C5
N° RG 21/03099
N° Portalis DBVM-V-B7F-K6YX
N° Minute :
Notifié le :
Copie exécutoire délivrée le :
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE GRENOBLE
CHAMBRE SOCIALE - PROTECTION SOCIALE
ARRÊT DU LUNDI 24 AVRIL 2023
Ch.secu-fiva-cdas
Appel d'une décision (N° RG 18/00224)
rendue par le pôle social du tribunal judiciaire d'Annecy
en date du 17 juin 2021
suivant déclaration d'appel du 13 juillet 2021
APPELANTE :
Mme [D] [B]
[Adresse 8]
[Localité 5]
représentée par Me Fabien PERRIER, avocat au barreau de CHAMBERY, substitué par Me Jérémy TOURT, avocat au barreau de GRENOBLE
INTIMEES :
CPAM DE LA HAUTE SAVOIE, prise en la personne de son représentant légal en exercice domicilié en cette qualité audit siège
[Adresse 2]
[Localité 7]
comparante en la personne de Mme [S] [C], régulièrement munie d'un pouvoir
Société [10], prise en la personne de son représentant légal en exercice domicilié en cette qualité audit siège
[Adresse 3]
[Localité 4]
représentée par Me Juliette BARRE de la SELARL NORMAND & ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, substituée par Me Flore AUBIGNAT, avocat au barreau de PARIS
[11], anciennement [13], prise en la personne de son représentant légal en exercice domicilié en cette qualité audit siège
[Adresse 1]
[Localité 6]
représentée par Me Jean-Marie PERINETTI de la SELARL JURISQUES, avocat au barreau de LYON
COMPOSITION DE LA COUR :
LORS DU DÉLIBÉRÉ :
M. Jean-Pierre DELAVENAY, Président,
Mme Isabelle DEFARGE, Conseiller,
M. Pascal VERGUCHT, Conseiller,
DÉBATS :
A l'audience publique du 24 janvier 2023
M. Pascal VERGUCHT, Conseiller, en charge du rapport et Mme Isabelle DEFARGE, Conseiller, ont entendu les représentants des parties en leurs conclusions et plaidoiries, assistés de Mme Kristina YANCHEVA, Greffier, en présence de Mme Fatma DEVECI, Greffier stagiaire, et de Mme Laëtitia CHAUVEAU, Juriste assistant, conformément aux dispositions de l'article 945-1 du code de procédure civile, les parties ne s'y étant pas opposées ;
Puis l'affaire a été mise en délibéré au 31 mars 2023, prorogé au 24 avril 2023, délibéré au cours duquel il a été rendu compte des débats à la Cour.
L'arrêt a été rendu le 24 avril 2023.
EXPOSÉ DU LITIGE
Mme [D] [B], employée de la SAS [14], a rempli le 15 avril 2015 une demande de reconnaissance de maladie professionnelle pour une leucémie myéloïde chronique constatée depuis le 18 décembre 2014, en citant comme employeur l'ayant exposée au risque, entre 1994 et 2011, la société [13], rachetée par la société [9].
Un certificat médical initial du 10 mars 2015 a constaté cette leucémie, à compter du 18 décembre 2014, en visant le tableau n° 4 des maladies professionnelles.
Par courrier du 10 août 2015, la CPAM de Haute-Savoie a notifié la prise en charge d'un syndrome myéloprolifératif au titre du tableau n° 4 sur les hémopathies provoquées par le benzène et tous les produits en renfermant.
La caisse a ensuite notifié un taux d'incapacité permanente de 67 % et l'attribution d'une rente à compter du 25 juin 2016.
Le 24 novembre 2017, la caisse a dressé un procès-verbal de non-conciliation à l'occasion d'une tentative de reconnaissance amiable d'une faute inexcusable.
Le pôle social du tribunal judiciaire d'Annecy saisi par Mme [B] d'un recours contre les sociétés [9] et [13], en présence de la CPAM de Haute-Savoie, a décidé, par jugement du 17 juin 2021, de :
- débouter Mme [B] de sa demande de reconnaissance d'une faute inexcusable contre les deux sociétés et de ses demandes subséquentes,
- débouter la requérante de sa demande sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile,
- condamner la même aux dépens,
- dire n'y avoir lieu à exécution provisoire.
Par déclaration du 13 juillet 2021, Mme [B] a relevé appel de cette décision.
Par conclusions déposées le 13 décembre 2022 et reprises oralement à l'audience devant la cour, Mme [B] demande :
- que son appel soit jugé recevable,
- la réformation du jugement,
- la reconnaissance d'une faute inexcusable de la société [13], devenue [11], et [12], venant aux droits et obligations de la société [10],
- la majoration au maximum de sa rente,
- une expertise médicale aux frais avancés de la CPAM de Haute-Savoie,
- la condamnation de la caisse à lui verser une provision de 20.000 euros à charge pour elle de recouvrer la somme auprès des sociétés citées,
- la condamnation in solidum de la société [13] devenue [11] et [12] venant aux droits et obligations de la société [10] à lui verser une somme de 6.000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile pour les frais exposés en première instance et en appel,
- la condamnation in solidum des mêmes aux dépens des deux instances,
- la déclaration au besoin de l'arrêt commun et opposable à la CPAM de Haute-Savoie.
Mme [B] explique qu'elle a travaillé après des missions d'intérim à un poste de transfert pour la société [13] à compter de mars 1995, son travail consistant à s'assurer que des pièces usinées étaient conformes en les trempant dans de l'essence pour les nettoyer. Puis elle a travaillé de novembre 1997 à janvier 2006 au poste d'affûtage et d'ébavurage, consistant à affûter des pièces métalliques et à ébavurer des pièces qui trempaient dans l'essence. Enfin, elle a travaillé comme assistante à l'expédition à compter de février 2006 en emballant les pièces après leur nettoyage au trichloréthylène. Elle précise que son contrat de travail a été transféré à la société [10] en janvier 2007 à l'occasion d'une cession d'activité de la société [13].
Elle estime qu'elle peut rechercher la reconnaissance de la faute inexcusable de la société [13], devenue [11], en vertu de l'indépendance des rapports entre la caisse, l'employeur et le salarié, et malgré le fait que le caractère professionnel de sa maladie ait été reconnu à la suite d'une enquête à l'égard de son employeur en 2015, ou qu'une imputation ait été opérée sur le compte de la société [10].
Elle reproche au tribunal de ne pas avoir tiré les conséquences de ses propres constatations, en estimant qu'elle n'avait pas été exposée au benzène, alors qu'il reconnaissait qu'elle avait été en contact avec de l'essence, qui contient du benzène.
Elle reproche à la société [13] le fait qu'elle devait nettoyer à mains nues et sans protection individuelle les pièces usinées en les trempant dans l'essence après soufflage, puis les affûter et les ébavurer, entre 1995 et 2006, et que l'enquête administrative a confirmé cette manipulation. Elle rappelle que le benzène était classifié comme produit cancérogène depuis les années 1980, et que des mesures existaient pour prévenir le risque chimique.
Par contre, en ce qui concerne la société [10] aux droits de laquelle vient la société [12], elle s'en rapporte à la justice et reconnaît ne pas avoir été amenée à être exposée au benzène lorsqu'elle exerçait les fonctions d'assistante expédition dans cette société, après la reprise de l'activité de la société [13]. Elle précise ne pas avoir pu faire autrement que de mettre cette société dans la cause.
Par conclusions n° 1 déposées et reprises oralement à l'audience devant la cour, la SA [11] auparavant dénommée [13], demande :
- la confirmation du jugement et la condamnation de l'appelante aux dépens d'appel,
- subsidiairement qu'il lui soit donné acte de sa sommation de communiquer, adressée à l'appelante et à la société [10] de communiquer tout document afférent aux postes qu'elle a occupés jusqu'à la cession de janvier 2007,
- le rejet de toute demande dirigée à son encontre,
- la condamnation de Mme [B] ou qui mieux le devra aux dépens de l'instance.
La société fait valoir que la cession de la branche de fonds de commerce dans laquelle exerçait Mme [B] a eu lieu il y a 15 ans et que l'intégralité des documents a été conservée par la société [10], comme le démontreraient les pièces versées au débat par cette dernière. Elle fait donc sommation à la société [12] de communiquer tous les documents relatifs aux postes exercés par la salariée avant la cession, et à défaut elle se prévaut de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme relatif au droit au procès équitable, pour affirmer qu'aucune condamnation ne saurait intervenir à son encontre.
Elle conteste toute utilisation d'essence par Mme [B], qui n'en apporte aucune preuve, en sachant que la société critique l'enquête de la CPAM qui n'a pas contacté un salarié de la société [13], comme cela est présenté, mais un représentant de la société [10], qui est de mauvaise foi en concluant ne pas avoir été entendue par la caisse lors de l'enquête.
Par conclusions déposées le 28 octobre 2022 et reprises oralement à l'audience devant la cour, la SAS [12] demande :
- qu'elle soit déclarée recevable en venant aux droits de la société [10],
- la confirmation du jugement,
- la condamnation de Mme [B] aux dépens.
La société conteste le caractère professionnel de la pathologie prise en charge au motif que l'employeur dont la responsabilité est recherchée pour faute inexcusable est toujours recevable à engager cette contestation. Elle fait valoir que la pathologie ne peut pas avoir été contractée à son service puisque Mme [B] ne manipulait pas d'essence à compter de février 2006, mais du trichloréthylène, qui n'est pas un produit en lien avec la genèse de la leucémie prise en charge, et aucune pièce n'est apportée pour démontrer le contraire à compter de janvier 2007.
La société ajoute que l'enquête a été menée à l'égard de la société [14], et non à son égard, mis à part un appel téléphonique à la société [13], mais sans demander la fiche de donnée sécurité de l'essence utilisée.
Par conclusions déposées et reprises oralement à l'audience devant la cour, la CPAM de la Haute-Savoie :
- dit s'en remettre à l'appréciation de la cour sur la demande de reconnaissance d'une faute inexcusable,
- demande la condamnation de l'employeur à lui rembourser les sommes qu'elle sera amenée à verser sur le fondement des articles L. 452-1 et L. 452-3 du Code de la sécurité sociale ainsi que les frais d'expertise.
En application de l'article 455 du Code de procédure civile, il est donc expressément référé aux dernières conclusions des parties pour un plus ample exposé de leurs prétentions et moyens.
MOTIVATION
Il résulte des articles L. 452-1 du Code de la sécurité sociale, L. 4121-1 et L. 4121-2 du Code du travail que le manquement à l'obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l'employeur est tenu envers le travailleur a le caractère d'une faute inexcusable lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était soumis le travailleur et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver.
Il est de jurisprudence constante qu'il appartient au salarié de rapporter la preuve que l'employeur avait conscience du danger auquel il était exposé et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver, sauf lorsqu'il existe une présomption de faute inexcusable.
En premier lieu, il convient de constater que Mme [B] ne demande pas la reconnaissance d'une faute inexcusable à l'encontre de la société [12]. Il n'y a donc pas lieu d'examiner les moyens soulevés par celle-ci en défense à une demande qui n'est pas formulée, au sujet du caractère professionnel de la maladie de Mme [B] à compter de janvier 2007.
En second lieu, Mme [B] reproche à la société [13], devenue [11], de lui avoir fait utiliser de l'essence contenant du benzène pendant près de 11 années, sans moyens de protection individuelle.
L'enquêteur de la CPAM de Haute-Savoie, dans son rapport en date du 9 juillet 2015, rapporte que Mme [B] lui a décrit utiliser « un petit bac d'essence pour rincer les pièces afin de réaliser les différents contrôles et toujours sans gants. Mme [B] était polyvalente et pouvait aussi travailler au poste « ébavurage » où les pièces trempaient dans un petit bac rempli d'essence. Elle se saisissait des pièces sans protection des mains. » L'enquêteur mentionne ensuite : « Contact téléphonique le 3 juillet 2015 avec Mr [U] [G] de l'entreprise La Précision Mr [U] confirme qu'une boîte remplie d'essence était utilisée pour tremper les pièces. ».
Cette personne a donc confirmé l'emploi d'essence pour tremper les pièces et, par conséquent, les dires de la salariée sur l'emploi de ce produit.
La société [11] réfute le fait que M. [U] ait fait partie de son personnel, et justifie à l'aide de statuts et procès-verbaux d'assemblée que cette personne était effectivement un des dirigeants de la société [10]. Mais, dans la mesure où cette société avait repris l'activité de la société [13] dans laquelle travaillait Mme [B], la caisse ne pouvait que joindre cette société ayant poursuivi l'activité, et il ne saurait être reproché à l'enquêteur d'avoir par erreur mentionné que M. [U] était « de » la société [13].
Par ailleurs, la société [11] réfute toute mise en cause au titre d'une faute inexcusable dans la mesure où elle ne disposerait pas des pièces qui lui permettraient de se défendre et contester la reconnaissance d'une telle faute, en affirmant que la société [10] a conservé tous les documents sur les postes occupés et les activités exercées par Mme [B]. Or, il est exact que l'acte de vente de la branche de fonds de commerce entre la société [13], vendeuse, et la société [9], acquéreuse, prévoyait que cette branche comprenait comme éléments corporels l'ensemble des plans et de la documentation techniques relatifs aux pièces usinées par le vendeur, et l'ensemble des fichiers informatiques et papiers relatifs à l'activité vendue.
Ceci conforte donc la légitimité qu'avait le représentant de la société [9] pour répondre aux questions de la caisse.
Mais il ne saurait être demandé à la société [12], censée détenir les pièces utiles au débat, et qui n'aborde pas la caractérisation de la maladie professionnelle avant 2007 (sauf à dire qu'elle n'a pas été contactée par l'enquêteur mis à part un contact téléphonique sans demande de fiche de donnée sécurité de l'essence utilisée), de plaider pour la société [11].
Par ailleurs, la société [12] n'apporte aucun élément sur le travail de Mme [B] avant la cession de la branche d'activités.
Enfin, et surtout, Mme [B] ne justifie pas les fonctions qu'elle a exercées au sein des sociétés [13] : elle ne verse au débat que deux certificats de travail de janvier à mars 1995 comme agent de fabrication, deux contrats à durée déterminée comme ouvrière de reprise entre mars et septembre 1995, et un certificat de travail comme assistante expéditions entre mars 1995 et juillet 2012. Aucun de ces documents ne renseigne ses activités précises et la manipulation d'essence, ni ne comporte les intitulés des postes de transfert, d'affûtage et d'ébavurage, mais l'un d'entre eux mentionne le poste d'assistante à l'expédition entre 1995 et 2012 et non pas seulement à compter de 2006.
Mme [B] ne justifie pas non plus des produits qu'elle a spécialement utilisés, et verse au débat seulement une fiche toxicologique de l'INRS sur le benzène qui est « présent dans les carburants (en particulier l'essence sans plomb (...) » et un article de la Ligue contre le cancer sur le benzène qui le décrit comme un polluant atmosphérique cancérigène que l'on trouve notamment dans l'essence.
Quant au rapport d'enquête de la CPAM, il ne fait que rapporter des propos tenus téléphoniquement au sujet de l'emploi d'essence, sans davantage de précision sur le produit, et sans apporter aucune confirmation de l'utilisation d'essence à main nue et sans équipement de protection individuel.
Comme Mme [B] n'apporte pas de justificatifs sur ses fonctions précises et l'emploi d'un produit contenant spécifiquement du benzène, et sur l'absence de fourniture d'équipements de protection individuelle, et qu'il ne peut pas être reproché à la société [11] de ne pas verser pour se défendre des pièces qui ont été transmises à la société [10], et dès lors qu'une reconnaissance de faute inexcusable ne saurait se fonder uniquement sur les dires de la salariée concernée sans être confirmée par des éléments objectifs, les premiers juges ont pu légitimement considérer que la demande de Mme [B] devait être rejetée.
Le jugement sera donc confirmé et Mme [B] supportera les dépens de l'instance en appel.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant publiquement par arrêt contradictoire, en dernier ressort après en avoir délibéré conformément à la loi,
Confirme en toutes ses dispositions le jugement du pôle social du tribunal judiciaire d'Annecy du 17 juin 2021,
Y ajoutant,
Condamne Mme [D] [B] aux dépens de la procédure d'appel.
Prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
Signé par M. DELAVENAY, Président et par M. OEUVRAY, Greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
Le Greffier Le Président