ARRÊT DU
27 Janvier 2023
N° 155/23
N° RG 20/01611 - N° Portalis DBVT-V-B7E-TDDU
FB/VM
Jugement du
Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de DUNKERQUE
en date du
06 Juillet 2020
(RG F19/00070 -section 3 )
GROSSE :
aux avocats
le 27 Janvier 2023
République Française
Au nom du Peuple Français
COUR D'APPEL DE DOUAI
Chambre Sociale
- Prud'Hommes-
APPELANT :
M. [A] [Y]
[Adresse 1]
[Localité 3]
représenté par Me David BROUWER, avocat au barreau de DUNKERQUE
INTIMÉES :
S.A.S. EUROVIA STR
Siège Social [Adresse 6]
[Localité 5]
représentée par Me Yann LEUPE, avocat au barreau de DUNKERQUE
S.N.C. CAMO 37
[Adresse 4]
[Localité 2]
représentée par Me Véronique PLANCKEEL, avocat au barreau de DUNKERQUE
DÉBATS : à l'audience publique du 14 Juin 2022
Tenue par Frédéric BURNIER
magistrat chargé d'instruire l'affaire qui a entendu seul les plaidoiries, les parties ou leurs représentants ne s'y étant pas opposés et qui en a rendu compte à la cour dans son délibéré,
les parties ayant été avisées à l'issue des débats que l'arrêt sera prononcé par sa mise à disposition au greffe.
GREFFIER : Gaetan DELETTREZ
COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DÉLIBÉRÉ
Stéphane MEYER
: PRÉSIDENT DE CHAMBRE
Béatrice REGNIER
: CONSEILLER
Frédéric BURNIER
: CONSEILLER
Le prononcé de l'arrêt a été prorogé du 30 septembre 2022 au 27 janvier 2023 pour plus ample délibéré
ARRÊT : Contradictoire
prononcé par sa mise à disposition au greffe le 27 Janvier 2023,
les parties présentes en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 450 du code de procédure civile, signé par Frédéric BURNIER, Conseiller et par Annie LESIEUR, Greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
ORDONNANCE DE CLÔTURE : rendue le 24 Mai 2022
EXPOSÉ DU LITIGE
Monsieur [A] [Y] a été mis par la société Gemo, devenue Camo 37, entreprise de travail temporaire, à la disposition de la société Eurovia Str dans le cadre de plusieurs contrats de travail temporaire à compter du 5 février 2011 et jusqu'au 3 août 2018, terme du dernier contrat de mission produit.
Le 8 mars 2019, Monsieur [A] [Y] a saisi le conseil de prud'hommes de Dunkerque et formé des demandes afférentes à la requalification des contrats de mission en contrat à durée indéterminée et à un licenciement sans cause réelle et sérieuse.
Par jugement du 6 juillet 2020, le conseil de prud'hommes de Dunkerque a débouté Monsieur [A] [Y] de ses demandes et l'a condamné à payer à la société Eurovia Str et à la société Camo 37 une indemnité de 150 euros pour frais de procédure ainsi qu'aux dépens.
Monsieur [A] [Y] a régulièrement interjeté appel de ce jugement par déclaration du 27 juillet 2020, en visant expressément les dispositions critiquées.
Aux termes de ses dernières conclusions transmises par voie électronique le 12 octobre 2020, Monsieur [A] [Y] demande à la cour d'infirmer le jugement et, statuant de nouveau, de:
- prononcer la requalification des missions temporaires en contrat à durée indéterminée;
- condamner la société Camo 37 et la société Eurovia Str à lui payer les sommes de:
- 1 995 euros à titre d'indemnité de requalification;
- 3 990 euros à titre d'indemnité compensatrice de préavis;
- 398 euros au titre des congés payés afférents;
- 1 995 euros à titre de dommages et intérêts pour non-respect de la procédure de licenciement;
- 3 491 euros à titre d'indemnité de licenciement;
- 15 960 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse;
- 2 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Aux termes de ses dernières conclusions transmises par voie électronique le 22 octobre 2020, la société Camo 37 demande la confirmation du jugement et la condamnation de Monsieur [Y] à lui verser une indemnité pour frais de procédure de 2 000 euros.
Aux termes de ses dernières conclusions transmises par voie électronique le 7 octobre 2020, la société Eurovia Str demande la confirmation du jugement et la condamnation de Monsieur [Y] à lui verser une indemnité pour frais de procédure de 2 000 euros.
L'ordonnance de clôture a été prononcée le 24 mai 2022.
Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure, des moyens et prétentions des parties, la cour se réfère à leurs dernières conclusions.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur la demande de requalification
Monsieur [Y], qui soutient avoir été employé pendant plus de 7 années en qualité d'ouvrier professionnel par la société Camo 37, fait grief à l'entreprise de travail temporaire de n'avoir respecté aucunement les délais de carence entre les différents contrats de mission.
En outre, il conteste la réalité de l'accroissement temporaire d'activité invoqué comme motif de recours aux contrats de travail temporaire par la société Eurovia Str. Il fait valoir qu'il occupait un emploi relevant de l'activité normale et permanente de l'entreprise utilisatrice.
Sur la prescription de l'action en requalification
Il est constant que :
- le délai de prescription de l'action en requalification de contrats de travail temporaire en contrat de travail à durée indéterminée, qui porte principalement sur l'exécution des contrats de travail et non sur la rupture de la relation contractuelle, est de deux ans conformément aux dispositions de L.1471-1 du code du travail ;
- lorsque cette action est fondée sur le non-respect du délai de carence entre deux contrats successifs, le délai de prescription court à compter du premier jour d'exécution du second de ces contrats ;
- lorsque cette action est fondée sur le motif du recours au contrat de mission, le délai de prescription a pour point de départ le terme du contrat ou, en cas de succession de contrats de mission, le terme du dernier contrat; le salarié est alors en droit, lorsque la demande en requalification est reconnue fondée, de faire valoir auprès de l'entreprise utilisatrice les droits correspondant à un contrat de travail à durée indéterminée prenant effet au premier jour de sa mission.
La requalification en contrat à durée indéterminée pouvant porter sur une succession de contrats séparés par des périodes d'inactivité, ces dernières n'ont pas d'effet sur le point de départ du délai de prescription.
En l'espèce, Monsieur [Y] verse aux débats 146 contrats de mission conclus avec l'entreprise de travail temporaire Gemo pour une mise à disposition auprès de la société Eurovia.
La première mission a commencé le 5 février 2011 et la dernière s'est achevée le 3 août 2018.
La conclusion de trois contrats de mission avec la société [S] [B] Nord entre le 1er avril 2017 et le 31 octobre 2017 n'est pas de nature à interrompre la succession de contrats avec la société Eurovia, pendant ces 7 années.
En effet, Monsieur [Y] montre par la production d'un article de presse que les sociétés Eurovia et [S] [B] ont fusionné en 2001, information que l'intimée ne conteste pas. L'appelant produit également une attestation de Monsieur [U], ancien chef de chantier de la société Eurovia, qui déclare que l'intéressé a toujours travaillé sous ses ordres 'malgré ses contrats et bulletins de paie au nom de [S] [B]'. Cette attestation est corroborée par les mentions portées sur les contrats de mission: Monsieur [U] y est systématiquement identifié comme le contact au sein de l'entreprise utilisatrice, que celle-ci soit la société Eurovia ou la société [S] [B] Nord. Il apparaît, en outre, que le premier contrat de mission avec la société [S] [B] Nord (du 1er avril au 30 juin 2017) est libellé comme étant la prolongation d'un contrat précédemment conclu avec la société Eurovia (du 9 janvier au 31 mars 2017). Il s'en déduit que malgré l'apparence des relations contractuelles, Monsieur [Y] a continué à travailler du 1er avril au 8 septembre 2017 sur un chantier sous la direction de la société Eurovia.
Ni les périodes d'inactivité relevées par la société Eurovia, ni la conclusion de trois contrats de mission avec la société [S] [B] Nord entre le 1er avril et le 31 octobre 2017, n'ont d'effet sur le point de départ du délai de prescription concernant l'action en requalification des contrats de missions successifs conclus avec la société Eurovia.
Cette action engagée le 8 mars 2019, avant l'expiration du délai de deux ans suivant l'expiration du dernier contrat le 3 août 2018, n'est donc pas prescrite.
En revanche, l'action en requalification engagée à l'encontre de l'entreprise de travail temporaire Camo 37, fondée sur le non-respect du délai de carence entre les contrats successifs, est prescrite pour les contrats antérieurs à celui ayant débuté le 9 janvier 2017 (ce contrat ayant pris fin le 31 mars 2017 et ayant été suivi d'un autre contrat dont le premier jour d'exécution est le 1er avril 2017, soit après le 8 mars 2017).
Sur le bien fondé des actions en requalification
Concernant la demande de requalification fondée sur le non-respect des délais de carence
Selon l'article L.1251-36 du code du travail, à l'expiration d'un contrat de mission, il ne peut être recouru, pour pourvoir le poste du salarié dont le contrat a pris fin, ni à un contrat à durée déterminée ni à un contrat de mission, avant l'expiration d'un délai de carence calculé en fonction de la durée du contrat de mission incluant, le cas échéant, son ou ses renouvellements. Les jours pris en compte sont les jours d'ouverture de l'entreprise ou de l'établissement utilisateurs. Sans préjudice des dispositions de l'article L. 1251-5, la convention ou l'accord de branche étendu de l'entreprise utilisatrice peut fixer les modalités de calcul de ce délai de carence.
En l'absence de stipulations conventionnelles alors applicables (l'accord collectif national relatif à l'emploi durable et à la modération du recours aux contrats courts dans les travaux publics n'ayant été signé que le 4 décembre 2018), le délai de carence est, en vertu des dispositions légales, égal au tiers de la durée du contrat de mission venu à expiration si la durée du contrat incluant, le cas échéant, son ou ses renouvellements, est de quatorze jours ou plus.
En l'espèce, au cours de la période non couverte par la prescription, le seul manquement aux règles relatives aux délais de carence peut être constaté entre le premier contrat de mission conclu avec la société [S] [B] Nord du 1er avril 2017 au 4 août 2017 (prolongation incluse) et le second contrat conclu avec la même entreprise à compter du 28 août 2017, pour le même motif (accroissement temporaire d'activité) et pour le même poste (chantier région [Localité 5] THNS, travaux d'aide au pavage).
Ce seul manquement, impliquant par ailleurs une entreprise utilisatrice qui n'a pas été mise en dans la cause et n'a pas été en mesure de formuler ses observations, ne suffit pas à caractériser l'existence d'un emploi durable.
La demande de requalification à l'encontre de la société Camo 37 apparaît dès lors mal fondée.
Concernant la demande de requalification fondée sur le motif de recours
Selon l'article L.1251-5 que le contrat de mission, destiné à l'exécution d'une tâche précise et temporaire seulement dans des cas limitativement énumérés par l'article L.1251-6 du même code incluant le remplacement d'un salarié absent et l'accroissement temporaire d'activité, ne peut avoir pour objet ni pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l'activité normale et permanente de l'entreprise utilisatrice.
Il est constant qu'il appartient à l'entreprise utilisatrice de rapporter la preuve de la réalité du motif énoncé dans le contrat de travail temporaire.
Selon l'article L.1251-40 du code du travail, dans sa version applicable au litige, lorsqu'une entreprise utilisatrice a recours à un salarié d'une entreprise de travail temporaire en méconnaissance des dispositions des articles L.1251-5 à L.1251-7, L.1251-10 à L.1251-12, L.1251-30 à L.1251-35, ce salarié peut faire valoir auprès de l'entreprise utilisatrice les droits correspondant à un contrat à durée indéterminée prenant effet au premier jour de sa mission.
En l'espèce, la société Eurovia Str n'apporte aucun élément démontrant l'existence des accroissements temporaires d'activité qui ont motivé le recours à Monsieur [Y] pendant plus de 7 années.
Le seul élément produit est un tableau (dont les données ne sont par ailleurs nullement étayées) présentant l'évolution par semestre du carnet de commande et du chiffre d'affaire. Les variations du niveau de commandes n'est pas mis en corrélation avec les périodes de recours aux contrats de mission avec Monsieur [Y]. Par exemple, Monsieur [Y] a été employé très régulièrement au cours du second semestre 2014 alors qu'il s'agit de la période où le carnet de commande a atteint son niveau le plus bas. En outre, malgré les fluctuations du carnet de commande, il apparaît que le chiffre d'affaire de la société demeurait relativement stable d'une année sur l'autre, laissant supposer un niveau d'activité global constant.
Il relève de l'activité normale d'une entreprise de répondre aux commandes qu'elle reçoit. Il n'est nullement démontré que les chantiers visés dans les contrats de l'intéressé avaient un caractère exceptionnel.
Monsieur [Y] a toujours été employé en qualité d'ouvrier d'exécution. Les différents postes mentionnés dans les multiples contrats de mission se rapportent tous à l'activité usuelle d'un ouvrier oeuvrant sur des chantiers de travaux publics.
Le motif de recours aux contrats de missions n'étant nullement démontré et l'emploi de Monsieur [Y] s'inscrivant au service de l'activité normale et permanente de l'entreprise utilisatrice, il y a lieu de requalifier la relation de travail en contrat à durée indéterminée à compter du 5 février 2011 à l'égard de la société Eurovia Str.
Le jugement déféré sera infirmé de ce chef.
Sur les conséquences financières de la requalification
Selon l'article L.1251-41 du code du travail, lorsque le juge fait droit à une demande de requalification d'un contrat de mission en contrat de travail temporaire, il accorde au salarié une indemnité de requalification qui ne peut être inférieure à un mois de salaire.
Cette indemnité n'est due que par l'entreprise utilisatrice.
En l'espèce, Monsieur [Y] peut prétendre à une indemnité de requalification de 1 995 euros correspondant à sa rémunération moyenne mensuelle, calculée sur la base des fiches de paie qu'il a produites.
En conséquence, la société Eurovia Str sera condamnée à lui payer cette somme et le jugement déféré sera infirmé sur ce chef.
Sur la rupture de la relation de travail
Les demandes afférentes à la rupture de la relation contractuelle échappent aux prescriptions de l'article L.1471-1 du code du travail, dans la mesure où c'est par l'effet du présent arrêt que la relation de travail est requalifiée à durée indéterminée, et que c'est à ce titre que le salarié peut en tirer les conséquences de la rupture.
Les relations de travail ayant cessé à compter du 3 août 2018 sans que n'aient été respectées les formalités de rupture, et la société Eurovia Str ne pouvant se prévaloir de la survenance du terme, Monsieur [Y] est bien fondé à solliciter la requalification de la rupture en licenciement sans cause réelle et sérieuse.
Monsieur [Y], qui compte une ancienneté de 7 années, peut donc prétendre à :
- une indemnité compensatrice de préavis, correspondant à 2 mois de salaire, soit 3 990 euros et une indemnité de congés payés afférente d'un montant de 398 euros (dans la limite de la demande) ;
- une indemnité légale de licenciement d'un montant de 3 491 euros (dans la limite de la demande) ;
- des dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse à hauteur de la somme de 12 000 euros tenant compte de son salaire de référence, de son ancienneté, de son âge au moment du licenciement (33 ans), de sa capacité à retrouver un emploi et de l'absence d'éléments quant à sa situation postérieure à son licenciement.
En revanche, Monsieur [Y] sera débouté de sa demande de dommages et intérêts pour non-respect de la procédure de licenciement, cette indemnité ne pouvant se cumuler avec celle allouée pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, en application des dispositions de l'article L.1235-2 du code du travail.
Sur les autres demandes
Il y a lieu d'ordonner à la société Eurovia Str la délivrance d'une attestation Pôle emploi et d'un bulletin de salaire rectifié conformes au présent arrêt.
Compte tenu de la solution apportée au litige, le jugement sera infirmé en ce qu'il a condamné Monsieur [Y] au paiement d'indemnités pour frais de procédure et aux dépens de première instance.
Sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, il convient de condamner la société Eurovia Str à payer à Monsieur [Y] une indemnité destinée à couvrir les frais non compris dans les dépens qu'il a dû engager pour assurer la défense de ses intérêts et qu'il y a lieu de fixer à 2 000 euros.
La société Eurovia Str sera condamnée aux dépens de première instance et d'appel.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant par arrêt contradictoire mis à disposition au greffe,
Confirme le jugement en ce qu'il a débouté Monsieur [A] [Y] de ses demandes à l'égard de la SNC Camo 37 et en ce qu'il a débouté Monsieur [A] [Y] de sa demande de dommages et intérêts pour non-respect de la procédure de licenciement,
Infirme le jugement pour le surplus,
Statuant à nouveau sur les points infirmés et y ajoutant,
Requalifie en contrat à durée indéterminée les contrats de mission de Monsieur [A] [Y] à l'égard de la SAS Eurovia Str à compter du 5 février 2011,
Dit que la rupture de la relation de travail constitue un licenciement sans cause réelle et sérieuse,
Condamne la SAS Eurovia Str à payer à Monsieur [A] [Y] les sommes de :
- 1 995 euros à titre d'indemnité de requalification,
- 3 990 euros à titre d'indemnité compensatrice de préavis,
- 398 euros au titre de l'indemnité de congés payés afférente,
- 3 491 euros à titre d'indemnité légale de licenciement,
- 12 000 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,
Ordonne à la SAS Eurovia Str de délivrer à Monsieur [A] [Y] une attestation Pôle emploi et un bulletin de salaire rectifié conformes au présent arrêt,
Condamne la SAS Eurovia Str à payer à Monsieur [A] [Y] la somme de 2 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile,
Déboute la SNC Camo 37 et la SAS Eurovia Str de leurs demandes d'indemnités pour frais de procédure formées en cause d'appel,
Condamne la SAS Eurovia Str aux dépens de première instance et d'appel.
LE GREFFIER
Annie LESIEUR
POUR LE PRÉSIDENT
EMPÊCHÉ
Frédéric BURNIER, Conseiller