N° RG 21/01948 - N° Portalis DBVX-V-B7F-NO2W
N° RG 21/02143 - N° Portalis DBVX-V-B7F-NPJP
Décision du
TJ hors JAF, JEX, JLD, J. EXPRO, JCP de Lyon
Au fond
du 18 novembre 2020
RG : 13/07297
ch n°9 cab 09 F
[W]
C/
[L]
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE LYON
1ère chambre civile B
ARRET DU 21 Mars 2023
APPELANTS
M. [J] [W]
né le [Date naissance 2] 1965 à [Localité 8] (69)
[Adresse 4]
[Localité 7]
Représenté par Me Nathalie ROSE, avocat au barreau de LYON, toque : 1106
ayant pour avocat plaidant Me Alain JAKUBOWICZ de la SCP JAKUBOWICZ & ASSOCIES, avocat au barreau de LYON, toque : 350
Société MJ SYNERGIE - MANDATAIRES JUDICIAIRES , ès qualités de liquidateur judiciaire de la société AUTO MYTHIQUE
[Adresse 1]
[Localité 5]
Représentée par Me Alban JARS de la SELARL JARS PAPPINI & ASSOCIES, avocat au barreau de LYON, toque : 1174
INTIME :
M. [U] [L], expert comptable
[Adresse 3]
[Localité 6]
Représenté par Me Marie-christine MANTE-SAROLI de la SELARL MANTE SAROLI AVOCATS ASSOCIES, avocat au barreau de LYON, toque : 1217
* * * * * *
Date de clôture de l'instruction : 17 Novembre 2022 révoquée à l'audience du 24 Janvier 2023
Date des plaidoiries tenues en audience publique : 24 Janvier 2023
Date de mise à disposition : 21 Mars 2023
Composition de la Cour lors des débats et du délibéré :
- Stéphanie LEMOINE, président
- Bénédicte LECHARNY, conseiller
- Dominique DEFRASNE, magistrat honoraire
assistés pendant les débats de Elsa SANCHEZ, greffier
A l'audience, un membre de la cour a fait le rapport, conformément à l'article 804 du code de procédure civile.
Arrêt Contradictoire rendu publiquement par mise à disposition au greffe de la cour d'appel, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 450 alinéa 2 du code de procédure civile,
Signé par Stéphanie LEMOINE, président, et par Elsa SANCHEZ, greffier, auquel la minute a été remise par le magistrat signataire.
* * * *
EXPOSÉ DE L'AFFAIRE
La société Auto mythique (la société), créée le 16 octobre 2002 et dirigée par M. [J] [W], avait pour activité le négoce de véhicules automobiles neufs et d'occasion, et procédait à l'achat de véhicules en provenance de l'Union Européenne et à leur revente sur le territoire français.
Suivant lettre de mission du 22 octobre 2002, la société a confié à M. [U] [L], expert-comptable, (l'expert-comptable) la « révision des comptes [et] l'établissement des documents de fin d'exercice », la tenue complète de la comptabilité de la société étant assurée par cette dernière sur un logiciel fourni par l'expert-comptable.
À la suite d'une vérification de sa comptabilité par la direction générale des finances publiques, portant sur la période du 1er octobre 2006 au 30 septembre 2009 et sur les taxes sur le chiffre d'affaires, la société s'est vue notifier une proposition de rectification fiscale portant sur la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) et un avis de mise en recouvrement d'un montant total de 1'038'548 euros, l'administration fiscale lui reprochant d'avoir indûment soumis les véhicules vendus au régime de la taxation sur la marge qui limite l'assiette de l'imposition à la différence entre le prix d'achat et de revente, alors qu'elle aurait dû soumettre ses ventes à la TVA sur le prix de vente total.
Suite à cet avis, M. [W] a procédé à une déclaration de cessation des paiements et, par un jugement du 17 mai 2011, le tribunal de commerce de Lyon a prononcé l'ouverture d'une liquidation judiciaire de la société et désigné la société MJ synergie (le liquidateur judiciaire) en qualité de liquidateur.
Poursuivi pour fraude fiscale et omission d'écriture dans un document comptable, M. [W] a été condamné par le tribunal correctionnel de Lyon, le 6 septembre 2013, à la peine de 10 mois d'emprisonnement assortis du sursis et au paiement, solidairement avec la société, des impôts fraudés et des pénalités y afférentes. Par un arrêt du 5 décembre 2014, la cour d'appel de Lyon a confirmé le jugement sur la culpabilité, a porté la peine à 18 mois d'emprisonnement avec sursis et a confirmé le jugement en ses autres dispositions. Le pourvoi en cassation de M. [W] a été rejeté par un arrêt de la chambre criminelle du 9 mars 2016.
Considérant que l'expert-comptable avait commis des fautes et des manquements dans l'exécution de sa mission, le liquidateur judiciaire l'a assigné en responsabilité contractuelle devant le tribunal de grande instance de Lyon, devenu le tribunal judiciaire de Lyon.
M. [W] est intervenu volontairement à l'instance, sollicitant la condamnation de l'expert-comptable, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, à réparer son préjudice né de sa condamnation à payer à l'administration fiscale, solidairement avec la société, le montant des sommes mises en recouvrement.
Par jugement du 18 novembre 2020, le tribunal a :
-débouté le liquidateur judiciaire et M. [W] de toutes leurs demandes,
- condamné le liquidateur judiciaire, ès qualités, à payer à l'expert-comptable la somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamné M. [W] à payer à l'expert-comptable la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamné le liquidateur judiciaire, ès qualités, et M. [W] in solidum aux entiers dépens de l'instance,
- débouté les parties de leurs demandes plus amples et contraires,
- assorti le jugement de l'exécution provisoire.
Par déclaration du 16 mars 2021, M. [W] a relevé appel du jugement, dirigeant son appel à l'encontre de l'expert-comptable. L'affaire a été enregistrée sous le n° RG 21/01948.
Par déclaration du 23 mars 2021, le liquidateur judiciaire a relevé appel du même jugement, dirigeant son appel contre l'expert-comptable et M. [W]. L'affaire a été enregistrée sous le n° RG 21/02143.
Dossier n° RG 21/01948
Par conclusions notifiées le 22 juillet 2022, M. [W] demande à la cour, au visa de l'article 1382 du code civil, de :
- déclaré bien fondé son appel à l'encontre du jugement en ce qu'il l'a :
débouté de toutes ses demandes,
condamné à payer à l'expert-comptable la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
condamné aux entiers dépens d'instance,
débouté de ses demandes plus amples et contraires,
- infirmer le jugement de ces chefs,
- ordonner la jonction des procédures enrôlées sous les n° RG 21/01948 et 21/02143,
Statuant à nouveau,
- juger que l'expert-comptable a manqué à ses obligations contractuelles, à son obligation de vigilance et de contrôle dans l'exercice de la mission qui lui a été confiée, ainsi qu'à son devoir de conseil et d'information, en appliquant et en validant à tort le régime de TVA sur marge,
- juger que l'expert-comptable a engagé sa responsabilité délictuelle à son encontre en raison des fautes qu'il a commises,
- juger que les fautes commises par l'expert-comptable sont directement la cause du préjudice subi par lui, qui a été condamné par arrêt de la Cour de cassation du 9 mars 2016 à payer, solidairement avec la société, les avis de mise en recouvrement par l'administration fiscale pour un montant de 262'622 euros correspondant aux majorations,
En conséquence,
- condamner l'expert-comptable à lui payer la somme de 262'622 euros, outre intérêts au taux légal à compter de la décision à intervenir,
- débouter l'expert-comptable de l'intégralité de ses demandes, fins et conclusions comme infondées,
En tout état de cause,
- condamner l'expert-comptable à lui à payer la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- le condamner aux entiers dépens avec recouvrement direct au profit de la SCP Jakubowicz, Mallet-Guy & Associés représentée par Maître Alain Jakubowicz, avocat sur son affirmation de droit.
Par conclusions notifiées le 16 février 2022, l'expert-comptable demande à la cour de :
- confirmer intégralement le jugement,
- débouter M. [W] de l'ensemble de ses demandes à son encontre,
Y ajoutant,
- condamner M. [W] à payer lui la somme de 5 000 euros à titre de légitimes dommages et intérêts pour procédure abusive,
- le condamner à lui payer la somme de 5 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
- le condamner aux entiers dépens de l'instance, distraits au profit de la Selarl Mante Saroli et Coulombeau, avocat, représentée par Maître MC Mante Saroli, sur son affirmation de droit,
Subsidiairement, si la cour considérait qu'un quelconque chef de préjudice allégué apparaît justifié au titre des demandes présentées par l'appelant,
- limiter à 5% la part devant être prise en charge par lui-même, dans le cadre d'une perte de chance,
- débouter M. [W] de toute autre demande,
- le condamner aux entiers dépens de l'instance, distraits au profit de la Selarl Mante Saroli et Coulombeau, avocat, représentée par Maître MC Mante Saroli, sur son affirmation de droit.
L'ordonnance de clôture est intervenue le 17 mars 2022.
Dossier n° RG 21/02143
Par conclusions notifiées le 16 novembre 2022, le liquidateur judiciaire demande à la cour, au visa de l'article 1382 du code civil, de :
- déclarer recevable son appel,
- infirmer le jugement en ce qu'il l'a débouté de l'ensemble de ses demandes à l'encontre de l'expert-comptable,
Et statuant à nouveau,
- juger que l'expert-comptable a manqué à ses obligations contractuelles, à son obligation de vigilance et de contrôle dans l'exercice de la mission qui lui a été confiée, ainsi qu'à son devoir de conseil et d'information, en appliquant et en validant à tort le régime de TVA sur marge,
En conséquence,
- juger que l'expert-comptable engage sa responsabilité délictuelle à l'encontre de la société en raison des fautes qu'il a commises,
- juger que les fautes commises par l'expert-comptable sont directement la cause du préjudice subi par la société du fait du redressement fiscal dont elle a fait l'objet,
En conséquence,
- condamner l'expert-comptable à payer au liquidateur judiciaire, ès qualités, la somme de 919 177 euros, outre intérêts au taux légal à compter de la décision à intervenir, correspondant au montant de l'avis de mise en recouvrement émis par l'administration fiscale à l'encontre de la société,
- débouter l'expert-comptable de sa demande en condamnation à des dommages-intérêts pour procédure abusive à l'encontre du liquidateur, ès qualités,
En tout état de cause,
- débouter l'expert-comptable de l'intégralité de ses demandes fins et conclusions à son encontre,
- condamner l'expert-comptable à lui payer, ès qualités, la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens de l'instance.
Par conclusions notifiées le 10 novembre 2022, l'expert-comptable demande à la cour de:
- confirmer intégralement le jugement,
- débouter le liquidateur judiciaire et M. [W] de leurs appels et de l'ensemble de leurs demandes à son encontre,
Y ajoutant,
- condamner in solidum le liquidateur judiciaire et M. [W] à lui payer la somme de 5 000 euros à titre de légitimes dommages et intérêts pour procédure abusive,
- les condamner in solidum à lui payer la somme de 6 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
- les condamner in solidum aux entiers dépens de l'instance, distraits au profit de la Selarl Mante Saroli et Coulombeau, avocat, représentée par Maître MC Mante Saroli, sur son affirmation de droit,
Subsidiairement, si la cour considérait qu'un quelconque chef de préjudice allégué apparaît justifié au titre des demandes présentées par les appelants,
- limiter à 5% la part de préjudice devant être prise en charge par lui, dans le cadre d'une perte de chance,
- limiter à 14 075,56 euros le préjudice pouvant être réclamé par le liquidateur judiciaire,
- débouter le liquidateur judiciaire et M. [W] de toute autre demande,
- les condamner in solidum aux entiers dépens de l'instance, distraits au profit de la Selarl Mante Saroli et Coulombeau, avocat, représentée par Maître MC Mante Saroli, sur son affirmation de droit.
Par conclusions notifiées le 15 novembre 2022, M. [W] conclut aux mêmes fins que dans le dossier n° RG 21/01948.
L'ordonnance de clôture est intervenue le 17 novembre 2022.
A l'audience du 24 janvier 2023, la cour a ordonné la révocation de l'ordonnance de clôture rendue dans le dossier n° RG 21/01948, déclaré recevables les conclusions n° 3 aux fins d'actualisation de M. [W] notifiées le 22 juillet 2022 et ses pièces n° 29 et 30, et prononcé à nouveau la clôture de la procédure.
Conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, la cour se réfère, pour un plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, à leurs conclusions écrites précitées.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Il apparaît conforme à l'administration d'une bonne justice d'ordonner la jonction des procédures inscrites au répertoire général sous les numéros RG 21/01948 et RG 21/02143.
La cour rappelle qu'elle n'est pas tenue de statuer sur les demandes tendant à voir « juger », lorsque celles-ci développent en réalité des moyens et ne sont pas des prétentions en ce qu'elles ne sont pas susceptibles d'emporter des conséquences juridiques.
1. Sur les actions en responsabilité engagées contre l'expert-comptable
Le liquidateur judiciaire fait valoir :
- au visa de l'article 1382 du code civil, que l'expert-comptable a manqué à ses obligations contractuelles, à son obligation de vigilance et de contrôle dans l'exercice de la mission qui lui a été confiée, ainsi qu'à son devoir de conseil et d'information, en appliquant et en validant à tort le régime de TVA sur marge ; qu'il engage en conséquence sa responsabilité délictuelle à l'encontre de la société en raison des fautes qu'il a commises, lesquelles sont directement la cause du préjudice subi par la société du fait du redressement fiscal dont elle a fait l'objet;
- que suivant la lettre de mission du 22 octobre 2002, l'expert-comptable était chargé de la révision et de l'établissement des comptes annuels de la société ; que s'il n'était pas en charge de l'établissement des déclarations de TVA, il aurait dû néanmoins, au regard de la définition légale de la mission de révision et d'établissement des comptes, s'assurer que la comptabilisation de la TVA par la société était en corrélation avec les dispositions en vigueur, d'autant plus qu'il avait en sa possession tous les éléments nécessaires pour apprécier une quelconque irrégularité, procéder à des investigations ainsi qu'au contrôle de vraisemblance et de régularité des chiffres et documents qui lui étaient présentés, et alerter la société des irrégularités commises en matière de TVA ; qu'il avait en effet une parfaite connaissance de la situation de la société et devait nécessairement relever les incohérences portant sur les régimes de TVA appliqués ; qu'au contraire, il a, à plusieurs reprises, confirmé le régime de TVA sur marge appliqué par la société ;
- que la condamnation pénale de M. [W] n'est pas de nature à exonérer l'expert-comptable de sa propre responsabilité civile ; que l'expert-comptable ne peut pas davantage se prévaloir de l'arrêt rendu par la cour administrative d'appel de Lyon pour considérer que sa responsabilité ne pourrait être recherchée ; qu'en effet, les procédures judiciaires et administratives, bien que portant sur les mêmes faits, n'ont pas les mêmes fondements juridiques et sont en tout état de cause indépendantes ; que la cour administrative d'appel ne s'est pas prononcée sur la responsabilité de l'expert-comptable qui ne ressort pas de sa compétence, mais a seulement considéré que la société ne pouvait pas invoquer cette responsabilité pour s'exonérer de ses obligations à l'égard de l'administration fiscale ;
- que la société subit un préjudice constitué par les intérêts de retard et rappels de droits et pénalités notifiés ensuite du contrôle fiscal dont elle a fait l'objet ; que le montant du préjudice s'élève, après remise par l'administration, à la somme de 919 177 euros ; qu'elle a également subi une perte de chance d'éviter un redressement fiscal ; que les conséquences du contrôle fiscal sont directement à l'origine du dépôt de bilan de la société ;
- que les manquements commis par l'expert-comptable sont directement en lien avec ce préjudice, dans la mesure où si ce dernier avait rempli ses diverses obligations professionnelles, la société aurait su qu'elle devait appliquer le régime général des acquisitions intracommunautaires en matière de TVA et n'aurait ainsi pas été redressée par l'administration fiscale.
M. [W] développe les mêmes moyens que le liquidateur judiciaire et fait valoir en outre:
- au visa de l'article 1382 du code civil, que l'expert-comptable a manqué à ses obligations contractuelles, à son obligation de vigilance et de contrôle dans l'exercice de la mission qui lui a été confiée, ainsi qu'à son devoir de conseil et d'information, en appliquant et en validant à tort le régime de TVA sur marge ; qu'il engage en conséquence sa responsabilité délictuelle à son encontre en raison des fautes qu'il a commises, lesquelles sont directement la cause du préjudice qu'il a subi pour avoir été condamné par l'arrêt de la Cour de cassation du 9 mars 2016 à payer, solidairement avec la société, les avis de mise en recouvrement par l'administration fiscale pour un montant de 262 622 euros correspondant aux majorations ;
- qu'aux termes de sa lettre de mission, l'expert-comptable devait contrôler et analyser les documents comptables transmis par la société et présenter les comptes révisés ; qu'à cette fin, il devait nécessairement vérifier, au moins par sondages, les factures d'achat et de vente faisant apparaître la TVA ; que soit l'expert-comptable n'a pas contrôlé la TVA collectée et n'a pas respecté ses obligations contractuelles en ne vérifiant pas les pièces comptables, soit il a vérifié les documents comptables, en contrôlant la TVA collectée et en validant l'application du calcul de TVA sur marge, auquel cas il a manqué à son obligation générale d'information et de conseil, et à son devoir de vigilance et d'alerte, en n'informant pas sa cliente de l'impossibilité d'appliquer le régime de la TVA sur marge s'agissant de l'acquisition de véhicules intracommunautaires ; que dans les deux cas, sa faute est caractérisée ;
- que sa responsabilité pénale, en sa qualité de gérant de la société, et la responsabilité civile professionnelle de l'expert comptable sont deux choses distinctes, la première n'excluant pas la seconde ; que dès lors, le fait qu'il ait été condamné pour fraude fiscale ne fait pas obstacle à la responsabilité de expert-comptable ; que l'arrêt rendu le 28 mai 2015 par la cour administrative d'appel de Lyon ne lui est pas opposable ;
- que l'expert-comptable dont l'erreur ou la négligence est à l'origine de la surimposition, doit prendre en charge les intérêts, majorations et pénalités de retard ainsi que les amendes liées au redressement fiscal ou social ;
- qu'en sa qualité de gérant de la société, il est un tiers au contrat conclu entre cette dernière et l'expert-comptable, et est donc fondé à agir contre ce dernier au titre de sa responsabilité délictuelle ; que si l'expert-comptable avait respecté ses obligations et fait preuve de vigilance, il aurait informé la société du régime de TVA applicable à son activité et attiré son attention sur le fait qu'elle était dans l'erreur ; qu'ainsi, la société aurait pu mettre en 'uvre les mesures nécessaires afin d'éviter le redressement fiscal, de sorte qu'il n'aurait donc pas été condamné solidairement avec elle à payer à l'administration fiscale le montant des impôts rappelés ainsi que les intérêts de retard et les amendes majorées ; que les manquements commis par l'expert-comptable lui causent un préjudice direct ;
que le lien de causalité entre les fautes commises par l'expert-comptable et son préjudice est donc certain ; qu'il entend solliciter, à titre d'indemnisation, la somme de 262'622 euros, correspondant aux seules majorations.
L'expert-comptable réplique :
- que la responsabilité de l'expert-comptable doit être appréciée à l'aune de la mission qui lui a été confiée ; qu'en l'espèce, la société gérait seule sa comptabilité ; qu'il n'avait donc aucun contrôle sur la tenue de la comptabilité et ne procédait pas aux déclarations de TVA ; que sa mission était limitée à l'établissement des comptes de fin d'année pour un coût modique ; que dans le cadre de cette mission, il était chargé du seul contrôle formel des comptes et de la vérification du processus comptable, de sorte qu'il ne peut se voir imputer une obligation de conseil et de vérifications s'agissant des déclarations de TVA ;
- que seul le comportement de la société et de son gérant est à l'origine du redressement opéré et qu'aucune faute ne peut lui être reprochée alors que sa mission était limitée ; que la société ne pouvait ignorer le régime applicable aux achats et ventes de ces véhicules puisque ce régime était mentionné sur les factures émanant de ses fournisseurs ; que si la société rédigeait à l'intention de ses clients des factures mentionnant l'application d'une TVA à 19,6 % sur la totalité du prix de vente, qui était donc payée par l'acquéreur, elle retraitait ensuite cette TVA pour l'insérer dans son logiciel de comptabilité selon le système de la marge et acquittait ainsi moins de TVA à l'administration fiscale ; que cette pratique était bien évidemment totalement volontaire de la part du gérant de la société ;
- que le lien de causalité entre la faute alléguée et le préjudice n'est pas démontré ; qu'en effet, le redressement fiscal intervenu et la liquidation subséquent de la société ont pour seule cause les malversations de M. [W] ; que cette faute intentionnelle est à l'origine unique et exclusive du « dommage » dont le liquidateur judiciaire de la société et M. [W] se plaignent conjointement, ce dommage n'étant en fait que la conséquence de leurs agissements ;
- qu'en outre, le liquidateur judiciaire et M. [W] ne justifient aucunement de la réalité de leur préjudice ; que M. [W] n'a fait que s'acquitter des condamnations prononcées à son encontre par la juridiction correctionnelle ; que la somme de 656'555 euros réclamée par l'administration fiscale correspond à la TVA que la société aurait dû payer au Trésor public si le calcul en avait été effectué conformément aux règles applicables, de sorte qu'il ne s'agit pas d'un préjudice ; que la pénalité de 40 % a été appliquée en raison du manquement délibéré de la société et de son gérant.
Réponse de la cour
Aux termes de l'article 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, applicable au litige, le débiteur est condamné, s'il y a lieu, au paiement de dommages-intérêts, soit à raison de l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans l'exécution, toutes les fois qu'il ne justifie pas que l'inexécution provient d'une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu'il n'y ait aucune mauvaise foi de sa part.
Et selon l'article 1382 du même code, dans sa rédaction antérieure à la même ordonnance, applicable au litige, tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
En application de ces textes, l'expert-comptable encourt une responsabilité contractuelle vis-à-vis de son client et une responsabilité délictuelle vis-à-vis des tiers. Le tiers à un contrat peut en effet invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage direct.
En l'espèce, M. [W], tiers au contrat signé entre la société et l'expert-comptable, recherche la responsabilité délictuelle de l'expert-comptable sur le fondement de l'article 1382 du code civil.
Le liquidateur judiciaire qui visait les dispositions de l'article 1147 du code civil en première instance, fonde désormais sa demande, dans le dispositif de ses conclusions d'appel, sur l'article 1382 et le principe de la responsabilité délictuelle mais énonce, en page 20 de ses conclusions, qu'« il est incontestable que [l'expert-comptable] a, tant dans l'exercice de sa mission de révision des comptes que dans son obligation d'information et de conseil, commis de lourds manquements engageant sa responsabilité contractuelle à l'égard de la société ». Or, cette dernière ayant un lien contractuel avec l'expert-comptable, seul peut être accueilli le moyen qui s'appuie sur le principe de la responsabilité contractuelle.
Pour retenir la responsabilité civile de l'expert-comptable, que ce soit sur le plan contractuel ou sur le plan délictuel, le demandeur à l'indemnisation doit rapporter la preuve d'un fait fautif, c'est-à-dire d'un manquement du professionnel a ses obligations contractuelles à l'égard de son client, d'un dommage et d'un lien de causalité entre la faute et le dommage.
La responsabilité de l'expert-comptable s'apprécie à l'aune de la mission qui lui a été confiée par son client et qui définit le champ des obligations contractuelles auxquelles il est tenu.
L'expert comptable est tenu d'une obligation de moyen. Son devoir est d'exécuter la mission qui lui est confiée avec toute la compétence et le soin que l'on est en droit d'attendre d'un professionnel normalement éclairé et diligent. Il est en outre tenu d'une obligation de conseil à l'égard de son client et se trouve à ce titre débiteur d'une obligation d'information, d'un devoir de renseignement et de mise en garde, dont la charge de la preuve lui incombe. Cette obligation de conseil revêt ainsi l'obligation d'informer son client, mais aussi celle de tirer les conséquences de ses constatations et, le cas échéant, de le mettre en garde ou de l'alerter.
En l'espèce, la lettre de mission du 22 octobre 2002 confiait à l'expert-comptable la « révision des comptes [et] l'établissement des documents de fin d'exercice, à partir d'une disquette » transmise par la société, accompagnée des documents classés nécessaires à la révision des comptes, « les achats, les ventes et les documents bancaires [étant] classés dans trois classeurs différents et par ordre chronologique, mensuellement ». La lettre de mission précisait que la tenue complète de la comptabilité de la société serait assurée par cette dernière sur un logiciel fourni par l'expert-comptable.
La mission de révision comptable consiste, d'une part, à justifier et à contrôler l'ensemble des soldes comptables, d'autre part, à contrôler que la comptabilité respecte les normes en vigueur. La mission d'établissement des documents de fin d'exercice consiste à établir les trois états financiers obligatoires : le bilan, le compte de résultat et l'annexe.
S'il est exact que l'expert-comptable n'avait pas la charge de tenir la comptabilité de la société, d'effectuer sa déclaration de TVA ou de procéder à son audit, il demeure que le caractère limité de sa mission ne le dispensait pas de son devoir de conseil, lequel lui imposait de mettre en garde sa cliente des insuffisances qu'il constatait, alors, d'une part, qu'il ressort de la lettre de mission que la révision des compte s'appuyait sur la remise de documents comprenant « les achats, les ventes et les documents bancaires », ce dont il s'évince que l'expert-comptable, qui avait en charge la vérification par sondage de l'ensemble des écritures comptables, était en mesure de relever les incohérences relatives au régime de la TVA appliqué par la société, d'autre part, qu'il résulte d'un mail et de deux courriers datés des 6 janvier 2006, 31 décembre 2008 et 24 décembre 2009 (pièces 9 à 11 du liquidateur judiciaire), que l'expert-comptable procédait au contrôle de la TVA collectée et n'ignorait pas que la société comptabilisait de la TVA sur marge.
L'expert-comptable, sur qui repose la charge de prouver qu'il a satisfait à son devoir de conseil, ne démontre pas, ni même n'allègue, avoir alerté la société sur les irrégularités relatives au calcul de la TVA et les conséquences fiscales pouvant en résulter. Aussi convient-il de retenir à son encontre un manquement fautif à ses obligations contractuelles à l'égard de la société.
Il incombe cependant au liquidateur judiciaire et à M. [W] d'établir l'existence d'un lien de causalité direct entre cette faute contractuelle et les préjudices dont ils demandent réparation.
Or, sur ce point, l'expert-comptable soutient à juste titre que la faute intentionnelle du gérant de la société est à l'origine unique et exclusive des dommages.
Il résulte en effet de la proposition de rectification de la direction générale des finances publiques et de l'arrêt de la chambre correctionnel de la cour d'appel de Lyon du 5 décembre 2014 que le redressement fiscal a pour cause l'intention délibérée de la société et de son gérant d'éluder les obligations en matière de TVA. A cet égard, l'inspecteur des impôts relève que « la société [...] ne pouvait ignorer le régime applicable aux achats et ventes de ses véhicules puisque ce régime était mentionné sur les factures émanant de ses fournisseurs » et qu'elle « a sciemment choisi d'appliquer le régime de la marge alors qu'elle a mentionné de la TVA sur les factures établies sur Excel et que lors de l'utilisation du logiciel de facturation elle a, en faisant abstraction des mentions explicites des factures d'achat, choisi le régime de la marge ». La cour d'appel confirme qu'« en tant que professionnel de l'automobile, [M.] [W] ne pouvait ignorer que les véhicules que sa société importait relevaient du régime des acquisitions intra-communautaires » et que « systématiquement jusqu'en mars 2008, et ponctuellement ensuite jusqu'en septembre 2009, la [société] a émis des factures de vente mentionnant une TVA calculée sur le prix total, alors que seule la TVA sur la marge était comptabilisée et déclarée par elle », de sorte que « l'intention frauduleuse de [M.] [W] apparaît parfaitement caractérisée ».
M. [W] avait parfaitement conscience du caractère erroné et frauduleux de ses déclarations, de sorte que le redressement fiscal subi est le résultat de son choix de soustraire volontairement la société à l'établissement et au paiement partiel de la TVA en souscrivant des déclarations minorées et non la conséquence de l'exécution défectueuse de ses obligations par l'expert-comptable. Les fautes commises par la société et son gérant étant exclusivement à l'origine des préjudices qu'ils allèguent, il convient de confirmer le jugement déféré en ce qu'il a débouté M. [W] et le liquidateur judiciaire de leurs demandes d'indemnisation.
2. Sur la demande de dommages-intérêts pour procédure abusive
Ni les circonstances du litige, ni les éléments de la procédure, ne permettent de caractériser à l'encontre des appelants une faute de nature à faire dégénérer en abus leur droit de se défendre en justice.
L'expert-comptable est en conséquence débouté de ce chef de demande.
3. Sur les frais irrépétibles et les dépens
Le jugement est encore confirmé en ses dispositions relatives aux frais irrépétibles et aux dépens de première instance.
En cause d'appel, le liquidateur judiciaire et M. [W], parties perdantes, sont condamnés in solidum aux dépens d'appel et à payer à l'expert-comptable la somme de 4 000 euros au titre des frais irrépétibles qu'il a dû engager.
La Selarl Mante Saroli et Coulombeau, avocat, représentée par Maître MC Mante Saroli, qui en a fait la demande, est autorisée à recouvrer directement à l'encontre du liquidateur judiciaire et de M. [W] les dépens dont elle aurait fait l'avance sans avoir reçu provision.
PAR CES MOTIFS
La cour,
Ordonne la jonction des procédures inscrites au répertoire général sous les numéros RG 21/01948 et RG 21/02143,
Confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions,
Déboute M. [U] [L] de sa demande de dommages-intérêts pour résistance abusive,
Condamne in solidum la société MJ synergie, ès qualités de liquidateur judiciaire de la société Auto mythique, et M. [J] [W] à payer à M. [U] [L] la somme de 4 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
Les condamne in solidum aux dépens d'appel,
Autorise la Selarl Mante Saroli et Coulombeau, avocat, représentée par Maître MC Mante Saroli, à recouvrer directement à l'encontre de la société MJ synergie, ès qualités de liquidateur judiciaire de la société Auto mythique, et de M. [J] [W] les dépens dont elle aurait fait l'avance sans avoir reçu provision.
LE GREFFIER LA PRÉSIDENTE