République Française
Au nom du Peuple Français
COUR D'APPEL DE DOUAI
CHAMBRE 1 SECTION 1
ARRÊT DU 13/09/2018
***
SUR RENVOI DE CASSATION
N° de MINUTE :
N° RG 17/07151 - N° Portalis DBVT-V-B7B-RHCR
Jugement (N° 11/01282)
rendu le 03 avril 2012 par le tribunal de grande instance de Versailles
Arrêt (N° RG : 12/02465 et 12/03172) rendu le 16 juin 2016 par la cour d'appel de Versailles
Arrêt de Cour de Cassation du 22 novembre 2017
APPELANTE
SAS Les Fils de Madame X...
prise en la personne de son représentant légal
ayant son siège social [...]
représentée par Me Bernard Y..., membre de la SCP Deleforge Y..., avocat au barreau de Douai
assistée de Me Cyril Z..., avocat au barreau de Paris
INTIMÉE
Commune de Fontenay Le Fleury
prise en la personne de son maire en exercice
Hôtel de Ville place du 8 mai 1945
[...]
représentée par Me Loïc D... , membre de la SELARL Lexavoue Amiens Douai, avocat au barreau de Douai
assistée de Me Yvon A..., avocat au barreau de Paris, substitué à l'audience par MeJuliette B..., avocat au barreau de Paris
COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DÉLIBÉRÉ
Etienne Bech, président de chambre
Bruno Poupet, conseiller
Emmanuelle Boutié, conseiller
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GREFFIER LORS DES DÉBATS : Delphine Verhaeghe
DÉBATS à l'audience publique du 04 juin 2018, tenue par Bruno Poupet et Emmanuelle Boutié, après accord des parties et rapport oral de l'affaire par Emmanuelle Boutié.
Les parties ont été avisées à l'issue des débats que l'arrêt serait prononcé par sa mise à disposition au greffe.
ARRÊT CONTRADICTOIRE prononcé publiquement par mise à disposition au greffe le 13 septembre 2018 (date indiquée à l'issue des débats) et signé par Emmanuelle Boutié, conseiller en remplacement de M. Etienne Bech, président empêché, et Delphine Verhaeghe, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
ORDONNANCE DE CLÔTURE DU : 17 mai 2018
***
Par contrat du 5 décembre 1975, la commune de Fontenay-le-Fleury (la commune) a délégué à MM. C... et X..., aux droits desquels se trouve la société Les Fils de Madame X... (la société) l'exploitation de ses marchés communaux pour une durée de trente ans dont le point de départ a été fixé par un avenant au 1er janvier 1982.
Par un avenant n° 1 du 29 octobre 1976, les parties sont convenues que la construction du nouveau marché couvert serait financée par des emprunts souscrits par la commune et dont le concessionnaire s'engageait à rembourser les anuités sous la forme d'une redevance spéciale annuelle jusqu'à complet amortissement.
Pour tenir compte des engagements financiers nouveaux pris par le concessionnaire, il a en outre été prévu que le contrat se renouvellerait à son expiration, par tacite reconduction, pour une durée de dix années, la commune se réservant toutefois le droit de le résilier à la date d'expiration normale du traité, auquel cas elle devrait rembourser au concessionnaire, préalablement à la date d'expiration, la moitié des redevances spéciales versées au titre de l'article 2 dudit avenant, le montant de la somme ainsi due étant majorée, à compter de la quinzième année d'exploitation, d'un intérêt annuel de 10 % calculé selon la méthode des intérêts composés.
Par délibération du 29 septembre 2010, la commune a décidé de mettre fin au contrat le 31 décembre 2011.
La société Les Fils de Madame X... l'a assignée devant le tribunal de grande instance de Versailles en paiement de l'indemnité de non-renouvellement due en application des stipulations précitées.
Par jugement du 3 avril 2012, le tribunal a condamné la commune de Fontenay-le-Fleury à payer à la société Les Fils de Madame X... la somme de 250000 euros augmentée des intérêts au taux légal à compter du 1er février 2011, outre 2 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens.
La société et la commune ont relevé appel de ce jugement et les deux instances ont été jointes.
Par arrêt du 3 avril 2014, la cour d'appel de Versailles a irrévocablement jugé que la commune était tenue d'indemniser le concessionnaire et, avant dire droit sur la réparation du préjudice, a ordonné une expertise dont le rapport a été déposé le 20 mai 2015.
Par un second arrêt, du 16 juin 2016, ladite cour a confirmé le jugement sauf en ce qu'il a condamné la commune de Fontenay-le-Fleury à payer à la société Les Fils de Madame X... la somme de 250 000 euros augmentée des intérêts au taux légal à compter du 1er février 2011, outre 2 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, et, statuant à nouveau, a :
- constaté le caractère manifestement disproportionné de l'indemnité contractuelle à la charge de la commune de Fontenay-le-Fleury par rapport au préjudice invoqué,
- condamné ladite commune à payer à la société Les Fils de Madame X... la somme d'un euro à titre d'indemnité avec intérêts au taux contractuel à compter du 1erfévrier 2011 et capitalisation des intérêts dans les conditions de l'article 1154 du code civil,
- débouté la société Les Fils de Madame X... du surplus de ses demandes,
- condamné la société à payer à la commune 6 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens comprenant les frais d'expertise.
Sur pourvoi formé par la société et par décision du 22 novembre 2017, la cour de cassation a cassé cet arrêt, mais seulement en ce qu'il constate le caractère manifestement disproportionné de l'indemnité contractuelle à la charge de la commune de Fontenay-le-Fleury par rapport au préjudice invoqué et condamne ladite commune à payer à la société Les Fils de Madame X... la somme d'un euro à titre d'indemnité avec intérêts au taux contractuel à compter du 1er février 2011 et capitalisation des intérêts dans les conditions de l'article 1154 du code civil, et renvoyé la cause et les parties devant la cour d'appel de Douai.
La société demande à cette cour :
- d'infirmer le jugement du tribunal de grande instance de Versailles en ce qu'il a condamné la commune de Fontenay-le-Fleury à lui payer la somme de 250 000 euros augmentée des intérêts au taux légal à compter du 1er février 2011,
- de condamner la commune à lui payer 785 916,40 euros ou, subsidiairement, 567562,15 euros, avec intérêts au taux contractuel à compter du 1er février 2011 capitalisés conformément à l'article 1154 du code civil,
- de débouter la commune de ses prétentions et de la condamner également à lui payer 2000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens de première instance et d'appel, en ce compris les frais d'expertise, dont distraction au profit de la SCP Deleforge & Y....
La commune conclut également à l'infirmation du jugement en ce qu'il l'a condamnée à payer à la société la somme de 250 000 euros augmentée des intérêts au taux légal à compter du 1er février 2011, à la fixation de l'indemnité due par elle à la société à zéro euro ou, subsidiairement, à 110 000 euros, au débouté de la société de ses demandes et à la condamnation de celle-ci à lui verser 100 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens de première instance et d'appel comprenant les frais d'expertise.
Vu les conclusions de la société en date du 11 mai 2018 et les conclusions de la commune en date du 11 avril 2018.
SUR CE
Il est constant qu'en vertu des règles générales applicables aux contrats administratifs, la personne publique cocontractante peut toujours, pour un motif d'intérêt général, résilier unilatéralement un tel contrat sous réserve des droits à indemnité de son cocontractant ; que, si l'étendue et les modalités de cette indemnisation peuvent être déterminées par les stipulations contractuelles, l'interdiction faite aux personnes publiques de consentir des libéralités fait toutefois obstacle à ce que ces stipulations prévoient une indemnité de résiliation qui serait, au détriment de la personne publique, manifestement disproportionnée au montant du préjudice subi par le cocontractant du fait de cette résiliation; que si, dans le cadre d'un litige indemnitaire, l'une des parties ou le juge soulève, avant la clôture de l'instruction, un moyen tiré de l'illicéité de la clause du contrat relative aux modalités d'indemnisation du cocontractant en cas de résiliation anticipée, il appartient à ce dernier de demander au juge la condamnation de la personne publique à l'indemniser du préjudice qu'il estime avoir subi du fait de la résiliation du contrat sur le fondement des règles générales applicables, dans le silence du contrat, à l'indemnisation du cocontractant en cas de résiliation du contrat pour un motif d'intérêt général.
Par son premier arrêt, du 3 avril 2014, définitif, la cour d'appel de Versailles a confirmé le jugement entrepris en ce qu'il a jugé, contrairement à ce que la commune soutenait, que l'intervention, postérieurement à la signature du traité de concession, des dispositions de la loi du 29 janvier 1993 dite loi Sapin, relatives aux modalités de passation des délégations de service public et à leur durée, ne faisait pas obstacle à la mise en oeuvre régulière de l'article 3 de l'avenant numéro 1 du 29 octobre 1976 et que la commune est tenue d'indemniser la société.
Cela suppose toutefois que la société démontre qu'elle subit effectivement un préjudice et qu'elle justifie de l'estimation qu'elle en propose, sans se limiter à l'estimation 'grossière' qu'elle suggère, certes suffisante pour apprécier l'éventuelle disproportion manifeste entre l'indemnité contractuelle et le préjudice mais ne permettant pas, si une telle disproportion était avérée, ce que soutient la commune, de déterminer son indemnisation selon les règles générales applicables.
Contrairement à ce qu'affirme la société (page 15 de ses conclusions), la cour de cassation n'a nullement dit que l'éventuelle disproportion de l'indemnité contractuelle devait être appréciée par rapport aux dépenses exposées par le concessionnaire dans le cadre de la concession et non par comparaison avec la valeur résiduelle des investissements de la société.
En effet, la cour de cassation relève :
- que pour constater le caractère manifestement disproportionné de l'indemnité contractuelle par rapport au préjudice invoqué et limiter à un euro le montant de la condamnation de la commune, l'arrêt énonce que le concessionnaire déclare expressément que son préjudice est constitué par la valeur résiduelle des investissements réalisés au titre du contrat,
- qu'en statuant ainsi, alors que, si le concessionnaire faisait valoir que l'indemnité contractuellement prévue correspondait à la valeur non amortie des investissements, il soutenait que cette indemnité n'était pas manifestement disproportionnée par rapport au montant de son préjudice résultant tant des dépenses qu'il avait exposées que du gain dont il avait été privé, la cour a méconnu l'objet du litige.
Autrement dit, la cour de cassation considère seulement que la cour d'appel n'a pas répondu à la question qui lui était posée mais ne prescrit pas de méthode et se prononce encore moins sur le caractère manifestement disproportionné ou non de l'indemnité contractuelle.
La société soutient que son préjudice 'ne saurait être inférieur' à 567562,15 euros, somme correspondant 'au report déficitaire de la concession à la date de la résiliation, d'un montant de 303 516 euros, et au manque à gagner, du fait de la résiliation du contrat, estimé par l'expert à 264 046,15 euros'.
Or, le préjudice effectif susceptible d'avoir été subi par la société réside dans les pertes subies ('damnum emergens') et le gain manqué (lucrum cessans).
L'appréciation des pertes subies suppose la prise en compte des dépenses effectuées mais aussi des recettes parallèlement récoltées et il est d'usage, en matière de concession, de retenir la valeur non amortie des investissements, valeur à laquelle correspondait l'indemnité contractuelle selon la société et à laquelle elle imitait initialement des prétentions.
L'expert, qui a maintenu sa conclusion sur ce point après prise en compte des observations de la société, conclut que dans toutes les hypothèses, le 'payback', c'est-à-dire le temps nécessaire pour que les flux d'exploitation dégagés par un investissement compensent le coût initial de cet investissement, a été atteint, en données 'retraitées de l'inflation', au plus tard en 2009 et que la valeur résiduelle de financement ou valeur non amortie des investissements était nulle en 2011 à la date de la résiliation.
Le préjudice de la société ne peut donc consister que dans un éventuel manque à gagner.
L'allégation d'un manque à gagner, dont se prévaut la société, calculé, pour la période 2011-2021, en fonction des flux positifs des années précédentes, exclut la persistance d'un déficit à la date de la résiliation.
En revanche, contrairement à ce qu'écrit la commune, la société n'évalue pas son manque à gagner à 110 000 euros sur la base d'un bénéfice moyen annuel de 11000 euros mais évoque (page 13 de ses conclusions) un bénéfice annuel a minima de 11 000 euros ; ainsi que cela a été dit ci-dessus, elle propose, à la faveur de sa demande subsidiaire, de retenir la somme de 264 046,15 euros à ce titre.
L'expert expose sur ce point :
- que la poursuite du contrat sur une période de dix ans aurait permis de dégager un flux positif non actualisé de :
* 171 445,20 euros en retenant une hypothèse de résultat sur la période égale à la moyenne des résultats dégagés sur les cinq dernières années, 2007-2011, soit un flux annuel de 17 144,52 euros,
* 264 046,15 euros en retenant une hypothèse de résultat sur la période égale à la moyenne des résultats dégagés sur les dix dernières années, soit un flux annuel de 26404,62 euros,
- qu'en valeur actuelle à la date du 31 décembre 2011, ces mêmes flux attendus sur la période 2012-2021 représenteraient une valeur de :
* 135 654,68 euros au taux d'actualisation de 5 % et 110 487,43 euros au taux de 10 % pour des flux annuels de 17 144,52 euros,
* 208 924,50 euros au taux d'actualisation de 5 % et 170 163,92 euros au taux de 10 % pour des flux annuels de 26 404,62 euros.
En l'absence d'indication de l'expert et de démonstration de la société permettant de déterminer l'hypothèse la plus probable, il est raisonnable de retenir la moyenne des deux hypothèses les plus favorables en valeur actualisée au 31 décembre 2011 (135 654,68 € et 208 924,50 €), soit 172 289,59 euros.
Si un débat s'est instauré sur le calcul de l'indemnité contractuellement prévue, il est admis que son montant est au minimum de 485 344,94 euros, chiffre retenu par l'expert.
Il en résulte que cette indemnité est manifestement disproportionnée par rapport au préjudice subi, que la clause la prévoyant est dès lors illicite et qu'elle ne saurait trouver application.
La société est en revanche fondée à obtenir l'indemnisation de son préjudice tel qu'il a été évalué ci-dessus, soit à hauteur de 172 289,59 euros.
Dans la mesure où le jugement entrepris a alloué à la société une indemnité d'un montant supérieur et que, s'il est infirmé, la créance indemnitaire de la société est néanmoins confirmée dans la limite du montant aujourd'hui fixé, l'indemnité de 172 289,59 euros doit être assortie des intérêts au taux légal à compter de la date du jugement, conformément à l'article 1153-1 du code civil dans sa rédaction antérieure au 1er octobre 2016.
Les considérations qui précèdent justifient, vu les articles 696 et 700 du code de procédure civile, que chacune des parties supporte la charge de la moitié des dépens de première instance et d'appel, incluant le coût de l'expertise, et conserve la charge de ses frais irrépétibles.
PAR CES MOTIFS
La cour
infirme le jugement entrepris et, statuant à nouveau,
condamne la commune de Fontenay-le-Fleury à payer à la société Les Fils de MadameX... la somme de cent soixante-douze mille deux cent quatre-vingt-neuf euros et cinquante-neuf centimes (172 289,59) avec intérêts au taux légal à compter du 3 avril 2012,
déboute les parties de leurs demandes autres,
condamne chacune d'elles à la moitié des dépens de première instance et d'appel incluant le coût de l'expertise judiciaire.
Le greffier, Pour le président,
Delphine Verhaeghe. Emmanuelle Boutié.