La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

25/06/2024 | FRANCE | N°24/00192

France | France, Cour d'appel de Chambéry, 1ère chambre, 25 juin 2024, 24/00192


HP/SL





COUR D'APPEL de CHAMBÉRY





Chambre civile - Première section



Arrêt du Mardi 25 Juin 2024





N° RG 24/00192 - N° Portalis DBVY-V-B7I-HNCJ



Décision attaquée : Décision du Bâtonnier de l'ordre des avocats de CHAMBERY en date du 21 Décembre 2023





Appelantes



S.E.L.A.R.L. JURISOPHIA SAVOIE, dont le siège social est situé [Adresse 1] - [Localité 5]



Représentée par la SELARL BENJAMIN BEROUD, avocats au barreau de CHAMBERY


<

br>

Me Angeline NICOLAS

demeurant [Adresse 2] - [Localité 5]



Représenté par Me Angéline NICOLAS, avocat au barreau de CHAMBERY





Intimés



CONSEIL DE L'ORDRE DES AVOCATS DE CHAMBERY, d...

HP/SL

COUR D'APPEL de CHAMBÉRY

Chambre civile - Première section

Arrêt du Mardi 25 Juin 2024

N° RG 24/00192 - N° Portalis DBVY-V-B7I-HNCJ

Décision attaquée : Décision du Bâtonnier de l'ordre des avocats de CHAMBERY en date du 21 Décembre 2023

Appelantes

S.E.L.A.R.L. JURISOPHIA SAVOIE, dont le siège social est situé [Adresse 1] - [Localité 5]

Représentée par la SELARL BENJAMIN BEROUD, avocats au barreau de CHAMBERY

Me Angeline NICOLAS

demeurant [Adresse 2] - [Localité 5]

Représenté par Me Angéline NICOLAS, avocat au barreau de CHAMBERY

Intimés

CONSEIL DE L'ORDRE DES AVOCATS DE CHAMBERY, dont le siège social est situé [Adresse 7] - [Localité 3]

Représenté par la SCP BESSAULT MADJERI SAINT-ANDRE, avocats au barreau de CHAMBERY

Partie jointe

Mme la PROCUREURE GENERALE

Parquet Général, - [Adresse 8] - [Localité 4]

-=-=-=-=-=-=-=-=-

Date des plaidoiries tenues en chambre du conseil : 19 mars 2024

Date de mise à disposition : 25 juin 2024

-=-=-=-=-=-=-=-=-

Composition de la cour :

- Mme Hélène PIRAT, Présidente,

- Mme Myriam REAIDY, Conseillère,

- M. Guillaume SAUVAGE, Conseiller,

avec l'assistance lors des débats de Mme Sylvie LAVAL, Greffier,

-=-=-=-=-=-=-=-=-

Faits et procédure

Le 18 mars 2022, Me [N] [R], avocate, et la société Jurisophia Savoie ont conclu un contrat de collaboration libérale à temps plein en date pour une rétrocession d'honoraires de 3 000 euros HT le premier mois puis 3 400 euros par mois.

Suivant avenant du 6 février 2023, il a été convenu d'une rétrocession complémentaire proportionnelle à 5 % hors-taxes des honoraires encaissés par le cabinet en 2023 pour les dossiers traités par Me [R].

Le 25 août 2023, un arrêt de travail pour motif médical a été accordé à Me [R] par son médecin jusqu'au 8 septembre 2023 inclus avec des sorties autorisées sans restriction.

Le 28 août 2023, la société Jurisophia Savoie a saisi le Bâtonnier d'une demande de conciliation du fait de graves difficultés rencontrées avec Me [R] dans le cadre de l'exécution du contrat de collaboration. Par courrier du 20 septembre 2029, une tentative de conciliation a été fixée au 9 octobre 2023.

Le 8 septembre 2023, une prolongation de l'arrêt de travail pour motif médical était accordée à Me [R] jusqu'au 22 septembre 2023 inclus, avec des sorties autorisées sans restriction.

Par courrier du 8 septembre 2023, la société Jurisophia Savoie a pris acte de la prolongation de l'arrêt de travail et, au motif de la nécessaire réorganisation de la structure, a demandé à Me [R] la restitution, sous 48 heures, de la tablette et des clés du cabinet pour la durée de l'arrêt travail. Ces éléments ont été restitués le 15 septembre 2023.

Par courrier du 15 septembre 2023, Me [R] a pris acte du fait que la société Jurisophia Savoie aurait rompu tacitement le contrat de collaboration dans la mesure où la rétrocession d'honoraires du mois d'août n'avait pas été versée, que les accès informatiques professionnels avaient été bloqués et qu'elle avait dû restituer la tablette et les clés du cabinet.

Par courriel du 2 octobre 2023, le Bâtonnier a annulé la tentative de conciliation fixée au 9 octobre 2023, celle-ci ayant été organisée en dehors de toute procédure d'arbitrage.

Par courrier du 3 octobre 2023 de son conseil, Me [S] [V], Me [R] a saisi le bâtonnier de l'ordre des avocats du barreau de Chambéry d'une demande d'arbitrage pour voir acter la rupture du contrat de collaboration aux torts de la société Jurisophia Savoie et voir celle-ci condamner à lui payer les rétrocessions d'honoraires manquantes, outre une indemnité de 35 700 euros hors-taxes pour rupture en raison de l'état de grossesse, ainsi que des dommages et intérêts pour 20 000 euros et 1 500 euros au titre des frais irrépétibles.

Par courrier du 12 octobre 2023, le Bâtonnier a ouvert la procédure d'arbitrage et a convoqué les parties à une tentative de conciliation fixée le 13 novembre 2023 et, à défaut de conciliation, à un audience le 4 décembre 2023.

La tentative de conciliation n'a pas prospérée.

Par décision du 21 décembre 2023, le bâtonnier de l'ordre des avocats du barreau de Chambéry, avec le bénéfice de l'exécution provisoire, a :

- Rejeté la demande de Me [R] de voir prononcer la rupture du contrat de collaboration aux torts exclusifs de la société Jurisophia Savoie ;

- Rejeté la demande de la société Jurisophia Savoie de voir prononcer la rupture du contrat de collaboration aux torts exclusifs de Me [R] ;

- Dit que c'est à tort et de façon fautive que la société Jurisophia Savoie n'a pas procédé au règlement des rétrocessions d'honoraires dues à Me [R] sur les mois d'août et septembre 2023 ;

En conséquence,

- Condamné la société Jurisophia Savoie à payer à Me [R] les sommes suivantes :

- 3 400 euros hors-taxes, outre TVA, au titre de la rétrocession du mois d'août 2023,

- 1 700 euros hors-taxes, outre TVA, au titre de la rétrocession jusqu'au 15 du mois de septembre 2023,

- 8 000 euros à titre de dommages et intérêts,

- 1 000 euros au titre des frais irrépétibles ;

- Rejeté toutes les autres demandes présentées par Me [R] et par la société Jurisophia Savoie ;

- Dit que la présente décision sera notifiée à Me [R] et à la société Jurisophia Savoie conformément aux dispositions de l'article 152 du Décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 ;

- Rappelé à Me [R] et à la société Jurisophia Savoie la voie de recours contre sa décision.

Au visa principalement des motifs suivants :

Il n'est pas démontré, par des éléments de preuve suffisamment objectifs et circonstanciés, la volonté de la société Jurisophia Savoie de rompre le contrat de collaboration libérale au motif de l'annonce de la grossesse de Me [R], dès lors, la demande de Me [R] de voir prononcer la rupture du contrat de collaboration aux torts exclusifs de la société Jurisophia Savoie en lien avec l'annonce de la grossesse sera donc rejetée ;

Les griefs évoqués par Me [R], pour considérer avoir été contrainte de provoquer la rupture du contrat de collaboration, ont été rejetés, il ne peut qu'être retenu une rupture du contrat de collaboration du seul fait de Me [R] ;

Pour autant, s'il y a une manifeste carence de preuve de la part des parties sur les griefs mutuels qu'elles se font, il ne peut être écarté la naissance d'un conflit entre la société Jurisophia Savoie et Me [R] pour lequel elles n'ont pas trouvé les ressources nécessaires pour conduire à une solution amiable et apaisée ;

La conviction de Me [R] sur le fait d'être face à une discrimination liée à l'annonce de sa grossesse a structuré son raisonnement et sa certitude sur l'impossibilité de poursuivre la relation contractuelle, ce qui ne peut être considéré comme fautif, c'est la raison pour laquelle, la rupture sera effectivement imputée à Me [R] mais ne sera pas considérée comme fautive ;

La société Jurisophia Savoie a commis une faute en ne procédant pas au règlement des rétrocessions d'honoraires dues à Me [R] sur les mois d'août 2023 et de septembre 2023.

Par acte du 16 janvier 2024, reçu au greffe le 19 janvier 2024, Me [R] a interjeté appel de la décision en ce qu'elle a :

- Rejeté sa demande de voir prononcer la rupture du contrat de collaboration aux torts exclusifs de la société Jurisophia Savoie,

- Rejeté ses autres demandes, à savoir :

- la demande visant à voir juger, que liée à l'état de grossesse, cette rupture imputable à la selarl Jurisophia Savoie,

la demande visant à voir condamner la Selarl Jurisopha Savoie à lui régler les rétrocessions restant à courir jusqu'à l'expiration de la période de protection, soit jusqu'au 8 juillet 2024, soit 35 700 euros HT, en raison de la nullité de la rupture intervenue pour discrimination en raison de l'état de grossesse, du fait de l'imputabilité de ladite rupture au cabinet,

- la demande visant à voir condamner la Selarl Jurisopha Savoie à lui verser la somme de 20 000 euros à titre de dommages-intérêts,

- la demande visant à voir condamner la Selarl Jurisopha Savoie à lui verser la somme de 1 500 € au titre de l'article 700 du Code de Procédure Civile et les dépens.

Par acte du 17 janvier 2024, reçu au greffe le 19 janvier 2024, la société Jurisophia Savoie a interjeté appel de la décision en ce qu'elle a :

- Rejeté la demande de la société Jurisophia Savoie de voir prononcer la rupture du contrat de collaboration aux torts exclusifs de Me [R] ;

- Dit que c'est à tort et de façon fautive que la société Jurisophia Savoie n'a pas procédé au règlement des rétrocessions d'honoraires dues à Me [R] sur les mois d'août et septembre 2023 ;

- Condamné la société Jurisophia Savoie à payer à Me [R] les sommes suivantes :

- 3 400 euros hors-taxes, outre TVA, au titre de la rétrocession du mois d'août 2023,

- 1 700 euros hors-taxes, outre TVA, au titre de la rétrocession jusqu'au 15 du mois de septembre 2023,

- 8 000 euros à titre de dommages et intérêts,

- 1 000 euros au titre des frais irrépétibles ;

- Ordonné l'exécution provisoire pour toutes les condamnations ;

- Rejeté toutes ses autres demandes.

Les deux instances ont été jointes.

Prétentions et moyens des parties

Par dernières écritures du 14 mars 2024, régulièrement notifiées par voie de communication électronique, la société Jurisophia sollicite l'infirmation des chefs critiqués de la décision et demande à la cour de réformer la décision entreprise sauf en ce qu'elle a :

- rejeté la demande de Me [R] de voir prononcer la rupture du contrat de collaboration à ses torts exclusifs,

- rejeté toutes les autres demandes présentées par Me [R] ;

Statuant à nouveau,

- Juger que la prise d'acte de la rupture du contrat de travail n'est pas un mode de rupture applicable au contrat de collaboration libérale conclu entre Me [R] et elle ;

- Juger que Me [R] ne peut se prévaloir des dispositions applicables aux salariés en général et aux salariées en état de grossesse en particulier (pas de présomption de discrimination, pas d'application d'indemnités « automatiques » et d'un montant minimal, pas de salaires maintenus pendant toute la durée de nullité du licenciement de la salariée enceinte) ;

- Débouter Me [R] de sa demande tendant à voir acter que la rupture du contrat de collaboration libérale lui est imputable et qu'aucun préavis n'est dû ;

- Juger que Me [R] ne peut se prévaloir de la nullité de la rupture du contrat de collaboration libérale telle que prévue à l'article 14.5.3. du RIN dans la mesure où c'est elle qui a rompu ledit contrat et où elle ne rapporte pas la preuve d'une discrimination liée à son état de grossesse ;

- Juger que Me [R] ne rapporte pas la preuve d'un « manquement grave flagrant aux règles professionnelles » de sa part tel que visé à l'article 14.4. du RIN ;

- Débouter Me [R] de sa demande tendant à la voir condamner à lui payer les rétrocessions d'honoraires jusqu'au 8 juillet 2024, étant précisé que le RIN ne prévoit en tout état de cause pas une telle sanction en cas de rupture du contrat de collaboration libérale pour discrimination liée à l'état de grossesse ;

- Débouter Me [R] de sa demande tendant à la voir condamner à lui payer la somme de 20 000 euros à titre de dommages et intérêts ;

- Débouter Me [R] de sa demande tendant à la voir condamner à lui payer la somme de 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Débouter Me [R] de sa demande tendant à la voir condamner aux dépens ;

- Juger que la résiliation du contrat de collaboration libérale est fautive dans la mesure où il a été rompu par Me [R], laquelle n'a pas été victime d'une discrimination liée à son état de grossesse ni d'un manquement grave flagrant aux règles professionnelles ;

- Condamner Me [R] à lui payer la somme de 10 200 euros à titre de dommages et intérêts en raison du préjudice causé par la rupture brutale à ses torts exclusifs du contrat de collaboration et par la violation de l'obligation de respecter un délai de préavis de trois mois tel que prévu à l'article 14.4.1. du RIN et à l'article 10 du contrat de collaboration

- Condamner Me [R] à lui payer la somme de 15 000 euros de dommages et intérêts au titre du comportement de Me [R] au cours de l'exécution du contrat de collaboration ;

- Débouter Me [R] de toute demande formulée au titre du paiement de la rétrocession d'honoraires du 1er août au 15 septembre 2023 (3 400 euros HT du 1er au 31 août 2023 et 1 700 euros HT du 1er au 15 septembre 2023), et à tout le moins déduire la somme de 1 108 euros HT au titre des repos rémunérés trop pris et les indemnités perçues par Me [R] au titre de la LPA (La Prévoyance des Avocats) et au titre de sa mutuelle dont elle devra justifier ;

- Ordonner compensation entre les sommes dues à la société Jurisophia Savoie et les sommes dues à Me [R] ;

- Débouter Me [R] de toute ses demandes, fins et conclusions contraires ou divergentes aux présentes écritures ;

- Condamner Me [R] à lui payer la somme de 5 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Condamner Me [R] aux entiers dépens de première instance et d'appel.

L'affaire a été appelée à l'audience du 19 mars 2024.

Mme [N] [R] a été entendue en ses demandes identiques à celles faites en première instance, outre 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et a déposé ses pièces. Elle a renoncé à sa demande de dépaysement du dossier, demande qu'elle avait formée dans sa déclaration d'appel.

L'avocat de la selarl Jurisophia Savoie a sollicité un renvoi que la cour a refusé. Il a déposé des écritures et ses pièces et a été entendu en sa plaidoirie. Une note d'audience a été tenue.

La cour a sollicité de Mme [N] [R] de communiquer par note en délibéré le justificatif des indemnités journalières perçues ce qu'elle a fait par voie électronique le 21 mars 2024.

MOTIFS ET DÉCISION

I - Sur la rupture du contrat de collaboration libérale

Le contrat de collaboration libérale conclu entre la selarl Jurisophia Savoie, société d'avocats et Mme [N] [R], avocate, en date du 18 mars 2022, complété par avenant du 6 février 2023, a pris fin le 15 septembre 2023, chacune des parties s'imputant la responsabilité de cette rupture.

Sur les fautes reprochées par Mme [N] [R] à la selarl Jurisophia Savoie

Mme [N] [R] soutenait que sa situation professionnelle au sein de la société d'avocats Jurisophia s'était dégradée à partir du 22 août 2023, date à laquelle elle avait annoncé sa grossesse, cette dégradation se manifestant par des courriels contenant des griefs, puis par l'arrêt des moyens de communication mis à sa disposition pour l'exercice de sa profession, et par la demande de restitution du matériel professionnel, tout en insinuant que son arrêt de travail était un arrêt de complaisance. Elle a listé les griefs formés à l'encontre de la selarl Jurisophia Savoie dans son courrier sur la rupture du contrat de collaboration en date du 15 septembre :

- absence de rétrocession des honoraires d'août ;

- blocage des outils informatiques et obligation de restituer son ordinateur et les clefs du cabinet ;

- rupture du contrat en raison de son état de grossesse ;

- violation du secret professionnel par ouverture du courrier personnel.

' sur la rupture en raison de l'état de grossesse :

L'article 14.5.3 du règlement intérieur national des barreaux interdit de rompre un contrat de collaboration libérale concernant une collaboratrice enceinte, sauf manquement grave aux règles professionnelles non liée à l'état de grossesse.

Il appartient à Mme [N] [R] de rapporter la preuve de cet état de fait, ou plus précisément, que la cause réelle de la rupture du contrat entre les parties résulte de son état de grossesse. Elle produit deux documents :

- un courriel de deux associés de la selarl Jurisophia Savoie, Me [T] et Me [Z], en date du 22 août 2023 mettant en exergue le manque d'investissement et les absences de Mme [N] [R] durant les mois de juin et juillet 2023. Ce courriel a également visé le point de crispation entre la selarl Jurisophia Savoie et Mme [N] [R] à savoir la demande faite le 27 juillet 2023 et abordée le 22 août de deux semaines de congés en novembre alors que Mme [N] [R] avait déjà pris les cinq semaines de congés auxquelles elle pouvait prétendre.

Dans son courriel de réponse du jour même, Mme [N] [R] conteste son manque d'investissement et ses absences pendant son temps de travail et soutient ne jamais avoir demandé à être rémunérée pendant les deux semaines supplémentaires de congés qu'elle avait demandées dès fin juillet. Elle reproche aussi le déroulement de l'entretien du matin au cours duquel elle avait également annoncé sa grossesse.

Il est certain que le reproche lié au manque d'investissement n'avait pas été formulé auparavant et que la selarl Jurisophia Savoie était manifestement satisfaite de la collaboration avec Mme [N] [R] puisqu'elle avait signé un avenant prenant effet au premier mai 2023 augmentant la rétribution de celle-ci. Toutefois, la selarl Jurisophia Savoie s'était déjà plainte des absences de sa collaboratrice pendant son temps de travail par mail du 13 octobre 2022. Certes ce mail n'est pas produit mais Mme [N] [R] ne le conteste pas.

Le reproche lié au manque d'investissement, associé aux absences répétées, est concomitant à l'annonce de la grossesse de Mme [N] [R], mais cette concomitance ne permet pas d'établir l'absence de fondement de ce reproche et le lien avec l'état de grossesse de Mme [N] [R], d'autant qu'il a été formulé au moment où le sujet de congés supplémentaires a été abordé.

- Par mail du 25 août 2022, Me [T] a reproché à Mme [N] [R] ne pas avoir mis les formes en contredisant un autre confrère ayant plus d'expérience. La lecture des mails échangés à ce sujet permet de constater que si ce reproche apparaît injustifié, il est exact que Mme [N] [R] a adressé son courriel à Me [T] ce qui témoigne selon lui d'une indélicatesse. Ce qualificatif est sans doute exagéré et l'usage du terme de maladresse eût été certainement plus approprié mais cela ne signifie pas pour autant que Me [T] n'était pas en droit de faire une telle remarque.

Au vu de ces seuls éléments, il ne résulte manifestement pas que la selarl Jurisophia Savoie ait été à l'initiative de la rupture du contrat en raison de l'état de grossesse de sa collaboratrice.

' sur le blocage des accès informatiques et enlèvement du matériel

Mme [N] [R] fait valoir que la selarl Jurisophia Savoie a procédé au blocage de des outils professionnels tels que la messagerie, le logiciel métier (lexis polyoffice), le serveur (courrier recommandé du 29 août 2023 de Mme [N] [R], constat d'huissier du 15 septembre 2023, courrier de la selarl Jurisophia Savoie du 4 septembre), et qu'elle a exigé d'elle la remise de la tablette, de son chargeur et des clefs du cabinet en date du 15 septembre 2023.

Il est constant que Mme [N] [R] a été en arrêt maladie à partir du 25 août avec une prolongation le 8 septembre . Elle ne pouvait donc pas travailler. Par ailleurs, elle avait déjà enlevé ses affaires personnelles de son bureau au sein de la selarl Jurisophia Savoie dès le 24 août 2023 (mail de Me [T] du 25 août), affirmation qu'elle n'a pas contestée.

Si l'arrêt maladie peut en soi justifier les mesures prises par la selarl Jurisophia Savoie, celles-ci se comprennent difficilement dans le cadre de relations saines et peuvent être qualifiées de maladroites. Pour autant, elles ne constituent pas une faute qui permet de retenir l'imputabilité de la rupture du contrat à cette dernière.

' sur la violation du secret professionnel

Mme [N] [R] reproche à la selarl Jurisophia Savoie une violation du secret professionnel en raison de l'ouverture du courrier émanant de ses propres clients par un personnel du cabinet.

Ce reproche n'est manifestement pas sérieux et Mme [N] [R] ne démontre aucunement que le secrétariat n'ouvrait pas l'ensemble du courrier adressé au cabinet quelque soit l'avocat destinataire, ni qu'elle se soit plainte de ce procédé auparavant ou encore que ses clients personnels avaient parfaitement compris qu'ils devaient uniquement mettre ses coordonnées et non pas celles de la selarl Jurisophia Savoie.

' sur l'absence de versement des honoraires de rétrocession d'août 2023

Mme [N] [R] produit à ce sujet une facture d'un montant de 4 080 euros dont la date d'échéance est le 15 septembre transmise le 27 août 2023 par mail.

Il convient de constater que Mme [N] [R] n'a fait aucun rappel de cette facture et que l'échéance de celle-ci correspond à la date même à laquelle elle prend acte de la rupture. Dès lors, le retard du paiement de cette facture dont l'échéance était fixée au 15 septembre, même à supposer qu'il ne soit pas justifié, ne peut constituer une faute à l'origine de la rupture du même jour.

Par ailleurs, Mme [N] [R] verse également aux débats :

- l'attestation d'une autre collaboratrice de la société, laquelle indique que lors de son départ, en congé maternité, lequel a, a priori, duré quatre mois soit de septembre 2022 à fin décembre 2022, ses dossiers ont été transmis à Mme [N] [R] qui les a conservés à son retour.

Le fait d'avoir confié la charge des dossiers d'une collaboratrice absente à une autre collaboratrice est tout à fait légitime pour assurer le suivi des dossiers et constitue un gage de sérieux vis à vis de la clientèle. S'agissant du fait qu'au retour de sa consoeur, Mme [N] [R] ait dû conserver la gestion de ses dossiers, il n'est apporté aucun commentaire, aucun élément permettant d'apprécier du caractère inopportund'une telle décision qui au demeurant ne pourrait s'apprécier que cas par cas en fonction du caractère récent ou non du dossier, des diligences accomplies avant la prise en charge par Mme [N] [R] puis pendant sa prise en charge.

- une offre de contrat de collaboration émanant de la selarl Jurisophia Savoie en date du 4 septembre 2023 mais en lien avec l'ouverture d'un autre cabinet, en tout état de cause. Cependant, il était tout à fait judicieux de rechercher une nouvelle collaboratrice compte tenu du départ d'une première collaboratrice en juin 2023 et du futur congé maternité de Mme [N] [R], d'autant qu'une offre avait déjà été publiée fin juin 2023.

Outre le fait que Mme [N] [R] ne tire pas d'arguments spécifiques de ces pièces, il n'en résulte pas d'éléments supplémentaires confortant la position de Mme [N] [R].

Pour le surplus, la cour adopte les motifs pertinents et exhaustifs de la décision entreprise.

Sur la faute reprochée par la selarl Jurisophia Savoie à Mme [N] [R]

' l'inobservation du délai de prévenance

La selarl Jurisophia Savoie fait valoir que le contrat de collaboration libérale n'étant pas un contrat de travail, la création jurisprudentielle sur la prise d'acte de la rupture est réservée au salariés dans le cadre du contrat de travail. Elle souligne que Mme [N] [R] n'a pas respecté le délai de prévenance et a violé les prescriptions de l'article 14.4.1 du RIN qui prévoit une prévenance minimum de 3 mois, sauf cas particuliers dont un manquement grave flagrant aux règles professionnelles.

Il est certain que Mme [N] [R] a adressé le 15 septembre 2023 une lettre prenant acte de la rupture tacite du contrat de collaboration, en spécifiant dans sa lettre qu'elle se fondait sur les manquements de la selarl Jurisophia Savoie à son égard. Si aucun de ces manquements n'a été retenu par le bâtonnier et par la cour, il n'en résulte pas moins que la rupture de ce contrat n'est pas non plus imputable à Mme [N] [R] et que le défaut de prévenance n'est pas en l'espèce constitutif d'une faute puisqu'il fait écho à l'attitude des deux parties depuis fin juillet 2022 mais plus particulièrement depuis la réouverture du cabinet après les vacances estivales.

Pour le surplus, la cour adopte les motifs pertinents et exhaustifs de la décision entreprise.

Sur la dégradation des relations entre les parties, cause de la rupture réciproque

En réalité, la rupture du contrat de collaboration est due à la dégradation des relations entre les parties à partir essentiellement du 22 août 2023, dégradation dont les parties sont toutes deux responsables.

En effet, Mme [N] [R] a sollicité des congés supplémentaires en fin d'année en déposant une simple lettre dont un des associées a pris connaissance sans donner son assentiment. Ce courrier a été communiqué le jour même de la fermeture du cabinet pour les vacances d'été et Mme [N] [R] n'a pas spécifié qu'il s'agissait de congés sans solde, dépassant son droit à congé qu'elle avait déjà épuisé. En outre, cette demande est intervenue alors même qu'une collaboratrice venait de démissionner en juin.

Cette demande est à l'origine d'un entretien le jour même ou le lendemain de la réouverture du cabinet, soit le 22 août, entretien au cours duquel chacune des parties s'est crispée sur ses positions, l'une s'opposant à ce congé, l'autre, le maintenant et c'est aussi au cours de cet entretien que Mme [N] [R] a annoncé sa grossesse ce qui signifiait par la selarl Jurisophia Savoie une absence future plus longue et donc une nouvelle difficulté dans la gestion du cabinet.

Les événements se sont ensuite enchaînés : arrêt de travail - enlèvement des affaires personnelles ; envoi d'un courriel sur le manque d'investissement et sur les absences - retrait des accès informatiques - reproche sur le manque de délicatesse vis à vis d'un avocat du cabinet ; nouvel arrêt de travail - reproche sur l'ouverture du courrier personnel ; retrait des outils de travail et des clefs ; prise d'acte de la rupture sans prévenance ; courrier au bâtonnier de la selarl Jurisophia Savoie le 15 septembre pour se plaindre de l'agressivité des clients personnels de Mme [N] [R] dans leurs locaux. La dégradation des relations entre les parties a été telle qu'il est manifeste que le contrat de collaboration ne pouvait plus se poursuivre.

En conséquence, la rupture de ce contrat est imputable aux deux parties de façon réciproque, de sorte que d'une part, Mme [N] [R] sera déboutée de sa demande aux fins de voir la selarl Jurisophia Savoie lui payer la somme de 37 500 euros HT correspond à des indemnités jusqu'à la fin de la période protégée et la somme de 20 000 euros à titre de dommages-intérêts ; d'autre part, la selarl Jurisophia Savoie sera déboutée de sa demande en paiement de la somme de 10 200 euros. La décision du bâtonnier sera donc confirmée de ces chefs.

II - Sur le manquement dans l'exécution du contrat de collaboration

La selarl Jurisophia Savoie allègue un comportement fautif de Mme [N] [R] au cours de l'exécution de son contrat de travail et sollicite à ce titre la somme de 15 000 euros de dommages-intérêts.

Il appartient à la selarl Jurisophia Savoie d'apporter la preuve du manquement imputé à Mme [N] [R] qu'elle qualifie de parasitisme dans la mesure où elle reproche à Mme [N] [R] de se prévaloir d'une domiciliation dans les locaux de la selarl Jurisophia Savoie à [Localité 6], sans que cette domiciliation ait été déclarée à l'ordre et qu'elle-même en ait été informée, domiciliation qui relève selon elle du parasitisme car de nature à faire croire que Mme [N] [R] disposait d'une structure importante. Selon elle, ce manquement lui a causé un préjudice économique et une atteinte à sa réputation.

La selarl Jurisophia Savoie produit un constat d'huissier en date du 4 octobre 2023 duquel il résulte que les recherches Google sur le nom de Mme [N] [R] démontrent qu'elle est soit domiciliée au cabinet de la selarl Jurisophia Savoie à [Localité 5] soit au cabinet secondaire à [Localité 6].

Cependant, d'une part, il n'est pas rapporté la preuve d'une volonté manifeste de vouloir créer une confusion ou de vouloir profiter de l'importance de la selarl Jurisophia Savoie pour obtenir une clientèle personnelle ; d'autre part, la selarl Jurisophia Savoie ne démontre aucunement l'existence d'un préjudice subi.

En conséquence, la décision entreprise qui a rejeté cette prétention sera confirmée.

III - Sur le compte entre les parties

' sur les honoraires de rétrocession d'août et de septembre

La selarl Jurisophia Savoie fait valoir que les honoraires de rétrocession sont dus sous déduction des indemnités perçues au titre de la prévoyance LPA laquelle prévoit un délai de carence de 15 jours.

Les justificatifs adressés par Mme [N] [R] pendant le délibéré montrent qu'elle a perçu en septembre 2023 la somme de 630 euros. Ainsi, la selarl Jurisophia Savoie devra lui payer, outre la somme de 4 080 euros TTC au titre de la facture d'août 2023, la somme de 1 410 euros TTC au titre des honoraires de septembre 2023 (facture d'un montant de 2 040 euros moins 630 euros d'indemnités journalières). La décision entreprise sera infirmée s'agissant de la condamnation portant sur la rétrocession de septembre, le bâtonnier n'ayant pas eu le décompte de l'organisme social professionnel.

' sur la 'restitution' de la rémunération pour jours de congés prise en excès

La selarl Jurisophia Savoie soutient que dès lors que Mme [N] [R] n'a travailLé que du 1er janvier au 25 août 2023, elle ne pouvait pas prétendre à 5 semaines de congés rémunérés, se référant au RIN et au contrat de collaboration. Selon elle, elle a bénéficié de 1.63 semaine en trop, représentant la somme de 1 108 euros HT.

Le contrat conclu entre les parties prévoyait un décompte des congés sur l'année civile, mais comme l'a souligné à juste titre le bâtonnier, il ne prévoit pas un remboursement au titre des congés déjà pris en cas de rupture, de sorte que la demande de la selarl Jurisophia Savoie tendant à ce remboursement ne peut être que rejetée.

' sur les dommages-intérêts pour absence de paiement des honoraires de rétrocession d'août et de septembre 2023

Mme [N] [R] a sollicité des dommages-intérêts pour le retard de paiement de ses honoraires.

S'agissant de la facture d'honoraires de rétrocession pour la période du 1er septembre au 15 septembre 2023, elle a été établie le 17 janvier 2024 et adressée le jour même. Elle ne pouvait donc pas être réglée avant.

S'agissant de la facture d'honoraires de rétrocession d'août, il est exact qu'elle n'a pas fait l'objet d'un rappel et que le bâtonnier n'a pas été saisi de ce défaut de paiement. En revanche, Mme [N] [R] ne pouvait pas percevoir d'indemnités journalières sur la facturation d'août puisqu'elle a été en arrêt de travail que le 25 août et que le délai de carence est de 15 jours. D'ailleurs, elle a produit par note en délibéré le décompte des indemnités de l'organisme social duquel il résulte qu'elle a été indemnisée du 9 au 15 septembe 2023 soit 630 euros.

En conséquence, c'est à tort que la selarl Jurisophia Savoie n'a pas réglé avant le 15 septembre 2023 le montant de la facture d'honoraires d'août. Comme l'a souligné le bâtonnier, la selarl Jurisophia Savoie a commis une faute en ne réglant pas les honoraires de rétrocession d'août alors qu'ils étaient dûs sans contestation possible et cette faute a inévitablement causé un préjudice à Mme [N] [R] puisqu'il s'agit de la rémunération de son travail. Ce préjudice sera justement évalué à la somme de 2 000 euros. La décision entreprise sera dès lors infirmée en ce qu'elle a fixé ce préjudice à la somme de 8 000 euros.

IV - Sur les mesures accessoires

La décision entreprise sera confirmée. En appel, chaque partie succombant, chacune d'elle conservera ses dépens et la charge de ses frais irrépétibles.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant publiquement, contradictoirement et après en avoir délibéré conformément à la loi,

Confirme la décision entreprise sauf en ce qu'elle a condamné la selarl Jurisophia Savoie à payer à Mme [N] [R] :

- 1 700 euros hors-taxes, outre TVA, au titre de la rétrocession jusqu'au 15 du mois de septembre 2023,

- 8 000 euros à titre de dommages et intérêts,

Statuant de nouveau,

Condamne la selarl Jurisophia Savoie à payer à Mme [N] [R] :

- la somme de la somme de 1 410 euros TTC au titre des honoraires de septembre 2023 au titre de la rétrocession des honoraires de septembre 2023,

- la somme de 2 000 euros à titre de dommages-intérêts pour le retard de paiement de la rétrocession des honoraires d'août 2023,

Y ajoutant,

Laisse à chaque partie la charge de ses dépens,

Déboute chaque partie de sa demande d'indemnité procédurale en cause d'appel.

Arrêt Contradictoire rendu en Chambre du Conseil par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile,

et signé par Hélène PIRAT, Présidente et Sylvie LAVAL, Greffier.

Le Greffier, La Présidente,

Copie délivrée le 25 juin 2024

à

la SELARL BENJAMIN BEROUD

Me Angéline NICOLAS

la SCP BESSAULT MADJERI SAINT-ANDRE

Parquet Général

Copie exécutoire délivrée le 25 juin 2024

à

la SELARL BENJAMIN BEROUD

Me Angéline NICOLAS


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Chambéry
Formation : 1ère chambre
Numéro d'arrêt : 24/00192
Date de la décision : 25/06/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 01/07/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2024-06-25;24.00192 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award