COUR D'APPEL
DE NÎMES
indemnisation à raison d'une détention provisoire
DÉCISION N°24/4
R.G : N° RG 23/00904 - N° Portalis DBVH-V-B7H-IX32
MA/ED
[E]
C/
AGENT JUDICIAIRE DE L'ETAT
LE MINISTERE PUBLIC
DÉCISION DU 12 MARS 2024
DEMANDEUR :
Monsieur [B] [E]
né le [Date naissance 2] 1990 à [Localité 6]
Chez Maître Jérôme POUILLAUDE
[Adresse 4]
[Localité 1]
Représenté par Me Jérôme POUILLAUDE, avocat au barreau de MARSEILLE
CONTRE :
AGENT JUDICIAIRE DE L'ETAT
[Adresse 7]
[Localité 5]
Représenté par Me Jérémy ROCHE, avocat au barreau de MONTPELLIER
LE MINISTERE PUBLIC
Cour d'Appel de NIMES -[Adresse 8]n
[Localité 3]
EN PRÉSENCE DE :
Monsieur le Procureur Général près la COUR d'APPEL de NÎMES
DÉBATS :
Les débats ont eu lieu devant M. Michel ALLAIX, Premier Président et Mme Ellen DRÔNE, Greffière, à l'audience publique du 13 Février 2024, où l'affaire a été mise en délibéré au 12 Mars 2024. Les parties ont été avisées que l'arrêt sera prononcé par sa mise à disposition au greffe de la cour d'appel.
Le demandeur a été avisé de la faculté qu'il a de s'opposer à ce que les débats aient lieu en audience publique ;
Le demandeur, ou son Conseil, a été entendu en ses conclusions ;
Maître ROCHE a plaidé pour l'Agent Judiciaire de l'Etat ;
Le Procureur Général a développé ses conclusions ;
Les parties ont été entendues en leurs répliques, le demandeur ou son avocat ayant eu la parole en dernier.
DÉCISION :
Décision contradictoire prononcée publiquement et signée par M. Michel ALLAIX, Premier Président, le 12 Mars 2024, en présence de Mme Ellen DRÔNE, Greffière, par mise à disposition au greffe de la Cour,
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Par requête en date du 10 mars 2023, M. [B] [E] demande l'indemnisation de la période de détention provisoire injustifiée qu'il a subie du 15 décembre 2014 au 30 août 2017.
A l'appui de sa demande, il expose qu'il a été mis en examen le 15 décembre 2014 des chefs de meurtre en bande organisée, tentative de meurtre en bande organisée et association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un crime par le juge d'instruction du tribunal de grande instance d'AVIGNON et placé le même jour en détention provisoire par le juge des libertés et de la détention à la Maison d'arrêt de Perpignan, que par ordonnance du même juge en date du 8 juin 2017, il a été placé sous assignation à résidence sous surveillance électronique, que la chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Nîmes a infirmé ladite ordonnance le 28 juin 2017, qu'une ordonnance de non-lieu était rendue le 30 août 2017, infirmée par la chambre de l'instruction le 29 novembre 2017, et que la Cour d'assises du Vaucluse a prononcé son acquittement par arrêt du 25 novembre 2022, devenu définitif, le ministère public n'ayant pas relevé appel.
Il rappelle qu'il a subi une période de détention provisoire injustifiée, ouvrant droit à indemnisation du 15 décembre 2014 au 30 août 2017 ; soit 2 ans, 8 mois et 15 jours.
Au titre de son préjudice moral, il demande l'allocation de la somme de 247.250 euros, liée au fait : du choc carcéral et des conditions d'incarcération, de son âge lors de son placement en détention provisoire, de l'absence de condamnation pénale et d'incarcération, de la séparation du couple alors qu'un projet de mariage était établi en raison de l'éloignement et de sa situation carcérale, de l'intensité du choc psychologique occasionné par la détention provisoire alors qu'il clamait son innocence dès son interpellation, et de la peine de réclusion criminelle à perpétuité qu'il savait encourir,
Au titre de la réparation de son préjudice matériel, il demande la somme de 53 593,69 euros (absence de perception du RSA, perte de chance d'obtenir un emploi, perte de la chance d'être diplômé et de pouvoir exercer les fonctions d'ambulancier) et celle de 4 750 euros au titre de ses frais de défense, soit un total de 58 343,69 euros, outre la somme de 3 000 euros par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
M. [E] était présent à l'audience et a notamment indiqué qu'il ne s'était jamais remis de sa longue période de détention, qu'aujourd'hui encore il ne travaillait pas et qu'il n'arrivait pas à dormir, qu'il était hébergé chez son frère et qu'il souffrait de migraines. Il précise qu'au vu de la longueur de la détention, les trois incidents qui lui sont reprochés, et qui n'ont pas donné lieu à un passage en commission de discipline, s'expliquaient pas le fait qu'il partageait sa cellule avec deux autres détenus, n'avait droit qu' à trois douches par semaine , ne jouissait d'aucun moment d'intimité, et que ces conditions de vie étaient particulièrement difficiles pour lui .
Par conclusions en date du 26 septembre 2023, au détail desquelles il sera renvoyé, l'agent judiciaire de l'Etat conclut :
- sur le préjudice moral, à l'allocation de la somme de 75.000 euros (absence de condamnation pénale et d'incarcération antérieure, absence de justificatif du suivi psychologique dont M. [E] dit avoir bénéficié à sa sortie de détention en 2017 ainsi qu'en 2020, durée très longue de détention qui a incontestablement causé des troubles psychologiques chez le requérant, il relève que M. [E] a fait l'objet de trois comptes rendus d'incident au cours de sa détention notamment pour détention de téléphone portable, menaces envers un surveillant et violences envers un surveillant, contribuant ainsi à l'aggravation de sa situation ),
- sur le préjudice matériel, à l'allocation de la somme de 2 900 euros. Il relève que M. [E], auquel incombe la charge de la preuve, ne rapporte pas la preuve de la suspension de ses droits au RSA concernant la période du 15 mai 2015 au 30 août 2017, que M. [E] ne travaillait ni au moment de son placement en détention provisoire le 20 avril 2016 ni au jour du jugement le 23 mai 2019, que la promesse d'embauche de M. [E] était exclusivement destinée à documenter une détention provisoire, et que la perte de chance alléguée est purement hypothétique et n'est donc pas caractérisée. Il conclut de voir ramener l'indemnisation consécutive aux frais d'avocat à la somme de 2 900 euros correspondant aux montant en rapport avec la rédaction de demandes de mise en liberté, de mémoires d'assistance aux audiences devant la chambre de l'instruction.
Il conclut enfin à la réduction de la demande formée au visa de l'article 700 du code de procédure civile à de plus justes proportions.
Le ministère public conclut le 21 novembre 2023 à l'admission de la requête dans les limites proposées par l'agent judiciaire de l'état.
A l'audience, le ministère public indique qu'en l'état des éléments exposés au cours des débats, il est envisageable d'aller au-delà de la proposition de l'agent judiciaire de l'état .
MOTIFS DE LA DECISION :
Aux termes de l'article 149 du Code de Procédure Pénale, la personne qui a fait l'objet d'une détention provisoire au cours d'une procédure terminée à son égard par une décision de non-lieu, de relaxe ou d'acquittement devenue définitive, a droit à réparation intégrale du préjudice moral et matériel que lui a causé cette détention.
Ce droit à réparation qui est distinct des procédures d'indemnisation du fonctionnement défectueux des services publics ou d'atteintes à la présomption d'innocence, à l'image à la réputation, suppose donc l'établissement d'un lien de causalité direct et certain entre la détention et le préjudice invoqué.
Sur la recevabilité
Aux termes de l'article 149-2 du code de procédure pénale, la requête doit parvenir au greffe de la commission d'indemnisation dans le délai de six mois de la décision de non-lieu, d'acquittement ou de relaxe devenue définitive.
La requête a été reçue le 10 mars 2023 soit dans le délai de six mois suivant le prononcé de l'arrêt de la Cour d'Assises du Vaucluse en date du 25 novembre 2022, devenu définitif.
La requête est donc recevable.
Sur la recevabilité des conclusions de L'AJE
Les articles R.28 et R.31 du code de procédure pénale précisent que dans les 15 jours de la réception de la requête initiale elle est transmise par lettre recommandée avec demande d'avis de réception à l'Agent Judiciaire de l'État. Ce dernier doit déposer ses conclusions au greffe de la cour d'appel dans le délai de deux mois à compter de la réception de la lettre recommandée prévu à l'article R.28. L'agent judiciaire de l'Etat a conclu le 26 septembre 2023. La recevabilité des conclusions de l'agent judiciaire de l'état ne fait pas l'objet de contestations dans le présent dossier.
Sur la période indemnisable
M. [B] [E] a subi une période de détention provisoire injustifiée, ouvrant droit à indemnisation du 15 décembre 2014 au 30 août 2017, soit 2 ans, 8 mois et 15 jours.
Sur le préjudice moral
Le préjudice moral s'apprécie au regard du casier judiciaire de l'intéressé lors de son placement en détention, de son âge, de sa personnalité, de sa situation familiale, de la durée du placement en détention, d'éventuelles circonstances aggravantes des conditions de détention. Il doit être réparé dans tous les cas même en l'absence de pièces justificatives, la détention subie injustifiée causant nécessairement un préjudice moral.
En l'espèce, M. [B] [E] a subi une période de détention provisoire particulièrement longue, de 2 ans, 8 mois et 15 jours. Il a été incarcéré au Centre pénitentiaire de [Localité 10], très éloigné de son domicile situé à [Localité 6], il s'agissait d'une primo incarcération, ce alors qu'il était encore très jeune (24 ans) , et les faits qui lui étaient reprochés étaient de nature à entrainer le prononcé de peines très lourdes à son égard.
Un rapport de visite du contrôleur général des lieux de privation de liberté en date du 21 mars 2014 au Centre pénitentiaire de [Localité 10] fait état de cellules triplées, et d'un manque d'hygiène « insupportable » occasionnant de nombreux incidents. Les trois incidents reprochés à M. [B] [E] n'ont fait l'objet d'aucun passage en commission de discipline, ce qui est de nature à en relativiser la gravité, de surcroit dans le contexte décrit ci-dessus. Les éléments de personnalité recueillis sur M. [B] [E] font état d'un projet de mariage, qui n'a pas pu aboutir du fait de la détention de l'intéressé. L'examen psychologique réalisé le 20.01.2023 indique que l'incarcération prolongée de M. [B] [E] semble lui avoir causé un préjudice important dans différents domaines : santé psychique et physique, familial, relationnel, , amoureux et de construction familiale, professionnel, et narcissique ; il précise que M. [E] a développé en détention un trouble anxieux de type « trouble anxieux généralisé », trouble du sommeil , fragilité et troubles alimentaires (perte de 10 kg au cours de la première année de détention ), et il dresse un état très fragile de sa situation actuelle en relation directe avec sa longue incarcération.
Au vu de ces différents éléments, il convient de fixer la réparation du préjudice moral en lien de causalité direct ou exclusif avec la détention à la somme de 120.000 euros.
Sur le préjudice matériel
Il appartient à Monsieur [B] [E] d'établir la réalité de son préjudice matériel et l'existence d'un lien de causalité direct entre la détention et le préjudice allégué.
M. [E] était âgé de 24 ans au moment de son incarcération et ne pouvait en conséquence prétendre au bénéfice du RSA, il aurait toutefois pu y prétendre après ses vingt cinquièmes anniversaires. Si les perspectives d'un emploi d'infirmier étaient conditionnées par l'obtention préalable d'un diplôme, dont il n'est pas établi qu'il l'ait présenté et qu'il ait pu l'obtenir, il verse également aux débats une promesse d'embauche émanant de la société [9] en date du 10 septembre 2015, pour un emploi de man'uvre au salaire de 1400 euros mensuels. Cet emploi ne nécessitait pas de qualification particulière La détention lui a fait perdre une chance d'occuper cet emploi ou tout autre, étant précisé qu'à ce jour et compte tenu des séquelles laissées par sa longue période de détention, il n'est plus en état de travailler. Ces éléments caractérisent l'existence d'une perte de chance de M [E] au regard de la vie professionnelle ; il lui sera alloué à ce titre la somme de 10.000 euros.
Il lui sera également alloué une indemnisation consécutive aux frais d'avocat à hauteur de 2 900 euros, cette somme correspondant aux montant en rapport avec la rédaction de demandes de mise en liberté, de mémoires d'assistance aux audiences devant la chambre de l'instruction.
Il serait inéquitable de laisser à sa charge la totalité des frais irrépétibles qu'il a dû engager pour obtenir une indemnisation et il lui sera alloué sur ce fondement une indemnité précisée au dispositif de la présente décision.
PAR CES MOTIFS
Le Premier Président,
Statuant publiquement, contradictoirement, en matière d'indemnisation à raison d'une détention provisoire et en premier ressort,
Vu les articles 149, 150 et 626-1 du code de procédure pénale,
DÉCLARONS recevable la requête déposée par Monsieur [B] [E] ;
ALLOUONS à Monsieur [B] [E], au titre de l'indemnisation de sa période de détention provisoire injustifiée, du 15 décembre 2014 au 30 août 2017 ; soit 2 ans, 8 mois et 15 jours, les sommes de :
- 120.000 euros, en réparation de son préjudice moral,
- 12 900 euros au titre de son préjudice matériel,
Ainsi qu'une indemnité d'un montant de 2000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de Procédure Civile.132
Laissons les dépens à la charge de l'état ;
La présente décision a été signée par M. Michel ALLAIX, Premier Président et par Mme Ellen DRÔNE, Greffière lors du prononcé.
LE GREFFIER, LE PREMIER PRÉSIDENT,