AFFAIRE : N° RG 22/02771
N° Portalis DBVC-V-B7G-HC4T
Code Aff. :
ARRET N°
C.P
ORIGINE : Décision du Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire d'AVRANCHES en date du 12 Octobre 2022 - RG n° 21/00022
COUR D'APPEL DE CAEN
1ère chambre sociale
ARRET DU 11 AVRIL 2024
APPELANTE :
S.C.A. COMPAGNIE DES FROMAGES ET RICHESMONTS
[Adresse 4]
[Localité 2]
Représentée par Me Jacques DUBOURG, avocat au barreau de CAEN
INTIME :
Monsieur [V] [U]
[Adresse 3]
[Localité 1]
Représenté par Me Emmanuel LEBAR, avocat au barreau de COUTANCES
DEBATS : A l'audience publique du 12 février 2024, tenue par Mme PONCET, Conseiller, Magistrat chargé d'instruire l'affaire lequel a, les parties ne s'y étant opposées, siégé seul, pour entendre les plaidoiries et en rendre compte à la Cour dans son délibéré
GREFFIER : Mme JACQUETTE-BRACKX
COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DELIBERE :
Mme DELAHAYE, Présidente de Chambre,
Mme PONCET, Conseiller, rédacteur
Mme VINOT, Conseiller,
ARRET prononcé publiquement, contradictoirement, le 11 avril 2024 à 14h00 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile et signé par Mme DELAHAYE, présidente, et Mme GOULARD, greffier
FAITS ET PROCÉDURE
La SCA Compagnie des fromages et Richesmonts a embauché M. [V] [U] à compter du 23 septembre 2013, d'abord en contrat d'apprentissage jusqu'au 23 septembre 2015 puis en contrat à durée indéterminée comme conducteur d'égouttage puis en qualité de chef d'équipe à compter du 1er septembre 2019. Elle l'a licencié le 25 janvier 2020 pour faute grave.
M. [U] a saisi le conseil de prud'hommes d'Avranches le 25 juin 2020 pour contester le bien-fondé de son licenciement, obtenir paiement des indemnités de rupture et de dommages et intérêts, à ce titre et pour non respect de la législation en matière de congés.
Par jugement du 12 octobre 2022, le conseil de prud'hommes a dit le licenciement sans cause réelle et sérieuse, condamné la SCA Compagnie des fromages et Richesmonts à verser à M. [U] 7 182,07€ d'indemnité de licenciement, 8 839,48€ (outre les congés payés afférents) d'indemnité compensatrice de préavis, 17 678,96€ de dommages et intérêts, 2 000€ en application de l'article 700 du code de procédure civile, a ordonné la remise, sous astreinte, de documents de fin de contrat conformes à la décision et débouté M. [U] du surplus de ses demandes.
La SCA Compagnie des fromages et Richesmonts a interjeté appel, M. [U] a formé appel incident.
Vu le jugement rendu le 12 octobre 2022 par le conseil de prud'hommes d'Avranches
Vu les dernières conclusions de la SCA Compagnie des fromages et Richesmonts, appelante, communiquées et déposées le 26 janvier 2024, tendant à voir le jugement infirmé, à voir M. [U] débouté, au principal, de l'ensemble de ses demandes, subsidiairement, de ses demandes de dommages et intérêts et de ses demandes annexes et le voir condamné à lui verser 2 000€ en application de l'article 700 du code de procédure civile
Vu les dernières conclusions de M. [U], intimé et appelant incident, communiquées et déposées le 23 octobre 2023, tendant à voir le jugement réformé quant au débouté prononcé et quant au montant des dommages et intérêts alloués pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, tendant à voir la SCA Compagnie des fromages et Richesmonts condamnée à lui verser 7 000€ de dommages et intérêts pour non respect de la législation en matière de repos et 30 938,18€ de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, tendant à voir le jugement confirmé pour le surplus, tendant à ce que les condamnations prononcées produisent intérêts au taux légal à compter de la saisine du conseil de prud'hommes, à ce qu'il soit ordonné à la SCA Compagnie des fromages et Richesmonts, sous astreinte, de lui remettre des documents de fin de contrat conformes à la décision, des bulletins de paie rectifiés et de régulariser les cotisations dues auprès des différentes caisses de protection sociale, tendant à voir la SCA Compagnie des fromages et Richesmonts condamnée à lui verser 2 500€ supplémentaires en application de l'article 700 du code de procédure civile
Vu l'ordonnance de clôture rendue le 7 février 2024
MOTIFS DE LA DÉCISION
1) Sur le non respect des temps de repos et de congés payés
M. [U] fait valoir que la surcharge de travail qu'il subissait ne lui a pas permis de prendre les congés payés et les repos compensateurs auxquels il avait droit.
Son bulletin de paie de décembre 2019 mentionne effectivement, au total, plus de 70 jours au titre des congés payés, jours de RTT, solde de repos compensateurs outre 51H au titre du 'solde banque heures'.
En application de l'article 31 § 2 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, la Cour de justice a considéré que l'employeur est notamment tenu, eu égard au caractère impératif du droit au congé annuel payé et afin d'assurer l'effet utile de l'article 7 de la directive 2003/88, de veiller, concrètement et en toute transparence, à ce que le travailleur soit effectivement en mesure de prendre ses congés annuels payés, en l'incitant, au besoin formellement, à le faire.
Il appartient donc à l'employeur de prendre les mesures propres à assurer au salarié la possibilité d'exercer effectivement son droit à congé, et, en cas de contestation, de justifier qu'il a accompli à cette fin les diligences qui lui incombent légalement.
En l'espèce, la SCA Compagnie des fromages et Richesmonts ne justifie ni avoir porté à la connaissance des salariés la période des congés payés comme le prévoit l'article D3141-5 du code du travail, ni avoir communiqué à M. [U] ses dates de congé conformément à l'article D3141-6 du code du travail. Elle n'établit pas non plus avoir incité M. [U] à prendre ses congés payés.
En conséquence, elle ne justifie pas avoir accompli les diligences lui incombant.
Il est constant que l'employeur a versé les indemnités correspondantes lors du solde de tous comptes et que M. [U] n'a donc subi aucun préjudice financier.
Il indique, en revanche, avoir subi un préjudice moral, la fatigue accumulée générant un risque accru en terme de santé et de sécurité et l'atteinte à son droit au repos ayant porté atteinte à sa vie privée et familiale.
Il produit les attestations de ses parents qui indiquent qu'il ne pouvait être présent lors de fêtes ou des vacances en famille ce qui lui manquait beaucoup et que lors de son emploi à la SCA Compagnie des fromages et Richesmonts il était très fatigué et amaigri. Son 'meilleur ami' atteste qu'ils ont dû régulièrement annuler des projets de vacances ensemble parce qu'il devait remplacer des collègues au dernier moment et que cela a affecté leur amitié.
Compte tenu de ces éléments, du fait qu'au vu des bulletins de paie produits (juillet à décembre 2019) M. [U] a néanmoins bénéficié de congés payés du 9 au 21 septembre du 7 au 12 octobre et les 5 et 6 décembre 2019, il y a lieu de lui allouer 1 500€ de dommages et intérêts.
2) Sur le licenciement
M. [U] a été licencié pour avoir, le 7 janvier 2020, vers 5H, eu une altercation avec Mme [I], intérimaire, verbale tout d'abord , puis l'avoir poussée 'suffisamment fort pour qu'elle se retrouve assise' sur un banc situé à proximité, lui avoir bloqué les bras pour l'empêcher de partir, lui avoir dit 'je vais t'en mettre une' et l'avoir violemment poussée au sol ce qui a entraîné sa chute sur le dos et lors de cette chute 'une surluxation du 5ième doigt et entorse de l'annulaire, entraînant une incapacité temporaire de travail de 17 jours à date'.
M. [U] indique, quant à lui, avoir souhaité avoir une explication avec elle 'sur des faits graves qu'elle lui imputait', que Mme [I] l'a alors poussé violemment, que 'dans un réflexe de protection' il lui a saisi le poignet et l'a repoussée.
Il est constant qu'aucun témoin n'a assisté à l'incident.
La SCA Compagnie des fromages et Richesmonts produit la plainte déposée par Mme [I] auprès des services de gendarmerie le 7 janvier à 15H. M. [U] conteste cette production qu'il considère comme illicite car faite, selon lui, en méconnaissance de l'article 114 du code de procédure pénale. La SCA Compagnie des fromages et Richesmonts conteste l'illicéité de cette production et fait valoir qu'en toute hypothèse, cette production est indispensable et proportionnée au but poursuivi.
M. [U] n'établit ni ne soutient d'ailleurs qu'une information judiciaire aurait été ouverte, dès lors l'article qu'il vise n'est pas applicable puisqu'il s'agit d'un article inclus dans le titre concernant les juridictions d'instruction.
Quand une instruction n'a pas été ouverte, un plaignant peut obtenir immédiatement la remise de son procès-verbal de plainte en application de l'article 15-3 du code de procédure pénale ou la demander ultérieurement en application de l'article R155 du code de procédure pénale. En revanche, un tiers ne peut pas obtenir une telle pièce sans autorisation du procureur de la République (R156 du code de procédure pénale).
La SCA Compagnie des fromages et Richesmonts n'explique pas comment elle est entrée en possession de cette plainte. Dans le procès-verbal litigieux, Mme [I] indique avoir reçu une copie de son audition. Si cette plainte a été produite avec son accord, cette production est licite. Dans les autres cas, la SCA Compagnie des fromages et Richesmonts a irrégulièrement été destinataire de cette pièce et ce moyen de preuve serait, dans ce cas, illicite. Toutefois, cette illicéité éventuelle n'entraîne pas nécessairement le rejet de cette pièce. En effet, cette pièce ne porte pas une atteinte disproportionnée aux droits du salarié et elle était indispensable, en l'absence de témoin de l'altercation, à l'exercice du droit à la preuve de la société. Il n'y a donc pas lieu de rejeter cette pièce des débats.
Dans cette plainte, Mme [I] indique que, depuis octobre 2019, M. [U] lui avait envoyé plusieurs déclarations d'amour et que les jours précédents, ils s'étaient disputés parce qu'il avait fait courir le bruit, sur leur lieu de travail, qu'ils 'étaient ensemble'. Elle indique que le 7 janvier, M. [U] a voulu avoir une explication avec elle, qu'il lui a bloqué le passage pour l'empêcher de sortir, l'a 'attrapé par les bras' et jeté contre un banc. Il se sont ensuite déplacés vers les vestiaires en continuant à discuter. M. [U] l'a pris par les bras, l'a plaquée contre le mur, elle a demandé ce qu'il allait faire, il a répondu qu'il allait lui 'en mettre une'. Il l'a ensuite lâchée puis l'a poussée violemment, elle indique avoir fini trois mètres plus loin, par terre. Elle indique s'être fait mal à l'annulaire en tombant. Elle est ensuite, dit-elle, allée voir son chef d'équipe pour expliquer ce qui lui était arrivé.
Elle finit son audition en indiquant remettre'un certificat médical ne mentionnant pas d'ITT'.
M. [N], chef de service, indique que 10MN après son départ elle est revenue 'en me disant que [V] venait de l'agresser dans le couloir menant aux vestiaires, elle se plaignait d'avoir mal à un doigt'. Il indique l'avoir soignée en utilisant une bombe de froid, précise qu'elle était apeurée et est restée sur place jusqu'à 8H.
M. [K], responsable de fabrication, atteste avoir entendu Mme [I] dans son bureau vers 8H. Les propos qu'il rapporte sont conformes à ce qui figure dans la plainte de Mme [I]. Il a adressé le 7 janvier à 11H38 un mail à son supérieur pour signaler l'incident.
Le recueil d'accidents du travail bénins mentionne à la date du 7 janvier 2020 à 5H15 'une blessure à auriculaire de la main gauche (gonflé +légère plaie)' soufferte par Mme [I] et la pulvérisation de froid faite par M. [N].
La déclaration d'accident du travail faite par ADECCO, la société intérimaire, le 8 janvier mentionne que le 7 janvier à 5H15, Mme [I] 'a déclaré être tombée au sol sur sa main gauche suite à une altercation avec M. [U] [V]'.
Les faits décrits par Mme [I] dans sa plainte sont similaires à ceux dont elle a fait part immédiatement à M [N] et dans les heures suivantes à M. [K]. Ceux-ci ont pu constater sa blessure au doigt et sa peur.
Ces éléments sont suffisants pour retenir la réalité de ces faits -La rédaction succincte de la déclaration d'accident du travail qui ne fait pas état de violence ne saurait en effet, suffire à jeter un doute sur leur réalité-. En revanche, rien ne confirme les éléments médicaux figurant dans la lettre de licenciement, aucun certificat médical n'étant produit et celui évoqué dans la plainte ne mentionnant au contraire aucune ITT.
Ces faits sont fautifs et justifiaient la rupture du contrat de travail. En revanche, la SCA Compagnie des fromages et Richesmonts, qui n'a estimé utile ni de mettre M. [U] à pied à titre conservatoire ni de modifier les tâches qui lui étaient confiées entre le 7 et le 27 janvier -date à laquelle son contrat a effectivement pris fin-, n'explique pas pourquoi il aurait été impossible de laisser le contrat se poursuivre pendant la durée du préavis. En conséquence, le licenciement sera disqualifié en licenciement pour faute réelle et sérieuse.
M. [U] peut prétendre à des indemnités de rupture. Les sommes réclamées à ce titre par M. [U] et allouées par le conseil de prud'hommes n'étant pas contestées par la SCA Compagnie des fromages et Richesmonts, ne serait-ce qu'à titre subsidiaire, seront retenues.
3) Sur les points annexes
Les indemnités de rupture allouées produiront intérêts au taux légal à compter du 29 juin 2020, date de réception par la SCA Compagnie des fromages et Richesmonts de sa convocation devant le bureau de conciliation et d'orientation, les dommages et intérêts à compter de la date du présent arrêt, rien ne justifiant qu'il soit dérogé, comme le demande M. [U], aux articles 1231-6 et 7 du code civil.
La SCA Compagnie des fromages et Richesmonts devra remettre à M. [U], dans le délai d'un mois à compter de la date de cet arrêt, une attestation France Travail, un certificat de travail conformes à la présente décision et un bulletin de paie complémentaire. Le présent arrêt fixant les droits du salarié, il n'y a pas lieu d'ordonner la remise d'un nouveau solde de tous comptes. Il n'y a pas non plus lieu de prévoir la régularisation des cotisations auprès des caisses de protection sociale, la condamnation à des sommes brutes incluant déjà l'obligation de verser, d'une part, le salaire net correspondant au salarié, d'autre part, les cotisations incluses aux caisses de protection sociale.
En l'absence d'éléments permettant de craindre l'inexécution de la mesure ordonnée, il n'y a pas lieu de l'assortir d'une astreinte.
Il serait inéquitable de laisser à la charge de M. [U] ses frais irrépétibles. De ce chef, la SCA Compagnie des fromages et Richesmonts sera condamnée à lui verser 3 000€.
DÉCISION
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
- Confirme le jugement en ce qu'il a condamné la SCA Compagnie des fromages et Richesmonts à verser à M. [U] 7 182,07€ d'indemnité de licenciement et 8 839,48€ d'indemnité compensatrice de préavis outre 883,97€ au titre des congés payés afférents
- Y ajoutant
- Dit que les sommes de 8 839,48€ et 883,97€ sont des sommes brutes
- Réforme le jugement pour le surplus
- Dit que ces sommes produiront intérêts au taux légal à compter du 29 juin 2020
- Requalifie le licenciement pour faute grave en licenciement pour faute réelle et sérieuse
- Condamne la SCA Compagnie des fromages et Richesmonts à verser à M. [U] 1 500€ de dommages et intérêts pour non respect des règles concernant les congés payés, avec intérêts au taux légal à compter de la date du présent arrêt
- Déboute M. [U] du surplus de ses demandes principales
- Condamne la SCA Compagnie des fromages et Richesmonts à verser à M. [U] 3 000€ en application de l'article 700 du code de procédure civile
- Condamne la SCA Compagnie des fromages et Richesmonts aux entiers dépens de première instance et d'appel
LA GREFFIÈRE LA PRÉSIDENTE
E. GOULARD L. DELAHAYE