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20/06/2023 | FRANCE | N°21/01125

France | France, Cour d'appel de Nîmes, 5ème chambre sociale ph, 20 juin 2023, 21/01125


RÉPUBLIQUE FRANÇAISE



AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS











ARRÊT N°



N° RG 21/01125 - N° Portalis DBVH-V-B7F-H7PH



LR/EB



CONSEIL DE PRUD'HOMMES - FORMATION PARITAIRE D'ALES

04 mars 2021



RG :F20/00016







[W]





C/



S.A. LA POSTE





















Grosse délivrée le 20 JUIN 2023 à :



- Me

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COUR D'APPEL DE NÎMES



CHAMBRE CIVILE

5ème chambre sociale PH



ARRÊT DU 20 JUIN 2023





Décision déférée à la Cour : Jugement du Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire d'ALES en date du 04 Mars 2021, N°F20/00016



COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS :



Madame Leila REMILI, Conseillère, a e...

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

ARRÊT N°

N° RG 21/01125 - N° Portalis DBVH-V-B7F-H7PH

LR/EB

CONSEIL DE PRUD'HOMMES - FORMATION PARITAIRE D'ALES

04 mars 2021

RG :F20/00016

[W]

C/

S.A. LA POSTE

Grosse délivrée le 20 JUIN 2023 à :

- Me

- Me

COUR D'APPEL DE NÎMES

CHAMBRE CIVILE

5ème chambre sociale PH

ARRÊT DU 20 JUIN 2023

Décision déférée à la Cour : Jugement du Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire d'ALES en date du 04 Mars 2021, N°F20/00016

COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS :

Madame Leila REMILI, Conseillère, a entendu les plaidoiries en application de l'article 805 du code de procédure civile, sans opposition des avocats, et en a rendu compte à la cour lors de son délibéré.

COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DÉLIBÉRÉ :

Monsieur Yves ROUQUETTE-DUGARET, Président

M. Michel SORIANO, Conseiller

Madame Leila REMILI, Conseillère

GREFFIER :

Madame Emmanuelle BERGERAS, Greffiere à la 5ème chambre sociale, lors des débats et du prononcé de la décision.

DÉBATS :

A l'audience publique du 16 Mars 2023, où l'affaire a été mise en délibéré au 06 Juin 2023 prorogé à ce jour

Les parties ont été avisées que l'arrêt sera prononcé par sa mise à disposition au greffe de la cour d'appel.

APPELANT :

Monsieur [Y] [P]

né le 09 Octobre 1971 à[Localité 1])

[Adresse 2]

[Localité 1]

Représenté par Me Christophe DUBOURD, avocat au barreau de NIMES

INTIMÉE :

S.A. LA POSTE

[Adresse 5]

[Localité 4]

Représentée par Me Sophie MEISSONNIER-CAYEZ de la SELAS PVB AVOCATS, avocat au barreau de NIMES

ORDONNANCE DE CLÔTURE rendue le 02 Mars 2023

ARRÊT :

Arrêt contradictoire, prononcé publiquement et signé par Monsieur Yves ROUQUETTE-DUGARET, Président, le 20 Juin 2023, par mise à disposition au greffe de la Cour.

FAITS PROCÉDURE ET PRÉTENTIONS

M. [Y] [P] a été engagé par la société La Poste initialement suivant contrat de travail à durée déterminée le 27 décembre 1999, puis suivant contrat de travail à durée indéterminée à compter du 23 juillet 2001, en qualité de facteur.

Après avoir fait l'objet de nombreux arrêts maladie, M. [P] a été, par avis du 9 novembre 2017, déclaré définitivement inapte au poste de facteur et d'agent de courrier, le médecin du travail mentionnant « l'état de santé du salarié dans un emploi serait gravement préjudiciable à sa santé ».

Par requête du 10 novembre 2017, M. [P] a saisi le conseil de prud'hommes d'Alès d'une demande tendant à voir prononcer la résiliation judiciaire de son contrat de travail, reconnaître le harcèlement dont il faisait l'objet et subsidiairement, entendre que soit sanctionnée l'inobservation par l'employeur de son obligation de sécurité.

Après avoir été convoqué à un entretien préalable en vue d'un éventuel licenciement, M. [P] était licencié pour inaptitude et impossibilité de reclassement par lettre du 13 mars 2018.

Par jugement contradictoire du 4 mars 2021, le conseil de prud'hommes d'Alès a :

- débouté M. [P] de l'intégralité de ses demandes,

- débouté La Poste de sa demande reconventionnelle au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamné M. [P] aux entiers dépens de l'instance.

Par acte du 19 mars 2021, M. [Y] [P] a régulièrement interjeté appel de cette décision.

Aux termes de ses dernières conclusions du 10 juin 2021, M. [Y] [P] demande à la cour de :

Le recevant en son appel

- le dire régulier en la forme et justifié au fond

- infirmer le jugement en toutes ses dispositions

- dire et juger qu'il a fait l'objet d'un harcèlement moral,

En conséquence,

- condamner la Poste au paiement de la somme de 170.000 euros à titre de dommages intérêts,

A titre infiniment subsidiaire,

- dire et juger que la Poste a failli à son obligation de sécurité à son endroit

- condamner la Poste au paiement de la somme de 170.000 euros de dommages intérêts.

Sur la résiliation judiciaire du contrat de travail, vu le harcèlement moral commis par l'employeur à titre principal, ou à titre subsidiaire l'inobservation par l'employeur de son obligation de sécurité,

- dire et juger sa demande de résiliation judiciaire fondée,

- dire et juger que la résiliation judiciaire produira ses effets au jour de la rupture du

contrat de travail.

- condamner la Poste au paiement des sommes suivantes :

* 5135,04 euros au titre du préavis

* 513,50 euros congés payés

* 25.675,20 euros à titre de dommages intérêts pour rupture abusive

* 5000 euros au titre des dispositions de l'article 700 code de procédure civile

- dire et juger que le jugement à venir sera assorti de l'exécution provisoire à hauteur de 50% des sommes qui seront prononcées.

M. [Y] [P] soutient que :

-passionné par son métier et reconnu par ses pairs comme un excellent facteur, il a été déclaré inapte à son métier suite à son état dépressif réactionnel aux conditions de travail modifiées par l'employeur

-il a été l'objet de harcèlement durant la relation de travail, à la suite de la nouvelle restructuration, de l'augmentation des cadences liée à la modification des tournées conduisant à son burn out et à son éviction de La Poste

-à tout le moins, l'employeur a manqué à son obligation de sécurité

-ce qui justifie la résiliation judiciaire du contrat de travail

En l'état de ses dernières écritures du 12 janvier 2022, la SA La Poste sollicite la confirmation du jugement et la condamnation de M. [Y] [P] à lui payer la somme de 2000 euros par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens.

La SA La Poste fait valoir que :

-M. [P] ne justifie d'aucun élément constitutif de harcèlement moral et n'a d'ailleurs jamais sollicité l'ouverture d'un protocole de harcèlement moral

-il n'y aucun manquement à l'obligation de prévention de la santé et de la sécurité.

Pour un plus ample exposé des faits et de la procédure, ainsi que des moyens et prétentions des parties, il convient de se référer à leurs dernières écritures.

Par ordonnance en date du 7 décembre 2022, le conseiller de la mise en état a prononcé la clôture de la procédure à effet au 2 mars 2023. L'affaire a été fixée à l'audience du 16 mars 2023.

MOTIFS

Sur le harcèlement moral

Selon l'article L.1152-1 du code du travail, aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.

Il sera rappelé qu'une situation de harcèlement se déduit ainsi essentiellement de la constatation d'une dégradation préjudiciable au salarié de ses conditions de travail consécutive à des agissements répétés de l'employeur révélateurs d'un exercice anormal et abusif par celui-ci de ses pouvoirs, d'autorité, de direction, de contrôle et de sanction.

Aux termes de l'article L. 1154-1 du code du travail, dans sa version en vigueur depuis le 10 août 2016, lorsque survient un litige relatif à l'application des articles L. 1152-1 à L. 1152-3 et L. 1153-1 à L. 1153-4, le candidat à un emploi, à un stage ou à une période de formation en entreprise ou le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l'existence d'un harcèlement.

Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.

Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles.

Il résulte de ces dispositions que pour se prononcer sur l'existence d'un harcèlement moral, il appartient au juge d'examiner l'ensemble des éléments invoqués par le salarié et d'apprécier si les faits matériellement établis, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l'existence d'un harcèlement moral au sens de l'article L. 1152-1 du code du travail. Dans l'affirmative, il revient au juge d'apprécier si l'employeur prouve que les agissements invoqués ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.

En l'espèce, M. [Y] [P] fait état d'un harcèlement moral dans les conditions suivantes :

-sur le critère de la répétition et de la durée : il a alerté ses supérieurs hiérarchiques sur l'augmentation des cadences liée à la modification des tournées mais n'a pas été entendu, ce qui a conduit à une tentative de suicide par accident, son burn out et son éviction de La Poste

-un contexte collectif : à l'identique de France Télécom, La Poste a été épinglée pour des faits de harcèlement moral et la presse s'est fait l'écho de la vague de suicides alarmante

-dans son cas particulier :

-tout a commencé en 2010, lorsque, après restructuration, sa tournée a été élargie à plusieurs autres rues

-il a signalé un accident de travail pour lequel il ne sollicitera pas d'arrêt

-il a indiqué quelques points à améliorer dans le cadre du projet d'amélioration des conditions de vie au travail pour les années 2011 et 2012 mais il aimait toujours son travail

-son cahier journalier fait mention de tournées surchargées et des signalements à la hiérarchie

-lors de l'enquête administrative pour la reconnaissance d'accident de travail, ses responsables ont été entendus et notamment Mme [N] a signalé sa situation de mal-être

-la dégradation des conditions de travail : ses premiers arrêts maladie étaient liés à son travail, aux mouvements répétés ainsi qu'à la charge excessive du scooter de livraison du courrier ( tendinites au poignet, au coude, à l'épaule droite) et dès août 2013, les arrêts ont été prescrits pour « burn out »

-le harcèlement moral va se poursuivre pendant la suspension du contrat de travail :

-bien que les préconisations médicales interdisent de lui affecter un travail au-delà de 10 kms de son domicile, l'employeur lui a proposé des postes éloignés incompatibles avec son état de santé alors que des postes étaient disponibles aux alentours de son domicile dès l'année 2014-2015

-alors qu'il était à son domicile, des absences irrégulières lui sont reprochées

-il va même lui être proposé une fiche de poste d'agent courrier sur le site où il a été victime de son burn out

-l'employeur n'a pas tenu compte des avis médicaux tant des médecins généraliste et spécialiste que du médecin du travail

-la procédure de licenciement a été conduite également de manière chaotique : la lettre de convocation du 2 février 2018 pour l'entretien préalable du 13 février n'a été reçue par lui que le 14 février, soit le lendemain de la réunion et l'employeur ne l'a pas reconvoqué malgré sa demande.

M. [Y] [P] produit aux débats les pièces suivantes :

-son dossier d'appréciation annuelle au titre de l'année 2010 mentionnant notamment qu'il est « un agent très rigoureux, efficace et vigilant, très fier de son entreprise, a le souci quotidien de l'amélioration de la QS, un des meilleurs agents de TG »

-le dossier d'appréciation annuelle pour l'année 2012 mentionnant « agent sérieux et rigoureux, quelques fois excédé par le poids de sa tournée, bon trieur, devrait parfois faire un effort dans les relations de travail avec certaines personnes en évaluant la portée de ses paroles » avec la réponse de M. [Y] [P] « je conteste le reproche sur mes relations de travail avec certaines personnes car je n'ai jamais manqué de respect avec qui que ce soit. N'aurait-on pas mal interprété mon comportement face à un climat de surpression et mal-être au travail (...) Ayant toujours été motivé par mon métier, je reste touché par ces reproches qui tout au long de l'année ne m'ont jamais été signalés »

-un courrier du 12 octobre 2005 dont l'employeur a accusé réception le 21 octobre 2005 par lequel il sollicite la révision de sa « tournée ville n°16 » sur laquelle il est affecté

-une consultation dans le cadre du projet d'amélioration des conditions de vie au travail 2011/2012 dans le cadre de laquelle, M. [Y] [P] :

-indique qu'il déjeune tardivement, qu'il existe des contraintes dans son travail au quotidien, qu'il accepte de participer à un groupe de réflexion permettant de tracer les grandes lignes d'une future réorganisation

-répond par l'affirmative aux questions concernant son souhait d'être affecté à un autre métier interne, à l'existence de contraintes sur sa tournée (« scooter trop chargé, amplitude horaire dépassée pour accomplir mon travail selon les jours »)

- propose de : « ne plus faire le tri général pour accomplir ma tournée dans le temps imparti, scooter à trois roues couvert' »

-conclut : « il manque une pointeuse. Concernant les jours de RTT je souhaiterais avoir un samedi toutes les 4 semaines au lieu du mardi. Néanmoins malgré ces quelques points à améliorer, j'aime toujours mon travail. Ca reste une passion dans ma vie car j'ai toujours souhaité travailler à La Poste »

-une déclaration du 18 avril 2011 par laquelle il signale un accident de travail (il s'est coincé le dos lors de sa tournée) et indique qu'il viendra travailler le lendemain si tout va bien

-une déclaration du 4 janvier 2013 mentionnant qu'il est tombé lors de sa tournée (coude gauche, cheville droite et contusion épaule gauche)

-un compte rendu d'enquête administrative du 1er juin 2013 mentionnant comme objet « vous avez ramené 7 liasses de courrier non distribuées sur la QL 0718, veuillez nous fournir vos explications » et la réponse de M. [Y] [P] qui déclare : « malgré tous mes efforts je n'ai pas pu distribuer toute ma tournée dans mon temps imparti (...) J'ai ce jour-là fait 5 dépôts relais plus mon dépôt plein d'où 06 dépôts. De plus j'avais ce jour-là 43 recommandés à présenter. J'ai fait mon maximum. Je tiens à signaler que j'ai appelé mon chef afin d'avoir un renfort pour finir à l'heure. Il était 12h20 lors de mon appel et il me restait 32 recommandés à passer plus tout le courrier du [Adresse 3] et 80, 114, 146 parc des cévennes plus 14 recommandés non distribués (...) »

-les avis d'arrêt de travail du 14 novembre 2012 au 1er janvier 2013

-un arrêt de travail du 4 au 15 juin 2013 (tendinite de De Quervain avec pose d'une orthèse poignet pouce, prise d'anti-inflammatoire)

-des arrêts de travail sans interruption du 1er août 2013 au 31 août 2014 avec la mention en août 2013 de « syndrome anxio dépressif réactionnel à un conflit au travail, surmenage » avec prescription continue d'un antidépresseur puis le courrier de la Cpam du 14 août 2014 indiquant la fin d'indemnisation car l'arrêt de travail n'est plus médicalement justifié

-un cahier journalier des faits depuis 2013 rédigé par M. [Y] [P] et notant par exemple :

-pour le 31 mai 2013 : « 27 recommandés à distribuer = 1h. Reste 80, 114, 146 parc des cévennes à distribuer. 4 dépôts relais pleins plus dépôt départ = 5 ».

-pour le 3 juin 2013 : « le matin à ma prise de service, j'ai signalé à M. [Z] que je n'ai pas pu finir'samedi 1, 6, 13. Donc j'ai proposé de passer ce courrier pendant les heures de tri général, ce qui a été accepté et fait par mes soins. Ce jour là, j'avais 32 recommandés à présenter et le trafic à 61 %. Je suis rentré juste à l'heure' Ce jour là, je n'ai pas pris ma pause de 20 minutes ... »

-pour le 31 juillet 2013 : « La Poste m'a fait disjoncter le cerveau dû à la surcharge de travail sur ma nouvelle tournée 0518. Ils reconnaissent que ce n'est pas ma faute!!! »

-faisant état également de « harcèlements, pressions, intimidations », des visites du médecin contrôleur, d'appels téléphoniques

-l'avis d'arrêt de travail du 9 mars 2015 mentionnant « tendinopathie, anxiété »

-des articles de presse

-la lettre du docteur [G] [L], psychiatre, relatant notamment pour le 31 juillet 2013 : « il aurait été reçu dans un bureau car aurait fait « un malaise » (sic) et précise qu'il était en pleurs. Demandant à rentrer chez lui, son supérieur lui aurait dit, une fois remis, de partir en tournée et de faire ce qu'il pouvait (difficile pour un obsessionnel de ne pas s'imposer la perfection et de faire en sorte de distribuer tout le courrier). Sur le retour de sa tournée, il dit avoir mis son casque, fait un signe de croix (le patient étant très croyant et pratiquant), avoir pleuré et accéléré au maximum à un croisement, les yeux fermés. Pensant à sa famille, il aurait ouvert les yeux et aurait évité de peu un mur (« équivalent suicidaire ») ' »

-une attestation du docteur [H], médecin traitant, indiquant le 2 février 2016 : «ce patient a présenté des signes de sollicitations excessives pendant l'exercice de son activité professionnelle matérialisées dans un premier temps par des tendinopathies récidivantes et par finalement un état dépressif grave dans le cadre d'un burn out. Ce patient était jusqu'à présent indemne de toute affection de ce type. Il existe un lien évident entre les difficultés professionnelles rencontrées par M. [Y] [P] et son état dépressif »

-les fiches d'aptitude avec restrictions et la fiche d'inaptitude

-les procès-verbaux d'audition de ses supérieurs hiérarchiques dans le cadre de l'enquête pour la reconnaissance d'accident du travail et notamment celui de Mme [N], son ancienne chef d'équipe qui, le 10 mars 2015 déclare s'agissant de la journée du 31 juillet 2013 : « j'étais bien présente lors de son dernier jour de travail durant l'été. J'ai vu que ça se passait mal sur son poste de travail, je me suis adressée à lui en lui demandant de faire ce qu'il pouvait s'il ne se sentait pas capable d'aller en distribution. Je ne sais plus ce qu'il m'a répondu, je suis restée 5 minutes avec lui. Je suis allée voir ses responsables pour signaler la situation, puis j'ai vaqué à mes occupations. »

-les attestations de MM. [K] [J] et [X] [S] respectivement facteur et préposé à plate-forme de préparation et de distribution du courrier (PPDC) d'[Localité 1] qui déclarent que M. [Y] [P] présentait un mal-être au travail

-les lettres de proposition de poste et les réponses de M. [Y] [P] ainsi que d'autres courriers échangés

-des courriers « absence à régulariser »

-les certificats des docteurs [R] et [L] des 13 février et 18 mars 2020 évoquant la persistance des troubles anxieux et du traitement par anxiolytiques et antidépresseurs

Cependant, ces différents éléments, s'ils établissent un mal-être au travail et une anxiété médicalement constatée et traitée mais également objectivent une surcharge de travail, pris dans leur ensemble sont insuffisants à laisser présumer l'existence d'un harcèlement moral.

En effet, les pièces médicales sont l'expression par le seul salarié de situations telles que vécues par ce dernier et sans évocation d'agissements précis de la part de l'employeur pouvant s'assimiler à un acte de harcèlement moral. Si les certificats médicaux décrivent une souffrance au travail qui n'est pas contestable, ils ne sont en réalité que la restitution des déclarations faites par le salarié aux professionnels de santé, lesquels n'ont été témoins d'aucune situation de harcèlement.

Au demeurant, si les docteurs [H] et [L] considèrent bien que M. [Y] [P] a présenté les signes d'un « burn out », ce constat ne peut établir à lui seul l'existence d'un harcèlement moral étant relevé que le psychiatre pointe également une personnalité à traits obsessionnels, un perfectionnisme comme ayant favorisé ce syndrome.

 

Par ailleurs, les deux seules attestations de collègues de travail ne font mention que d'un mal-être au travail sans aucune référence à des actes de harcèlement moral. M. [Y] [P] admettait d'ailleurs « ma maniaquerie et mon perfectionnisme se sont retournés contre moi ».

Le cahier manuscrit journalier des faits depuis 2013 témoigne en réalité surtout des ressentis, des angoisses et des colères du salarié. Il est fait mention de harcèlement moral de la part de « ses chefs et de ses camarades », sans description des actes correspondants alors que M. [Y] [P] considère également comme du harcèlement moral les visites du médecin du travail. Il indique encore se « sentir observé », fait état d'appels téléphoniques provenant surtout de correspondants inconnus et que rien ne permet d'attribuer à l'employeur.

Les articles de presse qui concernent la grève des postiers à [Localité 1] et [Localité 8] ne peuvent justifier du cas personnel de M. [Y] [P].

Enfin, les autres éléments (propositions de poste non conformes aux préconisations du médecin du travail, absence de recherche loyale et sérieuse de reclassement, absence d'une nouvelle convocation à entretien préalable, envoi de deux courriers « d'absence à régulariser » pendant la période de dispense d'activité due à la recherche de reclassement), examinés dans leur ensemble, ne permettent pas de présumer l'existence d'un harcèlement moral.

Il convient donc, par ces motifs substitués à ceux des premiers juges qui se sont fondés à tort essentiellement sur l'absence de sollicitation par le salarié de l'ouverture d'un protocole de harcèlement moral, de confirmer le jugement en ce qu'il n'a pas retenu le harcèlement moral.

Sur le manquement par l'employeur à son obligation de sécurité

Aux termes de l'article L. 4121-1 du code du travail :

« L'employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs.

Ces mesures comprennent :

1° Des actions de prévention des risques professionnels et de la pénibilité au travail ;

2° Des actions d'information et de formation ;

3° La mise en place d'une organisation et de moyens adaptés.

L'employeur veille à l'adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l'amélioration des situations existantes. »

L'article L. 4121-2 dispose que :

« L'employeur met en oeuvre les mesures prévues à l'article L. 4121-1 sur le fondement des principes généraux de prévention suivants :

1° Eviter les risques ;

2° Evaluer les risques qui ne peuvent pas être évités ;

3° Combattre les risques à la source ;

4° Adapter le travail à l'homme, en particulier en ce qui concerne la conception des postes de travail ainsi que le choix des équipements de travail et des méthodes de travail et de production, en vue notamment de limiter le travail monotone et le travail cadencé et de réduire les effets de ceux-ci sur la santé ;

5° Tenir compte de l'état d'évolution de la technique ;

6° Remplacer ce qui est dangereux par ce qui n'est pas dangereux ou par ce qui est moins dangereux ;

7° Planifier la prévention en y intégrant, dans un ensemble cohérent, la technique, l'organisation du travail, les conditions de travail, les relations sociales et l'influence des facteurs ambiants, notamment les risques liés au harcèlement moral, tel qu'il est défini à l'article L. 1152-1 ;

8° Prendre des mesures de protection collective en leur donnant la priorité sur les mesures de protection individuelle ;

9° Donner les instructions appropriées aux travailleurs.

Il appartient à l'employeur de démontrer qu'il a pris les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé du salarié.

Il est constant qu'après une restructuration intervenue en 2010, une nouvelle organisation a été mise en place en 2013 au sein de La Poste.

Il ressort manifestement des éléments produits par le salarié que l'employeur était alerté sur la charge de travail et le mal-être de son salarié.

La SA La Poste se contente de produire des données informatiques sur la tournée de M. [Y] [P] (pesage, diagnostics techniques) ou l'appréciation formelle de ses supérieurs hiérarchiques lors de l'enquête effectuée par la CPAM ou encore de critiquer l'interprétation faite par M. [Y] [P] du questionnaire dans le cadre d'un projet d'amélioration des conditions de vie au travail dont elle indique qu'il ne s'agissait pas d'un formulaire de doléances à destination de la hiérarchie, ou encore de faire mention d'un accord-cadre sur la qualité de vie au travail le 22 janvier 2013 et de sa « méthode de conduite du changement », sans ne produire aucun élément permettant de constater les mesures prises concernant M. [Y] [P].

Or, dès la « consultation dans le cadre du projet d'amélioration des conditions de vie au travail 2011/2012 », M. [Y] [P] faisait mention de ce que ses heures de travail ne lui permettaient pas d'accomplir ses tâches et que son scooter était trop chargé.

L'employeur invoque une lenteur du salarié. Pourtant son dossier d'appréciation annuelle au titre de l'année 2010 mentionnait qu'il est « un agent très rigoureux, efficace et vigilant, très fier de son entreprise, a le souci quotidien de l'amélioration de la QS, un des meilleurs agents de TG »

L'arrêt de travail de mars 2011 témoignait de premières manifestations physiques et morales d'épuisement (tendinopathies et anxiété).

Le 18 avril 2011, il signalait un accident du travail (il s'était coincé le dos lors de sa tournée) mais indiquait qu'il viendrait travailler le lendemain si tout allait bien.

Le salarié était à nouveau en arrêt de travail le 14 novembre 2012 jusqu'au 1er janvier 2013.

Le 4 janvier 2013, il tombait lors de sa tournée (coude gauche, cheville droite et contusion épaule gauche).

Il était ensuite arrêté du 4 au 15 juin 2013 (tendinite de De Quervain avec pose d'une orthèse poignet pouce, prise d'anti-inflammatoire).

Lors de l'entretien annuel du 21 mars 2013, son supérieur hiérarchique, tout en mentionnant que M. [Y] [P] était un « agent sérieux et rigoureux, bon trieur » relevait lui-même, sans qu'il n'en ressorte aucune contestation de sa part : « quelques fois excédé par le poids de sa tournée ».

Le 1er juin 2013, il était reproché au salarié d'avoir ramené 7 liasses de courriers non distribués. Le salarié expliquait « « malgré tous mes efforts je n'ai pas pu distribuer toute ma tournée dans mon temps imparti (...) J'ai ce jour-là fait 5 dépôts relais plus mon dépôt plein d'où 06 dépôts. De plus j'avais ce jour-là 43 recommandés à présenter. J'ai fait mon maximum. Je tiens à signaler que j'ai appelé mon chef afin d'avoir un renfort pour finir à l'heure. Il était 12h20 lors de mon appel et il me restait 32 recommandés à passer plus tout le courrier du [Adresse 3] et 80, 114, 146 parc des cévennes plus 14 recommandés non distribués (...) »

Le salarié était ensuite, sans interruption, en arrêt de travail du 1er août 2013 au 31 août 2014 pour un syndrome d'épuisement professionnel avec prise d'antidépresseurs et d'anxiolytiques, étant relevé que, le 31 juillet 2013, ses supérieurs, parfaitement informés de la souffrance de celui-ci, du mal-être qui s'était installé, d'autant plus chez une personne particulièrement rigoureuse et soucieuse dans son travail, le laissaient poursuivre sa tournée, le mettant ainsi en danger.

Il ressort donc manifestement de ces éléments que l'employeur n'a donné aucune suite aux plaintes de son salarié, n'a pris aucune mesure en faveur de ce dernier alors qu'il connaissait son mal-être.

Il convient, en conséquence, de considérer que l'employeur a manqué à son obligation d'assurer la sécurité et protéger la santé du salarié, telle que résultant des articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail.

Les éléments médicaux produits justifient suffisamment du préjudice subi et il convient d'accorder à M. [Y] [P] la somme de 20 000 euros à titre de dommages et intérêts.

Le jugement déféré sera donc infirmé.

Sur la demande de résiliation judiciaire

M. [Y] [P] a saisi le conseil de prud'hommes, le 10 novembre 2017 puis a été licencié pour inaptitude et impossibilité de reclassement par lettre du 13 mars 2018.

Il convient donc d'examiner si la demande de résiliation judiciaire est justifiée, laquelle suppose des manquements d'une gravité suffisante pour empêcher la poursuite du contrat de travail et justifier la rupture du contrat de travail aux torts de l'employeur.

Il appartient aux juges du fond d'apprécier les manquements imputés à l'employeur au jour de leur décision.

A l'issue de l'arrêt de travail du 1er août 2013 au 31 août 2014, lors de la visite de reprise du 2 septembre 2014, M. [Y] [P] a été déclaré « inapte définitif à toute distribution courrier, colis, IP/PNA, course de collecte et remise, inapte temporaire à la conduite des véhicules de la poste y compris les VAE. Une affectation sur un poste de type administratif, guichet, carré pro, cabine... peut être envisagée ».

L'employeur a mis en oeuvre une procédure de recherche de reclassement à compter du 22 septembre 2014.

Il ne peut être reproché au salarié d'avoir refusé les postes proposés les 13 juillet et 9 octobre 2015 à [Localité 6] et à [Localité 7], respectivement à 50 kms et 376 kms d'[Localité 1], non conformes aux souhaits formulés lors du bilan de compétences du 7 juillet 2015 alors que le médecin du travail confirmera, le 30 septembre 2015, l'avis des deux médecins de M. [Y] [P] en indiquant que son état de santé n'est pas compatible avec un trajet domicile-travail supérieur à 10 kms.

Pour autant, outre le bilan de compétences effectué dans lequel le salarié formulait un souhait de poste de guichetier mais également de manutentionnaire, l'employeur va poursuivre ses tentatives de reclassement du salarié en lui faisant bénéficier, du 14 au 27 octobre 2015, d'un stage d'immersion au guichet du bureau de poste de [Localité 1], conforme aux souhaits du salarié mais il ressort du bilan suffisamment étayé et signé par M. [Y] [P] que ce dernier a eu une attitude particulièrement inadaptée, ne permettant pas d'envisager un reclassement sur un poste de guichetier.

Par ailleurs, rien ne confirme qu'un poste de « renfort TG, manutention dispersion, concentration, 35 h sur 6 jours » aurait pu être proposé à M. [Y] [P].

Le poste d'« agent courrier sur le site d'[Localité 1] PPDC », selon fiche de poste modifiée et adressée par courrier du 15 avril 2016, a finalement été validée par le médecin du travail et le recours hiérarchique contre la décision de rejet rendue par l'inspecteur du travail concernant les avis du médecin du travail contestés par le salarié, a été rejeté. M. [Y] [P] n'a pas donné suite à la dernière proposition de reclassement.

Même s'il considérait par courrier du 19 avril 2016 que la proposition de poste d'agent courrier PPDC [Localité 1] ne s'inscrivait pas pour lui dans une procédure de reclassement cohérente compte tenu des préconisations médicales, il indiquait être «conscient des efforts et du travail effectué autour de ce poste proposé » et remerciait son employeur de la considération en faveur de sa réinsertion professionnelle.

Enfin, il convient de relever que M. [Y] [P], après avoir adressé au médecin du travail la notification de décision d'invalidité 2ème catégorie joint à l'avis défavorable de la Cpam concernant la prescription médicale d'un arrêt de travail compte tenu d'un état considéré comme stabilisé et sollicité une visite de reprise le 25 octobre 2017, a saisi le conseil de prud'hommes 8 jours après l'avis d'inaptitude définitif du médecin du travail avec dispense de recherche de reclassement.

Compte tenu de l'ensemble de ces éléments, il n'est pas justifié de manquements suffisamment graves permettant de prononcer une résiliation judiciaire aux torts de l'employeur.

Il convient donc, par ces motifs substitués, de confirmer le jugement en ce qu'il a débouté M. [Y] [P] de sa demande de résiliation aux torts de l'employeur.

Sur les frais irrépétibles et les dépens

Les dépens seront mis à la charge de la SA La Poste.

L'équité justifie d'accorder à M. [Y] [P] la somme de 4000 euros au titre des frais irrépétibles exposés en première instance et en appel.

PAR CES MOTIFS

LA COUR,

Par arrêt contradictoire, rendu publiquement en dernier ressort

-Confirme le jugement rendu le 4 mars 2021 par le conseil de prud'hommes d'Alès en ce qu'il a débouté M. [Y] [P] de ses demandes au titre du harcèlement moral et de la résiliation judiciaire du contrat de travail ainsi qu'en ce qu'il a débouté la SA La Poste de sa demande reconventionnelle au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

-L'infirme pour le surplus,

-Et statuant à nouveau sur les chefs infirmés,

-Dit que la SA La Poste a manqué à son obligation de sécurité,

-Condamne la SA La Poste à payer à M. [Y] [P] la somme de 20 000 euros à titre de dommages et intérêts

-Condamne la SA La Poste à payer à M. [Y] [P] la somme de 4000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

-Rejette le surplus des demandes,

-Condamne la SA La Poste aux dépens de première instance et d'appel.

Arrêt signé par le président et par la greffiere.

LE GREFFIER, LE PRÉSIDENT,


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Nîmes
Formation : 5ème chambre sociale ph
Numéro d'arrêt : 21/01125
Date de la décision : 20/06/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2023-06-20;21.01125 ?
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