imperfectif ou inaccompli) ne décrit pas un acte qui doit survenir à un moment donné » (souligné par la Cour). Ainsi le Tribunal Fédéral suisse, qui n'était pas saisi de la question de la compétence rationae temporis du tribunal arbitral mais celle de la compétence rationae materiae, a pris soin de bien distinguer les deux questions et de relever que l'appréciation de la date de l'investissement différait selon que l'on envisageait le problème sous l'angle de l'article 12 du Traité (application temporelle) ou de l'article 1.1 (application à raison de la matière – rationa materiae).

90-Sur ce point, la société JSC Oschadbank ne peut davantage être suivie quand elle soutient que la High Court de justice de Londres a confirmé son interprétation.

91-En effet, la question tranchée par la décision de la High Court dans l'affaire [N] [Q] le 13 juillet 2018 ne portait pas sur l'application rationae temporis du Traité bilatéral d'investissement litigieux et précisément sur son article 12. Il s'agissait au contraire d'interpréter la notion d'investissement au sens de l'article 1.1 et de savoir si celui-ci exigeait une contribution de l'investissement à l'économie de l'État hôte pour pouvoir bénéficier de la protection du traité, ce qui est une question différente.

92-Il en est de même de la décision rendue par le même juge de la High Court le 20 décembre 2019 dans l'affaire Korea vs. Dayyani ([2019] EWHC 3580 (Comm), 2019 WL 07038249, 20 décembre 2019), laquelle ne portait au demeurant pas sur l'interprétation du Traité bilatéral d'investissement litigieux mais celui conclu le 31 octobre 2018 entre la République de Corée et la République d'Iran, et portait sur la question de savoir si un contrat d'achat d'actions (SPA « share purchase agreement ») pouvait constituer un investissement au sens du Traité bilatéral d'investissement précité pour lequel il convenait d'interpréter les termes « invested by ».

93-Au regard de ces éléments, il convient de considérer que l'application du Traité bilatéral conclu le 27 novembre 1998 entre la Fédération de Russie et l'Ukraine contenant la clause d'arbitrage à un investissement dépend de la date à laquelle l'investissement a été réalisé et qu'il ne peut être tiré la conséquence de ce que cet investissement a perduré après le 1er janvier 1992, une circonstance opérante pour l'attraire dans le champ d'application de ce Traité.

Sur la date à laquelle l'investissement de la société JSC Oschadbank a effectivement été réalisé ;

94-En l'espèce, l'investissement dont la société JSC Oschadbank sollicite la protection au titre du Traité bilatéral d'investissement est constitué de sa succursale bancaire située en Crimée et couvre les activités bancaires et services financiers qu'elle exerçait par l'intermédiaire de cette succursale en Crimée, dont elle indique avoir été expropriée après l'adhésion de la République de Crimée à la Fédération de Russie.
95-Dans le cadre de la procédure arbitrale, la société JSC Oschadbank visait ainsi la protection de ses actifs corporels (biens mobiliers et immobiliers), des droits immobiliers (y compris ceux découlant de baux), des créances, des droits et des intérêts économiques découlant des relations entre la succursale de Crimée et ses clients (...).

96-Pour apprécier la date à laquelle cet investissement, qui doit être ici pris dans sa globalité comme l'ensemble des services bancaires et financiers exercés par la société JSC Oschadbank à travers sa succursale bancaire en Crimée, a été réalisé, il convient donc de s'interroger sur la date à laquelle cette activité bancaire et financière a été créée.

97-Sur ce point, il ressort des pièces versées et non contestées par la société JSC Oschadbank que celle-ci est du démantèlement du système bancaire unifié de l'Union soviétique qui a abouti à la liquidation de la Banque d'Epargne et du Crédit Populaire de l'URSS (Sberbank de l'Union soviétique) en 1991 et qu'à la suite de la déclaration d'indépendance de l'Ukraine, l'activité de la branche ukrainienne de la Sberbank de l'Union soviétique a été transférée à l'État ukrainien par une ordonnance de la Rada Suprême de la RSS d'Ukraine du 20 mars 1991 et à une société de droit public dénommée à compter du 3 septembre 1991 « Banque d'Epargne Publique Commerciale spécialisée d'Ukraine (Oschadbank d'Ukraine) » dont l'enregistrement auprès de la banque nationale d'Ukraine est intervenue le 31 décembre 1991 (numéro d'immatriculation 4).

98-Au terme des statuts de la Banque d'Epargne Publique Commerciale spécialisée d'Ukraine (Oschadbank d'Ukraine), en date du 3 septembre 1991, il est indiqué que :
« 1. La Banque d'Epargne Publique Commerciale Spécialisée d'Ukraine (Oschadbank d'Ukraine), ci-après la « Banque », a été créée en vertu de la Loi de la RSS d'Ukraine du 20 mars 1991 « Sur les banques et les activités bancaires » et fait partie du système bancaire d'Ukraine.
2. La Banque est une personne morale et, avec toutes ses succursales, constitue un système unifié de la Banque. […]
4. La Banque et ses succursales sont indépendantes des autorités suprêmes d'Ukraine, sauf si la loi ukrainienne en dispose autrement ».
[…]
9. Les termes « Oschadbank d'Ukraine » […] sont utilisés en tant que nom commercial et à des fins publicitaires et n'appartiennent qu'aux succursales de la Banque ».
[…]
47. Les succursales ou les département situés en République socialiste soviétique autonome de Crimée, dans les régions, à Kiev, ainsi qu'au niveau local, sont dirigés par les directeurs des succursales ou les gestionnaires des départements qui sont nommés hiérarchiquement par les organes administratifs de la Banque parmi les personnes ayant une expérience pratique d'au moins trois ans au sein de la banque (…). Les succursales et les départements de la Banque sont soumis au régime juridique des personnes morales, agissent au nom de la Banque, disposent de leurs propres bilans financiers, qui font partie du bilan de la banque et exercent leurs activités en vertu du Règlement sur les succursales et les départements de la Banque approuvé par le Conseil de la Banque ».

99-Il ressort en outre d'un compte rendu de la Réunion du Conseil de la Banque en date du 3 septembre 1991 que le directeur de la succursale de la Banque en Crimée est un membre du Conseil de la Banque précitée de sorte qu'à cette date, les activités bancaires et financières de la société JSC Oschadbank étaient d'ores et déjà en cours.
100-Si à cet égard, la société JSC Oschadbank se prévaut de la date de l'enregistrement de la succursale présente en Crimée auprès des autorités ukrainiennes du 2 janvier 1992, cette date ne peut caractériser la date de la réalisation de l'investissement au sens du traité puisque comme l'attestent les pièces susvisées, l'activité bancaire de la société JSC Oschadbank en Crimée avait débuté antérieurement, impliquant nécessairement que la réalisation de l'investissement le fût également.

101-Il ressort de ces éléments que la condition temporelle posée par l'article 12 du Traité bilatéral d'investissement qui contient l'offre d'arbitrage n'est pas satisfaite de sorte que le tribunal arbitral s'est déclaré à tort compétent pour connaître du litige.

102-Il convient en conséquence de prononcer l'annulation de la sentence sans qu'il soit nécessaire d'examiner les autres moyens.

Sur les frais et dépens ;

103-Il y a lieu de condamner société JSC Oschadbank, partie perdante, aux dépens qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

104-En outre, elle doit être condamnée à verser à la Fédération de Russie, qui a dû exposer des frais irrépétibles pour faire valoir ses droits, une indemnité au titre de l'article 700 du code de procédure civile qu'il est équitable de fixer à la somme de 150 000 euros.

V- DISPOSITIF :

Par ces motifs, la cour :

1-Rejette la fin de non recevoir soulevée par la société par actions Joint Stock Company «State Savings Bank of Ukraine » sur le moyen tire de l'incompétence temporelle du Tribunal arbitral (ratione temporis) ;

2-Annule la sentence arbitrale rendue à Paris le 26 novembre 2018 (PCA Case No2016-14) ;
3-Condamne la société par actions Joint Stock Company « State Savings Bank of Ukraine» à verser à la Fédération de Russie la somme de 150 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile ;

4-Condamne la société par actions Joint Stock Company « State Savings Bank of Ukraine» aux entiers dépens, dont distraction au profit de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES.

La greffière Le président

Clémentine GLEMET François ANCEL


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Paris
Numéro d'arrêt : 19/04161
Date de la décision : 30/03/2021
Sens de l'arrêt : Annulation

Origine de la décision
Date de l'import : 26/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2021-03-30;19.04161 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award