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12/12/2013 | FRANCE | N°13/00009

France | France, Cour d'appel de Nouméa, Chambre coutumière, 12 décembre 2013, 13/00009


COUR D'APPEL DE NOUMÉA
331

Arrêt du 12 Décembre 2013
Chambre coutumière

Numéro R. G. : 13/ 00009

Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 07 Décembre 2012 par le Tribunal de première instance de NOUMEA (RG no : 11/ 2188)

Saisine de la cour : 10 Janvier 2013

APPELANT

M. Charles X...
né le 01 Janvier 1983 à NOUMEA (98800)
demeurant ...-98835 DUMBEA
(bénéficie d'une aide juridictionnelle partielle numéro ...du 08/ 03/ 2013 accordée par le bureau d'aide juridictionnelle de NOUMEA)
Représenté par Me SÃ

©verine BEAUMEL, avocat au barreau de NOUMEA

INTIMÉ

Mme Marie-Claire Y...
née le 02 Août 1984 à LIFOU (98820)
demeura...

COUR D'APPEL DE NOUMÉA
331

Arrêt du 12 Décembre 2013
Chambre coutumière

Numéro R. G. : 13/ 00009

Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 07 Décembre 2012 par le Tribunal de première instance de NOUMEA (RG no : 11/ 2188)

Saisine de la cour : 10 Janvier 2013

APPELANT

M. Charles X...
né le 01 Janvier 1983 à NOUMEA (98800)
demeurant ...-98835 DUMBEA
(bénéficie d'une aide juridictionnelle partielle numéro ...du 08/ 03/ 2013 accordée par le bureau d'aide juridictionnelle de NOUMEA)
Représenté par Me Séverine BEAUMEL, avocat au barreau de NOUMEA

INTIMÉ

Mme Marie-Claire Y...
née le 02 Août 1984 à LIFOU (98820)
demeurant ...-98809 MONT-DORE
Représentée par la SELARL LOUZIER-FAUCHE-CAUCHOIS, avocat au barreau de NOUMEA

AUTRE INTERVENANT

Le Ministère Public représenté par M. PAGNON Jean-Louis, Substitut Général

COMPOSITION DE LA COUR :

L'affaire a été débattue le 18 Novembre 2013, en chambre du conseil, devant la cour composée de :

M. Yves ROLLAND, Président de Chambre, président,
Mme Anne AMAUDRIC DU CHAFFAUT, Conseiller,
M. Régis LAFARGUE, Conseiller,
M. Hnaiene TAUA, assesseur coutumier de l'aire Drehu,
M. Wapone CAWIDRONE, assesseur coutumier de l'aire Nengone,

qui en ont délibéré, sur le rapport de M. Régis LAFARGUE, Conseiller,

Greffier lors des débats : Mme Cécile KNOCKAERT

ARRÊT :
- contradictoire,
- prononcé en chambre du conseil, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 451 du code de procédure civile de la Nouvelle-Calédonie,
- signé par M. Yves ROLLAND, président, et par Mme Cécile KNOCKAERT, greffier, auquel la minute de la décision a été transmise par le magistrat signataire.

PROCÉDURE DE PREMIÈRE INSTANCE

Des relations de M. Charles X...et de Mme Marie-Claire Y...(originaires respectivement de l'aire Nengone et de l'aire Drehu) sont issus deux enfants :

- Curtis Y..., né le ..., non reconnu par son père, étant précisé que la mère et le clan utérin Y...se sont toujours opposés à ce que le père reconnaisse Curtis ;
- Fidélia X..., née le ..., reconnue par ses deux parents.

Lors de la séparation du couple survenue en septembre 2011, M. X...exerçait un droit de visite et d'hébergement amiable à raison de trois week-end par mois sur l'enfant Fidelia, mais dit n'avoir pu exercer des droits similaires sur Curtis avec lequel il entretenait seulement des relations téléphoniques.

Le 09 janvier 2012, Mme Y...l'a fait citer à comparaître devant le tribunal de première instance de Nouméa, statuant en formation coutumière, aux fins de :

* dire que l'autorité parentale sur les deux enfants sera exercée en commun, y compris sur l'enfant Curtis,
* fixer la résidence des enfants chez leur mère,
* d'accorder un droit de visite et d'hébergement au père
* le condamner à lui verser 20. 000 F CFP par mois, pour l'entretien de chacun des deux enfants, y compris Curtis que le clan maternel refuse de voir reconnaître par le père.

Le tribunal a constaté l'évolution du litige au regard des déclarations des parties et du renvoi ordonné (par jugement du 10 mai 2012) en vue de la consultation des clans.

Il a constaté, sur la foi des déclarations faites par Mme Y...à l'audience du 23 novembre 2012, que le clan maternel refusait toujours de remettre en cause l'appartenance de Curtis au clan Y...; que toutefois les parties étaient d'accord pour le maintien des liens entre M. X...et les deux enfants et pour que celui-ci contribue à l'entretien des deux enfants.

C'est dans ces conditions que le tribunal, par jugement du 7 décembre 2012, a entériné l'accord des parties relatif à l'enfant Fidélia reconnue par ses deux parents (autorité parentale conjointe et garde alternée-les semaines paires chez le père et les semaines impaires chez la mère-et l'abandon par la mère de toutes ses demandes d'aliments).

En revanche, le tribunal a rejeté les demandes, y compris celles formulées par le père, concernant l'enfant Curtis Y..., celui-ci n'ayant aucun lien de parenté (reconnu) avec M. Charles X....

Pour statuer ainsi le tribunal a considéré que : " si la situation de Fidélia est clarifiée vis-à-vis de son père, il n'en va pas de même pour Curtis, car celui-ci vit actuellement avec ses maternels, et son père qui est connu de tous n'a pas pu le reconnaître.

Dès lors, cet enfant a une situation juridique quant à sa filiation qui n'est pas conforme à sa réalité de vie.

En d'autres termes, il faut que l'enfant trouve sa place dans une famille, et il faudrait qu'il porte le nom du papa, l'enfant ne doit pas rester ainsi chez la maman, et le frère de la maman doit être présent, en qualité d'oncle utérin.

Ainsi pour le tribunal cette situation ne peut rester en l'état, les clans et les familles doivent clarifier la situation de cet enfant de façon à ce que sa place soit déterminée, car cet enfant actuellement ne fait pas partie de la famille X..., même si son père est connu.

Dans ce contexte, il convient de souligner que le père a un travail coutumier à réaliser vis à vis de la famille de la maman afin que la situation de Curtis soit régularisée.

En effet, et comme l'a expliqué Claire Y..., si le geste coutumier réalisé par Charles X...auprès des parents de celle-ci a été accepté, il convient de souligner que la famille Y...a, en retour, posé une condition pour donner l'enfant qui est un garçon, et donc pour que la mère accepte la reconnaissance par le père : à savoir, que Charles X...se marie avec la mère. Or cette condition n'a pas été réalisée, le couple s'étant séparé par la suite.

Dans ce contexte, le tribunal tient à rappeler les éléments suivants : dans la coutume il existe pour tout individu deux formes de parenté, la parenté par la mère qui est un lien de sang reconnu comme tel, et la paternité qui est sociale et procède de l'échange coutumier.

Est donc considéré légitimement comme père celui qui a accompli vis-à-vis de la mère, de ses frères, et de leur clan, le geste pour prendre l'enfant. L'appartenance au clan paternel est alors manifestée publiquement par le nom.

Par ailleurs, lorsque les clans ont donné leur parole, la réalité de la filiation n'est plus réversible, l'enfant qui " appartient " à un clan relève, par ce mécanisme, du clan dont il porte le nom. L'échange propre à la coutume implique qu'il n'est pas permis de revenir sur la parole donnée, surtout lorsqu'elle scelle l'avenir d'un enfant.

Dès lors l'enfant est lié aux maternels et aux paternels par rapport au geste coutumier qui a été fait. Plus particulièrement, il est lié aux paternels à travers l'échange intervenu entre les clans.

En outre, la notion de paternité dans la coutume ne revêt pas le même sens que dans le droit commun : le père est celui qui va créer le statut social de l'enfant, en lui donnant un patronyme qui l'enracine dans la terre.

Ainsi dans la société Kanak, la notion de paternité n'est en rien biologique, elle est construite socialement par les échanges et non déterminée par les rapports sexuels, comme le montre le fait qu'un clan maternel puisse toujours refuser de reconnaître la paternité d'un homme, dès lors que celui-ci n'a pas répondu aux exigences de la coutume.

Par ailleurs, en reconnaissant l'enfant, avec l'accord de la mère, le père signifie que ce dernier appartient à son clan, ce qui implique qu'il doit le prendre en charge, en particulier s'agissant de son entretien....

Au cas d'espèce, il ressort des débats que l'enfant dont s'agit connaît son père biologique, mais celui-ci n'est pas reconnu sur le plan de la coutume, les gestes coutumiers pour déterminer le clan auquel cet enfant appartient n'ayant pu être réalisés, de telle sorte que sa place n'est pas clairement définie.

Dès lors, le tribunal ne peut que rappeler que... sa place (de l'enfant) actuelle est dans le clan des Y...puisqu'il ne porte pas le nom X...et n'a de ce fait aucune raison de se trouver chez les X....

Dans ce contexte, le tribunal souligne le paradoxe né de la situation actuelle : puisque les enfants bénéficient d'une résidence alternée entre les domiciles de leurs parents, et ont donc identifié, comme leur père, Charles X..., alors que celui-ci n'est pas officiellement le père de (Curtis)...

Ce litige peut connaître une issue dans la coutume en ce qu'il appartient à Charles X...et son clan de se déplacer en empruntant les chemins (coutumiers) : il existe des liens entre les clans qui doivent être utilisés, afin de résoudre ce problème qui ne peut être réglé que par des échanges entre les clans. Ces démarches appartiennent aux clans et représentent la seule solution pour clarifier la situation de l'enfant Curtis.

Dés lors, le tribunal ne peut que donner acte aux parties de l'accord intervenu, s'agissant de la garde alternée pour l'enfant Fidélia qui porte le nom du père, et de l'abandon de toute demande au titre de la pension alimentaire, et rejeter toute demande concernant l'enfant Curtis Y..., celui-ci n'ayant aucun lien de parenté avec M. Charles X...".

PROCÉDURE D'APPEL

Le 10 janvier 2013, M. X...a interjeté appel de cette décision, non signifiée, dont il sollicite l'infirmation en ce qu'elle l'a débouté de ses demandes concernant l'enfant Curtis.

Il demande à la cour, statuant à nouveau, d'ordonner l'audition de l'enfant Curtis, et de :
* dire que cet enfant est né de M. Charles X...et de Mme Claire Y...et qu'il doit prendre le nom de son père (X...),
* dire que M. Charles X...et Mme Claire Y...exercent en commun l'autorité parentale sur l'enfant Curtis,
* dire que Curtis résidera, en alternance, au domicile de ses père et mère dans les mêmes conditions que sa soeur Fidélia.

M. X...expose que personne, pas même le clan Y..., ne conteste sa paternité à l'égard de Curtis ; qu'il s'est toujours comporté comme son père, durant la vie commune avec Melle Y..., comme depuis la séparation, de sorte que Curtis aurait, en réalité, deux identités :
- la première à Nouméa, avec ses père et mère et l'entourage amical, où il serait reconnu comme le fils de Charles X...et de Claire Y..., à l'instar de sa s ¿ ur Fidelia, et
-la seconde à Lifou (aire coutumière de la mère) où Curtis serait considéré comme n'ayant pas de père.

M. X...ajoute que la coutume a des fondements cohérents et évolutifs :
- avant l'arrivée des colons, et l'obligation d'état civil et la christianisation généralisant le mariage, les natifs de Nouvelle-Calédonie réalisaient une coutume pour unir deux personnes,
- depuis lors, compte tenu de l'évolution des m ¿ urs et modes de vie des personnes de statut coutumier, le droit coutumier s'adapte aux couples " modernes " et aux vicissitudes de leur vie de couple ou de parents. Dès lors, ni Melle Claire Y..., ni son clan, ne saurait prétendre que lorsqu'elle s'est mise en couple avec M. X..., il ait été évoqué un mariage.

Un premier enfant, Curtis, est né, que M. X..., confiant, a commis l'erreur de ne pas déclarer lui-même et de reconnaître dès sa naissance, car lorsqu'il a souhaité le reconnaître, une fin de non-recevoir lui a été opposée par la famille Y.... Pour le clan Y..., faute de mariage, l'enfant né d'un couple non marié appartient au clan de la mère.

Un deuxième enfant, Fidelia, est née, que M. X...a déclaré et a reconnu immédiatement et qui porte son nom, sans la moindre opposition du Clan Y....

Et aucun membre du clan Y...n'a entrepris de procédure pour donner à Fidelia, née des mêmes parents que Curtis, la même filiation que celui-ci, ce qui souligne l'incohérence de l'attitude du clan Y...par rapport à ces deux enfants qui ont grandi ensemble avec leurs parents à Nouméa.

Nul ne contestant la paternité de M. X..., tant sur Curtis que sur Fidelia, il convient d'harmoniser la filiation de Curtis avec celle de sa s ¿ ur en tenant compte de la possession d'état, M. X...affirmant s'être toujours comporté en père vis à vis de Curtis.

Enfin, selon M. X..., Curtis qui est âgé de 10 ans et demi demanderait qu'un juge l'entende car, toujours selon les dires de M. X..., l'enfant appellerait de ses v ¿ ux cette unicité de statut avec son père et sa s ¿ ur.

Mme Y...qui a été destinataire de la requête d'appel et du mémoire ampliatif n'a ni conclu ni constitué avocat. Elle a comparu à l'audience du 18 novembre 2013 et a confirmé le refus de son clan (clan Y...) d'autoriser le père à reconnaître l'enfant Curtis, soulignant que c'est dans un strict souci d'apaisement qu'elle avait autorisé le père à reconnaître l'enfant Fidélia, mais qu'elle n'entendait pas agir de même en ce qui concerne l'aîné Curtis ; qu'en revanche, si elle s'opposait à l'établissement du lien de filiation paternelle avec M. X...¿ étant précisé que l'un de ses propres frères (oncle utérin de Curtis) adoptera l'enfant dès lors qu'il serait marié ¿ elle ne s'opposait pas à ce que M. X...exerce un droit de visite et d'hébergement sur Curtis, ceci n'impliquant pas l'établissement du lien de filiation paternelle.

Le ministère public s'est associé aux conclusion de M. X....

Par ordonnance du 05 septembre 2013 la clôture a été prononcée et l'affaire fixée à l'audience du 18 novembre 2013.

MOTIFS

Attendu qu'aux termes des articles 955-1 et 806-1 du code de procédure civile de Nouvelle Calédonie, concernant les affaires coutumières, " à l'audience la procédure est orale, les prétentions orales des parties pouvant être consignées au plumitif... " ;

1o/ Sur le demande de M. X...tendant à l'établissement du lien de filiation paternelle à l'égard de l'enfant Curtis avec toutes conséquences de droit

Attendu que M. X...veut se voir reconnaître le statut de père en invoquant la possession d'état ; que toutefois il ne prouve pas cette possession d'état, à l'égard d'un enfant qui au surplus ne porte pas le même nom que lui ;

Qu'en outre, sa demande se heurte aux dispositions de l'article 35 de la Délibération no424 du 3 avril 1967, relative à l'état civil des citoyens de statut civil particulier ;

Attendu que M. X...cherche à se voir reconnaître judiciairement un statut de père à l'égard de l'enfant Curtis au seul motif qu'il en est le géniteur, ce que nul ne conteste ;

Mais attendu que Mme Y..., par ses déclarations et prétentions exprimées oralement, souligne que l'enfant Curtis est rattaché au seul clan maternel et à nul autre, et que ce clan, pas plus qu'elle-même, n'entend reconnaître M. X...en tant que père de l'enfant ;

Qu'en effet, sa position démontre qu'elle n'entend pas autoriser le père à reconnaître Curtis, ainsi que le lui permet l'article 35 de la Délibération no424 du 3 avril 1967, relative à l'état civil des citoyens de statut civil particulier ; qu'elle n'offre pas de l'y autoriser puisqu'elle défend et affirme, bien au contraire, l'appartenance exclusive de Curtis au seul clan utérin, ce que confirme le nom patronymique de Curtis qui le rattache au seul clan utérin ;

Qu'ainsi l'appelant, même s'il est le géniteur de Curtis, au regard des règles coutumières, n'a ni droit ni obligation à son égard, puisqu'il n'a aucun statut social de père reconnu dans la coutume ni susceptible de l'être en l'état des déclarations et prétentions formulées par Mme Y...;

Attendu qu'il convient, en effet, de rappeler que, selon la coutume kanak, la naissance d'un enfant est un événement social en ce que l'enfant, indépendamment du fait de savoir si ses parents sont mariés ou non, appartient au clan maternel, sauf s'il a été demandé par le clan paternel et effectivement donné à celui-ci par le clan maternel au terme de ce que l'on dénomme un " geste coutumier ", lequel recouvre un " don de vie " appelant ensuite un " contre-don " ;

Que ce " don de vie " ne peut se comprendre qu'à la lumière de la spécificité d'une institution qui est " l'union coutumière ", laquelle est une alliance entre deux clans agnatiques aux termes de laquelle un clan (maternel ou " utérin ") s'engage à donner " de la vie " (des enfants) à un clan paternel qui, à cette fin, accueille une femme issue du clan maternel et s'engage à la protéger elle et les enfants à naître, les enfants étant dès lors promis au clan paternel ;

Que, dans cette conception, le mariage qui unit l'homme et la femme n'est que la traduction de cet accord interclanique ;

Que lorsque l'alliance et les promesses de don de vie n'ont pas été scellées avant le mariage du mari et de la femme, et que ces derniers décident de s'unir sans en référer à leurs clans respectifs, le père des enfants doit procéder à une coutume dite " de pardon " pour, d'abord, s'excuser de n'avoir pas respecté l'avis des clans, mais encore pour être autorisé à " prendre l'enfant ", c'est-à-dire à le reconnaître ;

Qu'ainsi, le statut social de l'enfant dépend de ce que les individus et les clans décideront ensemble ; que ces décisions ont une incidence directe sur l'appréciation de ce que recouvre l'intérêt supérieur de l'enfant ;

Attendu que le statut de l'enfant a été défini notamment par trois arrêts de cette Cour (CA Nouméa 11 octobre 2012, RG no 2011/ 531, Imbert c. Daoulo ; 9 septembre 2013 RG no 2012/ 59 Jewine c. Yeiwene ; 16 septembre 2013, RG no2012/ 339, ministère public c. Ujicas et Livoholo) ;

Qu'il résulte de cette jurisprudence constante, fondée tout à la fois sur les normes coutumières et sur l'article 35 de la délibération du 3 avril 1967 précitée :

- d'abord, que le sort des enfants dépend des accords passés ; qu'ainsi, si les enfants ont été donnés au clan paternel (au terme de " gestes coutumiers ") ils sont membres de ce clan, et sont destinés à y occuper une fonction sociale précise et doivent y être éduqués en fonction de leur place dans la coutume et y demeureront quoi qu'il advienne ;
- qu'inversement, s'ils n'ont pas été donnés au clan paternel, ils demeurent membres du clan maternel et le demeurent toute leur vie ; qu'en somme, le statut de l'enfant est à l'abri des vicissitudes de la vie du couple parental, l'enfant étant un membre à part entière du clan et non un enjeu pour ses père et mère notamment en cas de séparation ;
- qu'ensuite, la distinction entre enfant naturel et enfant légitime est dénuée de portée juridique, puisque l'enfant est, en principe, membre du clan maternel, sauf le cas où ayant été le sujet d'un " don de vie " et, à ce titre, promis au clan paternel, il se trouve dès sa naissance, voire même avant celle-ci, promis et irrévocablement intégré au clan paternel dont il est un membre " légitime " que ses père et mère soient ou non mariés ;

Qu'il en résulte que seul le clan d'appartenance de l'enfant a vocation à élever celui-ci, en ce qu'il se trouve placé sous la responsabilité de ce clan, et que son intérêt supérieur est de ne pas être coupé de son clan d'appartenance ¿ lequel exerce sur l'enfant une " autorité parentale collective, laquelle ne se réduit pas au père et à la mère " (Sect. Lifou, 25 juillet 2012, RG n 12/ 18) ; que lorsque l'enfant a été " donné " cette autorité parentale est exercée par un collectif (le clan paternel), sous la surveillance d'un autre collectif (le clan utérin, c'est-à-dire ceux qui ont " donné la vie ") ;

- qu'enfin, l'enfant a (selon les règles coutumières) deux pères : d'abord, un père " par le sang " qui est son oncle utérin (le frère de sa mère), et, en second lieu, un " père social " (membre du clan paternel) à condition que celui-ci ait été autorisé à reconnaître l'enfant par le clan maternel, conformément aux accords passés et manifestés publiquement par des " gestes coutumiers " ;

Qu'ainsi, en toute hypothèse, le fait d'être géniteur n'emporte nulle conséquence juridique, ni droit ni obligation du géniteur à l'égard de l'enfant ; qu'ainsi, la paternité même fondée sur une réalité biologique, est exclusivement un fait social institué par la norme coutumière (cf. Sana-Chaillé de Néré, " Miroir d'outre-mer. La famille, le droit civil et la coutume kanak ", Mélanges Hauser, p. 662) ;

Que ces règles se trouvent consacrées dans la formulation lapidaire de l'article 35 de la Délibération no424 du 3 avril 1967, relative à l'état civil des citoyens de statut civil particulier (modifiant l'arrêté no631 du 21 juin 1934), aux termes duquel " la reconnaissance de l'enfant naturel ne pourra se faire qu'avec le consentement de celui de ses parents déjà connu " (en principe la mère) ou à défaut " avec le consentement de la personne qui l'a élevé " (ceci désignant à l'évidence les membres du clan maternel) ;

Qu'ainsi, les règles propres à l'état civil coutumier traduisent la prise en compte des normes autochtones qui posent le principe de l'appartenance de l'enfant nouveau-né au clan maternel (l'enfant ayant alors un père qui est l'oncle utérin), tant que l'enfant ne fait pas l'objet d'un " don " au profit du clan paternel, au travers d'un " geste coutumier " (un accord de volonté manifesté publiquement et solennellement), afin d'en faire un membre du clan paternel (ce qui revient à lui donner une identité et un statut social lié à un nom qui le rattache à une terre, et le rend partie prenante pour l'avenir du rôle social qui incombe à son nouveau clan (CA Nouméa, 11 octobre 2012, RG no 2011/ 531, Imbert c. Daoulo, p. 4 § 4 ; CA Nouméa 9 septembre 2013 RG no 2012/ 59 Jewine c. Yeiwene ; CA Nouméa 16 septembre 2013, RG no2012/ 339, ministère public c. Ujicas et Livoholo) ;

* * *

Attendu, en l'espèce, que l'enfant Curtis est rattaché au clan de la mère (Clan Y...), comme le confirme son nom à l'état civil, et le fait qu'il est élevé par celle-ci ; que son identité ne le rattache nullement à un géniteur extérieur au clan, auquel la coutume ne reconnaît d'emblée aucun statut qui résulterait du seul lien biologique ;

Qu'ainsi, il est acquis qu'en droit coutumier, même si n'est pas contesté le lien biologique entre l'enfant et son père, celui-ci n'a ni droits sur lui au titre de l'autorité parentale, ni obligation à son égard, aucune obligation alimentaire n'incombant à M. X...au regard des règles coutumières qui caractérisent l'organisation matrilinéaire, extrêmement marquée, de la société kanak, laquelle permet à la femme de faire échec à l'établissement de la filiation paternelle ;

Attendu, surabondamment, que le rattachement au clan maternel et à une Terre étant déterminant, au regard des principes du droit coutumier, pour définir l'identité et donc l'origine du sujet, ces règles coutumières ne sont contraires ni aux droits garantis par l'article 8 de la convention européenne des droits de l'homme (respect dû à la vie privée et familiale) ni au " droit " pour l'enfant de " connaître ses origines ", ni à l'intérêt supérieur de l'enfant apprécié au regard des normes coutumières que désigne son statut personnel constitutionnellement garanti ;

* * *

Attendu qu'il résulte de ces principes l'obligation pour le seul clan utérin, sous l'autorité du chef de clan, d'éduquer et d'élever l'enfant Curtis ; que nulle obligation alimentaire n'incombe alors au clan paternel ni a fortiori au père biologique ;

Qu'ainsi la mère, en cohérence avec son refus d'autoriser M. X...à reconnaître Curtis, a renoncé à sa demande devant le premier juge tendant à solliciter pour cet enfant une contribution alimentaire à charge d'une personne extérieure à son propre clan, étant rappelé que le lien qui aurait pu unir l'enfant à son père biologique étant de nature exclusivement sociale, le père conférant à l'enfant son statut social, un nom, un ancrage foncier, une lignée d'ancêtres, et une fonction sociale dans le monde coutumier, la demande d'aliments présentée par la mère reviendrait à méconnaître l'intérêt supérieur de l'enfant, lequel pourrait voir son ancrage dans le clan maternel remis en cause par une décision exonérant ce clan de ses obligations au profit d'un autre clan ;

Qu'ainsi, doit être rejetée la demande du père tendant à l'établissement judiciaire du lien de filiation paternelle de l'enfant avec toutes conséquences de droit, laquelle se heurte aux dispositions d'ordre public de l'article 35 de la délibération du 3 avril 1967, mais encore à l'intérêt supérieur de l'enfant ;

2o/ Sur la demande d'audition de l'enfant

Attendu que doit être rejetée la prétendue demande de l'enfant d'être entendu, l'existence d'une telle demande, invoquée par l'appelant, n'étant pas établie ;

Et attendu que dans la coutume l'enfant est lié à la famille, aux parents et aux utérins ainsi qu'aux oncles maternels ; qu'au regard de ces règles qui font sens et qui constituent la norme autour de laquelle s'organisent les rapports familiaux, chaque membre de la lignée est investi d'un rôle coutumier particulier à l'égard de l'enfant ;

Qu'à supposer même que la filiation paternelle de l'enfant puisse être établie, il serait contraire à l'intérêt de l'enfant de lui demander chez lequel de ses parents il souhaite résider et être élevé ; qu'on ne pourrait, sans risque, lui offrir de choisir de se couper d'un ensemble de relations, et du rôle que chaque lignée devra assumer à son égard (Cf. en ce sens, TPI Nouméa, 19 octobre 2012, RG no12/ 595, Wadjigueth contre Wahmereungo) ;

Qu'ainsi, en l'espèce, l'impossibilité d'établir le lien de filiation paternelle prive de tout intérêt cette demande d'audition, dont rien n'établit qu'elle réponde à un souhait exprimé par l'enfant, et qui tendrait à ce que celui-ci puisse éventuellement être élevé auprès d'un homme à qui le clan utérin est fondé à dénier le statut de père ;

3o/ Et sur le moyen arguant de la prétendue incertitude affectant la situation statutaire de l'enfant au regard du lieu de résidence

Attendu que le statut personnel n'étant pas déterminé par le lieu de résidence de son titulaire, M. X...est mal fondé à prétendre, au demeurant sans le démonter, que l'enfant Curtis aurait un statut différent et une possession d'état variable selon qu'il vit à Lifou ou à Nouméa ;

Que ce moyen est inconciliable avec le concept même de statut personnel qui désigne un élément de l'état de la personne, dont la finalité est d'éviter à l'individu de se trouver assujetti à des règles juridiques différentes selon le lieu où il se trouve, ainsi que le confirme la reconnaissance du statut personnel " hors sol ", tel que le statut coutumier wallisien ou futunien pour les titulaires de ce statut qui résident en Nouvelle-Calédonie (cf. CA Nouméa, 9 juillet 2009, RG no2008/ 66, Kaikilekofe contre Tufele), ou encore la reconnaissance d'un statut personnel indien, en dépit de la disparition de l'assise territoriale dudit statut par suite de la cession, à l'Union indienne, des Etablissements français des Indes (CA Besançon, 13 juin 1995, Mmes Narmada et Radjeswari contre Ministère public) ;

Qu'il convient dès lors de confirmer la décision entreprise en ce qu'elle a refusé d'établir judiciairement le lien de filiation entre Curtis et M. X..., et d'ajouter, par voie de conséquence, que l'autorité parentale sur l'enfant Curtis revient exclusivement à la mère de celui-ci, et d'accorder à M. X...un droit de visite et d'hébergement, ce droit n'impliquant pas la reconnaissance d'un statut de père au profit de M. X...;

Attend qu'il y a lieu de laisser les dépens d'appel à la charge de M. X...;

PAR CES MOTIFS

La Cour,

Statuant, en chambre du conseil et en formation coutumière, par arrêt contradictoire, déposé au greffe ;

Vu l'Accord de Nouméa et l'article 77 de la Constitution ;

Vu l'article 3. 1 de la Convention internationale des droits de l'enfant ;

Vu l'article 35 de la Délibération no 424 du 3 avril 1967, relative à l'état civil des citoyens de statut civil particulier ;

Dit que, selon la coutume kanak, l'enfant appartient au clan maternel, sauf s'il a été demandé par le clan paternel et effectivement donné à celui-ci par le clan maternel au terme d'un " geste coutumier " ;

Dit que, selon la coutume kanak, le fait d'être géniteur n'emporte pas en soi de statut juridique, ni de droit ni d'obligation à l'égard de l'enfant, la paternité, même fondée sur une réalité biologique, étant exclusivement un fait social institué par la norme coutumière ;

Dit que le rattachement au clan maternel et à une Terre étant déterminant, au regard des principes du droit coutumier, pour définir l'identité et donc l'origine du sujet, ces règles ne sont contraires ni aux droits garantis par l'article 8 de la convention européenne des droits de l'homme (respect dû à la vie privée et familiale) ni au " droit " pour l'enfant de connaître ses origines ni à l'intérêt supérieur de l'enfant, apprécié au regard des normes coutumières que désigne son statut personnel constitutionnellement garanti, ni même à l'intérêt familial ;

Constate qu'en l'espèce, l'enfant est rattaché au clan de la mère au sein duquel il est élevé ; que son identité ne le rattache nullement à un géniteur extérieur au clan, auquel la coutume ne reconnaît aucun statut fondé sur le seul lien biologique ;

En conséquence :

Rejette la demande présentée par M. X...tendant à l'audition de l'enfant ;

Confirme le jugement déféré en ce qu'il a débouté M. X...de sa demande tendant à voir établir judiciairement son lien de filiation avec l'enfant Curtis ;

Y ajoutant,

Dit que l'autorité parentale sur l'enfant Curtis revient exclusivement à la mère et au clan maternel de l'enfant Curtis, au domicile desquels l'enfant a sa résidence ;

Dit que M. X..., non titulaire de l'autorité parentale sur l'enfant Curtis, peut cependant exercer sur cet enfant un droit de visite et d'hébergement, l'exercice de ce droit n'impliquant pas la reconnaissance d'un statut de père au profit de M. X...;

Dit que ce droit de visite et d'hébergement s'exercera librement et, à défaut d'accord, les 2ème et 4ème fins de semaines du vendredi sortie des classes au lundi matin rentrée des classes, outre la moitié des vacances scolaires, la première moitié des petites et grandes vacances scolaires les années impaires et la deuxième moitié les années paires ;

Confirme le surplus de la décision déférée ;

Rappelle qui rien n'interdit à M. X...de reprendre les démarches coutumières en direction du clan utérin ;

Déboute M. X...du surplus de ses demandes ;

Condamne M. X...aux dépens ;

Fixe à SIX (6) le nombre d'unités de valeur pour le calcul de la rémunération de Beaumel avocat au barreau de Nouméa, commis au titre de l'aide judiciaire.

Le greffier, Le président,


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Nouméa
Formation : Chambre coutumière
Numéro d'arrêt : 13/00009
Date de la décision : 12/12/2013
Sens de l'arrêt : Confirme la décision déférée dans toutes ses dispositions, à l'égard de toutes les parties au recours

Références :

Décision attaquée : DECISION (type)


Origine de la décision
Date de l'import : 28/11/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel.noumea;arret;2013-12-12;13.00009 ?
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