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12/05/2005 | FRANCE | N°JURITEXT000006945882

France | France, Cour d'appel de Lyon, 12 mai 2005, JURITEXT000006945882


COUR D'APPEL DE LYON

SIXIÈME CHAMBRE CIVILE ARRÊT DU 12 MAI 2005

Décision déférée : Décision du Tribunal de Grande Instance de LYON du 11 septembre 2003 - (R.G. : 2002/02606) N° R.G. : 03/05844

Nature du recours : APPEL Affaire : Demande tendant à la réparation et/ou à la cessation d'une atteinte au droit au respect de la vie privée APPELANTE : SOCIETE OBJECTIF RHONE ALPES, venant aux droits de la SOCIETE LM DEVELOPPEMENT SARL représentée par la SCP JUNILLON-WICKY, Avoués assistée par Maître DUMOULIN, Avocat, (TOQUE 261) INTIME : GFA - GROUPEMENT FONCIER

AGRICOLE DU DOMAINE DU CHATEAU DE VALDITION - représenté par Maître LIGIER DE MAUR...

COUR D'APPEL DE LYON

SIXIÈME CHAMBRE CIVILE ARRÊT DU 12 MAI 2005

Décision déférée : Décision du Tribunal de Grande Instance de LYON du 11 septembre 2003 - (R.G. : 2002/02606) N° R.G. : 03/05844

Nature du recours : APPEL Affaire : Demande tendant à la réparation et/ou à la cessation d'une atteinte au droit au respect de la vie privée APPELANTE : SOCIETE OBJECTIF RHONE ALPES, venant aux droits de la SOCIETE LM DEVELOPPEMENT SARL représentée par la SCP JUNILLON-WICKY, Avoués assistée par Maître DUMOULIN, Avocat, (TOQUE 261) INTIME : GFA - GROUPEMENT FONCIER AGRICOLE DU DOMAINE DU CHATEAU DE VALDITION - représenté par Maître LIGIER DE MAUROY, Avoué assisté par la SCP AGUERA etamp; ASSOCIES, Avocats, (TOQUE 8) Instruction clôturée le 07 Décembre 2004 Audience de plaidoiries du 24 Mars 2005 LA SIXIEME CHAMBRE DE LA COUR D'APPEL DE LYON, composée lors des débats et du délibéré de :

. Monsieur LECOMTE, Président

. Madame DUMAS, Conseiller

. Monsieur CONSIGNY, Conseiller assistés lors des débats tenus en audience publique par Madame X..., Greffier, a rendu l'ARRET contradictoire suivant prononcé à l'audience publique du 12 MAI 2005, par Monsieur LECOMTE, Président, qui a signé la minute avec Madame X..., Greffier

FAITS, PROCEDURE ET PRETENTIONS DES PARTIES

Dans son édition de novembre 2001, le journal "Objectif Rhône Alpes" a publié l'article suivant :

"L'ancien PDG d'AVENTIS CROPSCIENCE, leader mondial de l'agrochimie, le lyonnais Alain Y... qui avait spectaculairement démissionné de ses fonctions pour protester contre les restructurations mises en oeuvre au sein de son groupe, vit aujourd'hui retiré dans les Alpilles, près de Saint-Rémy-de-Provence où il produit aujourd'hui son propre vin.

Mais cet ancien ingénieur agronome refuse d'utiliser le moindre engrain ou pesticides pour traiter ses vignes.

Ce qui amuse beaucoup ses amis car il a justement passé sa vie à en produire.

"C'est une belle façon de rompre avec son ancienne vie", ironise un patron de la région en ajoutant : "Mais franchement, son vin c'est vraiment picrate, à peine buvable".

Alain Y..., connu pour son engagement social au sein de son entreprise, prépare également la sortie d'un bouquin en collaboration avec le journaliste lyonnais Denis Y qui édite un magazine spécialisé dans les ressources humaines".

Par lettre du 28 novembre 2001, le GFA du Domaine du Château de Valdition a demandé à ce journal de publier une lettre en réponse.

Dans son édition du mois de décembre 2001, le journal susvisé a répondu par l'article suivant :

"Réponse : Alain Y... passe pour un patron de gauche ouvert et sympa mais visiblement il a les mêmes réflexes que les patrons dit réactionnaires qui ne supportent pas la moindre critique.

Malgré ces menaces de procès, on va donc répéter que c'est assez drôle de le voir utiliser les méthodes écolos de l'agriculture raisonnée alors qu'il a passé sa vie à produire des engrais chimiques dénoncés justement par les écolos.

De plus, on confirme que son vin est imbuvable.

Un patron de la région qui a été obligé de boire ce "picrate" en a gardé un très mauvais souvenir.

Objectifs lui a demandé s'il acceptait d'être cité.

Refus.

Mais il nous a mis en contact avec deux autres "amis" de Y... qui confirment eux aussi que le "pinard de Y..." n'est pas fameux, surtout le blanc "qui donne mal à la tête".

En espérant que ces quelques lignes ne provoqueront pas la faillite de ce jeune vigneron qui devrait savoir que pour faire un bon vin, il faut des siècles.

Et de la patience".

Par exploit du 12 février 2002, le GFA du Domaine du Château de Valdition a assigné la SARL LM DEVELOPPEMENT aux fins de voir jugé que cette société avait commis une faute en abusant de sa liberté d'expression et en conséquence la condamner à payer la somme de 47 178,58 ä à titre de dommages et intérêts outre la publication de la décision.

Suivant jugement rendu le 11 septembre 2003, le tribunal de grande instance de Lyon a déclaré recevable l'action engagée par le GFA sur le fondement des articles 1382 et suivants du Code civil, a estimé que la SA LM DEVELOPPEMENT avait commis une faute engageant sa responsabilité et que cette faute avait porté atteinte aux droits du GFA, a condamné la SA LM DEVELOPPEMENT à verser 10 000 ä à titre de dommages et intérêts.

Appelante de cette décision la Société LM DEVELOPPEMENT, qui conclut en cause d'appel sous l'identité de Société OBJECTIF RHONE ALPES, demande à la Cour de dire :

- à titre principal que l'action engagée sur le fondement de l'article 1382 du Code civil doit être requalifiée en action fondée sur l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881, d'annuler les poursuites par application de l'article 53 de cette loi, de constater que cette action se trouve éteinte par la prescription ;

- à titre subsidiaire, que le GFA ne justifie ni d'une faute, ni d'un

préjudice ni d'un lien causal de nature à engager la responsabilité de la Société LM DEVELOPPEMENT, en conséquence de le débouter.

Le GFA du Domaine du Château de Valdition a changé de forme sociale et est devenu la SCEA du Domaine de Valdition. Cette dernière conclut à la confirmation en son principe du jugement entrepris et à la condamnation de la Société LM DEVELOPPEMENT à lui payer la somme de 47 178,58 ä à titre de dommages et intérêts.

Elle sollicite encore la publication de la décision à intervenir dans le magazine "Objectif Rhône Alpes" et dans deux autres publications régionales du choix de la SCEA.

SUR CE

- Sur la demande de requalification de l'action :

Attendu que la société appelante expose que l'action du GFA vise à obtenir réparation d'un prétendu abus de la liberté d'expression de la Société LM DEVELOPPEMENT, qu'il est constant que dans les instances civiles fondées sur la commission d'un délit de presse l'intégralité des dispositions de la loi du 29 juillet 1881 doivent recevoir application ;

Qu'aucune des formalités prévues par ce texte n'a été respectée, partant que la citation délivrée doit être annulée ;

Qu'elle précise que le propos portant atteinte à l'honneur et à la considération de Monsieur Y... et du GFA, qu'il est injurieux et qu'il entre dans les prescriptions de l'article 29 de la loi de 1881 ;

Qu'elle ajoute que le recours à l'article 1382 apparaît en contradiction avec l'article 10 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme ;

Mais attendu que, dès lors qu'elles ne concernent pas la personne physique ou morale, les appréciations excessives, touchant les produits, les services ou les prestations d'une entreprise industrielle ou commerciale n'entrent pas dans les prévisions de l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881 ;

Attendu que pour les motifs appropriés que la Cour adopte expressément, les premiers juges ont justement décidé que le journal OBJECTIF RHONE ALPES avait entendu critiquer la qualité d'un produit de consommation sans porter atteinte à la réputation du producteur, partant que les propos incriminés n'entraient pas dans le cadre de la loi du 29 juillet 1881 ;

Attendu que l'appelante verra en conséquence rejeter son moyen ;

- Sur la faute :

Attendu qu'invoquant diverses décisions rendues par le Conseil Constitutionnel et par la Cour Européenne des Droits de l'Homme rappelant les principes fondamentaux de la liberté de la presse et de la liberté d'expression, la société appelante fait valoir que le journaliste dispose d'un droit de libre critique même sévère, lequel permet le recours à une certaine dose d'exagération, voire même de provocation, dès lors qu'il s'agit de fournir des informations sur des questions présentant un intérêt public sérieux et avance que seul

un abus caractérisé du droit de critique et portant une atteinte disproportionnée à la réputation d'autrui pourrait constituer une faute ;

Attendu qu'elle soutient qu'en l'espèce tel n'est pas le cas ; qu'elle n'a nullement failli à son obligation d'objectivité puisque l'information publiée s'est appuyée sur des faits vérifiables ; qu'en effet plusieurs professionnels ont constaté la piètre qualité de la production de Monsieur Y..., propriétaire du Domaine de Valdition ;

Qu'elle ajoute que la Cour de Cassation a décidé que la critique gastronomique était libre et permettait la libre appréciation de la qualité ou de la préparation des produits servis dans un restaurant ; qu'elle en induit que, quelle que soit la teneur de la critique, elle ne peut constituer une faute délictuelle ;

Attendu que la SCEA du Domaine de Valdition répliqe notamment que la critique de produits dans un esprit de dénigrement doit entraîner la responsabilité de celui qui l'exprime ;

Qu'en l'espèce elle soutient que sont :

- mensongers les propos incriminés qualifiant le vin produit d'"imbuvable" et de "picrate" puisqu'en effet les vins du Domaine du Château de Valdition ont été primés tant dans le cadre du concours général agricole organisé par le Ministère de l'Agriculture, par la Confédération Nationale des Caves Particulières, ou encore par le Guide Hachette des Vins et par le Guide GAULT-MILLAU ;

Attendu que s'il est constant que la critique gastronomique est libre et permet la libre appréciation de la qualité d'un produit, il n'en demeure pas moins que cette critique peut être constitutive d'une faute dès lors qu'elle procède par voie d'affirmations mensongères ou empreintes d'une intention de nuire ;

Attendu qu'au moment de la parution des articles de presse

incriminés, en novembre et décembre 2001, la Société LM DEVELOPPEMENT n'avait pas procédé à une quelconque vérification préalable de la qualité du produit puisqu'elle a organisé une dégustation constatée par huissier de justice en mars 2002 ;

Attendu que même l'excès des propos reprochés : "picrate à peine buvable" et "vin imbuvable" aurait pu être admis comme constitutif du droit de libre critique du journaliste dans d'autres conditions, c'est à dire si des professionnels avaient manifesté une appréciation défavorable préalablement à la publication des articles ;

Mais attendu qu'au moment de la publication les termes excessifs utilisés ne correspondaient à aucune vérification préalable, partant ne constituaient pas des informations d'intérêt public ; que, ce faisant, ce manque gratuit de modération caractérise un dénigrement fautif partant atteinte à la réputation des vins produits ;

Attendu que c'est ainsi à juste titre que les premiers juges ont estimé que cette utilisation abusive de la liberté d'expression constituait une faute au sens de l'article 1382 du Code civil ;

- Sur le préjudice :

Attendu que les premiers juges ont considéré que la publication de deux articles dénigrant le vin produit par le GFA du Domaine du Château de Valdition à un mois d'intervalle avait nécessairement porté un préjudice en terme d'usage au requérant et avait, par suite, contribué à dévaloriser le vin critiqué ; qu'ils ont toutefois limité ce préjudice à la somme de 10 000 ä ;

Attendu que la Société OBJECTIF RHONE ALPES oppose qu'en réalité le GFA n'a subi aucun préjudice et ne démontre pas en l'absence d'éléments de comparaison entre les résultats des années antérieures et ceux de l'année 2000, une mévente en rapport avec l'article ;

Attendu que la SCEA insiste sur l'image négative créée par les

articles en cause, image négative dont Madame Z... donne un aperçu dans sa correspondance produite aux débats : qu'elle soutient que les conséquences du dénigrement dont elle a été victime n'ont pu être jugulées de sorte que 18 000 bouteilles de 2000 restent en stock et qu'elle a été contrainte de vendre 10 800 bouteilles au vil prix de 1,30 ä HT au lieu du prix normal de 21 à 27 F TTC ; qu'elle ajoute que son préjudice doit également être apprécié en termes de perte de ventes à venir ; qu'au total elle évalue son préjudice global à 47 178,58 ä ;

Attendu que le préjudice subi par la SCEA, s'il n'est pas chiffré sur la base de pièces notamment comptables, est constitué par la dépréciation de l'image commerciale de ce producteur, partant est fondé sur une perte de chance ;

Attendu, sur le montant dudit préjudice, que ni l'appelante ni l'intimée n'établissent en cause d'appel une quelconque erreur manifeste d'évaluation qu'auraient commise les premiers juges ;

Attendu que ce chef sera confirmé le jugement entrepris ;

Attendu enfin que, par voie d'appel incident, la SCEA du Domaine de Valdition demande la publication du présent arrêt, aux frais de la Société LM DEVELOPPEMENT, dans le magazine OBJECTIF RHONE ALPES ainsi que dans deux autres publications régionales de son choix ;

Attendu que, contrairement à ce qu'ont estimé les premiers juges, l'absence de disposition spécifique dans le Code civil n'interdit pas d'ordonner la publication d'une condamnation civile ;

Attendu qu'en l'espèce il sera fait droit à cette réclamation, de nature à atténuer le préjudice subi ;

Attendu que cette publication interviendra, selon les modalités explicitées dans le dispositif du présent arrêt, dans le magazine OBJECTIF RHONE ALPES ;

Attendu que la SCEA intimée, s'étant réservée le choix des deux

autres publications régionales, sera déboutée quant à cette dernière demande, la Cour estimant devoir exercer un contrôle sur le choix desdites publications ;

PAR CES MOTIFS

LA COUR,

Déboute de son appel la Société OBJECTIF RHONE ALPES,

Accueille partiellement l'appel incident de la SCEA du Domaine de Valdition,

Confirme le jugement entrepris en ce qu'il a :

- déclaré recevable l'action engagée par le GFA du Domaine du Château de Valdition sur le fondement des articles 1382 et suivants du Code civil,

- dit que la Société LM DEVELOPPEMENT (aux droits de laquelle vient présentement la Société OBJECTIF RHONE ALPES) avait commis une faute engageant sa responsabilité sur le fondement des articles 1382 et suivants du Code civil et l'avait condamnée en réparation à verser une somme de 10 000 ä à titre de dommages et intérêts au GFA du Domaine du Château de Valdition,

- statué sur l'exécution provisoire, sur l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ainsi que sur les dépens,

L'infirme en ce qu'il a débouté le GFA de sa demande de publication,

Statuant à nouveau du chef infirmé et y ajoutant,

Ordonne la publication du dispositif du présent arrêt dans le magazine OBJECTIF RHONE ALPES, aux frais de la Société OBJECTIF RHONE ALPES, dans l'édition du magazine suivant la signification de l'arrêt à ladite société,

Dit que cette publication sera effectuée dans des conditions strictement identiques à celles de l'article incriminé publié dans l'édition de novembre 2001, conditions relatives à l'emplacement et à la typographie,

Condamne encore la Société OBJECTIF RHONE ALPES à payer à la SCEA du Domaine de Valdition la somme de 3 000 ä en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ainsi qu'aux dépens d'appel distraits au profit de Maître LIGIER DE MAUROY, Avoué, conformément à l'article 699 du nouveau Code de procédure civile. LE GREFFIER

LE PRESIDENT


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Lyon
Numéro d'arrêt : JURITEXT000006945882
Date de la décision : 12/05/2005

Analyses

PRESSE

ès lors qu'elles ne concernent pas la personne physique ou morale, les appréciations excessives touchant les produits, les services ou les prestations d'une entreprise industrielle ou commerciale n'entrent pas dans les prévisions de l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881. S'il est constant que la critique gastronomique est libre et permet la libre appréciation de la qualité de la qualité d'un produit, il n'en demeure pas moins que cette critique peut être constitutive d'une faute dès lors qu'elle procède par voie d'affirmations mensongères ou empreintes d'une intention de nuire. Même l'excès des propos reprochés : " picrate à peine buvable " et " vin imbuvable " aurait pu être admis comme constitutif du droit de libre critique du journaliste dans d'autres conditions, c'est-à-dire si des professionnels avaient manifesté une appréciation défavorable préalablement à la publication des articles. Au moment de la publication les termes excessifs utilisés ne correspondaient à aucune vérification préalable puisque la société responsable du journal a organisé une dégustation constatée par huissier de justice après la parution de l'article et partant ne constituaient pas des informations d'intérêt public. Ce manque gratuit de modération caractérise un dénigrement fautif portant atteinte à la réputation des vins produits. Dès lors, cette utilisation abusive de la liberté d'expression constitue une faute au sens de l'article 1382 du Code civil.


Références :

Décision attaquée : DECISION (type)


Origine de la décision
Date de l'import : 28/11/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel.lyon;arret;2005-05-12;juritext000006945882 ?
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