COUR D'APPEL DE CAYENNE
Chambre Premier Président
ORDONNANCE DU 24 JUILLET 2024
REQUETE EN INDEMNISATION
A RAISON D'UNE DETENTION PROVISOIRE
ORDONNANCE N° :
N° RG 23/00104 - N° Portalis 4ZAM-V-B7H-BERA
AFFAIRE : [E] [S] / AGENT JUDICIAIRE DE L'ETAT, PROCUREUR GENERAL
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Décision rendue publiquement ce jour
24 Juillet 2024
ENTRE :
M. [E] [S]
Chez Monsieur [O] [S]
[Adresse 12]
[Localité 4]
Représenté par Me Georges BOUCHET, avocat au barreau de GUYANE
ET :
AGENT JUDICIAIRE DE L'ETAT
[Adresse 5]
[Adresse 5]
[Localité 3]
Représentant : Me Elisabeth EWSTIFEIEFF, avocat au barreau de GUYANE
En présence du Ministère Public
Représenté par M. Augustin JOBERT, substitut du procureur général près la Cour d'appel de Cayenne
Nous , Béatrice ALMENDROS, première présidente de la Cour d'Appel de CAYENNE, assistée de Madame Joséphine DDUNGU, greffière placée, après avoir entendu les conseils des parties en leurs conclusions et observations à l'audience du 06 Mars 2024, après avoir indiqué qu'une ordonnance serait rendue le 17 avril 2024, prorogé jusqu'au 24 Juillet 2024.
EXPOSE DU LITIGE:
Monsieur [E] [S] a été mis en examen le 30 janvier 2015 pour des faits de meurtre, commis à [Localité 6] le 2 novembre 2014 sur la personne de monsieur [X] [G], et placé sous mandat de dépôt le 30 janvier 2015, sa détention provisoire a été maintenue par le juge des libertés et de la détention par ordonnance du 4 février suivant. Il a ensuite été placé sous contrôle judiciaire par arrêt de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Cayenne en date du 23 février 2016. Il a finalement fait l'objet d'une ordonnance de non-lieu en date du 13 octobre 2022, décision à ce jour définitive.
Il a par conséquent effectué une détention injustifiée.
Monsieur [E] [S] a déposé une requête auprès du premier président de la cour d'appel de Guyane, contre récépissé du greffe en date du 23 février 2023, en vue d'être indemnisé de sa détention, en application des dispositions de l'article 149 du code de procédure pénale.
Il y sollicite l'allocation de la somme de 30.000 euros en réparation de son préjudice moral, une somme de 3500 euros en réparation de son préjudice financier au titre de ses honoraires d'avocat, une autre de 22.000 euros en réparation du préjudice financier découlant cette fois de sa perte de revenus, une autre de 10.000 euros au titre de sa perte de chance, outre une somme de 2000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Dans ses dernières écritures, monsieur [E] [S] fait valoir justifier du caractère définitif de l'ordonnance de non-lieu en produisant un certificat de non appel, justifier de ce qu'il n'a pas été incarcéré pour autre cause au cours de la période de détention provisoire effectuée dans le cadre de la procédure qui s'est terminée pour lui par ce non-lieu, et justifier d'un casier judiciaire sans aucune condamnation.
Il expose avoir toujours clamé son innocence pendant la procédure d'information judiciaire et avoir vécu son incarcération comme une profonde injustice ayant un retentissement psychologique certain, ce qui a été objectivé par le médecin psychiatre qui l'a examiné le 2 mars 2015. Il a subi un véritable choc psychologique accentué par la rupture d'avec sa cellule familiale et ses habitudes de vie. Il n'a pu voir son fils [C] [S], né le [Date naissance 1] 2007, enfant qu'il voyait régulièrement bien que séparé d'avec sa mère, et n'a pu contacter aussi régulièrement sa mère et son beau-père, résidents brésiliens, qu'il ne le faisait avant son incarcération. S'ajoutent à ces éléments, les conditions de détention particulièrement difficiles du centre pénitentiaire de [Localité 11], en raison d'une surpopulation carcérale endémique.
Monsieur [E] [S] ajoute produire la facture émise par son conseil, à l'appui de sa demande d'indemnisation formée à ce titre. Concernant sa perte de revenus, il indique qu'avant son incarcération il travaillait en tant qu'ouvrier qualifié pour une rémunération moyenne de 2367 euros mensuels. Il a rapidement retravaillé à sa sortie de prison en tant que manutentionnaire, puis de maçon, puis s'est consacré à son projet agricole avant de reprendre une activité de manutentionnaire en intérim. Pendant sa détention il avait obtenu une promesse d'embauche en date du 16 septembre 2015, de la part de l'entreprise [14], en tant que charpentier, poste qu'il n'a pu occuper, ses demandes de mise en liberté ayant été rejetées. Or, un charpentier peut gagner en France entre 20.462 et 28.538 euros bruts par année. Pendant la période du 30 janvier 2015 au 23 février 2016, soit pendant toute son incarcération, il n'a pu être engagé par la société [14], subissant ainsi un manque à gagner conséquent sur cette période, en retenant un salaire net médian de 1904 euros mensuels, soit une perte totale de 22.000 euros.
Monsieur [E] [S] poursuit en exposant qu'avant son incarcération il avait pour projet professionnel de réaliser une plantation d'arbres fruitiers exotiques sur la commune de [Localité 10] et avait déjà formulé une demande d'attribution de parcelle à usage agricole auprès de ladite commune, ainsi que réalisé des plants, ce qui est attesté par les rapports d'expertise psychologique et psychiatrique versés aux débats. Son incarcération a retardé la réalisation de ce projet puisqu'il n'a pu être mis en 'uvre qu'au cours de l'année 2019 et se concrétiser le 10 décembre 2019 avec la signature d'un bail emphytéotique avec la mairie de [Localité 8], différé qui justifie l'allocation de l'indemnité de 10.000 euros qu'il sollicite au titre de la perte de chance.
Dans ses conclusions récapitulatives notifiées le 5 mars 2024 l'agent judiciaire de l'Etat constate que la requête a bien été déposée dans le délai légal de six mois prévu à l'article 149-2 du code de procédure pénale et qu'elle est donc recevable sur la forme, et par ailleurs qu'elle l'est sur le fond.
Concernant l'indemnisation du préjudice moral, il observe que la séparation d'avec les proches ne constitue pas en soi un facteur d'aggravation du dit préjudice, mais qu'il faut justifier de circonstances particulières en tenant compte de la situation familiale existante par la production de pièces en attestant. En l'espèce monsieur [E] [S] était séparé de la mère de son fils et de ce dernier depuis plus d'un an au moment de son incarcération, et il n'est pas démontré qu'il avait conservé des liens réguliers avec l'enfant. Il n'avait en outre pas interdiction d'entrer en contact avec ses parents restés au Brésil.
Monsieur [E] [S] a été détenu 390 jours ce qui justifie qu'une indemnité de 9500 euros lui soit accordée en indemnisation de son préjudice moral.
S'agissant des honoraires d'avocat dont le remboursement est recherché, l'agent judiciaire de l'Etat observe que la facture produite ne permet pas d'isoler les honoraires directement liés au contentieux de la détention. Faute de ventilation des honoraires, la demande doit être rejetée.
Quant à la perte de chance de recevoir des salaires, celle-ci doit être sérieuse. L'agent judiciaire de l'Etat fait valoir que la promesse d'embauche dont se prévaut monsieur [E] [S] date du 16 septembre 2015 et qu'elle est donc postérieure à l'incarcération, si bien que ce n'est pas l'incarcération qui est la cause de la perte de chance qu'il invoque. En outre, aucun salaire net ou brut n'est mentionné dans cette promesse d'embauche. Il s'agit uniquement d'une pièce venue appuyer une demande de mise en liberté. Par ailleurs, les éléments produits concernant sa situation professionnelle antérieure à sa détention provisoire concernent des périodes éloignées de cette dernière, soit juin à octobre 2012 et 2017 à 2020. En effet, aucun élément rattachable à l'année qui l'a précédée ou à celle qui l'a suivie, n'est versé aux débats. Dans la mesure où il n'est justifié ni du caractère sérieux de la perte de chance alléguée, ni des éléments d'estimation du montant de la chance perdue, cette demande doit être rejetée. A titre subsidiaire, la demande à ce titre devrait être ramenée à la somme de 9500 euros, sur la base d'un salaire net mensuel de 1740 euros.
La demande formée au titre de la perte de chance de devenir agriculteur devra également être rejetée dans la mesure où monsieur [E] [S] ne peut concomitamment solliciter sur la période de détention, une indemnité au titre d'une perte de revenus salariés et une perte de chance de devenir agriculteur. Rien n'est en outre dit sur le mode de calcul de cette indemnité. L'agent judiciaire de l'Etat souligne par ailleurs que le bail régularisé avec la commune de [Localité 8] est intervenu en 2020, soit quatre années après la fin de la détention provisoire.
Quant à l'indemnité au titre des frais irrépétibles, elle devra être ramenée à de plus justes proportions.
Par réquisitions en date du 14 septembre 2023, le ministère public propose que le préjudice moral soit fixé à un niveau intermédiaire entre celui sollicité par le requérant et celui proposé par l'agent judiciaire de l'Etat. Le préjudice financier ne saurait être nul puisqu'il n'est pas contesté que monsieur [E] [S] exerçait une profession, mais il convient de le ramener à de plus justes proportions.
L'affaire a été appelée à l'audience du 17 janvier 2024, puis renvoyée à deux reprises jusqu'à celle du 6 mars 2024 à laquelle elle a été retenue. Les parties ont développé leurs écritures et maintenu leurs prétentions ou observations respectives.
MOTIFS DE LA DECISION
Sur la recevabilité
En vertu des dispositions de l'article 149-1 du code de procédure pénale, la personne qui a fait l'objet d'une détention provisoire au cours d'une procédure qui s'est terminée à son égard, par une décision de non-lieu, relaxe ou d'acquittement devenue définitive, a droit, à sa demande, à la réparation intégrale du préjudice moral et matériel que lui a causé cette détention.
En application des articles 149-2 et R.26 du même code, il appartient à l'intéressé, dans les six mois de cette décision, de saisir le premier président de la cour d'appel dans le ressort de laquelle celle-ci a été prononcée, par une requête, signée de sa main ou d'un mandataire, remise contre récépissé ou par lettre recommandée avec accusé de réception au greffe de la cour d'appel. Cette requête doit contenir l'exposé des faits, le montant de la réparation demandée et toutes indications utiles, le délai de six mois ne courant à compter de la décision définitive que si la personne a été avisée de son droit à demander réparation ainsi que des dispositions des articles 149-1, 149-2 et 149-3 du code de procédure pénale.
En l'espèce, Monsieur [E] [S] a été placé en détention provisoire par ordonnance du juge des libertés et de la détention du tribunal judiciaire de Cayenne en date du 30 janvier 2015. Il a été remis en liberté par arrêt de la chambre de l'instruction en date du 23 février 2016, puis placé sous contrôle judiciaire. Il a bénéficié d'une décision de non-lieu par ordonnance du juge d'instruction en date du 13 octobre 2022, décision devenue définitive passé le délai d'appel de dix jours suivant la notification aux parties de ladite ordonnance tel que prévu à l'article 185 du code de procédure pénale. Monsieur [E] [S] produit un certificat de non-appel délivré par le greffe le 8 février 2023. La requête en indemnisation de la détention effectuée par Monsieur [E] [S] a été remise contre récépissé par son mandataire au greffe civil de la cour d'appel de Cayenne le 23 février 2023, soit avant l'expiration du délai précité de six mois.
La requête est donc recevable.
Sur l'indemnisation
Monsieur sollicite une indemnité de 30.000 euros en réparation du préjudice moral consécutif aux mesures restrictives de liberté qu'il a injustement subies, pendant une période de 390 jours, puisque doivent être pris en compte, dans le calcul de la durée d'une détention provisoire, le jour du placement en détention et le jour de la remise en liberté. Il ressort de la fiche pénale qu'il n'a pas été détenu pour autre cause pendant la durée de sa détention provisoire. Ces éléments permettent de conclure que les 390 jours de détention ont bien été effectués dans le cadre de l'affaire pour laquelle il a bénéficié d'un non-lieu.
L'évaluation du préjudice moral doit tenir compte de l'intensité du choc psychologique occasionné par la détention en fonction de la personnalité de l'auteur, son âge, sa situation familiale, d'éventuelles précédentes incarcérations dans des conditions similaires à celles qui a subies dans le cadre de la détention indemnisable. Elle doit également tenir compte de possibles mauvaises conditions de détention en lien notamment avec une surpopulation carcérale.
Il ressort des éléments du dossier que Monsieur [E] [S] est né le [Date naissance 2] 1982 au Brésil. Il était donc âgé de 33 ans lorsqu'il a été incarcéré dans le cadre de l'affaire dont est saisie la présente juridiction. Il demeurait chez son père sur la commune de [Localité 10]. Il était sans emploi depuis 2012 au regard des justificatifs qu'il produit. Il était alors charpentier avec des revenus moyens de 2500 euros nets mensuels. Il est père d'un garçon né le [Date naissance 1] 2007 à [Localité 6], prénommé [L] et qu'il a reconnu le 24 septembre suivant, l'enfant ayant alors pris son nom.
Son casier judiciaire ne porte mention d'aucune condamnation.
Monsieur [E] [S] n'avait donc jamais été incarcéré. La situation familiale de l'intéressé a été dégradée du fait de son incarcération, car quand bien même il était séparé de la mère de son fils, il ne peut s'en déduire qu'il n'avait plus de lien régulier avec lui.
En outre, les conditions d'incarcération au centre pénitentiaire de Guyane, qui connaît de manière structurelle une forte surpopulation avec des cellules comptant plusieurs matelas au sol et des lieux dégradés, avec une population carcérale dangereuse, ont nécessairement aggravé le préjudice moral découlant de cet emprisonnement, ce qui ressort de l'examen des experts psychologue et psychiatre qui l'ont examiné respectivement les 28 janvier 2016 et 2 mars 2015 au centre pénitentiaire de [Localité 11].
Ainsi, une indemnité de 30.000 euros sera allouée à Monsieur [E] [S] en réparation de son entier préjudice moral.
Concernant le remboursement de ses frais irrépétibles liés à la procédure pour laquelle il a bénéficié d'un non-lieu, il doit être considéré que la note d'honoraires versée au dossier, note en date du 4 février 2015, et qui correspond à une facture de provision pour « assistance et représentation du mis en examen pour une instruction criminelle », n'est pas une facture de diligences, la provision d'un montant de 3500 euros figurant comme à régler, qu'elle n'est donc pas détaillée et ne permet donc pas d'identifier parmi les dits honoraires, ceux qui concernent exclusivement le contentieux lié à la détention provisoire de l'intéressé. Il résulte d'une jurisprudence bien établie, que ce chef de demande ne peut dès lors qu'être rejeté.
Monsieur [E] [S] demande également à être indemnisé d'une perte de revenus en lien avec sa détention provisoire. Il a été relevé plus haut, que monsieur [E] [S] justifiait comme emploi salarié antérieur à sa détention provisoire, d'un emploi d'ouvrier qualifié auprès de la SARL [13] située à [Localité 9], avec une date d'entrée au 4 juin 2012 au 31 octobre 2012, avec un salaire net moyen de 2400 euros. Il est ensuite resté sans emploi à sa sortie de détention jusqu'en 2017 où il a été employé par la société [7] en qualité de manutentionnaire et ce jusqu'en 2020.
Ce n'est certes pas son placement en détention provisoire en janvier 2015 qui lui a fait perdre son emploi, mais il ne peut être jugé que la promesse d'embauche délivrée le 16 septembre 2015 par la société [14], vraisemblablement à l'appui d'une énième demande de mise en liberté, ne permet pas de justifier qu'il aurait eu la possibilité de travailler pour cette entreprise s'il avait été libéré à cette date, [14] indiquant être prête à embaucher l'intéressé dès sa sortie de prison. Le montant de son salaire n'est pas précisé, mais celui proposé par l'agent judiciaire de l'Etat à titre subsidiaire apparaît adapté, à savoir un salaire net mensuel de 1740 euros. La période à considérer ne peut correspondre à toute celle de la détention provisoire, mais à celle s'étant écoulée entre la date de la promesse d'embauche et la date de libération, soit cinq mois et demi, étant précisé que l'offre ne s'est pas concrétisée par la suite. Une indemnité d'un montant de 9570 euros sera donc allouée à monsieur [E] [S] sur la base d'un salaire net mensuel de 1740 euros au titre de sa perte de revenus.
S'agissant de la perte de chance subie par monsieur [E] [S] dans le démarrage de son activité agricole, les documents produits au soutien de ce chef de prétention sont insuffisants pour le caractériser. Sa demande d'attribution de parcelle adressée à la mairie de [Localité 8], certes non datée mais faisant référence à la saison sèche de novembre 2014, est bien antérieure à sa détention provisoire, mais sa chance de succès est plus qu'aléatoire. D'ailleurs le bail qu'il a régularisé avec la mairie de [Localité 8] date de 10 décembre 2019, soit près de quatre années après sa libération, si bien qu'il ne peut être conclu qu'un tel différé dans le début de son activité agricole soit imputable à sa détention provisoire. Ce chef de demande sera par conséquent rejeté.
Enfin, une indemnité de mille cinq cents euros (1500 euros) sera allouée à Monsieur [E] [S] sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Les dépens seront laissés à la charge du Trésor public.
PAR CES MOTIFS
Nous, première présidente, statuant contradictoirement, en premier ressort, par décision mise à disposition au greffe,
Déclarons la requête recevable,
Fixons à la somme de trente mille euros (30.000 euros) le montant de la réparation du préjudice moral de Monsieur [E] [S] pour son incarcération injustifiée du 30 janvier 2015 au 23 février 2016,
Fixons à la somme de neuf mille cinq cent soixante-dix euros (9570 euros) le montant de la réparation du préjudice financier de Monsieur [E] [S] pour son incarcération injustifiée du 30 janvier 2015 au 23 février 2016,
Fixons à la somme de mille cinq cents euros (1500 euros) le montant de l'indemnité allouée à Monsieur [E] [S] au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
Condamnons l'agent judiciaire de l'Etat à régler ces indemnités à Monsieur [E] [S],
Déboutons Monsieur [E] [S] du surplus de ses demandes, fins et conclusions,
Laissons les dépens à la charge du Trésor Public.
Le greffier La première présidente