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11/04/2024 | FRANCE | N°22/01945

France | France, Cour d'appel de Grenoble, Ch. sociale -section b, 11 avril 2024, 22/01945


C2



N° RG 22/01945



N° Portalis DBVM-V-B7G-LLYX



N° Minute :























































































Copie exécutoire délivrée le :





Me Cécile GABION



la SELARL L. LIGAS-RAYMOND - JB PETIT

AU NOM

DU PEUPLE FRANÇAIS



COUR D'APPEL DE GRENOBLE



Ch. Sociale - Section B

ARRÊT DU JEUDI 11 AVRIL 2024





Appel d'une décision (N° RG 19/00372)

rendue par le Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de Grenoble

en date du 21 avril 2022

suivant déclaration d'appel du 18 mai 2022





APPELANT :



Monsieur [R] [V]

[Adresse 1]

[Localité 3]



représenté par Me Cécile GABION, av...

C2

N° RG 22/01945

N° Portalis DBVM-V-B7G-LLYX

N° Minute :

Copie exécutoire délivrée le :

Me Cécile GABION

la SELARL L. LIGAS-RAYMOND - JB PETIT

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE GRENOBLE

Ch. Sociale - Section B

ARRÊT DU JEUDI 11 AVRIL 2024

Appel d'une décision (N° RG 19/00372)

rendue par le Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de Grenoble

en date du 21 avril 2022

suivant déclaration d'appel du 18 mai 2022

APPELANT :

Monsieur [R] [V]

[Adresse 1]

[Localité 3]

représenté par Me Cécile GABION, avocat au barreau de GRENOBLE

INTIMEE :

SA DEDALUS HEALTHCARE FRANCE (anciennement AGFA HEALTHCARE FRANCE), prise en la personne de son représentant légal en exercice domicilié en cette qualité audit siège

[Adresse 4]

[Localité 2]

représentée par Me Laurence LIGAS de la SELARL L. LIGAS-RAYMOND - JB PETIT, avocat postulant au barreau de GRENOBLE,

et par Me Maxence DUCELLIER, avocat plaidant au barreau de BORDEAUX

COMPOSITION DE LA COUR :

LORS DU DÉLIBÉRÉ :

M. Frédéric BLANC, Conseiller faisant fonction de Président,

M. Jean-Yves POURRET, Conseiller,

Mme Hélène BLONDEAU-PATISSIER, Conseillère,

DÉBATS :

A l'audience publique du 21 février 2024,

M. Jean-Yves POURRET, Conseiller chargé du rapport, a entendu les parties en leurs conclusions et plaidoiries, assisté de M. Fabien OEUVRAY, Greffier, conformément aux dispositions de l'article 805 du code de procédure civile, les parties ne s'y étant pas opposées ;

Puis l'affaire a été mise en délibéré au 11 avril 2024, délibéré au cours duquel il a été rendu compte des débats à la Cour.

L'arrêt a été rendu le 11 avril 2024.

EXPOSE DU LITIGE

M. [R] [V], né le 6 mai 1958, a été embauché à compter du 1er janvier 1988 par la société Agfa Healthcare aux droits de laquelle vient désormais la société anonyme Dedalus healthcare France en qualité d'inspecteur technico-commercial.

Selon un dernier avenant en date du 19 février 2010, M. [V] est employé en qualité de directeur régional des ventes, statut cadre, position 3.2 et coefficient 210 de la convention collective nationale des bureaux d'études techniques, des cabinets d'ingénieurs-conseils et des sociétés de conseils.

La société Dedalus healthcare France fournit une gamme de solutions intégrées pour couvrir les besoins des établissements de santé dans tous les domaines fonctionnels, administratifs et médicaux.

Le 18 juillet 2014, au retour d'une réunion professionnelle à [Localité 6], M. [V] a été victime d'un malaise vagal à l'aéroport de [9].

Il a été placé en arrêt de travail pour maladie avec des prolongations successives jusqu'au 14 février 2018.

Par jugement du 15 juin 2017, le tribunal des affaires de sécurité sociale de Grenoble a dit que les faits survenus le 18 juillet 2014 doivent être pris en charge au titre de la législation professionnelle.

Par avis du 19 mars 2018, M. [V] a été déclaré inapte, le médecin du travail précisant que «'tout maintien du salarié dans l'emploi serait gravement préjudiciable à sa santé'» et que «'l'état de santé du salarié fait obstacle à tout reclassement dans l'emploi.'».

M. [V] a été ensuite informé par courrier des motifs s'opposant à son reclassement.

Par courrier daté du 10 avril 2018, la société Agfa Healthcare France a convoqué M. [V] à l'entretien préalable à son licenciement fixé au 20 avril 2018 au siège de l'entreprise.

Par courrier daté du 24 avril 2018, la société Agfa Healthcare France a notifié à M. [V] son licenciement pour inaptitude d'origine professionnelle.

Par requête du 23 décembre 2019, M. [V] a saisi le conseil de prud'hommes de Grenoble aux fins de voir reconnaitre que l'accident du travail dont il a été victime est imputable à un manquement de la société Agfa Healthcare France à son obligation de sécurité à l'égard de ses employés, obtenir la requalification de son licenciement pour inaptitude professionnelle avec impossibilité de reclassement en licenciement sans cause réelle et sérieuse et la condamnation de son employeur à lui payer les indemnités afférentes à ces prétentions.

La société Agfa Healthcare France s'est opposée aux prétentions adverses.

Par jugement du 21 avril 2022, le conseil de prud'hommes de Grenoble a':

Dit que l'employeur n'a pas manqué à son obligation de sécurité de résultat';

Jugé que le licenciement n'est pas abusif et qu'il est justifié par une cause réelle et sérieuse';

Débouté M. [V] de l'ensemble de ses demandes';

Débouté la société Agfa Healthcare France de sa demande reconventionnelle';

Dit que chaque partie conservera à sa charge ses propres dépens.

La décision a été notifiée par le greffe par lettres recommandées avec accusés de réception signé le 23 avril 2022 par M. [V] et le 25 avril 2022 pour la société Agfa Healthcare France.

Par déclaration en date du 18 mai 2022, M. [V] a interjeté appel.

Aux termes de ses conclusions notifiées par voie électronique le 13 décembre 2023, M. [V] sollicite de la cour de':

Infirmer le jugement dont appel';

Statuant à nouveau,

Dire et juger que l'employeur a commis un manquement à son obligation de sécurité de résultat à l'égard de M. [V]';

Dire et juger que ce manquement est à l'origine de l'inaptitude de M. [V], inaptitude ayant motivé son licenciement le 24 avril 2018';

Dire et juger en conséquence que le licenciement de M. [V] est dépourvu de cause réelle et sérieuse';

Condamner la société Dedalus healthcare France à verser à M. [V] :

- 159 188,40 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse';

- 3 500 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, outre entiers dépens';

Débouter la société Dedalus healthcare France de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions.

Aux termes de ses conclusions notifiées par voie électronique le 13 décembre 2023, la société Dedalus healthcare France venant désormais aux droits de la société Agfa Healthcare France sollicite de la cour de':

Confirmer le jugement du conseil de prud'hommes de Grenoble du 21 avril 2022';

Juger que la société Dedalus healthcare France (anciennement Agfa Healthcare France) n'a commis aucune faute ans le traitement des difficultés professionnelles de M. [V]';

Juger que l'inaptitude de M. [V] est étrangère à tout manquement de la société Dedalus healthcare France à son obligation de sécurité ;

Juger par conséquent que l'employeur n'a pas manqué à son obligation de sécurité de résultat';

Juger que par l'effet relatif des décisions judiciaires, le jugement du pôle social du tribunal judicaire de Grenoble du 19 janvier 2022, dont appel a été interjeté, n'est pas opposable à la société Dedalus healthcare France ;

Juger que le licenciement pour inaptitude de M. [V] repose sur une cause réelle et sérieuse ;

Par conséquent,

Débouter M. [V] de l'ensemble de ses demandes fins, conclusions';

Condamner au paiement d'une indemnité de 3 312 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens.

Pour un exposé complet des moyens et prétentions des parties, il convient au visa de l'article 455 du code de procédure civile de se reporter aux conclusions des parties susvisées.

La clôture de l'instruction a été prononcée le 14 décembre 2023.

L'affaire, fixée pour être plaidée à l'audience du 21 février 2024, a été mise en délibéré au 11 avril 2024.

EXPOSE DES MOTIFS

I ' Sur le licenciement

D'une première part, l'employeur a une obligation s'agissant de la sécurité et de la santé des salariés dont il ne peut le cas échéant s'exonérer que s'il établit qu'il a pris toutes les mesures nécessaires et adaptées énoncées aux articles L 4121-1 et L 4121-2 du code du travail ou en cas de faute exclusive de la victime ou encore de force majeure.

D'une seconde part, l'article L. 4121-1 du code du travail énonce que :

L'employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs.

Ces mesures comprennent :

1° Des actions de prévention des risques professionnels et (version avant le 24 septembre 2017: de la pénibilité au travail) (version ultérieure au 24 septembre 2017 : y compris ceux mentionnés à l'article L. 4161-1) ;

2° Des actions d'information et de formation ;

3° La mise en place d'une organisation et de moyens adaptés.

L'employeur veille à l'adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l'amélioration des situations existantes.

L'article L. 4121-2 du code du travail prévoit que :

L'employeur met en 'uvre les mesures prévues à l'article L. 4121-1 sur le fondement des principes généraux de prévention suivants :

1° Eviter les risques ;

2° Evaluer les risques qui ne peuvent pas être évités ;

3° Combattre les risques à la source ;

4° Adapter le travail à l'homme, en particulier en ce qui concerne la conception des postes de travail ainsi que le choix des équipements de travail et des méthodes de travail et de production, en vue notamment de limiter le travail monotone et le travail cadencé et de réduire les effets de ceux-ci sur la santé ;

5° Tenir compte de l'état d'évolution de la technique ;

6° Remplacer ce qui est dangereux par ce qui n'est pas dangereux ou par ce qui est moins dangereux ;

7° Planifier la prévention en y intégrant, dans un ensemble cohérent, la technique, l'organisation du travail, les conditions de travail, les relations sociales et l'influence des facteurs ambiants, notamment les risques liés au harcèlement moral et au harcèlement sexuel, tels qu'ils sont définis aux articles L. 1152-1 et L. 1153-1 ;

8° Prendre des mesures de protection collective en leur donnant la priorité sur les mesures de protection individuelle ;

9° Donner les instructions appropriées aux travailleurs.

L'article L 4121-3 du même code dispose que :

L'employeur, compte tenu de la nature des activités de l'établissement, évalue les risques pour la santé et la sécurité des travailleurs, y compris dans le choix des procédés de fabrication, des équipements de travail, des substances ou préparations chimiques, dans l'aménagement ou le réaménagement des lieux de travail ou des installations et dans la définition des postes de travail. Cette évaluation des risques tient compte de l'impact différencié de l'exposition au risque en fonction du sexe.

A la suite de cette évaluation, l'employeur met en 'uvre les actions de prévention ainsi que les méthodes de travail et de production garantissant un meilleur niveau de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs. Il intègre ces actions et ces méthodes dans l'ensemble des activités de l'établissement et à tous les niveaux de l'encadrement.

Lorsque les documents prévus par les dispositions réglementaires prises pour l'application du présent article doivent faire l'objet d'une mise à jour, celle-ci peut être moins fréquente dans les entreprises de moins de onze salariés, sous réserve que soit garanti un niveau équivalent de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, dans des conditions fixées par décret en Conseil d'Etat après avis des organisations professionnelles concernées.

L'article R. 4121-1 du code du travail précise que :

L'employeur transcrit et met à jour dans un document unique les résultats de l'évaluation des risques pour la santé et la sécurité des travailleurs à laquelle il procède en application de l'article L. 4121-3.

Cette évaluation comporte un inventaire des risques identifiés dans chaque unité de travail de l'entreprise ou de l'établissement, y compris ceux liés aux ambiances thermiques.

L'article R4121-2 du même code prévoit que :

La mise à jour du document unique d'évaluation des risques est réalisée :

1° Au moins chaque année ;

2° Lors de toute décision d'aménagement important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail, au sens de l'article L. 4612-8 ;

3° Lorsqu'une information supplémentaire intéressant l'évaluation d'un risque dans une unité de travail est recueillie.

L'article R4121-4 du code du travail prévoit que :

Le document unique d'évaluation des risques est tenu à la disposition :

1° Des travailleurs ;

(version avant le 1er janvier 2018 : 2° Des membres du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail ou des instances qui en tiennent lieu) ; (version après le 1er janvier 2018 : 2° Des membres de la délégation du personnel du comité social et économique)

3° Des délégués du personnel ;

4° Du médecin du travail ;

5° Des agents de l'inspection du travail ;

6° Des agents des services de prévention des organismes de sécurité sociale ;

7° Des agents des organismes professionnels de santé, de sécurité et des conditions de travail mentionnés à l'article L. 4643-1 ;

8° Des inspecteurs de la radioprotection mentionnés à l'article L. 1333-17 du code de la santé publique et des agents mentionnés à l'article L. 1333-18 du même code, en ce qui concerne les résultats des évaluations liées à l'exposition des travailleurs aux rayonnements ionisants, pour les installations et activités dont ils ont respectivement la charge.

Un avis indiquant les modalités d'accès des travailleurs au document unique est affiché à une place convenable et aisément accessible dans les lieux de travail. Dans les entreprises ou établissements dotés d'un règlement intérieur, cet avis est affiché au même emplacement que celui réservé au règlement intérieur.

Selon l'article R.4624-16 du code du travail dans sa version applicable à compter du 1er juillet 2012 jusqu'au 1er janvier 2017, le salarié bénéficie d'examens médicaux périodiques, au moins tous les vingt-quatre mois, par le médecin du travail. Ces examens médicaux ont pour finalité de s'assurer du maintien de l'aptitude médicale du salarié au poste de travail occupé et de l'informer sur les conséquences médicales des expositions au poste de travail et du suivi médical nécessaire.

Sous réserve d'assurer un suivi adéquat de la santé du salarié, l'agrément du service de santé au travail peut prévoir une périodicité excédant vingt-quatre mois lorsque sont mis en place des entretiens infirmiers et des actions pluridisciplinaires annuelles, et, lorsqu'elles existent, en tenant compte des recommandations de bonnes pratiques existantes.

D'une troisième part, le licenciement pour inaptitude est dépourvu de cause réelle et sérieuse lorsqu'il est démontré que l'inaptitude était consécutive à un manquement préalable de l'employeur qui l'a provoquée (Pour un exemple récent : Soc., 28 février 2024, pourvoi n° 22-18.662).

En l'espèce, premièrement, il ressort des pièces produites aux débats (pièces 17-1 à 17-6) que la société Dedalus healthcare France a communiqué auprès de ses salariés dès le début de l'année 2014 sur la mise en 'uvre d'une réorganisation d'ampleur dans le cadre d'un projet Rodin avec pour objectif d'augmenter la profitabilité'; qu'une note d'information de mai 2014 a évoqué un niveau de rentabilité très insuffisant avec pour conséquence l'établissement d'un plan de redressement ayant pour objet de privilégier les départs volontaires avec des mesures incitatives orientées vers la population de plus de 55 ans et de faire en sorte que les départs contribuent à une réduction effective des emplois'; que les membres du comité d'entreprise ont informé les salariés, dont M. [V], par courriel du 28 mai 2014 qu'une séance extraordinaire a eu pour objet le projet de licenciement collectif et le plan de sauvegarde de l'emploi associé avec notamment une suppression annoncée de quinze à vingt-cinq postes'; que par courriel du 18 juin 2014 une information a été transmise par le secrétaire du comité d'entreprise relativement à la mise en place des procédures de départ volontaire'; qu'une note de service de juin évoquant une réunion du 26 juin 2014 a encore été portée à la connaissance des salariés mentionnant le nombre minimum de quinze emplois supprimés.

Aussi, il ressort objectivement de ces annonces une incertitude pour les salariés quant à leur avenir au sein de l'entreprise à brève échéance, spécialement pour les salariés tels que M. [V] visés en raison de leur âge par les suppressions de postes annoncées et par voie de conséquence, une situation particulièrement anxiogène et durable sur plusieurs mois.

La circonstance qu'en octobre 2014, la direction a informé le comité d'entreprise que le volet du PSE «'départ contraints en licenciement'» ne serait finalement pas mis en 'uvre est indifférente puisqu'elle ne peut avoir pour effet de supprimer rétroactivement les inquiétudes que ce plan a générées auprès du personnel susceptible d'être concerné.

Il en va de même s'agissant du fait qu'à la même époque, le comité d'entreprise a été informé que deux candidats appartenant à la catégorie des responsables ventes avaient été volontaires pour un départ, ce qui remplissait les objectifs de cette catégorie.

De manière plus générale, il importe peu que la réorganisation de l'entreprise ait été nécessaire ou encore que le PSE ait été validé par l'administration du travail. En revanche, il appartient à la cour d'apprécier les effets objectifs produits par ces évènements vécus au sein de l'entreprise sur la santé des salariés et si les mesures prises par l'employeur au titre de son obligation de prévention et de sécurité pour la préserver ont été suffisantes.

L'employeur ne peut, par conséquent, se retrancher derrière l'obligation de communiquer auprès des instances représentatives pour affirmer qu'il n'a fait que respecter ses obligations légales à cet égard.

Deuxièmement, parallèlement à l'objectif de réduction des effectifs, la réorganisation a conduit à modifier tant la gamme de produits à vendre, en ajoutant notamment des produits informatiques, que les secteurs géographiques dévolus à chacun des commerciaux (pièces n°19 et 36), étant précisé que la mise en 'uvre de cette réorganisation est intervenue à brève échéance pour le 30 avril 2014 et qu'elle a suscité des difficultés d'adaptation de l'outils informatique et de transfert des fichiers clients (pièces n°37, 52).

Dans le même temps, les comptes à rendre à la hiérarchie sur les méthodes de travail se sont accrus par exemple avec la mise en place d'une charte de visite Pôle radiologie (pièce n°49).

Là encore, sans que la cour ne porte une quelconque appréciation sur les difficultés économiques rencontrées, sur l'opportunité d'une réorganisation ou encore sur les nouvelles méthodes de travail imposées aux commerciaux, il ressort objectivement de la mise en 'uvre de ce projet Rodin une situation anxiogène pour les salariés devant changer de manière soudaine et en profondeur leurs conditions et méthodes de travail, quoique la société Dedalus healthcare France soutienne le contraire.

Troisièmement, alors que l'employeur a expressément demandé à M. [V], par courriel du 22 mars 2014, de solder ses congés 2013 et qu'il a autorisé les jours d'absences, son supérieur a planifié un entretien téléphonique pendant ses congés, lui a reproché de ne pas avoir assisté à une réunion et lui a adressé à deux reprises des codes pour assister à une autre réunion.

Bien que la société Dedalus healthcare France affirme qu'il s'agit d'une erreur, laquelle ne saurait lui être reprochée, la cour observe au contraire que loin de s'excuser de son oubli en réponse au courriel du salarié pour rappeler ce congé autorisé, sa supérieure écrit de manière lapidaire «'sans commentaire'» et persiste à lui adresser, à deux reprises, des codes pour assister à une autre réunion, mettant le salarié dans l'obligation de se demander s'il ne devait pas renoncer à ses droits.

Ensuite et surtout, M. [V] a été convoqué à un entretien avec son employeur le 7 juillet 2014, avant de recevoir un courrier recommandé en date du 8 juillet 2014 évoquant une insuffisance de résultats sur le premier semestre 2014, mettant en place un suivi mensuel spécifique de ses activités et concluant «'si après une période se terminant fin décembre 2014 le constat de succès n'était pas atteint, chose que nous espérons ne pas devoir constater, nous nous trouverions devant un dilemme quant à votre maintien dans notre organisation vente'».

Ainsi, au-delà du contexte général dans l'entreprise à cette date, il a été personnellement destinataire d'une demande de remise en question et astreint à une obligation spécifique de rendre des comptes alors qu'il avait 26 ans d'ancienneté dans l'entreprise ce qui a nécessairement et objectivement été anxiogène, indépendamment de la question de savoir si les reproches qui lui étaient ainsi adressés étaient ou non fondés, si les mesures prises étaient proportionnées et quand bien même l'employeur est resté dans l'exercice de son pouvoir de direction et de contrôle du salarié en invoquant une insuffisance de résultats sur le premier semestre 2014, observation faite que le salarié n'allègue pas l'existence d'un harcèlement moral et que la présente procédure n'a pas pour objet la contestation de la mise en 'uvre d'une quelconque sanction à son égard.

Quatrièmement, en dépit de cette conjonction d'évènements objectivement particulièrement anxiogènes pour le salarié, l'employeur n'établit pas avoir pris les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs.

En effet, tout d'abord, le médecin du travail a rappelé dès 2010 à la société Dedalus healthcare France que «'depuis deux ans, le CHSCT a demandé une aide à l'évaluation des risques psychosociaux'» avant d'observer que «'le turn-over est assez important à AGFA et mériterait une analyse de ses origines ['] la pression est forte pour tenir les délais, et souvent le travail déborde la vie privée'» et de conclure que «'au niveau collectif, je le répète, un travail de prévention est à mettre en 'uvre'».

Or, l'employeur ne produit pas de document unique sur l'évaluation des risques professionnels antérieur à l'exemplaire mis à jour au 15 décembre 2014 et il résulte de celui-ci que spécialement s'agissant des risques psychosociaux, il a été constaté un mauvais climat social au titre des risques et qu'à cet égard, c'est seulement dans le cadre de cette mise à jour postérieure à l'arrêt du travail de M. [V] qu'il est fait état de récentes actions mises en 'uvre ou à venir pour prévenir les risques psychosociaux.

Précisément, s'il est indiqué «'tous les managers ont été formés entre 2013 et 2014'» c'est uniquement au titre de la «'reconnaissance et [du] respect au travail par la formation de l'ensemble du management'». Le programme leading@agfa produit (pièce n°38) ne mentionne effectivement aucune dimension relative aux risques psychosociaux. Au contraire, le DUERPS ajoute plus avant': «'inscription dans le plan de formation d'une formation des managers aux risques psychosociaux. A formaliser sous la forme d'une charte'».

Au-delà, il ressort de cette mise à jour que l'entreprise commence seulement à cette date à prendre en considération les risques psychosociaux dès lors qu'il est indiqué': «'prévention des risques psychosociaux. Plan d'action prioritaire sur 2014. Réunion de sensibilisation des membres du CHSCT à la définition des risques psychosociaux animés par la médecine du travail en février 2014. Mise en place d'une méthodologie de travail sur les risques psychosociaux en avril 2014. Deux groupes de travail réalisés en juin 2014 sur [Localité 7] et [Localité 5]. Travail à poursuivre su T1 2015 pour se doter d'un plan co-construit avec les membres du CHSCT, des managers et des collaborateurs. Mise en place d'une réunion préparatoire à la définition des indicateurs de suivi RPS, ceux-ci seront présentés à chaque réunion du CHSCT. ['] Réflexion à mener sur la mise en place d'un module de formation lié à la gestion du stress pour les collaborateurs exposés au stress de la relation client en situation de crise notamment ».

Aucune autre pièce n'est produite pour justifier de ces premières mesures prises.

Ensuite, l'employeur n'établit pas s'être assuré que le salarié a bénéficié d'un examen médical auprès du médecin du travail au moins tous les deux ans puisque ce dernier a eu une visite le 15 juin 2009 puis le 4 février 2013, étant observé que l'employeur ne peut utilement soutenir que ce non-respect des obligations réglementaires précitées s'expliquerait par la bonne santé de son salarié alors que la lecture du dossier médical révèle qu'à l'occasion de la dernière visite précédent son arrêt, le médecin a bien relevé des signes d'inquiétudes dans son compte rendu': «'changement de poste de travail. Depuis 2010 directeur régional. Vente matériel médical. 30 départements centre est. 50.000 kms par an [']. Difficultés au travail : « gérer son chef. Son directeur est méchant. » Santé : RAS. Appétit : bien / sommeil : réveils nocturnes ' soucis au travail. Fin 2009 : licenciement de 14 personnes. Ils sont restés 5. ['] Echelle stress (autoéval.) : 7,5. ».

Enfin, la société Dedalus healthcare France ne justifie pas avoir mis en 'uvre des mesures de formation suffisantes spécialement au bénéfice de M. [V] alors qu'elle reconnaît expressément, dans ses écritures, qu'il a dû vendre une gamme de produits informatiques complémentaires dans la logique de la réorganisation sus évoquée à compter d'avril 2014, en limitant à renvoyer au séminaire qui a eu lieu du 11 au 13 mars 2014, alors qu'il ressort du programme que seulement quatre heures ont été consacrées à la formation à ces nouveaux produits. Au demeurant, l'employeur ne peut utilement soutenir que le salarié ne justifie pas avoir formulé une demande spécifique de formation alors que c'est sur lui que repose l'obligation de formation.

Par ailleurs, il est indifférent que le salarié n'ait pas informé l'employeur antérieurement à son arrêt maladie de juillet 2014 d'un quelconque problème de santé ou encore que le médecin ait émis un avis d'aptitude le 4 février 2013.

Eu égard à l'ensemble de ces éléments, l'employeur ne démontre pas suffisamment qu'à la date de l'arrêt de travail de son salarié, il avait pris toutes les mesures nécessaires pour prévenir les risques psychosociaux et au-delà préserver la santé et la sécurité de ses salariés alors au contraire que les différents facteurs convergents précités accroissaient de manière objective et significative le risque, à l'égard notamment de M. [V].

Par infirmation du jugement entrepris, il est dit que la société Dedalus healthcare France a manqué à son obligation de prévention et de sécurité.

Cinquièmement, M. [V] verse aux débats de multiples certificats médicaux établis entre le 18 juillet 2014 et le 19 février 2018 dont il résulte qu'il a fait un malaise vagal et une crise d'angoisse aigue survenue à l'aéroport de [Localité 8], de retour d'un déplacement professionnel à [Localité 6] où il «'a appris de manière brutale qu'il allait être mis sous une période d'observation de son travail avec un éventuel licenciement à l'issue'» (pièce n°30-7)'; qu'il a été suivi par le Dr [B], psychiatre, à compter de juillet 2014 pour un état dépressif sévère'; «'qu'il n'existe chez [ce] patient aucune antériorité psychiatrique, [le médecin] exclut toute pathologie psychotique de type persécution, toute pathomimie, toute recherche de bénéfice secondaires. Que la souffrance est authentique'»'; qu'il existe «'une temporalité, une spatialité et un lien direct entre les symptômes constatés et le travail ['] le contenu des entretiens est centré sur son histoire professionnelle'» (pièce n°30-8).

Si l'employeur conteste que M. [V] ait pris connaissance du courrier en date du 8 juillet qu'à l'occasion du déplacement à [Localité 6] le 17 juillet, il se limite à produire le courriel en date du 15 juillet à 11h59 qu'il a adressé à son salarié pour lui transmettre le courrier litigieux parallèlement adressé en recommandé avec accusé de réception. Le salarié quant à lui expose qu'il était en déplacement en Auvergne les 15 et 16 juillet et justifie qu'il a pris un avion pour [Localité 6] le 17 juillet à 7 heures.

En toutes hypothèses, M. [V] verse aux débats deux attestations de collègues confirmant son mal être à l'occasion du trajet de retour en avion, outre les éléments médicaux précités.

A l'issue de la visite de reprise en date du 19 mars 2018, le médecin du travail a déclaré M. [V] inapte et précisé «'tout maintien du salarié dans un emploi serait gravement préjudiciable à sa santé'» et «'l'état de santé du salarié fait obstacle à tout reclassement dans un emploi'».

La cour observe qu'il importe peu que la caisse primaire d'assurance maladie n'ait pas reconnu dans un premier temps les faits comme constitutifs d'un accident du travail ou encore que la décision du tribunal judiciaire en date du 21 avril 2022 retenant une faute inexcusable de l'employeur ne soit pas définitive, dès lors qu'il appartient au juge prud'homal d'apprécier si l'inaptitude du salarié a ou non une origine professionnelle.

Eu égard à ces diverses considérations, il est établi que les manquements de l'employeur à son obligation de prévention et de sécurité sont au moins partiellement directement à l'origine de l'inaptitude de M. [V] et de son licenciement ainsi provoqué.

Infirmant le jugement entrepris, il est dit que le manquement de l'employeur est à l'origine au moins partiellement de l'inaptitude et il convient par conséquent de déclarer sans cause réelle et sérieuse le licenciement pour inaptitude de M. [V] notifié le 24 avril 2018.

Sixièmement, l'article L.1235-3 du code du travail dispose que si le licenciement d'un salarié survient pour une cause qui n'est pas réelle et sérieuse, le juge peut proposer la réintégration du salarié dans l'entreprise, avec maintien de ses avantages acquis ; et, si l'une ou l'autre des parties refuse cette réintégration, le juge octroie au salarié une indemnité à la charge de l'employeur, dont le montant est compris entre les montants minimaux et maximaux que cet article prévoit.

M. [V] disposait d'une ancienneté de plus de 30 années complètes, et peut donc prétendre, par application des dispositions précitées, à une indemnisation du préjudice né de la perte injustifiée de son emploi comprise entre trois et vingt mois de salaire.

Il réclame la somme de 159'188,40 euros correspondant à l'équivalent de vingt mois de salaire.

Il est âgé de 59 ans à la date du licenciement,

Il justifie de la fixation d'un taux d'incapacité permanente à 32 % par décision du 19 décembre 2018.

Par infirmation du jugement entrepris, la société Dedalus healthcare France est condamnée à payer à M. [R] [V] la somme de 159'188,40 euros brut à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, avec intérêts au taux légal à compter du prononcé du présent arrêt.

II - Sur les demandes accessoires

Au visa de l'article 696 du code de procédure civile, infirmant le jugement entrepris et y ajoutant la société Dedalus healthcare France, partie perdante, est condamnée aux dépens de première instance et d'appel.

L'équité commande, infirmant le jugement entrepris et y ajoutant, de condamner la société Dedalus healthcare France à payer à M. [R] [V] la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Les parties sont déboutées du surplus de leurs prétentions au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant publiquement, contradictoirement, dans les limites de l'appel, et après en avoir délibéré conformément à la loi';

INFIRME le jugement du conseil de prud'hommes, sauf en ce qu'il a débouté la société Dedalus healthcare France de sa demande reconventionnelle,

Statuant à nouveau et y ajoutant,

DIT que la société Dedalus healthcare France a manqué à son obligation de prévention et de sécurité,

DIT que le manquement de la société Dedalus healthcare France est à l'origine au moins partiellement de l'inaptitude de M. [R] [V],

DECLARE sans cause réelle et sérieuse le licenciement pour inaptitude de M. [V] notifié le 24 avril 2018,

CONDAMNE la société Dedalus healthcare France à payer à M. [R] [V] la somme de 159'188,40 euros brut (cent cinquante-neuf mille cent quatre-vingt-huit euros et quarante centimes) à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, avec intérêts au taux légal à compter du prononcé du présent arrêt,

CONDAMNE la société Dedalus healthcare France à payer à M. [R] [V] la somme de 3'000 euros (trois mille euros) au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

DEBOUTE les parties du surplus de leurs demandes au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

CONDAMNE la société Dedalus healthcare France aux dépens de première instance et d'appel.

Prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

Signé par M. Frédéric BLANC, Conseiller faisant fonction de Président de section, et par Mme Carole COLAS, Greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

La Greffière Le Président


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Grenoble
Formation : Ch. sociale -section b
Numéro d'arrêt : 22/01945
Date de la décision : 11/04/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 17/04/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2024-04-11;22.01945 ?
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