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16/12/2020 | FRANCE | N°18/23258

France | France, Cour d'appel de Paris, Pôle 2 - chambre 7, 16 décembre 2020, 18/23258


REPUBLIQUE FRANCAISE


AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS











COUR D'APPEL DE PARIS





Pôle 2 - Chambre 7





ARRET DU 16 DECEMBRE 2020





(n° 25/2020, 6 pages)








Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 18/23258 - N° Portalis 35L7-V-B7C-B6UIO





Décision déférée à la Cour : Jugement du 03 Octobre 2018 -Tribunal de Grande Instance de Paris - RG n° 17/08028











APPELANTS
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Monsieur S... N... en sa qualité de directeur de la publication de bfmtv.com, domicilié au siège de la société Nextinteractive


[...]


[...]


né le [...] à SURESNES (92150)





Représenté et assisté par Maître Pierre-Randolph DUFAU de ...

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 2 - Chambre 7

ARRET DU 16 DECEMBRE 2020

(n° 25/2020, 6 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 18/23258 - N° Portalis 35L7-V-B7C-B6UIO

Décision déférée à la Cour : Jugement du 03 Octobre 2018 -Tribunal de Grande Instance de Paris - RG n° 17/08028

APPELANTS

Monsieur S... N... en sa qualité de directeur de la publication de bfmtv.com, domicilié au siège de la société Nextinteractive

[...]

[...]

né le [...] à SURESNES (92150)

Représenté et assisté par Maître Pierre-Randolph DUFAU de la SELASU PIERRE-RANDOLPH DUFAU - PRD, avocat au barreau de PARIS, toque : C1355, avocat postulant et plaidant

Monsieur I... R... journaliste, domicilié en cette qualité au siège de la société Nextinteractive

[...]

[...]

né le [...] à PARIS (75016)

Représenté et assisté par Maître Pierre-Randolph DUFAU de la SELASU PIERRE-RANDOLPH DUFAU - PRD, avocat au barreau de PARIS, toque : C1355, avocat postulant et plaidant

SAS NEXTINTERACTIVE prise en la personne de son représentant légal

[...]

[...]

N° SIRET : 311 243 794

Représentée et assistée par Maître Pierre-Randolph DUFAU de la SELASU PIERRE-RANDOLPH DUFAU - PRD, avocat au barreau de PARIS, toque : C1355, avocat postulant et plaidant

INTIMEE

SOCIETE SICPA SA

Société anonyme de droit suisse au capital de 6.115.000 de CHF

Immatriculée au registre du commerce du canton de Vaud, sous le numéro CHE-105-732-246, prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés [...]

[...]

Représentée par Maître Francine HAVET, avocat au barreau de PARIS, toque : D1250, avocat postulant

Assistée de Maître Louis-Marie DE ROUX, avocat au barreau de PARIS, toque : A297, avocat plaidant

COMPOSITION DE LA COUR :

L'affaire a été débattue le 28 Octobre 2020, en audience publique, devant la cour composée de :

M. Jean-Michel AUBAC, Président

Mme F... A..., Assesseur

Mme F... L..., Assesseur

qui en ont délibéré, un rapport a été présenté à l'audience par Monsieur D... dans les conditions prévues par l'article 804 du code de procédure civile.

Greffier, lors des débats : Mme Margaux MORA

ARRET :

- CONTRADICTOIRE

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Jean-Michel AUBAC, Président, et par Margaux MORA, Greffier, présent lors de la mise à disposition.

LES FAITS :

1. La SA SICPA est une société de droit suisse, qui commercialise des dispositifs de marquage fiscal ayant pour objet de garantir la traçabilité des produits destinés aux consommateurs, notamment pour les tabacs et alcools.

2. Par acte d'huissier du 2juin 2017, elle a fait assigner devant le tribunal de grande instance de Paris M. S..., en sa qualité de directeur de la publication du site internet BFMTV.com, M. I..., en sa qualité de journaliste et la société NEXTINTERACTIVE, en sa qualité de société éditrice, à la suite de la publication, le 6mars 2017, d'un article intitulé «J... U... , lobbyiste de luxe d'une sulfureuse société suisse», publié sur le site BFMTV.com.

3. Elle estimait diffamatoires les deux passages suivants de l'article rédigé par M.I... :

Premier passage :

'Et un contrat public signé avec l'État a fait grand bruit au Maroc'' ;

Second passage :

'Mais la société suisse a aussi des soucis au Maroc. En 2014, elle a décroché des contrats de traçabilité pour le tabac et l'alcool décidés par le ministre des Finances de l'époque, Y... H.... Des prix excessifs pratiqués par Sicpa ont déclenché l'ire du monde des affaires marocain et a conduit un distributeur d'alcool local à porter plainte. Enfin, la société suisse est accusée de corruption par des hommes politiques au Kenya où elle a aussi décroché des contrats. Pour l'heure, aucune condamnation n'a été prononcée mais ces affaires commencent à se savoir en France' ;

4. Elle demandait, en conséquence, la condamnation solidaire des défendeurs au paiement de la somme de 100000euros à titre de dommages-intérêts et de celle de 10000euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, outre la publication d'un communiqué judiciaire sur le site internet BFMTV.com.

5. Après avoir retenu que seules les deux dernières phrases étaient diffamatoires ('Enfin, la société suisse est accusée de corruption par des hommes politiques au Kenya où elle a aussi décroché des contrats. Pour l'heure, aucune condamnation n'a été prononcée mais ces affaires commencent à se savoir en France') et estimé que la bonne foi des défendeurs n'était pas rapportée, le tribunal de grande instance de Paris a condamné in solidum ceux-ci au paiement de la somme de 4000euros à titre de dommages-intérêts, en réparation du préjudice moral de la demanderesse et de celle de 2000euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, outre la publication d'un communiqué judiciaire sur le site internet bfmbusiness.bfmtv.com.

6. Les défendeurs ont interjeté appel de cette décision.

7. La SA SICPA a formé un appel incident.

Devant la cour,

8. Par conclusions signifiées par RPVA le 22janvier 2020, la société NEXTINTERACTIVE, ainsi que MM.S... et I..., ont conclu à l'infirmation du jugement entrepris en ce qu'il a reconnu que les propos étaient, pour partie, diffamatoires et les a condamnés au paiement de diverses sommes, ainsi qu'à la publication d'un communiqué judiciaire.

Ils ont demandé à la cour de constater qu'aucun passage poursuivi ne comporte de fait précis susceptible d'un débat contradictoire et de rejeter les demandes de la société SICPA.

À titre subsidiaire, ils ontestimé qu'ils devaient bénéficier de la bonne foi et que la publication d'un communiqué judiciaire n'était pas justifiée.

En tout état de cause, ils ont demandé la condamnation de la société SICPA au paiement d'une somme de 4000euros, en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

9. La société SICPA a signifié ses conclusions, par RPVA le 18septembre 2020.

Elle a conclu à la confirmation du jugement en ce qu'il a reconnu les propos 'Enfin, la société suisse est accusée de corruption par des hommes politiques au Kenya où elle a aussi décroché des contrats. Pour l'heure, aucune condamnation n'a été prononcée mais ces affaires commencent à se savoir en France', diffamatoires et ordonné la publication d'un communiqué judiciaire.

Elle a conclu à l'infirmation du jugement pour le surplus et a demandé à la cour, statuant à nouveau, de retenir comme diffamatoires l'ensemble des propos poursuivis et de condamner solidairement les appelants principaux au paiement de la somme de 100000euros à titre de dommages-intérêts et de celle de 15000euros, en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, outre la publication d'un extrait de l'arrêt à intervenir, aux frais des appelants, sur la page d'accueil du site BFMTV.COM.

10. L'affaire a été plaidée à l'audience du 28octobre 2020.

SUR CE,

- sur le caractère diffamatoire des propos poursuivis :

11. Par des motifs pertinents que la cour adopte, les premiers juges ont exactement retenu que le premier passage poursuivi, ainsi que la première partie du second (de «Mais la société » à « porter plainte») ne présentent aucun caractère diffamatoire, dès lors qu'ils ne portent nullement atteinte à l'honneur et à la considération de la société intimée et ne sauraient donner lieu sans difficulté à un débat contradictoire.

12. Ils ont également exactement retenu que les propos suivants ('Enfin, la société suisse est accusée de corruption par des hommes politiques au Kenya où elle a aussi décroché des contrats') présentent un caractère diffamatoire, en ce qu'ils imputent à la société SICPA d'être accusée d'avoir commis une infraction pénale.

13. En revanche, la dernière partie des propos poursuivis ('Pour l'heure, aucune condamnation n'a été prononcée mais ces affaires commencent à se savoir en France'), qui ne fait que rappeler que si, au jour de la rédaction de l'article, aucune déclaration de culpabilité n'est intervenue, mais que ces procédures ont une incidence sur l'image de la société, ne saurait porter atteinte à l'honneur ou à la considération de celle-ci.

- sur la bonne foi :

14. L'article10, alinéa1, de la Convention européenne des droits de l'homme édicte que toute personne a droit à la liberté d'expression ; que ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière.

15. S'agissant d'un sujet d'intérêt général, l'auteur des propos litigieux peut établir sa bonne foi en établissant qu'il disposait d'une base factuelle suffisante, compte tenu du contexte dans lequel ils ont été tenus.

16. Il est rappelé que le lobbying ou man'uvres de couloir, travail d'influence, selon l'Académie française, a pour objet d'influencer officiellement ou officieusement l'élaboration, l'application ou l'interprétation de normes juridiques dans un sens favorable à ses intérêts.

17. Si cette pratique n'est pas illégale et peut être légitime, elle peut également aboutir à l'adoption de normes juridiques ou de décisions qui privilégient un intérêt particulier au détriment de l'intérêt général.

18. Ce risque est particulièrement sensible s'agissant de sociétés soumissionnant à des marchés publics, pour lesquels il est essentiel que les contrats puissent être conclus dans le respect des principes d'égalité et de transparence.

19. Les propos poursuivis portaient sur un sujet d'intérêt général, s'agissant d'activités de lobbying menées par une société, en vue de la conclusion de marchés publics. Compte tenu des enjeux politiques sanitaires et financiers, il doit même être considéré que l'article portait sur un sujet d'intérêt général majeur.

20. La Société Industrielle et Commerciale de Produits Alimentaires (SICPA) est décrite, sur le site internet Wikipedia (pièceII des appelants) comme étant connue pour sa «discrétion», une absence de communication «sur ses chiffres» et pour «certaines pratiques de lobbying visant à acquérir de nouveaux marchés». Dans un article publié sur le site lesnouvelles.com, il est fait état d'une «multinationale très discrète» dont les «méthodes de lobbying peuvent parfois être agressives» (pièce n°5). Enfin, sur mediapart.fr, elle était présentée comme étant «critiquée pour son lobbying actif» (pièce n°6).

21. En faisant le choix de se livrer à un «travail d'influence» actif, auprès de pouvoirs publics ou d'élus, la société SICPA s'expose, dans une société démocratique, inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par les citoyens et doit en conséquence faire preuve de la plus grande tolérance face à la critique.

22. Il est, par ailleurs, fondamental dans une société démocratique de permettre à la presse d'exercer un contrôle sur les conditions deconclusions des marchés publics, contrôle qui doit être d'autant plus large que la société est connue pour un manque de transparence, transparence qui constitue l'un des fondements de l'économie de marché.

23. Les exigences en matière de base factuelle sont donc nécessairement allégées, compte tenu du contexte.

24. En l'espèce, les propos poursuivis reposent sur une base factuelle suffisante constituée de différents articles de presse faisant état de polémiques à la suite de la conclusion de contrats avec l'intimée.

25. Il ne saurait être reproché à l'auteur de l'article d'avoir employé le pluriel et fait référence à «des hommes politiques», dès lors que non seulement M. T... G..., ancien Premier ministre, a parlé de corruption, mais que dans un article paru le 28septembre 2016 dans le journal Kenyan XNews, il est fait état d'un député affirmant que le contrat avait «été attribué de manière irrégulière» à l'intimée et que M. Q... B..., membre du parlement et président de la commission des investissements publics, avait déclaré qu'il avait «été traité par des moyens frauduleux» et qu'il «ne peut être maintenu».

26. En outre, il ne saurait être reproché à l'auteur de l'article un manque de prudence, dès lors qu'il a pris soin de préciser qu'aucune condamnation n'avait été prononcée.

27. Il s'ensuit que les propos litigieux, qui portent sur des questions d'intérêt général, reposent sur une base factuelle suffisante et n'excèdent pas les limites de la critique admissible, compte tenu du contexte dans lequel ils ont été tenus. Aucune faute n'étant caractérisée à l'encontre des appelants, il convient d'infirmer le jugement entrepris et de débouter la société SICPA de l'ensemble de ses demandes.

28. Il est par ailleurs équitable de condamner la société SICPA à payer aux appelants une somme de 3000euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

LA COUR,

Statuant publiquement, par arrêt contradictoire, après en avoir délibéré conformément à la loi,

Infirme le jugement entrepris ;

Statuant à nouveau,

Déboute la société SICPA de l'ensemble de ses demandes ;

La condamne à payer aux appelants principaux une somme de 3000euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

Condamne la société SICPA aux dépens.

LE PRESIDENT LE GREFFIER


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Paris
Formation : Pôle 2 - chambre 7
Numéro d'arrêt : 18/23258
Date de la décision : 16/12/2020

Références :

Cour d'appel de Paris C7, arrêt n°18/23258 : Déboute le ou les demandeurs de l'ensemble de leurs demandes


Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2020-12-16;18.23258 ?
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