AFFAIRE : N° RG 21/03135 - N° Portalis DBVC-V-B7F-G35R
Code Aff. :
ARRET N°
C.P
ORIGINE : Décision du Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de CAEN en date du 22 Octobre 2021 - RG n° F20/00569
COUR D'APPEL DE CAEN
1ère chambre sociale
ARRET DU 08 JUIN 2023
APPELANTE :
Mutualité MUTUALITE FRANCAISE DE NORMANDIE SSAM
[Adresse 2]
[Localité 4]
Représentée par Me Coralie LOYGUE, avocat au barreau de CAEN
subsituée par Me RAPPAPORT, avocat au barreau de PARIS .
INTIMEE :
Madame [I] [B]
[Adresse 3]
[Localité 1]
Représentée par Me Sophie LECELLIER, avocat au barreau de CAEN
DEBATS : A l'audience publique du 13 mars 2023, tenue par Mme DELAHAYE, Président de Chambre, Magistrat chargé d'instruire l'affaire lequel a, les parties ne s'y étant opposées, siégé seul, pour entendre les plaidoiries et en rendre compte à la Cour dans son délibéré
GREFFIER : Mme ALAIN
COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DELIBERE :
Mme DELAHAYE, Président de Chambre, rédacteur ,
Mme PONCET, Conseiller,
Mme VINOT , Conseiller ,
ARRET prononcé publiquement le 08 juin 2023 à 14h00 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, par prorogation du délibéré initialement fixé au 1er juin 2023, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile et signé par Mme DELAHAYE, président, et Mme GOULARD , greffier
Entre le 17 novembre 2015 et le 10 décembre 2019, plusieurs contrats à durée déterminée ont été conclus entre la Mutualité Française Normandie SSAM et Mme [I] [B], pour l'essentiel fondés sur le remplacement d'autres salariés ;
Le dernier contrat a pris fin le 25 janvier 2020 ;
Poursuivant la requalification de ces contrats en un contrat à durée indéterminée, Mme [B] a saisi le 22 décembre 2020 le conseil de prud'hommes de Caen lequel par jugement rendu le 22 octobre 2021 a :
- dit les demandes bien fondées et recevables ;
- requalifié les contrats de travail à durée déterminée en contrat de travail à durée indéterminée à compter du 17 novembre 2015 ;
- condamné la la Mutualité Française Normandie SSAM à payer à Mme [B] une indemnité de requalification de 2394.97 € ;
- jugé que le licenciement est sans cause réelle et sérieuse ;
- condamné la Mutualité Française Normandie SSAM à payer à Mme [B] les sommes de 4 789,95 € à titre d'indemnité de préavis, 478,99 € au titre des congés payés y afférents, 4 954,16 € à titre d'indemnité de licenciement, 9 500 € à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse et celle de 1200 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
- rejeté les demandes ;
- condamné la Mutualité Française Normandie SSAM aux dépens ;
Par déclaration au greffe du 21 novembre 2021, la Mutualité Française Normandie SSAM a formé appel de cette décision ;
Par conclusions n°2 remises au greffe le 22 juin 2022 et auxquelles il est renvoyé pour l'exposé détaillé des prétentions et moyens présentés en cause d'appel, la Mutualité Française Normandie SSAM demande à la cour de :
- infirmer le jugement ;
- juger prescrite toute action en requalification sur la période antérieure au 11 février 2017 ;
- juger irrecevable comme forclose la demande en requalification sur cette période
- juger irrecevable comme forclose la demande en requalification sur la période antérieure au 1er janvier 2019 si elle est fondée sur le non respect des délais de carence
- débouter Mme [B] de ses demandes ;
- A titre subsidiaire :
- Si la requalification est ordonnée à compter du 1 er janvier 2019, fixer les indemnités aux sommes suivantes : 1 881,28 € à titre d'indemnité compensatrice de préavis, 188,12 € au titre des congés payés incidents, 1 097,41€ au titre de l'indemnité de licenciement, 1 881,28 € à titre d'indemnité de requalification et entre 1 881,28 € et 3 752,66 à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ;
- Si la requalification est ordonnée à compter du 11 février 2017, fixer les indemnités aux sommes suivantes : 3 762,56 € à titre d'indemnité compensatrice de préavis, 376,25 € au titre des congés payés incidents, 2 939,50 euros au titre de l'indemnité de licenciement, 1 881,28 € à titre d'indemnité de requalification et entre 5 643,84 € et 7 525,12 € à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ;
- Si la requalification est ordonnée à compter du 17 Novembre 2015, fixer les indemnités aux sommes suivantes : 3 762,56 € à titre d'indemnité compensatrice de préavis, 376,25 € au titre des congés payés incidents, 4 076,10 € au titre de l'indemnité de licenciement, 1 881,28€ à titre d'indemnité de requalification et entre 5 643,84 € et 9 406,40 €, à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ;
- condamner Mme [B] à payer à la Mutualité Française Normandie SSAM une somme de 1500 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner Mme [B] aux dépens ;
Par conclusions remises au greffe le 4 mai 2022 et auxquelles il est renvoyé pour l'exposé détaillé des prétentions et moyens présentés en cause d'appel, Mme [B] demande à la cour de :
- A titre principal confirmer le jugement sauf sur le montant des dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ;
- A titre subsidiaire requalifier les contrats à compter du 11 février 2017
- condamner la Mutualité Francaise Normandie - SSAM à lui verser
la somme de 2.394,97 € à titre d'indemnité de requalification, de 4.789,95 € au titre de l'indemnité de préavis, de 478,99 au titre des congés payés afférents et de 3.523,98 € à titre d'indemnité de licenciement ;
-A titre infiniment subsidiaire requalifier les contrats à compter du 31 mars 2018
- Condamner la Mutualité Francaise Normandie - SSAM à lui verser la somme de 2.394,97 € à titre d'indemnité de requalification, de 2.394,97 € au titre de l'indemnité de préavis, de 239,50 euros au titre des congés payés afférents et de 2.196,77 € à titre d'indemnité de licenciement ;
- condamner la Mutualité Francaise Normandie - SSAM à lui verser la somme de 15000 € de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ;
-en tout état de cause la condamner à lui payer une somme de 2000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens ;
MOTIFS
I- Sur la prescription
Toute action portant sur l'exécution du contrat de travail se prescrit par deux ans à compter du jour où celui qui l'exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d'exercer son droit ;
Le délai de prescription d'une action en requalification d'un contrat à durée déterminée en contrat à durée indéterminée fondée sur le motif du recours au contrat à durée déterminée énoncé au contrat a pour point de départ le terme du contrat ou, en cas de succession de contrats à durée déterminée, le terme du dernier contrat ;
La salariée invoque trois motifs de requalification :
-son poste participait à l'activité normale et permanente de l'EPAD (elle n'exécutait aucune tâche temporaire, était affectée à la même équipe et travaillait dans les mêmes conditions que ses collègues) ;
- les relations contractuelles se sont exécutées sans contrat ou se sont poursuivies au-delà du terme des contrats ;
- le non respect du délai de carence ;
En l'espèce, il résulte des pièces produites qu'à l'exception du contrat conclu le 22 avril 2016 pour un surcroît d'activité, l'ensemble des contrats sont des contrats motivés par le remplacement de salariés absents, autonomes les uns des autres et qu'il se sont succédés de manière ininterrompue, du 17 novembre 2015 jusqu'au 22 août 2016 puis du 11 février 2017 jusqu'au 25 janvier 2020. La relation contractuelle a été ainsi interrompue pendant plus de 5 mois, si bien que la succession de contrats n'étant pas continue, il convient de distinguer les deux périodes, et de dire en conséquence que pour la première période, à la date du dernier contrat soit le 22 août 2016, la prescription était acquise tant pour apprécier que le poste participait à l'activité normale de l'établissement qu'à fortiori pour apprécier les autres motifs invoqués ;
- Sur le premier motif de requalification
L'article L1244-1 permet la conclusion de contrats successifs avec le même salarié lorsque le contrat est conclu pour remplacer un salarié absent ;
Mais en application de l'article L1242-1, il ne peut avoir pour objet ni pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l'activité normale et permanente de l'entreprise ;
L'employeur souligne à juste titre que le seul fait pour l'employeur, qui est tenu de garantir aux salariés le bénéfice des droits à congés maladie ou maternité, à congés payés ou repos que leur accorde la loi, de recourir à des contrats à durée déterminée de remplacement de manière récurrente, voire permanente, ne saurait suffire à caractériser un recours systématique aux contrats à durée déterminée pour faire face à un besoin structurel de main d''uvre et pourvoir ainsi durablement un emploi durable lié à l'activité normale et permanente de l'entreprise ;
En l'espèce, entre le 11 février 2017 et le 25 janvier 2020, 74 contrats ont été conclus, de manière ininterrompue (séparés au plus de 2 jours), motivés par le remplacement de salarié ;
L'employeur invoque des remplacements pour des absences imprévisibles et un taux d'absentéisme variable entre 2018 et 2019. Mais outre qu'il produit des tableaux chiffrés pour les années 2018 à 2019 alors que la période englobe l'année 2017, ceux relatifs au taux d'absentéisme AT Maladie sur l'EHPAD du Gold à [Localité 5] (où était affectée Mme [B]) mentionnent un taux de 9.01% en 2018 et un taux de 11.17%, ce qui n'est pas un écart très important. D'ailleurs l'analyse des motifs des absences nécessitant le remplacement de Mme [B] sont pour l'essentiel la maladie, ensuite les congés payés, les récupérations, la formation ou un congé maternité, ce qui révèle, au vu des taux d'absence pour maladie, une difficulté structurelle au sein de l'établissement. Mme [Z] aide-soignante, dans son attestation, fait état d'ailleurs du manque de personnel, des difficultés de recrutement et du mal être des salariés qui en découle ;
Par ailleurs, les contrats conclus mentionnent que Mme [B] est engagée pour exercer les fonctions d'aide-soignante ou d'aide-soignante de nuit, et non comme l'indique l'employeur également pour des fonctions d'auxiliaire de vie sociale ou d'aide médico-psychologique. Il résulte en outre des attestations de quatre aides-soignantes de l'établissement (Mmes [Z], [O], [Y] et [S]) que Mme [B] faisait souvent des nuits avec elles au sein de l'établissement et qu'elle connait parfaitement le poste, les résidents, les habitudes et le fonctionnement de l'établissement, Mme [Z] indiquant en outre que Mme [B] était sa binôme depuis « plusieurs mois et années », et que suite à la décision de l'employeur de ne pas reconduire son contrat, elle va devoir former la nouvelle salariée au poste de travail de nuit ;
Ces éléments démontrent tant les difficultés structurelles des effectifs de l'établissement que l'affectation de Mme [B] à un même poste, avec les mêmes collègues depuis des années, si bien que les contrats conclus avaient pour objet ou pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l'activité normale et permanente de l'établissement ;
Il convient en conséquence d'ordonner la requalification des contrats en un contrat à durée indéterminée à compter du 11 février 2017, et d'infirmer le jugement dans cette limite ;
La salariée peut ainsi prétendre à l'indemnité de requalification prévue par l'article L1245-2 du code du travail. Les parties sont en désaccord sur le montant de cette indemnité, l'employeur considérant que la somme réclamée par la salariée soit 2394.97 € (correspondant aux trois derniers mois) inclut à tort la prime de précarité et fixe l'indemnité à 1881.28 €.
C'est à juste titre que l'employeur indique que l'indemnité de fin de contrat prévue en application de l'article L. 1243-8 du code du travail est destinée à compenser la précarité du salarié sous contrat à durée déterminée, ce qui exclut son intégration dans le calcul des salaires moyens versés en raison de l'emploi de l'intéressé. Il convient, au vu des bulletins de salaire produits, de lui allouer une somme de 1881.28 € après déduction de l'indemnité de précarité ;
II- Sur la rupture du contrat
Eu égard à la requalification prononcée, la rupture du contrat à durée indéterminée faite sans respecter les dispositions légales s'analyse en un licenciement sans cause réelle et sérieuse ;
La salariée peut prétendre à une indemnité de préavis de deux mois qui sera calculée sur la base d'un salaire de 1881.28 €, soit une somme de 3762.56 €, outre celle de 376.25 € au titre des congés payés afférents ;
Elle peut également prétendre à une indemnité de licenciement qui sera calculée sur la base du même salaire et en application de l'article 16-2 de la convention collective nationale de la Mutualité soit une somme de 2939.50 € ;
En application des dispositions de l'article L1235-3 du code du travail, dans sa version issue de l'ordonnance du 22 septembre 2017, elle peut également prétendre, au vu de son ancienneté de 3 années complètes et de la taille de l'entreprise, à une indemnité comprise entre 3 et 4 mois de salaire brut (soit de 5643.84 € et 7525.12€);
C'est en vain que la salariée sollicite que cette disposition soit écartée en application de l'article 24 de la Charte, du Comité économique des droits sociaux (CEDS) et de l'article 10 de la convention n°158 de l'organisation internationale du travail ;
En effet, d'une part, eu égard à l'importance de la marge d'appréciation laissée aux parties contractantes par les termes de la charte sociale européenne révisée, les dispositions de l'article 24 de celle-ci ne sont pas d'effet direct en droit interne dans un litige entre particuliers ;
Il en est en conséquence de même des décisions prises en application de cet article par le CEDS lequel est une instance de contrôle du Conseil de l'Europe chargée d'examiner le respect de la Charte sociale européenne par les États parties,
D'autre part, aux termes de l'article 10 de la Convention n°158 de l'organisation internationale du travail (OIT), les organismes mentionnés à l'article 8 de la convention doivent, s'ils arrivent à la conclusion que le licenciement est injustifié, être habilités à ordonner le versement d'une indemnité adéquate ou toute autre forme de réparation considérée comme appropriée, que ces stipulations sont d'effet direct en droit interne, que selon la décision du Conseil d'administration de l'OIT le terme 'adéquat' visé à l'article 10 signifie que l'indemnité pour licenciement injustifié doit, d'une part être suffisamment dissuasive pour éviter le licenciement injustifié, et d'autre part raisonnablement permettre l'indemnisation de la perte injustifiée de l'emploi ;
Or, les dispositions des articles L.1235-3, L.1235-3-1 et L.1235-4 du code du travail, et notamment celles de l'article L.1235-3 qui octroient au salarié, en cas de licenciement injustifié, une indemnité à la charge de l'employeur, dont le montant est compris entre des montants minimaux et maximaux variant en fonction du montant du salaire mensuel et de l'ancienneté du salarié et qui prévoient que, dans les cas de licenciements nuls le barème ainsi institué n'est pas applicable, permettent l'indemnisation de la perte injustifiée de l'emploi et sont ainsi de nature à permettre le versement d'une indemnité adéquate ou une réparation considérée comme appropriée au sens de l'article 10 précité avec les stipulations duquel elles sont compatibles ;
C'est également en vain que le salarié invoque la décision du CEDS compte tenu que les dispositions de l'article 24 de la charte sociale européenne ne sont pas d'effet direct en droit interne dans un litige entre particuliers de sorte que le moyen tiré des effets de la décision du CEDS du 23 mars 2022 est inopérant ;
En considération de sa situation particulière et eu égard notamment à son âge, à l'ancienneté de ses services, à sa formation et à ses capacités à retrouver un nouvel emploi, la salariée justifiant avoir effectué plusieurs missions sur la base de contrats à durée déterminée entre le 28 janvier 2020 et le 1er septembre 2021, être indemnisée par Pôle Emploi depuis le 1er octobre 2021 et suivre une formation d'infirmière, la cour dispose des éléments nécessaires pour évaluer, la réparation qui lui est due à la somme de 7500 €;
Les dispositions du jugement relatives aux dépens et aux indemnités de procédure seront confirmées ;
En cause d'appel, l'employeur qui perd le procès sera condamné aux dépens d'appel et débouté de sa demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile. En équité, il réglera, sur ce même fondement, une somme de 1800 € à la salariée ;
PAR CES MOTIFS
LA COUR
Infirme le jugement rendu le 22 octobre 2021 par le conseil de prud'hommes de Caen sauf en ces dispositions relatives aux dépens et aux indemnités de procédure ;
Statuant à nouveau dans cette limite et y ajoutant
Dit prescrite l'action en requalification pour la période du 17 novembre 2015 au 22 aout 2016 ;
Ordonne la requalification des contrats à durée déterminée en un contrat à durée indéterminée à compter du 11 février 2017 ;
Condamne la Mutualité Française Normandie SSAM à payer à Mme [B] les sommes suivantes :
1881.28 € à titre d'indemnité de requalification ;
3762.56 € à titre d'indemnité compensatrice de préavis, outre celle de 376.25 € au titre des congés payés afférents ;
2939.50 € à titre d'indemnité de licenciement ;
7500 € à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ;
Condamne la Mutualité Française Normandie SSAM à payer à Mme [B] la somme de 1800 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
La déboute de sa demande aux mêmes fins ;
Dit que les sommes à caractère salarial produiront intérêt au taux légal à compter de l'avis de réception de la convocation de l'employeur devant le conseil de prud'hommes ;
Dit que les sommes à caractère indemnitaire produiront intérêt au taux légal à compter du présent arrêt ;
Condamne la Mutualité Française Normandie SSAM aux dépens d'appel.
LE GREFFIER LE PRESIDENT
E. GOULARD L. DELAHAYE