Grosses délivrées RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
aux parties le :AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE PARIS
Pôle 2 - Chambre 2
ARRÊT DU 14 JUIN 2013
(n° 2013- , 9 pages)
Numéro d'inscription au répertoire général : 11/03674
Décision déférée à la Cour : Jugement du 17 Décembre 2010 -Tribunal de Grande Instance d'EVRY - RG n° 09/09299
APPELANTS:
Mademoiselle [E] [X]
[Adresse 2]
[Localité 2]
Mademoiselle [D] [X]
[Adresse 2]
[Localité 2]
Monsieur [I] [X]
[Adresse 2]
[Localité 2]
Madame [S] [Z] [F]
[Adresse 2]
[Localité 2]
représentée par Maître Chantal-Rodene BODIN CASALIS (avocat au barreau de PARIS, toque : L0066)
assistée de Maître Allann GAVAROT, avocat au barreau de PARIS, toque K 084 plaidant pour la SELARL MEZIANI ET ASSOCIES
INTIMÉES:
C.P.A.M. DE L'ESSONNE
prise en la personne de ses représentants légaux
[Adresse 1]
[Localité 1]
assignée et défaillante
S.A.R.L. LTE CONSTRUCTION
prise en la personne de son Gérant
[Adresse 3]
[Localité 3]
représentée par la SELARL RECAMIER AVOCATS ASSOCIES (Me Benoît HENRY) (avocats au barreau de PARIS, toque : K0148)
assistée par Maître Patrice LEHEUZEY (avocat au barreau de PARIS, toque : D1390)
COMPOSITION DE LA COUR :
Madame [K] [O] ayant été préalablement entendue en son rapport dans les conditions de l'article 785 du Code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 23 Avril 2013, en audience publique, devant la Cour composée de :
Anne VIDAL, Présidente de chambre
Françoise MARTINI, Conseillère
Marie-Sophie RICHARD, Conseillère
qui en ont délibéré
Greffier, lors des débats : Guénaëlle PRIGENT
ARRÊT :
- contradictoire
- rendue par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
- signé par Anne VIDAL, Présidente et par Guénaëlle PRIGENT, Greffier.
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FAITS, PROCÉDURE ET PRÉTENTIONS DES PARTIES :
M. [I] [X] a été victime, le 22 juin 2007, alors qu'il travaillait sur un chantier à [Localité 4] pour le compte de son employeur, la société LTE CONSTRUCTION, d'un coup de pelle sur la tempe porté par un collègue de travail dont il est résulté une IPP réparée par la CPAM au taux de 100%.
M. [I] [X] ainsi que son épouse, Mme [S] [Z] [X], et ses enfants, [E] et [D] [X], ont fait assigner la société LTE CONSTRUCTION devant le tribunal de grande instance d'Evry pour voir dire que celle-ci est responsable, en sa qualité de commettant de l'ouvrier qui lui a porté le coup de pelle, de leurs préjudices et leur en doit réparation. Ils ont appelé en cause la CPAM de l'Essonne.
Par jugement réputé contradictoire en date du 17 décembre 2010, le tribunal de grande instance d'Evry a débouté les consorts [X] de leurs prétentions, considérant qu'ils ne rapportaient pas la preuve que les faits de coups et blessures avaient été commis par l'ouvrier dans le cadre de ses fonctions salariées et que la responsabilité de la société LTE CONSTRUCTION en qualité de commettant ne pouvait donc pas être retenue. Il a ajouté qu'en toute hypothèse, la victime avait eu une attitude fautive à l'origine de son propre dommage.
Les consorts [X] ont interjeté appel de cette décision suivant déclaration déposée au greffe le 25 février 2011.
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Les consorts [X], aux termes de leurs dernières écritures signifiées par RPVA le 16 janvier 2013, demandent à la cour de :
A titre principal,
Constater que les faits dont M. [I] [X] a été victime le 22 juin 2007 ont donné lieu à une information judiciaire ouverte pour violences avec arme par destination ayant entraîné une infirmité permanente et surseoir à statuer dans l'attente de la décision pénale à intervenir,
A titre subsidiaire,
Infirmer le jugement déféré,
Déclarer la société LTE CONSTRUCTION civilement responsable des faits de son préposé et du dommage en étant résulté, sur le fondement de l'article 1384 alinéa 5 du code civil,
Dire que M. [I] [X] n'a pas contribué à son propre dommage et ne saurait voir réduire son droit à indemnisation,
Ordonner une expertise médicale à l'effet d'évaluer le déficit fonctionnel permanent subi par M. [I] [X] ainsi que l'ensemble de ses préjudices tant patrimoniaux qu'extra patrimoniaux,
Allouer à M. [I] [X] une provision de 150.000 € à valoir sur la réparation de ses préjudices,
Dire que, des suites de l'accident du 22 juin 2007, Mme [S] [Z] [X] a subi des préjudices sexuel et moral et lui allouer une somme de 150.000 € en réparation de ces chefs de préjudice,
Dire que [E] et [D] [X] ont également subi un préjudice moral et leur allouer, à chacune, une somme de 90.000 € de ce chef, ainsi qu'une perte de chance de pouvoir occuper un emploi correspondant aux enseignements qu'elles auraient dû suivre et continuer, et leur allouer, à chacune, une somme de 150.000 € de ce chef,
Débouter la société LTE CONSTRUCTION de toutes ses prétentions et la condamner à payer à M. [I] [X], Mme [S] [Z] [X] et Mmes [E] et [D] [X] une somme de 8.000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Ils soutiennent :
Sur le sursis à statuer, que l'action civile dont la cour est saisie tend à la réparation des préjudices découlant directement pour les appelants de l'infraction pénale objet de l'information judiciaire en cours et que l'article 4 du code de procédure pénale doit trouver application ;
Sur la responsabilité civile de la société LTE CONSTRUCTION, que la responsabilité de l'employeur est retenue lorsque son salarié cause un dommage pendant son temps de travail, sur son lieu de travail et au moyen du matériel mis à sa disposition par celui-ci pour l'exercice de ses attributions et qu'il ne peut se prévaloir d'une cause d'exonération tenant à l'absence de faute ou à l'existence d'une cause étrangère ;
Que l'agression dont M. [I] [X] a été victime est née d'une réflexion émise dans le cadre du travail et est le résultat d'une réaction violente suscitée par les fonctions exercées ; qu'elle est survenue aux temps et lieu du travail et que le coup a été porté par un outil de travail ; que l'accident a été pris en charge au titre de la législation du travail, ce qui n'aurait pas été le cas si l'agression n'avait pas eu sa source dans un différend de nature professionnelle ;
Qu'il ne peut être retenu que la victime aurait été à l'origine de son préjudice, les témoins rapportant que M. [N] a saisi le premier M. [I] [X] à la gorge et qu'il lui a porté le coup de pelle alors que les protagonistes avaient été séparés ;
Sur l'indemnisation des préjudices de M. [I] [X], qu'il est constant que l'intéressé a subi un pretium doloris important, un préjudice esthétique et un préjudice d'agrément consistant en la perte de toute vie sociale ou familiale ainsi qu'un préjudice économique consistant en une perte de salaire de 640 € par mois pendant deux ans et une incidence sur sa pension de retraite ;
Sur l'indemnisation de ses proches, que la vie de son épouse est gravement et irrémédiablement perturbée et que ses filles qui poursuivaient des études en Italie ont dû les interrompre en raison de l'accident de leur père.
La société LTE CONSTRUCTION, en l'état de ses dernières écritures signifiées le 12 janvier 2012, conclut au rejet de l'appel des consorts [X] et à la confirmation de la décision déférée.
Elle fait valoir :
Que le fait que le coup ait été porté aux temps et lieu du travail ne suffit pas pour engager la responsabilité du commettant ; que l'employeur a fait la déclaration d'accident du travail, sans apporter aucune appréciation sur son caractère professionnel, et aucune faute inexcusable ne lui a été reprochée ;
que le juge du fond a un pouvoir souverain pour apprécier si les actes se rattachaient ou non aux fonctions auxquelles le préposé était affecté ; qu'en l'espèce, les deux salariés se sont soustraits à l'autorité de leur employeur et aucun des deux ne peut invoquer les dispositions de l'article 1384 alinéa 5 du code civil ; qu'en agressant préalablement M. [N] avec un pied de biche, M. [I] [X] est sorti du cadre de ses attributions ;
qu'en tout état de cause, l'employeur a la possibilité d'invoquer une cause exonératoire de responsabilité tenant à la faute de la victime qui a concouru à la réalisation du dommage, M. [I] [X] ayant commencé à exercer des actes de violence avec une arme par destination, un pied de biche, actes qui sont avérés en lecture des témoignages et qui auraient pu avoir, eux aussi, des conséquences dramatiques ;
que toutes réserves doivent être faites sur les demandes de M. [I] [X] en réparation de son préjudice, compte tenu des rentes et allocations versées ; que les demandes des deux filles en réparation d'une perte de chance sont injustifiées, Mlle [D] [X] ayant terminé ses études d'architecture et Mlle [E] [X] étant diplômée de biologie et enseignante.
La CPAM de l'Essonne, régulièrement assignée à personne habilitée, n'a pas comparu.
Par ordonnance en date du 21 février 2013, le conseiller de la mise en état a rejeté l'exception de sursis à statuer soulevée par les consorts [X] au visa de l'article 4 du code de procédure pénale, retenant que le sursis n'était que facultatif et que l'issue de l'information pénale était sans incidence sur l'appréciation du lien de subordination de l'ouvrier à l'égard de la société LTE CONSTRUCTION, recherchée en sa qualité de commettant.
La procédure a été clôturée par ordonnance en date du 28 mars 2013.
MOTIFS DE LA DECISION :
Considérant qu'en application de l'article 4 du code de procédure pénale, si l'action civile en réparation du dommage directement causé par une infraction exercée devant une juridiction civile, séparément de l'action publique, ne peut être jugée tant qu'il n'a pas été statué définitivement sur l'action publique, il n'en est pas de même pour les autres actions exercées devant la juridiction civile, la mise en mouvement de l'action publique n'imposant pas la suspension de leur jugement, même si la décision à intervenir au pénal est susceptible d'exercer, directement ou indirectement, une influence sur la solution du procès civil ;
Que c'est ainsi à bon droit que le conseiller de la mise en état, ayant constaté que l'action civile exercée par les consorts [X] relevait des autres actions civiles exercées par les victimes, a retenu que le sursis à statuer ne s'imposait pas en l'espèce ;
Que, lorsque la règle selon laquelle le criminel tient le civil en l'état ne s'applique pas, le juge reste cependant libre d'ordonner un sursis dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice ;
Considérant que la cour est saisie au principal de la question de la responsabilité de l'employeur en qualité de commettant à l'égard de son préposé au titre des violences exercées contre lui sur le lieu et au temps du travail par un autre préposé ;
Que le conseiller de la mise en état a à juste titre considéré que la discussion portant sur cette question pouvait être tranchée indépendamment de la décision du juge pénal et écarté la possibilité d'un sursis facultatif sur cette question ;
Considérant que le tribunal a justement rappelé les principes de la responsabilité du commettant du fait de son préposé sur le fondement de l'article 1384 alinéa 5 du code civil et retenu qu'il appartenait à M. [I] [X] qui recherchait la responsabilité de la société LTE CONSTRUCTION en qualité de commettant de M. [N] d'établir que l'acte dommageable n'était pas étranger aux fonctions de ce dernier ;
Qu'il convient d'ajouter que la caractérisation du lien entre les actes dommageables et les fonctions résulte d'un faisceau d'indices parmi lesquels figurent les critères de rattachement suivants : le temps du travail, le lieu du travail, les moyens mis à la disposition du salarié par son employeur, l'existence d'ordres ou de la volonté d'agir pour le compte du commettant ;
Considérant qu'il ressort des pièces produites aux débats que M. [I] [X], employé par la société LTE CONSTRUCTION en qualité d'ouvrier professionnel depuis le 3 janvier 2005, a été victime, le 22 juin 2007, d'un coup de pelle derrière la tête porté par M. [C] [N], engagé par cette même société en qualité d'ouvrier d'exécution le 20 juin 2007, suite à une bagarre survenue sur le chantier où ils travaillaient tous deux ; qu'il a présenté un traumatisme crânio-encéphalique pariéto-occipital gauche avec embarrure ayant justifié plusieurs interventions chirurgicales et dont il est résulté une hémiplégie droite ;
Que ces faits ont donné lieu à une déclaration d'accident du travail de la part de la société LTE CONSTRUCTION et à la reconnaissance par l'assurance maladie du caractère professionnel de l'accident ; que la CPAM a considéré que M. [I] [X] était consolidé au 15 juillet 2009 et a lui a attribué une rente avec majoration pour tierce personne ;
Que M. [I] [X] a été licencié pour inaptitude physique par lettre en date du 30 juillet 2009 ;
Considérant que la prise en charge de l'accident au titre de la législation du travail, s'agissant pour la victime d'un fait accidentel survenu aux temps et lieu du travail et à l'occasion de l'exercice de son activité salariée, est insuffisante pour caractériser la responsabilité de la société LTE CONSTRUCTION en sa qualité de commettant de l'auteur des coups, ainsi que l'ont justement retenu les premiers juges ;
Que le tribunal a analysé les déclarations enregistrées par les services de police et produites aux débats, à savoir les témoignages de M. [U], conducteur de travaux de la société LTE CONSTRUCTION, et de M. [G], salarié d'une entreprise de peinture qui se trouvait sur le chantier au moment des faits, et en a déduit que la scène décrite était une scène de violences réciproques pour laquelle M. [I] [X] et M. [N] s'étaient placés en dehors de leurs fonctions et qui ne pouvait engager la responsabilité du commettant ;
Que la cour note cependant :
que les violences ont eu lieu sur le lieu du travail et pendant le temps du travail et que M. [N] a utilisé, pour porter le coup de pelle, du matériel mis à sa disposition par son employeur ;
qu'il ressort du témoignage de M. [G] - qui a assisté au coup de pelle et qui a rapporté les déclarations de ses collègues de chantier pour les faits antérieurs - que la bagarre a commencé alors que M. [I] [X] avait demandé à M. [N] de cesser de téléphoner pendant le travail, ce dernier étant régulièrement vu, aux dires du témoin, en train de téléphoner et non de travailler ;
que M. [U] indique qu'il avait donné pour consignes à M. [I] [X] « de surveiller M. [N] afin qu'il travaille normalement et qu'il ne passe pas son temps à se balader »,
de sorte que l'origine de la bagarre n'est pas étrangère à l'exercice des fonctions des deux salariés ;
Qu'il convient en conséquence d'infirmer la décision déférée en ce qu'elle a considéré que le dommage n'avait pas été causé par M. [N] dans l'exercice de ses fonctions et qu'il n'engageait pas la responsabilité de son commettant, la société LTE CONSTRUCTION ;
Considérant que le commettant ne peut s'exonérer de la responsabilité de plein droit qui pèse sur lui en plaidant la cause étrangère ou l'absence de faute de sa part ; qu'il ne peut se défendre qu'en démontrant l'existence d'un cas de force majeure ou obtenir son exonération totale ou partielle en établissant l'existence d'une faute, exclusive ou non, de la victime à l'origine du dommmage subi ;
Que la société LTE CONSTRUCTION soutient que M. [I] [X] aurait eu une attitude fautive, directement à l'origine de son préjudice, en portant les premiers coups à M. [N], après s'être armé d'un pied de biche ;
Que force est pour la cour de constater qu'elle ne dispose pour l'informer sur le déroulement des faits que d'un seul témoignage d'une personne présente sur les lieux, M. [G], qui déclare avoir vu [I] (M. [I] [X]) donner des coups de pied de biche à « une autre personne » (M. [N]) qui avait une petite blessure à l'arcade et le menacer avec cette arme par destination ;
Que seule l'information pénale en cours est de nature à éclairer les juges sur les circonstances plus précises de cette bagarre afin que puisse être appréciée l'existence d'une faute de la victime à l'origine de l'emballement des faits et de l'augmentation de la violence des protagonistes qui, après en être venus aux mains, ont utilisé des matériels de chantier (pied de biche pour l'un, pelle pour l'autre) pour porter des coups à leur adversaire ;
Que la question de la faute de M. [I] [X], susceptible de constituer une circonstance atténuante pour le mis en examen et de justifier un partage de responsabilité sur le plan civil, sera examinée par la juridiction pénale dans le cadre de l'appréciation de la culpabilité et de la responsabilité de M. [N] ;
Qu'il convient en conséquence, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, de surseoir à statuer sur la question de l'appréciation de l'existence d'une faute de la victime susceptible d'exonérer totalement ou partiellement la société LTE CONSTRUCTION de sa responsabilité de plein droit ;
Qu'il sera sursis à statuer sur l'ensemble des demandes présentées par M. [I] [X] et par sa famille dans l'attente de la décision pénale définitive rendue sur les faits de violences volontaires ;
Considérant que les dépens doivent être réservés ;
PAR CES MOTIFS,
La cour, statuant publiquement, par décision réputée contradictoire,
Dit n'y avoir lieu à sursis à statuer obligatoire sur le fondement de l'article 4 du code de procédure pénale ;
Infirme la décision déférée et a dit que la responsabilité de la société LTE CONSTRUCTION en qualité de commettant de M. [N] doit être retenue sur le fondement de l'article 1384 alinéa 5 du code civil ;
Avant dire droit plus avant au fond,
Sursoit à statuer sur l'existence d'une cause exonératoire de responsabilité de la société LTE CONSTRUCTION tenant à la démonstration d'une faute de la victime, M. [I] [X], à l'origine de son préjudice, et sur l'ensemble des demandes des consorts [X] en l'attente de la décision pénale définitive rendue sur les faits de violences volontaires subis par M. [I] [X] ;
Dit que l'affaire sera radiée du registre du rôle et sera rétablie à la requête de la partie diligente sur présentation de la décision pénale attendue ;
Réserve les dépens.
LE GREFFIERLE PRÉSIDENT