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22/05/2014 | FRANCE | N°12/00101

France | France, Cour d'appel de Nouméa, Chambre coutumière, 22 mai 2014, 12/00101


COUR D'APPEL DE NOUMÉA 97

Arrêt du 22 Mai 2014
Chambre coutumière

Numéro R. G. : 12/ 101
Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 22 Juin 2011 par le Tribunal de première instance de Nouméa, section détachée de Lifou, statuant en chambre coutumière (RG no : 10/ 1)

Saisine de la cour : 07 Mars 2012
APPELANT
M. Rémy X... né le 01 Octobre 1962 à LIFOU (98820)
demeurant...-98820 LIFOU
Représenté par Me Gustave TEHIO de la SELARL TEHIO-BEAUMEL, avocat au barreau de NOUMEA
INTIMÉS
M. Ferdinand Y... né le 29 Mai 1950 Ã

  LUENGONI (LIFOU)
demeurant...- ...-98835 DUMBEA
M. Dick Y... né le 13 Novembre 1955 à LIFOU (98820)
demeur...

COUR D'APPEL DE NOUMÉA 97

Arrêt du 22 Mai 2014
Chambre coutumière

Numéro R. G. : 12/ 101
Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 22 Juin 2011 par le Tribunal de première instance de Nouméa, section détachée de Lifou, statuant en chambre coutumière (RG no : 10/ 1)

Saisine de la cour : 07 Mars 2012
APPELANT
M. Rémy X... né le 01 Octobre 1962 à LIFOU (98820)
demeurant...-98820 LIFOU
Représenté par Me Gustave TEHIO de la SELARL TEHIO-BEAUMEL, avocat au barreau de NOUMEA
INTIMÉS
M. Ferdinand Y... né le 29 Mai 1950 à LUENGONI (LIFOU)
demeurant...- ...-98835 DUMBEA
M. Dick Y... né le 13 Novembre 1955 à LIFOU (98820)
demeurant...-98800 NOUMEA
AUTRE INTERVENANT

LE MINISTERE PUBLIC
COMPOSITION DE LA COUR :
L'affaire a été débattue le 24 Avril 2014, en audience publique, devant la cour composée de :

M. Pierre GAUSSEN, Président de Chambre, Président, M. Yves ROLLAND, Président de chambre, Conseiller,
M. Régis LAFARGUE, Conseiller,
M. Edmond HNACEMA, assesseur coutumier de l'aire Drehu M. Francis WAXUIE, assesseur, coutumier de l'aire Drehu

qui en ont délibéré, sur le rapport de M. Régis LAFARGUE. Greffier lors des débats : Mme Cécile KNOCKAERT

ARRÊT :- réputé contradictoire,
- prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 451 du code de procédure civile de la Nouvelle-Calédonie,
- signé par M. Pierre GAUSSEN, président, et par M. Stéphan GENTILIN, greffier, auquel la minute de la décision a été transmise par le magistrat signataire.
***************************************
PROCÉDURE ANTERIEURE

Par arrêt réputé contradictoire en date du 16 septembre 2013, cette Cour statuant en formation coutumière, au visa de l'Accord de Nouméa et du principe coutumier du " lien à la terre ", ainsi que des dispositions de l'article 1er de l'ordonnance no82-877 du 15 octobre 1982, reconnaissant aux autorités coutumières un pouvoir de conciliation, entre citoyens de statut coutumier kanak, dans les matières régies par ce statut, a :
- confirmé le jugement de la section détachée de Lifou en date du 22 juin 2011 en ce qu'il a débouté M. Rémy X... de ses demandes indemnitaires au titre du préjudice matériel ;- mais infirmant le jugement déféré pour le surplus et, statuant à nouveau, a :
- dit que le préjudice moral qu'invoque M. Rémy X... dépend de la reconnaissance du " lien à la terre " ;- en conséquence, a prononcé le sursis à statuer sur cette demande indemnitaire ;
et, avant dire droit au fond, a
-ordonné une mesure d'instruction, afin de vérifier le bien-fondé de la revendication foncière et l'existence du " lien à la terre " invoqué par les parties en litige ;- commis pour y procéder MM. Pierre Gaussen, Yves Rolland, François Waxuie et Régis Lafargue, avec pour mission, de se transporter sur les lieux, et effectuer un geste coutumier auprès du Grand chef coutumier M. Z... ; d'entendre les autorités coutumières, M. A..., et le porte-parole de la grande chefferie du Löessi ; d'entendre en tant que de besoin les parties ; de procéder à toutes investigations utiles pour la manifestation de la vérité ; de préciser, sur le droit applicable, le contenu et la portée juridique de la notion de " lien à la terre " dans le contexte propre de l'aire Drehu ; de se faire assister, et d'entendre, tout sachant en Droit coutumier. Le transport sur les lieux s'est déroulé le 28 février 2014.
Les parties ont été avisées que l'affaire serait à nouveau appelée à l'audience du 24 avril 2014.
Le ministère public a conclu le 23 avril 2014 en déclarant s'en rapporter à justice.
MOTIFS DE LA DÉCISION
M. Rémy X..., chef du clan " X... " (" Triji "), est propriétaire d'une maison et d'un terrain attenant à la tribu de Luengöni, district de Löessi à Lifou, et se dit en qualité de chef du clan X... (" Triji ") propriétaire d'une autre parcelle proche de celle où est implantée son habitation, que revendiquent MM. B... et Dick Y... du clan " Luetre Hlekötim " (tim = eau, expression pouvant signifier en Drehu " porteurs d'eau " et désignant de façon certaine des serviteurs de la grande chefferie, ce qui selon M. X... tendrait à confirmer l'origine étrangère de ce clan). La parcelle en litige située à Luengöni (District du Löessi) est d'une superficie de 6 793 m2. Elle jouxte la route municipale no 17, et les fonds voisins occupés par : Saké Tokane, Jacques C..., Georges D..., Saké X.... Le terrain litigieux-que cultivent aujourd'hui les membres du clan X..., ainsi que la cour a pu le constater lors du transport sur les lieux le 28 février 2014- a fait l'objet d'intrusions de la part des frères Y... (du clan " Luetre Hlekötim ") en janvier 2006.
Le 12 septembre 2006, M. Rémy X..., agissant en sa qualité de chef du clan X..., a saisi le tribunal de première instance de Nouméa aux fins de voir reconnaître les droits de son clan sur la parcelle litigieuse. Par jugement avant-dire droit du 18 mai 2010, la section détachée de Lifou a ordonné une enquête et commis pour y procéder deux assesseurs coutumiers : M. E... et M. Halo F.... Ceux-ci ont confirmé, lors d'un premier rapport fait à la juridiction (le 2 mars 2011), que la parcelle litigieuse se situait bien dans le périmètre du domaine exploité par le clan X.... Par ordonnance du 2 mars 2011, une mission complémentaire a été donnée aux mêmes assesseurs coutumiers afin d'entendre le petit chef de la tribu de Luengöni (M. A...) et le Grand chef du district du Löessi (M. Z...). Il en est résulté un second rapport intégrant l'avis des autorités coutumières, daté du 15 mars 2011, tendant à condamner les frères Y... à réparer les dommages causés aux cultures vivrières exploitées sur le terrain litigieux (par Mme G... elle-même membre du clan X...), et proposant, pour le surplus (réparation du préjudice moral), de laisser le temps aux autorités coutumières de clarifier la situation foncière complexe en s'abstenant de prendre une décision dans l'immédiat. Au vu de ce rapport, dont il demandait l'homologation, M. X... sollicitait, en sa qualité de chef du clan X...- Triji (et non point Hlekötim comme indiqué à tort dans l'arrêt avant dire droit du 16 septembre 2013), la réparation du préjudice matériel subi (dégradations des cultures vivrières), outre la reconnaissance du droit de son clan sur cette terre, et la réparation du préjudice moral éprouvé par son clan du fait des agissements des frères Y.... Pour leur part, MM. B... et Dick Y... concluaient au débouté des demandes adverses et demandaient qu'une procédure coutumière (sous l'autorité des autorités coutumières) soit organisée. Il est constant que ces derniers n'ont engagé, à ce jour, aucune démarche en ce sens, à supposer qu'ils aient pu le faire. En effet, n'étant ni l'un ni l'autre chef de clan, ils ne pouvaient le faire de leur propre initiative et devaient demander à leur chef de clan d'agir en ce sens.

* * *
C'est dans ces conditions que le tribunal de première instance (section détachée de Lifou), statuant par jugement du 22 juin 2011, a :
- débouté M. X... de ses demandes indemnitaires concernant la destruction des cultures vivrières, puisque l'indemnisation de ce dommage avait déjà été prononcée au profit de Mme G...,- débouté M. X... de sa demande d'indemnisation du préjudice moral éprouvé du fait de la contestation portée par les frères Y... sur les droits dont se prévaut le clan X... sur cette terre et- " invité les parties à entreprendre les chemins coutumiers vers la grande chefferie du Löessi, nécessaires à la discussion et l'établissement d'un palabre pour fixer dans un esprit de réconciliation et de manière précise la limite nord de la parcelle litigieuse ".

Pour statuer ainsi, s'agissant de la revendication foncière et du préjudice moral allégué (qui seuls demeurent en débat devant la Cour d'appel), le tribunal a retenu que : " La coutume organise la dévolution du lien kanak à la terre.... Si le clan X... produit un acte topographique... MM. B... et Dick Y... soutiennent que les dons fonciers ont été actés à la grande chefferie du Löessi qui les notait dans un grand cahier. Ils soutiennent que leurs ascendants ont eux-mêmes tenu un registre sur lequel sont notés les échanges mais aussi des reconnaissances de leurs droits. " Ils soutiennent que les X... ont été accueillis sur le terrain de leur clan. Ils soutiennent qu'un courrier officiel du grand chef Boula a été lu par le petit chef M. H... au début de l'année 2006 à tous les membres de la tribu, lequel établit la légitimé de leur droit. " MM. B... et Dick Y... soutiennent que les dons fonciers ont fait l'objet de traditions orales dont il est possible de reconstituer le chemin coutumier et qu'en conséquence la parcelle litigieuse n'est pas au pouvoir du clan X.... " Le rapport du 15 mars 2011 des assesseurs coutumiers fait état d'une localisation de la parcelle dans une zone sensible, complexe, à la rencontre de plusieurs propriétés foncières coutumières et où les limites géographiques exactes des diverses parcelles claniques ne sont pas clairement identifiées.... Les assesseurs coutumiers écrivent qu'il semble néanmoins que le clan X... dispose d'un certain droit d'usage clanique à défaut de démontrer clairement l'existence d'un droit de propriété clanique sur la parcelle qui pourrait être authentifié par la grande chefferie dans les formes coutumières et notamment à l'occasion d'un palabre contradictoire. " Ils relèvent que cette parcelle a toujours été cultivée par le passé, et sans contestation, par les membres de la famille X..., notamment le père de Rémy X.... De plus, elle est située dans le prolongement des parcelles où sont installées les maisons de la famille X..., en partant de la plage en direction de l'intérieur des terres, ce qui confère au clan X... un droit de jouissance et de valorisation agricole de la parcelle. " Les assesseurs coutumiers soulignent que ¿ les autorités coutumières interrogées (le Grand Chef Z..., et M. A... petit chef de la tribu de Luengöni), confirment la complexité du problème foncier et souhaitent que la clarification de la situation foncière soit étudiée dans des conditions plus sereines en dehors de cette affaire'... en effet, il y a des formes coutumières pour engager une procédure visant à la reconnaissance des droits coutumiers et fonciers, qui n'est pas celle empruntée par les frères Y... qui ont voulu se faire justice à eux-mêmes ".
Les assesseurs invitaient donc le tribunal à suivre la position des autorités coutumières, à savoir ne pas trancher la question selon les voies contentieuses : " mais laisser le temps aux autorités coutumières de clarifier la situation foncière de ce secteur, en toute sérénité. Ils ajoutent : ¿ nous savons que la parole du Grand Chef sera respectée par les parties en cause, prenons-la donc comme décision'... ".
Au vu de ce rapport, le tribunal a considéré que MM. B... et Dick Y... ne rapportaient pas la preuve de leur prétendu " lien à la terre " concernant les parcelles litigieuses, tout en les renvoyant à un règlement coutumier : " Ils n'ont pas produit le document tripartite conclu entre eux et authentifié par la grande chefferie du Löessi. Le petit chef M. H... n'a pas confirmé la reconnaissance de ce lien. Le litige fait donc apparaître un important différend entre le clan X... qui se présente comme " maître de la terre " à l'égard de la parcelle en litige sur la tribu de Luengöni et le clan Luetre Hlekötim qui serait originaire d'une autre et lointaine île. Le nom de Luetre Hlekötim signifiant " serviteur du grand chef ", un palabre entre le clan X... et le clan Luetre Hlekötim serait donc le bienvenu pour traiter du litige foncier et restituer au principe du " lien à la terre " toute sa portée et sa valeur.... A défaut de la production d'un palabre par M. Rémy X..., sa demande sera donc rejetée ".
C'est dans ces conditions que les premiers juges ont fait droit aux demandes de MM. B... et Dick Y... " tendant à une réunion des autorités coutumières compétentes pour trouver une issue à l'affaire. Le tribunal invitera donc l'une ou l'autre ou les deux parties à entreprendre les chemins coutumiers nécessaires à l'organisation de ce rapprochement ", en ajoutant s'agissant de la réparation du préjudice moral éprouvé par le clan X... : " En l'espèce, l'essentiel de la satisfaction réparatrice réside dans la reprise des chemins coutumiers habituels, à l'effet que chaque clan en cause puisse faire entendre sa voix et que les autorités coutumières restituent au " lien à la terre " son plein effet en organisant sa dévolution entre les différents clans. Le tribunal rejettera donc la demande de dommages-intérêts de M. Rémy X... ".
* * *
La Cour dans son précédent arrêt a considéré nécessaire ¿ compte-tenu du temps écoulé (2 ans) propice à un éventuel règlement coutumier réalisé sur le fondement de l'article 1er de l'ordonnance du 15 octobre 1982 ¿ d'interroger le Grand chef, M. Z..., sur ce point. Celui-ci a d'abord confirmé qu'aucune des parties en litige n'avait fait la moindre démarche. Il a ensuite, et surtout, indiqué qu'il ne lui incombait pas d'interférer dans un litige foncier qui relevait pour son règlement des clans terriens et non de l'autorité du Grand-Chef ; qu'ainsi il n'avait pu émettre quelque décision que ce soit influant sur l'issue du litige.

* * *
Il en résulte donc clairement que les frères Y... ¿ qui n'ont pas conclu en appel et n'ont pas comparu lors du transport sur les lieux, et dont toute l'argumentation repose sur une lettre (qui selon eux émanerait de la Grande chefferie) ¿ fondent leurs prétentions sur un document dénué de valeur probante, puisqu'il est attribué à une autorité dépourvue de compétence pour décider en la matière. De plus, les allégations des frères Y... relatives à des écrits (émanant d'un " grand cahier " dont, au demeurant, nul ne conteste l'existence) ne reposent sur aucun élément prouvé ¿ le seul élément écrit se résumant à la lettre de la grande chefferie dont l'authenticité plus que douteuse, supposerait que l'autorité qui l'a signée ait outrepassé ses pouvoirs.
En revanche, il résulte d'un acte coutumier en date du 12 mars 2009 que ceux qui exercent des droits sur les fonds voisins de la parcelle litigieuse-à savoir Sake X..., John H..., Bassan X..., Hnako X..., Zoe X..., Waudro D..., Ludovic J..., Ben X..., Laia I..., Draine C..., Hnacipane D..., Georges D...- ont reconnu les droits de M. Rémy X..., chef de clan, sur cette parcelle. Il importe de souligner que, parmi eux, M. Ludovic J... est issu d'un lignage proche de celui des frères Y..., et relève comme eux du clan Luetre Hlekötim. Les bénéficiaires de droits fonciers sur les parcelles attenantes reconnaissent les droits d'occupation et d'usage du clan X..., lesquels se trouvent ainsi établis de façon suffisante.
Par ailleurs, il convient de rappeler qu'une fois l'an, lors de la fête de l'igname, chaque clan vient présenter au Grand chef les prémices de la récolte, lors d'un cérémonial dont la forte portée symbolique n'est pas sans rappeler ce passage de la Bible : " tu prendras des prémices de tous les fruits que tu retireras du sol dans le pays que l'Éternel, ton Dieu, te donne... tu diras devant l'Éternel, ton Dieu : Mon père était un Araméen nomade, il descendit en Égypte avec peu de gens, et il y fixa son séjour ; là, il devint une nation grande, puissante et nombreuse... l'Éternel nous a conduits dans ce lieu, et il nous a donné ce pays, pays où coulent le lait et le miel. Maintenant voici, j'apporte les prémices des fruits du sol que tu m'as donné, ô Éternel ! " (Deutéronome 26 : 2-5-9-10 extraits). Là s'arrête le parallèle avec la fête kanak de l'igname, laquelle est une communion entre les hommes, faite de dons et contre-dons, et une célébration de leur généalogie autour d'une valeur centrale ¿ du fait social ¿ qui est la " Terre ".
Mais à l'image de cette autre société de l'oralité, décrite dans le livre sacré, dans le monde kanak d'hier et d'aujourd'hui, la fête de l'igname est l'occasion pour chaque chef de clan de rappeler d'où vient son clan et qui il est, en rappelant devant la foule assemblée sa généalogie et son histoire. Ce discours rituel renouvelé d'année en année permet de conserver la mémoire des obligations, droits et prérogatives, de chacun sur la terre et de les réaffirmer aux yeux de tous. Et cette cérémonie de présentation des prémices au Grand chef ¿ point d'orgue de la vie coutumière ¿ permet aussi de montrer que le clan est toujours là présent sur sa terre, dans la continuité du lien qui unit les générations passées, présente, et futures, assumant sa fonction de " gardien " de l'espace sur lequel il est " assis ". Et ce, aux yeux de toute la communauté rassemblée, et ce que le clan soit un " clan terrien " (" Maître de la terre ") ou un " clan accueilli ".
Cette cérémonie, dans une société de l'oralité, permet en officialisant les choses, en disant les origines, en rappelant les devoirs de chacun, et en creux, les prérogatives qui en découlent, de prévenir les conflits notamment fonciers, car chacun sait dans cette société la place qu'occupe son propre clan par rapport aux autres clans, et tous les clans par rapport à la Chefferie ¿ chaque clan entourant la chefferie qui figure le poteau central de la case.
En effet, il importe de redire l'importance de la normativité et de la spiritualité kanak qui fonde le droit coutumier, comme l'a fait une précédente décision du tribunal de Lifou à laquelle il convient de se référer : " le lien à la terre est le fondement de la vie kanak. La terre est fécondée par l'igname qui est le fruit du travail des hommes. Les hommes portent l'igname qui est le fruit de la terre. L'ensemble fonde la coutume kanak réunissant les hommes et les femmes autour de leurs terres et leurs familles. Elle est leur ancrage... En aucun cas la terre coutumière est un droit direct sur la terre. Elle est un droit par les hommes et pour les hommes sur la terre. Elle exprime des héritages humains et non une possession foncière directe... il n'y a pas de lien direct c'est-à-dire de droit réel, mais bien des liens personnels et inter-personnels entre les clans et les chefferies pour la conservation et la jouissance de la terre. Ces liens personnels forment l'unité clanique autour de la terre... ces liens naissent toujours de l'accueil des hommes par le clan maître de la terre... ce que les Lifou mettent en lumière c'est cette nécessaire interdépendance entre le pouvoir du grand chef sur les hommes, et la terre que les clans occupent, et dont le grand chef est garant de l'harmonie.... Le grand-chef n'exerce pas un pouvoir vertical mais sert les clans... sans le grand chef, le clan maître de la terre n'est rien. Sans le clan maître de la terre le grand chef n'est rien non plus... Il y a donc une profonde communion des hommes entre eux, communion que le grand chef exprime. Cette communion les unit à la terre. De cette communion résulte le principe que la coutume unit les hommes entre eux et à la terre et qu'elle unit la terre aux hommes et entre eux. Cette règle est générale aux kanak de la Grande terre et de Drehu " (Tribunal de Lifou, 25 juillet 2012, no10/ 80 Savot et Luevadia contre Grande chefferie du Gaïca, extraits pp. 4, 5, 7, 8 et 9).
Ce rappel de la normativité autochtone, qui est la source première et essentielle de la coutume judiciaire (le Droit dit par les juridictions avec assesseurs coutumiers), souligne, d'abord, que le " lien à la terre " n'est pas un droit réel mais emprunte plutôt aux droits personnels, puisqu'il constitue " un concept normatif spécifique à la société coutumière affectant l'identité et le statut des hommes en lien avec une terre par rapport à laquelle ils se définissent " (Nouméa 11 octobre 2012, no11/ 425 Pearou c. Kahea).
Il souligne, ensuite, que l'expression " lien à la terre ", inscrite dans l'Accord de Nouméa, recouvre une variété de situations : les " obligations/ droits " primordiaux dont sont investis les " clans terriens originels " (dits " Maîtres de la terre "), mais aussi les prérogatives consenties par ceux-ci aux " clans accueillis " (droits d'usage, d'occupation, etc). Cette normativité autochtone souligne, enfin, le fait que la contestation portée devant notre juridiction au-delà de son objet " foncier " touche aux fondements spirituels, à la cohésion sociale, et aux principes de civilisation de la société kanak, et que de la violation de ces règles peut découler un préjudice immatériel moral et spirituel.

Enfin, et surtout, il convient de rappeler qu'au regard de la normativité autochtone telle que vécue de nos jours, " l'occupation de l'espace dans la société Kanak renvoie à l'existence de tertres claniques reconnus et à la maîtrise de cet espace naturel, notamment par l'habitat et par les cultures. Cela est traduit dans la toponymie, dans les discours généalogiques et dans les récits de guerres. La cohabitation des clans dans un espace donné renvoie aux alliances et aux règles préservant la vie, la solidarité et la cohésion. L'accueil des clans sur un territoire donné renvoie aux règles d'hospitalité, aux affinités claniques et à l'organisation sociale basée sur la complémentarité.... L'organisation sociale est fondée sur le respect de l'esprit des ancêtres dans un territoire donné, sur la maîtrise de l'environnement naturel, la complémentarité et la solidarité des clans " (" Charte du Peuple Kanak. Socle commun des valeurs et principes fondamentaux de la civilisation kanak ", Chapitre II-2, extraits).
Le rappel de cette normativité autochtone permet d'interpréter le fait que ni le chef du clan Luetre Hlekötim ni le chef du lignage Y... n'ait entamé les démarches coutumières auxquelles les parties avaient été invitées par les premiers juges, comme le signe que ces autorités claniques n'accompagnent ni ne cautionnent l'action de leurs " sujets ", les frères Y....
Dans le même sens, le fait qu'un membre du lignage J... (en l'occurrence M. Ludovic J... relevant comme les Y... du même clan Luetre Hlekötim) ait signé l'acte coutumier du 12 mars 2009 confirme que, hormis les frères Y..., aucun membre ni de leur propre lignage ni (au-delà du lignage) du clan Luetre Hlekötim, ne soutient leur revendication ni leurs agissements contraires aux valeurs coutumières de respect-ces agissements pouvant s'expliquer par le fait qu'ayant été élevés et vivant loin de leur terroir à Nouméa (comme l'a confirmé l'absence des frères Y... lors du transport sur les lieux à Lifou) ils auraient oublié qui " ils étaient ", d'où " ils venaient ", et finalement omis de se conformer à la place qui est la leur dans le monde coutumier. Cette place, la fête des ignames évoquée plus haut aurait pu la leur apprendre s'ils y avaient participé, ce qui confirme leur éloignement par rapport au monde coutumier dont, à l'évidence, ils ont bafoué les règles. * * *

Toutefois, le fait que le clan X... dispose d'un droit d'occupation et d'usage de la parcelle en cause, attesté par un usage ancien et continu (confirmé par le rapport des assesseurs coutumiers en date du 15 mars 2011, et reconnu par les titulaires des fonds limitrophes) et qu'il puisse se prévaloir en conséquence du " lien à la terre ", n'induit nullement que ce clan serait, de surcroît, " Le Maître de la Terre " ¿ c'est-à-dire le clan terrien originel. En effet, cette qualité de nature tout à fait exceptionnelle dans le monde kanak rattache une famille à un lieu et s'accompagne d'une dimension symbolique et spirituelle très forte.
La Cour n'est pas en mesure de reconnaître cette qualité au clan X..., et ce d'autant que M. Rémy X... a indiqué, lors du transport sur les lieux, que son clan était tout à la fois " de la terre " et " de la mer " ¿ cette référence au " clan de la mer " pouvant être l'indice, dans la société kanak, d'un clan " accueilli ".
Il n'en demeure pas moins, que le " lien à la terre " dont peut se prévaloir le clan Wathiepel, justifie que M. Rémy X..., agissant au nom du clan tout entier (personne morale) puisse solliciter l'indemnisation du préjudice (coutumier) immatériel moral et spirituel éprouvé par son clan ¿ et ce indépendamment de la qualité du clan lésé, qu'il soit un clan " accueilli " ou un " clan terrien originel " (" Maîtres de la terre ").
M. Rémy X... établit que son clan subit un " préjudice moral coutumier ", dont le montant doit être fixé à Un million de Francs CFP compte tenu de la durée de la procédure depuis 2006, de la violence morale exercée sur le clan tout entier, du caractère public de l'outrage porté aux valeurs coutumières, c'est-à-dire de l'atteinte portée à " l'organisation sociale fondée sur le respect de l'esprit des ancêtres... la complémentarité et la solidarité des clans " (" Charte du Peuple Kanak " précitée) ;
Toutefois, dans le monde coutumier la restauration du lien social et le retour à l'équilibre rompu (" la complémentarité et la solidarité des clans ") importe plus que la nomination d'une faute et la désignation d'un fautif et d'un lésé.
De plus, les valeurs coutumières ne laissant souvent à la réparation par équivalent financier qu'un rôle second, compte tenu de la sacralité qui entoure la terre et de la forte charge transgressive de leur comportement, il convient d'enjoindre à MM. Ferdinand Y... et Dick Y... de procéder à une réparation coutumière destinée à rappeler l'ordre symbolique et à rétablir l'équilibre rompu par leurs agissements, en faisant les démarches pour une coutume de réconciliation.
Ce n'est qu'à défaut d'y parvenir (et surtout à défaut d'acceptation de cette démarche par le clan lésé) que MM. Ferdinand Y... et Dick Y... devront lui payer la somme de Un million F CFP réclamée à titre de dommages-intérêts.
Il y a lieu en conséquence d'infirmer partiellement le jugement déféré.
Sur les frais irrépétibles et les dépens

Il convient de condamner MM. Ferdinand Y... et Dick Y... à payer à M. X... une indemnité de 315 000 F CFP, sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile de Nouvelle-Calédonie, et à supporter les entiers dépens.

PAR CES MOTIFS
La Cour,
Statuant publiquement, et en formation coutumière, par arrêt réputé contradictoire, déposé au greffe ;

Vu l'Accord de Nouméa et le principe coutumier du " lien à la terre " ; Vu l'article 1er de l'ordonnance no82-877 du 15 octobre 1982 instituant des assesseurs coutumiers ;
Vu le pouvoir de conciliation des autorités coutumières entre citoyens de statut coutumier kanak dans les matières régies par ce statut ;
Vu l'arrêt, partiellement avant dire droit, du 16 septembre 2013 qui a confirmé le jugement déféré en ce qu'il a débouté M. X... de ses demandes indemnitaires au titre du préjudice matériel ;
Infirme pour le surplus, et statuant à nouveau :
Dit que M. Ferdinand Y... et M. Dick Y... n'ont aucun droit sur la parcelle de terre litigieuse ;
Dit que le clan X... (" Triji ") démontre qu'il exerce un droit d'occupation, d'usage et de valorisation sur la parcelle litigieuse, ancien et continu, reconnu par les titulaires des fonds limitrophes, qu'il exerce les prérogatives qui découlent de sa fonction de " gardien " de cette parcelle, et peut donc se prévaloir du " lien qui le lie à la terre " ;
Dit que la reconnaissance du " lien à la terre ", défini comme un concept normatif spécifique à la société coutumière affectant l'identité et le statut des hommes en lien avec une terre par rapport à laquelle ils se définissent, n'induit nullement que ce clan serait, de surcroît, le clan terrien originel (" Maître de la Terre ") ;
Dit que le " lien à la terre " fonde la réparation d'un préjudice (coutumier) immatériel moral et spirituel éprouvé par le clan, indépendamment de la qualité du clan lésé, qu'il soit un clan " accueilli " ou un " clan terrien originel " ;

En conséquence,
Enjoint à MM. Iwan B... et Dick de faire une coutume publique de réconciliation destinée à renouer les liens coutumiers et à rétablir l'équilibre rompu par leurs agissements dans les six (6) mois de la signification du présent arrêt ;
A défaut d'y procéder, et d'obtenir de la part du clan X... la réconciliation demandée par eux, condamne solidairement MM. Ferdinand Y... et Dick Y... à payer à M. Rémy X..., es qualité de chef de clan, la somme de Un MILLION de Francs CFP à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice immatériel moral et spirituel, éprouvé par le clan X... ;
Condamne MM. Ferdinand Y... et Dick Y... à payer à M. Rémy X... une indemnité de 315. 000 F CFP au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne MM. Ferdinand Y... et Dick Y... aux entiers dépens.

Le greffier, Le président


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Nouméa
Formation : Chambre coutumière
Numéro d'arrêt : 12/00101
Date de la décision : 22/05/2014
Sens de l'arrêt : Infirme la décision déférée dans toutes ses dispositions, à l'égard de toutes les parties au recours

Références :

Décision attaquée : DECISION (type)


Origine de la décision
Date de l'import : 28/11/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel.noumea;arret;2014-05-22;12.00101 ?
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