ARRÊT DU
17 Février 2023
N° 247/23
N° RG 20/02406 - N° Portalis DBVT-V-B7E-TLJI
OB/AL
Jugement du
Conseil de Prud'hommes - Formation de départage de Dunkerque
en date du
02 Décembre 2020
(RG 18/00430 -section )
GROSSE :
Aux avocats
le 17 Février 2023
République Française
Au nom du Peuple Français
COUR D'APPEL DE DOUAI
Chambre Sociale
- Prud'Hommes-
APPELANT :
M. [X] [F]
[Adresse 1]
[Localité 2]
représenté par Me Caroline ARNOUX, avocat au barreau de LILLE assisté de Me Xavier SAUVIGNET, avocat au barreau de PARIS et de Me Yéléna MANDENGUE, avocat au barreau de PARIS
INTIMÉE :
S.A.S.U. ARCELORMITTAL FRANCE venant aux droits de ARCELORMITTAL ATLANTIQUE ET LORRAINE(SASU)
[Adresse 3]
[Localité 4]
représentée par Me Guillaume GUILLUY, avocat au barreau de DUNKERQUE, assisté de Me Sébastien PONCET, avocat au barreau de LYON
COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ
Olivier BECUWE
: PRÉSIDENT DE CHAMBRE
Frédéric BURNIER
: CONSEILLER
Isabelle FACON
: CONSEILLER
GREFFIER lors des débats : Angelique AZZOLINI
DÉBATS : à l'audience publique du 24 Janvier 2023
ARRÊT : Contradictoire
prononcé par sa mise à disposition au greffe le 17 Février 2023,
les parties présentes en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 450 du code de procédure civile, signé par Olivier BECUWE, Président et par Nadine BERLY, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
ORDONNANCE DE CLÔTURE : rendue le 03 Janvier 2023
EXPOSE DU LITIGE :
M. [F], titulaire d'un brevet de technicien supérieur en informatique de gestion, a été engagé le 19 octobre 1990 par la société Usinor devenue Arcelormittal Atlantique puis Arcelormittal France (la société) en qualité de technicien au coefficient 255, niveau IV, 1er échelon relevant de la catégorie des employés, techniciens et agents de maîtrise (ETAM).
Il a exercé au sein de la société, à compter du mois d'octobre 1996, des fonctions syndicales ainsi que des mandats électifs.
L'intéressé a été promu cadre le 30 août 2002 au coefficient 80 sur la grille attachée à la convention collective nationale applicable des ingénieurs et cadres de la métallurgie du 13 mars 1972 étendue.
Il est passé au coefficient 86 le 1er avril 2015.
En août 2018, M. [F] a saisi le conseil de prud'hommes de Dunkerque de demandes en rappels de salaire et en dommages-intérêts au titre d'une discrimination syndicale.
Par jugement avant dire droit du 8 novembre 2018, le bureau de conciliation a ordonné à l'employeur 'de produire la liste nominative de tous les salariés titulaires d'un diplôme Bac+2 qu'il avait engagés entre 1988 et 1992 et encore présents au 1er août 2015" ainsi que, pour chacun d'eux, les informations suivantes :
* leur date de passage de coefficient, niveau et classification ;
* leur rémunération brute annuelle en distinguant tous les éléments de rémunération (salaire de base, primes et indemnités de chaque nature) pour les années 1988 à 2017 ainsi que les bulletins correspondant.
La société a déféré à l'injonction et a produit la situation de cent-cinquante-quatre salariés.
Le salarié a dès lors réclamé son repositionnement au coefficient 92 à compter du 1er août 2015, le rappel de salaire afférent à ce coefficient du 1er août 2015 jusqu'au jour du jugement, moyenne faite de la rémunération du panel de comparaison, ainsi que des dommages-intérêts au titre d'un préjudice économique, d'un préjudice moral et la violation des accords collectifs.
Par un jugement du 2 décembre 2020, la juridiction prud'homale a partiellement fait droit à ces demandes.
Elle a retenu l'existence d'une discrimination syndicale mais, rejetant la méthode de calcul du préjudice économique fondée sur la méthode dite Clerc proposée par le salarié, l'a limité à la somme de 50 000 euros et l'a débouté du surplus de ses réclamations, y compris celle relative à la reclassification.
Par déclaration du 18 décembre 2020, M. [F] a fait appel.
Par ses dernières conclusions, il sollicite la confirmation du jugement tant sur le principe de la discrimination que sur celui de sa réparation.
Mais il en demande l'infirmation sur le quantum ainsi que sur le rejet de la demande en reclassification et au titre des préjudices moral et de violation des accords d'entreprise.
Rappelant le régime juridique de la discrimination et de sa preuve, il se prévaut d'un panel de comparaison incluant la situation d'autres salariés non syndiqués et placés dans une situation professionnelle similaire.
Il en déduit qu'il a été victime, d'une part, d'un net ralentissement de sa carrière concomitant à son engagement syndical, d'autre part, d'un traitement défavorable par rapport à des collègues non syndiqués.
En réponse, la société réclame l'infirmation du jugement.
Réfutant toute stagnation de carrière, elle critique en substance l'échantillon de comparaison qui reposerait, selon elle, sur des critères non pertinents.
Elle expose également que le repositionnement conventionnel supposerait que l'intéressé ait effectivement exercé les fonctions afférentes aux coefficients revendiqués, ce qui n'est pas le cas et que la méthode indicative de réparation du préjudice économique dite Clerc ne saurait lier le juge.
MOTIVATION :
1°/ Sur l'existence d'une discrimination à raison d'activités syndicales :
A la suite de l'injonction du bureau de conciliation, la société a produit tous les éléments de carrière et de rémunération relatifs à cent-cinquante-quatre de ses salariés.
M. [F] en a extrait le parcours de quatorze collègues qui seraient dans une situation comparable à la sienne.
Contrairement à ce que soutient l'employeur, les critères retenus sont pertinents, ces salariés présentant des caractéristiques d'emploi et des profils similaires à ceux de l'appelant relatifs à la date d'embauche, le niveau de diplôme, la qualification d'origine et le degré de responsabilité.
Il importe peu que certains n'appartiennent pas à la même filière professionnelle dès lors que le travail accompli apparaît de valeur égale.
Il faut toutefois élargir ce panel en y incluant trois autres salariés, peu important, contrairement à ce qu'explique M. [F], qu'ils continuent à relever de la catégorie des ETAM sans être devenus cadres, dans la mesure où eux également, titulaires du même type de diplôme universitaire, ont été engagés à la même période que M. [F], sur la même classification et sur des tâches comportant une charge similaire quoique sur un coefficient supérieur.
La comparaison se fait donc sur dix-sept salariés.
Or, il apparaît, comme le constate, par motifs circonstanciés, le jugement attaqué, qu'alors qu'en 1996, M. [F] était l'un de ceux qui bénéficiait du coefficient le plus élevé, il n'était classé en 2015, nonobstant son passage au niveau de cadre en 2002, qu'au coefficient 86.
Trois salariés n'étaient pas encore devenus cadres mais l'un d'eux percevait malgré tout une rémunération supérieure à celle de l'intéressé.
En d'autres termes, la carrière de M. [F], depuis son engagement syndical jusqu'au mois d'août 2015, terme de la comparaison fixé par l'intéressé, l'a placé en antépénultième position en terme de rémunération globale et au quatorzième rang ex aequo sur dix-sept en terme de coefficient conventionnel alors qu'il figurait en tête à ses débuts en 1990.
L'employeur, qui se borne à contester ce constat, ne justifie pas, par des critères objectifs et pertinents tirés, par exemple de la qualité professionnelle, de la nature des tâches ou de leur sujétion, pourquoi M. [F] a connu une telle évolution de carrière.
Certaines évaluations professionnelles du salarié laissent d'ailleurs transparaître, de la part de l'employeur, une critique voilée de l'engagement syndical.
Le jugement, qui rappelle avec précision le cadre juridique de la discrimination et qui conclut, par des motifs circonstanciés, à son existence, sera, en conséquence, confirmé.
2°/ Sur le repositionnement aux coefficients 92 au 1er août 2015 puis 100 au 1er août 2020 et le rappel de salaire afférent :
Il est exact, comme le rappelle le salarié, que la réparation indemnitaire, telle qu'elle a été demandée sous la forme du préjudice économique de carrière, n'exclut pas, par ailleurs, en application du principe de la réparation intégrale du préjudice, un repositionnement conventionnel.
Ce repositionnement doit être ordonné à titre de réparation afin de faire cesser, pour l'avenir, toute discrimination et cela sans que le salarié ait , en principe, à justifier qu'il exerçait, dans les faits, les fonctions y correspondant, sauf à le placer, par hypothèse, dans une situation de preuve impossible.
Sauf si le niveau de classification justifie des compétences ou des diplômes particuliers que ne posséderait pas le salarié, le repositionnement conventionnel s'impose donc dans le cas où ce dernier résulte d'un avancement automatique à l'ancienneté ou d'un déroulement normal de carrière se traduisant par une évolution de responsabilités à laquelle pouvait légitimement prétendre l'intéressé.
Il résulte de l'accord d'entreprise 'CAP 2016" que l'accès au coefficient 92 est subordonné aux conditions suivantes :
'- l'exercice d'une fonction technique ou managériale durant au moins 5 ans aux coefficients 335 ou 365 ;
- l'acquisition d'un niveau de formation générale et technique équivalente au BAC + 2 ;
- une compétence minimale dans une langue étrangère permettant des échanges avec leurs collègues étrangers'.
L'accès au coefficient 100 apparaît quant à lui conditionné 'à l'acquisition de 5 ans d'expérience dans l'indice 92".
Il n'est pas discuté que le coefficient 305 propre à la catégorie ETAM a été transposé au coefficient 80 dans le grille des cadres.
L'exercice d'une fonction aux coefficients 335 ou 365 suppose donc au minimum, par équivalence, que le salarié ait été classé au coefficient 86.
Or, M. [F] n'a été classé à ce coefficient qu'au 1er août 2015 alors qu'à cette date le niveau d'ensemble du panel était classé au coefficient 92 de sorte qu'il avait droit, à cette date, comme il le sollicite, et par l'application des règles du statut, au coefficient 92, les conditions relatives au diplôme et la maîtrise d'une langue étrangère n'étant pas contestées, et donc nécessairement au coefficient 100 à compter au 1er août 2020, soit cinq années plus tard comme il le réclame.
Le rappel de salaire sera ordonné en conséquence, dans les conditions du dispositif, étant ajouté que la somme de 45 816,36 euros, demandée par l'intéressé, est celle de la moyenne annuelle du panel de comparaison composé de salariés quasiment tous classés au coefficient 92 voire 100 depuis 2015 et mieux payés dans la grande majorité que le requérant qui percevait, dans le même temps, la somme de 39 030 euros.
Cette somme constitue donc l'assiette de référence pour réparer la discrimination à compter du 1er août 2015.
Le jugement qui rejette intégralement la demande sera infirmé.
3°/ Sur la réparation du préjudice économique :
M. [F] se prévaut de la méthode dit Clerc, du nom d'un des syndicalistes ayant contribué à créer la méthode de calcul.
Cette méthode ne revêt aucun caractère obligatoire mais elle n'est pas dépourvue de cohérence.
Procédant d'une triangulation dont le point A court à compter du point de départ de la discrimination, en l'espèce 1996, elle repose, une fois le graphique de courbe réalisé, sur le chiffrage de l'indemnité réparant la discrimination, et cela sur la base de l'écart de rémunération entre la moyenne de celle des salariés non-discriminés, au point C en 2015, terme de la comparaison, et de celle du salarié discriminé au point B en 2015, le tout divisé par 2, pour tenir compte de l'aléa d'une carrière, puis multiplié par le nombre de mois depuis la naissance du motif prohibé.
Il est ensuite conseillé d'ajouter à ce montant 30 %, M. [F] proposant 40 %, afin de compenser le préjudice de retraite futur engendré par une rémunération inférieure.
La méthode est logique mais ses variables présentent un caractère relativement arbitraire, tel la division par 2 ou le taux de la majoration pour retraite qui dépend surtout de l'âge de l'intéressé et de la durée de la discrimination, étant ajouté que l'écart de rémunération, quoique grandissant, n'a pu, par hypothèse, revêtir la même importance au fil de la période de comparaison.
En outre, M. [F] a bénéficié notamment en 2013 d'augmentations individuelles de salaire et il y a également lieu d'intégrer, pour le calcul de la moyenne de rémunération des salariés non-discriminés, la rémunération des trois autres salariés précités exclus à tort du panel par M. [F].
De tout cela, il en résulte que la somme de 70 000 euros réparera intégralement le préjudice.
Le jugement qui limite à la somme de 50 000 euros le montant des dommages-intérêts sera infirmé.
4°/ Sur la réparation du préjudice moral :
M. [F] a légitimement éprouvé un sentiment d'injustice qui ne sera pas réparé par la somme de 70 000 euros dont l'objet est différent.
Compte tenu de la durée et de l'importance de la discrimination, il lui sera accordé la somme de 5 000 euros.
Le jugement qui rejette la demande sera infirmé.
5°/ Sur la réparation du préjudice tiré de la violation des accords d'entreprise :
Ce manquement est flagrant dès lors que la société s'était engagée, par divers accords d'entreprise, et notamment celui signé en 1990, à ce que 'l'exercice d'un mandat syndical [soit] un élément valorisant pour le déroulement d'une carrière professionnelle'.
Mais M. [F] ne justifie pas avoir subi un préjudice distinct de ceux réparés précédemment.
La demande sera rejetée et le jugement confirmé.
6°/ Sur la délivrance des bulletins de salaire afférents :
Il sera fait droit à cette demande dans les conditions du dispositif.
7°/ Sur la capitalisation annuelle des intérêts :
Dès lors que la capitalisation a été réclamée, ce qui est le cas, elle doit être ordonnée conformément à l'article 1343-2 du code civil.
Le jugement sera confirmé.
8°/ Sur les frais irrépétibles d'appel :
Il sera équitable de condamner la société, qui sera déboutée de ce chef, à payer à M. [F] la somme de 1 000 euros
PAR CES MOTIFS :
La cour d'appel statuant publiquement, contradictoirement, et après en avoir délibéré conformément à la loi :
- confirme le jugement déféré, sauf en ce qu'il limite à la somme de 50 000 euros la réparation du préjudice économique de M. [F], rejette ses demandes au titre de la reclassification conventionnelle et en rappel des salaires afférents ainsi qu'au titre d'un préjudice moral ;
- l'infirme sur ces points et, statuant à nouveau et y ajoutant :
* ordonne à la société Arcelormittal France le repositionnement de M. [F] au coefficient 92 à compter du 1er août 2015 et au coefficient 100 à compter du 1er août 2020 ;
* la condamne à lui payer à compter du 1er août 2015 le salaire moyen correspondant à ce coefficient, en sa partie fixe et variable, jusqu'au 1er août 2020 et fixé à la somme annuelle de 45 816,36 euros, déduction à faire des salaires déjà versés ;
* la condamne également à payer à M. [F] la somme de 70 000 euros au titre de la réparation du préjudice économique ainsi que celle de 5 000 euros au titre du préjudice moral ;
* ordonne la délivrance par la société Arcelormittal France d'un seul bulletin de salaire, rectifié conformément au présent arrêt, à M. [F], et cela pour la période du 1er août 2015 jusqu'à la date du présent arrêt ;
* la condamne à verser à M. [F] la somme de 1 000 euros au titre des frais irrépétibles d'appel ;
* rejette le surplus des prétentions ;
* condamne la société Arcelormittal France aux dépens d'appel.
LE GREFFIER
Nadine BERLY
LE PRESIDENT
Olivier BECUWE