République Française
Au nom du Peuple Français
COUR D'APPEL DE DOUAI
CHAMBRE 1 SECTION 1
ARRÊT DU 06/04/2023
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N° de MINUTE :
N° RG 21/01877 - N° Portalis DBVT-V-B7F-TRGB
Jugement (N° 19/01362)
rendu le 16 mars 2021 par le Tribunal de Grande Instance d'Avesnes-sur-Helpe
APPELANTS
Monsieur [B] [G]
né le 23 mars 1972 à [Localité 8]
demeurant [Adresse 2]
[Localité 6]
Madame [L] [O] en sa qualité d'ayant-droit de Madame [F] [H] décédée le 20 septembre 2018
née le 27 mai 1992 à [Localité 9]
demeurant [Adresse 1]
[Localité 4]
représentés par Me Samuel Vanacker, avocat au barreau de Lille, avocat constitué
INTIMÉE
La SCP [A] [S] [I] [Y], notaires
prise en la personne de son représentant légal
ayant son siège social [Adresse 3]
[Localité 5]
représentée par Me Véronique Vitse-Boeuf, avocat au barreau de Lille, avocat constitué, substituée à l'audience par Me Olivier Playoust, avocat au barreau de Lille
DÉBATS à l'audience publique du 08 décembre 2022 tenue par Camille Colonna magistrat chargé d'instruire le dossier qui a entendu seule les plaidoiries, les conseils des parties ne s'y étant pas opposés et qui en a rendu compte à la cour dans son délibéré (article 805 du code de procédure civile).
Les parties ont été avisées à l'issue des débats que l'arrêt serait prononcé par sa mise à disposition au greffe.
GREFFIER LORS DES DÉBATS : Delphine Verhaeghe
COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DÉLIBÉRÉ
Bruno Poupet, président de chambre
Céline Miller, conseiller
Camille Colonna, conseiller
ARRÊT CONTRADICTOIRE prononcé publiquement par mise à disposition au greffe le 06 avril 2023 après prorogation du délibéré en date du 09 mars 2023 (date indiquée à l'issue des débats) et signé par Bruno Poupet, président et Delphine Verhaeghe, greffier, auquel la minute a été remise par le magistrat signataire.
ORDONNANCE DE CLÔTURE DU : 17 novembre 2022
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EXPOSÉ DU LITIGE
Suivant acte authentique de vente dressé le 12 juillet 2013 par Maître [A] [S], associé de la SCP [A] [S]- [I] [Y], notaires associés à Jeanlain, Monsieur [B] [G] et Madame [F] [H] ont acquis de Madame [C] [W] (nue-propriétaire), Monsieur [E] [W] et Madame [X] [M] (usufruitiers), un bien immobilier sis [Adresse 7] (Nord) au prix de 54 000 euros.
La nue-propriété de ce bien avait fait l'objet d'une donation de Monsieur [E] [W] et Madame [X] [M] au bénéfice de leur fille Madame [C] [W] reçue le 31 mars 2006 par le même notaire, étant précisé que deux autres enfants des donataires sont voués à en être les cohéritiers.
Madame [H] est décédée le 20 septembre 2018, laissant pour lui succéder Mme [L] [O], sa fille.
Sur demande du conseil des consorts [G]-[O], Maitre [A] [S] a reconnu le 24 mai 2019 que tous les héritiers de M. [E] [W] et de Mme [X] [M] n'étaient pas intervenus à la vente du bien et qu'il allait faire le nécessaire pour que les cohéritiers 'oubliés' puissent revendiquer leurs droits ou y renoncer.
Se plaignant de la carence de ce dernier et du préjudice que leur cause en conséquence la persistance du risque d'une action en revendication sur leur bien, les consorts [G]-[O] ont fait assigné la SCP [A] [S]-[I] Gaussin.
Par jugement du 16 mars 2021, le tribunal judiciaire d'Avesnes-sur-Helpe les a déboutés de l'intégralité de leurs demandes, a débouté la SCP [A] [S] - [I] [Y] de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile et a condamné M.'[B] [G] et Mme [L] [O] in solidum aux entiers dépens de la procédure.
Monsieur [B] [G] et Madame [L] [O] ont interjeté appel de ce jugement et, aux termes de leurs dernières conclusions notifiées le 2 février 2022, demandent à la cour, au visa de l'article 1240 du code civil, d'infirmer ladite décision et, statuant à nouveau, de condamner la SCP [S] - [Y] , prise en la personne de Maître [A] [S], à leur payer les sommes de 34 000 euros à titre de réparation du préjudice subi et de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens de première instance et d'appel.
Ils soutiennent que la faute du notaire est caractérisée par un manquement à son devoir de vigilance dès lors qu'il n'a pas fait intervenir à la vente les cohéritiers de la venderesse nue-propriétaire, laissant ouverte la possibilité d'une action en revendication de ces derniers, engageant ainsi sa responsabilité, alors que leur préjudice est constitué, encore à ce jour en l'absence de régularisation, par le risque de voir exercée cette action outre qu'il fait obstacle à leur projet de vente du bien.
Par conclusions notifiées le 6 septembre 2021, la SCP [A] [S] - [I] [Y] demande à la cour de :
- infirmer le jugement en ce qu'il l'a déboutée de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner in solidum Monsieur [G] et Madame [O] à lui verser la somme de 2 500 euros à ce titre,
- confirmer le jugement en ce qu'il a débouté ces derniers de l'intégralité de leurs demandes et les a condamnés in solidum aux entiers dépens de première instance,
- les condamner in solidum à lui verser la somme de 3 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile au titre de l'instance d'appel ainsi qu'aux dépens.
L'intimée soutient que Maître [S] a effectué dès février 2019 une démarche auprès d'un des cohéritiers, sans que ce dernier réponde, les démarches entreprises afin de retrouver le second enfant non intervenu à l'acte n'ayant pas non plus abouties. Par ailleurs, elle fait valoir que les préjudices invoqués ne sont qu'hypothétiques, les appelants ne justifiant pas être dans l'intention de vendre le bien, ni qu'un acquéreur potentiel aurait renoncé à acquérir en raison de l'absence d'intervention de cohéritiers lors de la vente du 12 juillet 2013, alors même que les officiers ministériels ne pourraient refuser d'instrumenter en application de leurs obligations professionnelles et que l'action en réduction est limitée dans le temps par la prescription quinquennale courant à compter du décès du de cujus. Ils ajoutent qu'il n'est justifié ni du quantum de l'indemnisation sollicitée, ni de l'indisponibilité du bien
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur la faute de la SCP [Y] [S], prise en la personne de Maître [A] [S]
Il n'est pas contesté que le notaire a omis d'appeler à l'acte de vente du bien les cohéritiers réservataires du vendeur dont la propriété résulte d'une donation et de s'assurer ainsi de leur accord et de leur renonciation à l'exercice de l'action en revendication.
C'est donc par de justes motifs, que la cour adopte, que le premier juge, après avoir rappelé que la mission d'information et de conseil du notaire consiste, en cas de vente à la suite d'une donation-partage, impliquant un risque d'une action en réduction de la part d'héritiers, à informer les acquéreurs et à faire intervenir les héritiers réservataires à l'acte de vente, ayant constaté que la SCP [S] - [Y] ne justifiait avoir recherché ces cohéritiers afin d'accomplir sa mission que postérieurement à l'acte de vente et sur demande des acquéreurs, a dit que la faute de la SCP [S] - [Y], prise en la personne de Maître [A] [S], était manifeste et caractérisée par un manquement à l'obligation de vigilance et de conseil à l'égard des acquéreurs, étant précisé que ces démarches n'ont toujours pas abouti, alors même que Maître [S] indique que les deux cohéritiers sont identifiés, l'un d'eux habitant la commune de l'immeuble en cause.
Sur la demande de réparation de Monsieur [G] et Madame [O]
L'article 1382 du code civil, dans sa version en vigueur jusqu'au 1er octobre 2016 applicable au présent litige (devenu l'article 1240 du même code), dispose que tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
Il est constant que pour être indemnisable, le préjudice doit être direct, certain et personnel.
Alors qu'il a relevé qu'un manquement commis par le notaire à son obligation de conseil engageait la responsabilité délictuelle de ce dernier et caractérisé justement ce manquement, le premier juge a débouté les acquéreurs de leur demande en réparation en estimant que leur préjudice n'était pas démontré.
Or, en l'absence de régularisation par les cohéritiers, les acquéreurs demeurent exposés à un risque de recours ultérieur en application des dispositions de l'article 924-4 du code civil dans un délai de cinq ans à compter du décès du survivant des donateurs, laissant ouverte la possibilité d'un recours à venir, l'événement constituant le point du délai de prescription de l'action n'étant pas intervenu.
Indépendamment du résultat de l'action en revendication que pourrait engager les cohéritiers sur leur bien, lequel dépendrait de l'équilibre de la succession des consorts [W] et est donc un préjudice hypothétique à ce jour, les appelants subissent actuellement des préjudices distincts caractérisés par le risque d'une telle action, en lui-même dirimant dès lors qu'il constitue une atteinte au droit de propriété pourtant acquis, caractérisé par la précarité ainsi imposée, d'autre part par l'atteinte à la libre disposition de leur bien, étant démontré que ce risque génère une contrainte dans le cadre de la vente du bien immobilier, attestée par Maître [N], notaire, indiquant que 'la vente du bien ne pourra avoir lieu sans l'accord de tous les enfants de Monsieur et Madame [W], précédents propriétaires et donateurs dudit bien' et confirmée par Maître [V], notaire sollicité pour prendre en charge la vente du bien.
Tant son manquement que le préjudice en résultant pour les acquéreurs sont d'ailleurs identifiés par Maître [S] écrivant lui-même à l'un des cohéritiers, le 28 février 2019 : 'ce bien a été vendu par votre soeur [C]. Néanmoins, votre intervention était requise afin de ne pas pénaliser le tiers acquéreur'.
Les appelants sollicitent l'allocation de la somme de 34 000 euros comprenant l'indemnisation de leur préjudice de jouissance ci-dessus caractérisé mais aussi du préjudice financier résultant de l'absence de perception du prix de vente et le paiement des charges exposées tant qu'ils sont propriétaires.
S'ils justifient de leur volonté de vendre le bien, étant précisé qu'il se déduit de leurs adresses respectives apparaissant aux actes de procédure qu'ils ne l'habitent pas, et que la précarité de leur droit de propriété entrave la vente du bien, il ne peut s'en déduire que le bien serait vendu en l'absence de cet obstacle, l'opération de vente étant par nature soumise à un aléa.
Leur demande d'indemnisation des frais résultant de la propriété du bien ne peut donc être accueillie qu'au titre de la perte de chance de vendre le bien et d'être en conséquence libérés desdites charges et gratifiés du prix.
Ce préjudice actuel, direct et certain justifie leur droit à réparation par l'allocation d'une indemnisation à hauteur de 25 % du prix de vente de l'immeuble, soit la somme de 13 500 euros, compte tenu de ce qu'une régularisation demeure possible.
Le jugement entrepris doit en conséquence être infirmé et la SCP [S] - [Y], prise en la personne de Maître [A] [S], condamnée à verser à Monsieur [G] et Madame [O] la somme de 13 500 euros en réparation de leur préjudice.
Aux termes de l'article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n'en mette la totalité ou une fraction à la charge d'une autre partie. L'intimée, partie perdante, sera donc condamnée aux dépens.
L'article 700 du même code dispose que le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine au titre des frais exposés et non compris dans les dépens ; que le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée ; qu'il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a lieu à condamnation. Il est équitable, en l'espèce, que la SCP [S] - [Y] indemnise les appelants de leurs frais non compris dans les dépens par le versement de la somme de 3 000 euros et, naturellement, soit déboutée de sa demande à ce titre.
PAR CES MOTIFS
La cour
infirme le jugement entrepris et, statuant à nouveau,
condamne la SCP [S] - [Y], prise en la personne de Maître [A] [S], à payer à M. [B] [G] et Mme [L] [O] la somme de 13 500 euros à titre de dommages et intérêts,
la déboute de sa demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile,
la condamne aux dépens de première instance et d'appel et à verser à M. [B] [G] et Mme [L] [O] la somme de 3 000 euros sur le fondement dudit article 700.
Le greffier
Delphine Verhaeghe
Le président
Bruno Poupet