Copies exécutoires délivrées aux parties le RÉPUBLIQUES FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCE
Cour d'appel de Paris
Pôle 4 - Chambre 1
Arrêt du 29 janvier 2021
(no , pages)
Numéro d'inscription au répertoire général :RG 18/01964 - Portalis 35L7-V-B7C-B44OX
Décision déférée à la cour : jugement du 07 décembre 2017 -tribunal de grande instance de Paris - RG 16/03601
APPELANTE
Madame [I] [P]
[Adresse 1]
[Adresse 1]
Représentée par Me Patricia HARDOUIN de la SELARL SELARL 2H Avocats à la cour, avocat au barreau de PARIS, toque : L0056
Ayant pour avocat plaidant, Me Pierre CYCMAN, avocat au barreau de PARIS, toque : A0141
INTIMEE
SNC TURENNE
société en nom collectif au capital de 10.000€, immatriculée au RCS de
Paris sous le numéro 439.894.254, dont le siège social est situé [Adresse 2], prise en la personne de son représentant légal, la société ATLANTIQUE INVESTISSEMENT, SAS au capital de 300.000€ immatriculée au RCS de Paris sous le numéro 382.207.843 également domiciliée [Adresse 2], elle-même représentée par son Président, Monsieur [Q] [M], né le [Date naissance 1] 1945 à [Localité 1] (81), de nationalité française, demeurant [Adresse 3]
Représentée par Me Julien GUIRAMAND de la SELARL SAMARCANDE, avocat au barreau de PARIS, toque : G0727
Composition de la cour :
L'affaire a été débattue le 19 novembre 2020, en audience publique, devant la cour composée de :
M. Claude Creton, président de chambre,
Mme Christine Barberot, conseillère,
Mme Monique Chaulet, conseillère,
qui en ont délibéré, un rapport a été présenté à l'audience par Mme Monique Chaulet, conseillère, dans les conditions prévues par l'article 785 du code de procédure civile.
Greffier, lors des débats : M. Grégoire Grospellier
Arrêt :
- contradictoire
- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
- signé par Claude Creton, président et par Grégoire Grospellier, greffier présent lors de la mise à disposition.
*****
Par arrêt en date du 8 novembre 2019 auquel il est renvoyé pour le rappel des faits, la présente cour a confirmé le jugement du tribunal de grande instance de Paris en date du 7 décembre 2017 en ce qu'il a constaté que la SNC Turenne a commis une faute consistant en un manquement à son obligation précontractuelle d'information et en ce qu'il a dit que le préjudice de Mme [P] était constitué par une perte de chance mais l'a infirmé en ce qu'il l'a indemnisée, de ce chef, de sa perte de loyers.
Statuant à nouveau, la cour a débouté Mme [P] de sa demande au titre de la perte de loyers, dit que le préjudice de Mme [P] est constitué par une perte de chance d'acquérir le bien à des conditions plus avantageuses et, avant-dire droit sur le préjudice matériel de Mme [P], ordonné la réouverture des débats en invitant Mme [P] à fixer sa demande au titre du préjudice matériel subi du fait de sa perte de chance en fournissant les éléments d'évaluation sur lesquels elle se fonde ; la cour a sursis à statuer sur le surplus des demandes et réservé les dépens.
Aux termes de ses dernières conclusions, Mme [P] demande à la cour de :
- condamner la société Turenne à lui verser une indemnité de 126 579 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice matériel, constitué par une perte de chance d'acquérir le bien à des conditions plus avantageuses en 2002,
- condamner la société Turenne à lui verser une indemnité de 50 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral,
- condamner la société Turenne à lui verser une indemnité de 7 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner la société Turenne aux dépens dont distraction au profit de la SELARL 2H Avocats en la personne de Mme Patricia Hardouin conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
Aux termes de ses dernières conclusions, la SNC Turenne demande à la cour de :
- rejeter la demande de réparation du préjudice matériel de Mme [P],
- subsidiairement de juger que le préjudice constitué de la perte de chance d'acquérir le bien à des conditions plus avantageuses ne saurait être supérieur à une somme de 35 785 euros,
- confirmer le jugement en ce qu'il a rejeté les autres demandes au titre du préjudice matériel et du préjudice moral,
- rejeter les autres demandes de Mme [P],
- condamner Mme [P] en cas de rejet de ses demandes à lui payer la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens.
La clôture a été ordonnée le 5 mars 2020.
SUR CE,
Sur le préjudice matériel de Mme [P]
Mme [P] fait valoir qu'elle a acquis le bien au-dessus du prix du marché, qu'il n'a pas été tenu compte des conditions d'occupation du bien qui sont celles d'un bail relevant de la loi du 1 er septembre 1948 et qu'un appartement loué sous l'empire de cette loi avec pour bénéficiaire un homme de 48 ans n'ayant pas de revenus fixes, ce qui était le cas du fils de Mme [N] à la date de l'acquisition du bien par Mme [P], a une valeur vénale inférieure de 50 à 60% par rapport au prix déterminé selon les conditions habituelles ; elle estime qu'eu égard aux estimations des agences immobilières qu'elle produit, la SNC Turenne aurait dû appliquer une décote de plus de 60% sur la valeur vénale théorique du bien immobilier et qu'il aurait donc pu être fixé à un prix inférieur de 100 000 euros à celui qu'elle a payé ; elle précise avoir signé une promesse de vente de son bien au prix de 196 000 euros soit une décote de 50% par rapport à sa valeur et ajoute que M. [N] n'est pas expulsable compte-tenu de ses revenus.
Sur l'évaluation de son préjudice économique, Mme [P] estime avoir perdu en 2002 la chance d'obtenir le règlement de la somme de 100 000 euros ce qui correspond à une somme de 126 579 euros en décembre 2019 conformément au site de l'Insee et de France Inflation dont elle demande à être indemnisée.
La SNC Turenne s'oppose à la demande de Mme [P] au motif que sa demande s'élève à 100% de la décote qui selon elle aurait dû être appliquée soit de la totalité des pertes qu'elle estime avoir subies et qu'elle tente, de ce fait, à obtenir une révision du prix et que la perte de chance de Mme [P] n'est pas d'avoir acquis un bien à des conditions plus avantageuses si elle avait été informée que le bien était occupé sous le régime de la loi de 1948 mais seulement que le bien était occupé sous le régime de la loi de 1948 par un autre occupant âgé de 48 ans au moment de l'acquisition ; si la cour devait juger que Mme [P] démontre une perte de chance d'avoir pu contracter à des conditions plus avantageuses, l'estimation de cette perte de chance doit tenir compte de ce qu'elle l'a acquis au regard de l'avantage fiscal permis par la loi Malraux qu'elle a obtenu et du fait qu'elle savait que le bien était occupé par une personne bénéficiant de la loi de 1948, sa perte de chance se limitant au fait qu'elle a perdu une chance de bénéficier de conditions plus avantageuses si elle avait été informée de l'existence d'un second occupant plus jeune, le montant du loyer étant en outre calculé sur la valeur locative majorée en cas de transmission du bail à un héritier.
La SNC Turenne demande de limiter le préjudice matériel à la somme de 37 785 euros allouée en première instance.
Le préjudice résultant du manquement à une obligation précontractuelle d'information est constitué par une perte de chance de ne pas contracter ou de contracter à des conditions plus avantageuses et non par une perte de chance d'obtenir les gains attendus.
Le préjudice de Mme [P] caractérisé par la perte de chance d'acquérir le bien à des conditions plus avantageuses doit tenir compte du prix que Mme [P] aurait pu obtenir si elle avait eu connaissance des conditions d'occupation du bien.
Néanmoins la perte de chance de Mme [P] ne peut s'établir au montant total de la perte du prix qu'elle allègue dès lors que les dommages et intérêts alloués pour perte de chance n'ont pas pour objet de réviser le prix ainsi que la souligne la SNC Turenne en lui allouant la différence entre le prix d'acquisition et celui qu'elle aurait pu obtenir si le bien avait été libre d'occupation.
Mme [P] produit une attestation établie par M. [S] [D], notaire à [Localité 2], en date du 28 janvier 2020 qui estime que le prix d'acquisition payé par Mme [P] aurait pu subir une décote de 50% soit de 84 000 euros si l'occupation par un occupant bénéficiant de la loi de 1948 âgé seulement de 48 ans avait été connue.
L'étude de valorisation effectuée par le CBRE qu'elle produit estime à 50% la décote entre un bien libre et un bien occupé, sans précision des conditions d'occupation.
Mme [P] produit également une estimation de la valeur vénale de son bien en 2018 faite par deux agences, l'agence Constantgestion qui évalue le bien, en octobre 2018, à 320 000 euros libre d'occupation et la décote à la somme de 220 000 euros pour une occupation par une personne de 64 ans bénéficiaire de la loi de 1948 soit une décote de 68% et l'agence Matimo qui donne une estimation entre 350 000 et 370 000 euros libre d'occupation et une décote de 220 000 et 200 000 euros pour une occupation par une personne de 64 ans bénéficiaire de la loi de 1948 soit une décote située entre 54 et 62%.
Il convient de rappeler néanmoins qu'en l'espèce le bien était occupé par Mme [N] bénéficiant de ladite loi, conditions d'occupation au regard desquelles Mme [P] a obtenu une garantie de loyers par la SNC Turenne, qui a d'ailleurs été mise en oeuvre jusqu'en 2011 soit jusqu'au décès de Mme [N].
Il est donc établi que si Mme [P] avait eu connaissance des conditions d'occupation elle aurait négocié le prix ou éventuellement une extension de la garantie de loyers et qu'elle était assurée, compte-tenu de l'âge de M. [N], d'obtenir des conditions plus favorables.
En prenant une décote située entre 50 et 60% de la valeur du bien du fait de l'occupation du bien par une bénéficiaire de la loi de 48 âgé seulement de 48 ans, la perte de prix s'établit entre 84 000 et 100 000 euros par rapport à si elle avait acquis un bien libre.
Compte-tenu de cette perte de prix et de la forte probabilité qu'avait Mme [P] d'acquérir le bien à des conditions plus favorables si elle avait été correctement informée des conditions d'occupation du bien mais également du fait que cette probabilité doit tenir compte de ce Mme [P] avait néanmoins déjà obtenu une garantie de loyer du fait de l'occupation du bien par Mme [N], bénéficiaire de la loi de 1948, il convient d'évaluer sa perte de chance à la somme de 70 000 euros soit environ 70% de la décôte subie par un bien occupé en loi de 1948.
Le jugement sera infirmé du chef du préjudice matériel alloué.
Sur le préjudice moral
La connaissance tardive, par Mme [P], des droits de M. [N] à l'occupation du bien qu'elle a acquis, qui n'ont été révélés qu'au terme de plusieurs procédures judiciaires constituent, a constitué une source d'inquiétude et de préoccupation pour Mme [P] qu'il convient de réparer par l'allocation d'une somme de 5000 euros à titre de dommages et intérêts pour préjudice moral.
Le jugement sera infirmé de ce chef.
Sur les frais irrépétibles
Il convient de condamner la SNC Turenne à payer à Mme [P] la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
Statuant publiquement,
Infirme le jugement en date du 7 décembre 2017 du chef du préjudice matériel et du préjudice moral,
Condamne la SNC Turenne à payer à Mme [P] la somme de 70 000 euros de dommages et intérêts en réparation de sa perte de chance,
Condamne la SNC Turenne à payer à Mme [P] la somme de 5 000 euros de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral,
Déboute Mme [P] du surplus de ses demandes,
Condamne la SNC Turenne à payer à Mme [P] la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
Condamne la SNC Turenne aux dépens dont distraction au profit de la SELARL 2H Avocats en la personne de Mme Patricia Hardouin conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
Le greffier, Le président,