AFFAIRE : N° RG 19/02449
N° Portalis DBVC-V-B7D-GMOR
Code Aff. :
ARRET N°
C.P
ORIGINE : Décision du Tribunal de Grande Instance de COUTANCES en date du 26 Juin 2019 - RG n° 13/00002
COUR D'APPEL DE CAEN
chambre sociale - section 3
ARRÊT DU 02 FEVRIER 2023
APPELANTE :
S.A. [13]
[Adresse 2]
Représentée par Me Eric SEGOND, avocat au barreau de PARIS, substitué par Me JOBIN, avocat au barreau de CAEN
INTIMES :
Maître [W] [S], mandataire ad'hoc de la SARL [8]
[Adresse 1]
[Localité 3]
Non comparant ni représenté
FONDS D'INDEMNISATION DES VICTIMES DE L'AMIANTE subrogé dans les droits de M. [G] [N]
[Adresse 16]
[Adresse 11]
Représenté par Me Emmanuel GALISTIN, avocat au barreau de PARIS
S.A. CONSTRUCTIONS MECANIQUES DE NORMANDIE
[Adresse 5]
[Localité 4]
Représentée par Me Corinne POTIER, substitué par Me GUILLIN, avocats au barreau de PARIS
Caisse Primaire d'Assurance Maladie de la Manche
[Adresse 12]
Représentée par M. [C], mandaté
COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :
Mme CHAUX, Présidente de chambre,
M. LE BOURVELLEC, Conseiller,
M. GANCE, Conseiller,
DEBATS : A l'audience publique du 17 novembre 2022
GREFFIER : Mme GOULARD
ARRÊT prononcé publiquement le 02 février 2023 à 14h00 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile et signé par Mme CHAUX, présidente, et Mme GOULARD, greffier
La cour statue sur l'appel régulièrement interjeté par la société [13] d'un jugement rendu le 26 juin 2019 par le tribunal de grande instance de Coutances dans un litige l'opposant au Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante, à La société Ateliers de Construction navale de Cherbourg, la société Constructions Mécaniques de Normandie, en présence de la caisse primaire d'assurance maladie de la Manche.
FAITS et PROCEDURE
M. [N] a complété une déclaration de maladie professionnelle le 7 novembre 2011, sur la base d'un certificat médical initial du 13 octobre 2011 faisant état d'une 'pathologie d'origine professionnelle liée à l'inhalation des fibres d'amiante s'inscrivant dans le cadre du tableau n° 30B (plaques pleurales avec fines calcifications)'.
Selon l'enquête diligentée par la caisse primaire d'assurance maladie de la Manche ('la caisse'), M. [N] a été salarié de :
- la société [9] du 11 janvier 1971 au 31 mai 1974 en qualité de peintre,
- la société Atelier de Construction Navale de Cherbourg ([6]) du 1er juin 1974 au 30 juin 1977 en qualité de peintre,
- la société [10] du 1er juillet 1977 au 29 avril 1991 en qualité de peintre,
- la société [14], du 5 février 1993 au 16 août 1995 en qualité de chauffeur,
- la société [15] du 10 octobre 1995 au mois de juillet 2005 en qualité de chauffeur poids lourds.
Le caractère professionnel de la maladie a été reconnu par la caisse le 25 janvier 2012 et M. [N] s'est vue accordé un taux d'incapacité permanente partielle (IPP) de 5 %. Un capital de 1 883,88 euros lui a été attribué à la date du 14 octobre 2011.
M. [N] a saisi le Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante (Fiva) le 14 février 2012, à la suite de quoi une offre d'indemnisation lui a été adressée le 28 septembre 2012, qu'il a acceptée dans les termes suivants :
- préjudice d'incapacité fonctionnelle 5 909,10 euros
- préjudice moral 14 600 euros
- souffrances physiques 200 euros
- préjudice d'agrément 1 100 euros
Subrogé dans les droits de M. [N], le Fiva a saisi le tribunal des affaires de sécurité sociale de la Manche le 9 avril 2013 d'une demande de reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur de M. [N], la société CMN.
Par courrier du 27 décembre 2017, la société CMN a sollicité la mise en cause de la société [13], venant aux droits de la CNIB.
Par courrier du 23 juillet 2018, la société CMN a sollicité la mise en cause de la société [6].
Par jugement en date du 26 juin 2019, le tribunal de grande instance de Coutances, auquel le contentieux de la sécurité sociale a été transféré à compter du 1er janvier 2019, a :
- déclaré recevable l'instance engagée par le Fiva, en subrogation des droits de M. [N],
- constaté que la maladie professionnelle dont est atteint M. [N] est la conséquence d'une faute inexcusable de la société CMN et de la société [6] et de la CNIB,
- dit que les condamnations financières devront être partagées entre la société CMN et la société [6] au prorata du temps d'exposition, soit à hauteur de 68,03 % pour la société CMN, 17,21 % pourla société [13] venant aux droits de la CNIB et 14,76 % pour la société [6],
- ordonné la majoration du capital d'incapacité servi à M. [N] dans les proportions maximales prévues à l'article L.452-2 du code de sécurité sociale,
- dit que la majoration de capital sera versée directement par la caisse au FIVA,
- dit que la majoration maximale du capital d'incapacité devra suivre automatiquement l'éventuelle augmentation du taux d'incapacité permanente partielle de M. [N],
- dit qu'en cas de décès de la victime résultant des conséquences de la maladie professionnelle due à l'amiante, le principe de la majoration restera acquis pour le calcul de la rente de conjoint survivant,
- fixé l'indemnisation des souffrances morales subies par M. [N] à hauteur de la somme de 14 600 euros,
- déclaré bien fondée et opposable aux sociétés CMN, [6] et [13] la décision de prise en charge de la pathologie de M. [N] au titre de la législation sur les risques professionnels,
- dit que la caisse pourra exercer une action récursoire à l'encontre des employeurs,
- débouté le Fiva de ses autres demandes au titre du préjudice d'agrément et des souffrances physiques,
- ordonné l'inscription au passif de la société [6] de la majoration de capital et de l'ensemble des indemnisations complémentaires avancées par la caisse de la Manche dans la limite du partage des responsabilités,
- condamné la société CMN et la société [13] à rembourser à la caisse le montant des indemnisations allouées au bénéfice de M. [N] au titre de la réparation de ses préjudices extra-patrimoniaux et de la majoration de l'indemnité, dans la limité du partage de responsabilité,
- ordonné l'exécution provisoire de la décision en toutes ses dispositions ci-dessus,
- débouté le Fiva, la société CMN et la société [13] de leurs demandes respectives au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Par déclaration du 14 août 2019, la société [13] a interjeté appel de cette décision.
Par conclusions reçues au greffe le 18 janvier 2022, soutenues oralement à l'audience par son conseil, elle demande à la cour de :
- infirmer le jugement déféré,
- ordonner à la société CMN la production en originaux des bulletins de salaire (pièce n° 5 de première instance) le livre d'entrées et de sorties du personnel de la société CNIB, les déclarations sociales, la lettre de démission, licenciement ou mise à la retraite de M. [N],
- à défaut de ladite production, juger la société CMN irrecevable en sa mise en cause de la société [13] et rejeter sa demande en partage des condamnations financières,
- juger irrecevable l'enquête et la décision de la caisse du 25 janvier 2012, et inopposables à la société [13],
- subsidiairement, constater l'absence de faute inexcusable à l'égard de la société [13] et mettre celle-ci hors de cause,
- en toute hypothèse, déclarer la société CMN irrecevable en sa demande de mise en cause de la société [13] et la rejeter,
- condamner la société CMN à payer à la société [13] une indemnité de 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- la condamner aux dépens.
Par écritures déposées le 17 mai 2022, soutenues oralement par son conseil, la société CMN demande à la cour de :
A titre principal,
- infirmer le jugement en ce qu'il a 'constaté que la maladie professionnelle dont est atteint M. [N] est la conséquence de la faute inexcusable des sociétés CMN, [13] et [6],
- constater que les éléments constitutifs de la faute inexcusable de la société CMN ne sont pas réunis,
- par conséquent, débouter le Fiva de l'ensemble de ses demandes à l'encontre de la société CMN.
A titre subsidiaire,
- confirmer le jugement en ce qu'il a :
- dit que les condamnations financières devront être partagées entre la société CMN et la société [6] au prorata du temps d'exposition, soit à hauteur de 68,03 % pour la société CMN, 17,21 % pourla société [13] venant aux droits de la CNIB et 14,76 % pour la société [6],
- débouté le Fiva de ses autres demandes au titre du préjudice d'agrément et des souffrances physiques,
- condamné la société CMN et la société [13] à rembourser à la caisse le montant des indemnisations allouées au bénéfice de M. [N] au titre de la réparation de ses préjudices extra-patrimoniaux et de la majoration de l'indemnité, dans la limite du partage de responsabilité,
- infirmer le jugement en ce qu'il a :
- dit qu'en cas de décès de la victime résultant des conséquences de la maladie professionnelle due à l'amiante, le principe de la majoration restera acquis pour le calcul de la rente de conjoint survivant,
- fixé l'indemnisation des souffrances morales subies par M. [N] à hauteur de la somme de 14 600 euros,
Par conséquent :
- réduire à de plus justes proportions la demande d'indemnisation au titre des souffrances morales,
- ordonner que l'action récursoire de la caisse s'exerce à l'égard de la société CMN au prorata des années d'exposition, c'est-à-dire pour la période située entre le 1er juillet 1977 et le 29 avril 1991, soit à hauteur de 68,03 %, dans la limite de la majoration du capital et des préjudices personnels de M. [N] fixés par la cour,
- débouter la société [13] de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Par conclusions déposées le 31 mai 2022, soutenues oralement par son conseil, le Fiva demande à la cour de :
- confirmer le jugement entrepris, sauf en ce qu'il a débouté le Fiva de sa demande au titre des souffrances physiques de M. [N],
- le réformer de ce chef,
- en statuant à nouveau sur ce point,
- fixer l'indemnisation des préjudices personnels de M. [N] à la somme totale de 14 800 euros se décomposant comme suit :
préjudice moral 14 600 euros
souffrances physiques 200 euros
- juger que la caisse devra verser cette somme de 14 800 euros au Fiva, créancier subrogé,
Y ajoutant,
- condamner la société [13] et la société CMN à payer au Fiva une somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Selon écritures déposées le 19 mai 2022, soutenues oralement par son représentant, la caisse primaire d'assurance maladie de la Manche demande à la cour de :
- confirmer en toutes ses dispositions le jugement déféré, notamment en ce qu'il a fait droit à son action récursoire.
La société [6] (anciennement dénommée [7], ACC), représentée par Maître [S], désigné en qualité de mandataire ad hoc de la société par ordonnance du président tribunal de commerce de Cherbourg du 25 février 2021, a été régulièrement convoqué à l'audience du 17 novembre 2022 par courrier recommandé avec accusé de réception signé le 13 juin 2022. Elle n'est ni présente, ni représentée à l'audience.
Il est renvoyé aux écritures des parties s'agissant de la présentation détaillée de leurs prétentions respectives et des moyens développés à leur soutien.
MOTIFS DE LA DECISION
Le jugement déféré n'est pas querellé en ce qu'il a déclaré recevable l'instance engagée par le Fiva, en subrogation des droits de M. [N],
Cette disposition est donc acquise.
- Sur la qualité d'employeur
La société [13] fait valoir qu'en raison du manque de lisibilité de la seule pièce produite par la société CMN pour justifier d'une relation salariée entre M. [N] et la société CNIB entre 1971 et 1974, elle a adressé, en première instance, au conseil de la société CMN une sommation de communiquer en original les documents relatifs à cette relation salariée alléguée. Elle souligne que les premiers juges n'ont pas fait droit à cette demande, alors que les textes applicables imposaient une communication des pièces en original. Elle demande en conséquence que les documents produits en copie par la société CMN soient écartés des débats et qu'il soit retenu que la preuve de la réalité, de la durée et de l'exposition de M. [N] en qualité de salarié de la société CNIB n'est pas rapportée.
Il est constant que la copie constituant une reproduction fidèle et durable du titre vaut preuve littérale de l'obligation lorsqu'il est impossible de produire l'original. Il est admis, dans l'hypothèse où le titre, qui n'est pas produit, subsiste, sans que son existence soit discutée par les parties ou mise en doute par le juge, que la copie avait la valeur d'une preuve littérale, à condition que la conformité de cette copie avec l'original ne soit pas contestée , voire qu'elle soit aussi la reproduction durable et fidèle du titre ou qu'elle soit aussi corroborée par d'autres éléments .
Si le juge a un doute sur l'existence de l'original, il doit ordonner sa production et si une partie lui demande cette production, il doit l'ordonner .
En l'espèce, la société [13] ayant contesté en première instance la réalité des pièces produites en copie par la société CMN relative à la relation salariée entre M. [N] et la société CNIB, c'est à tort que les premiers juges se sont abstenus d'ordonner la communication desdites pièces en original.
En cause d'appel, la société CMN justifie avoir adressé un courrier au conseil de la société [13] le 13 mai 2022 pour l'informer qu'elle mettait à sa disposition les originaux des documents constituant sa pièce numéro 6, à savoir la demande d'embauche de M. [N] au sein de la société CNIB, et les bulletins de paie de M. [N] établis par la société CNIB pour les mois de juillet 1971, avril 1972 et juillet 1973. Elle précisait qu'au cas où le conseil de la société [13] ne pourrait se déplacer, elle proposait de faire établir par constat d'huissier qu'il n'existe aucune distorsion entre les pièces versées aux débats et les originaux.
La société [13] ne formule aucune observation sur la faculté qui lui a été offerte de consulter les pièces en original.
Ces pièces, dont la société [13] ne démontre pas en quoi elles seraient contraires à la réalité, sont suffisantes pour justifier de ce que M. [N] a été salarié de la CNIB dès lors que celui-ci, lors de l'enquête diligentée par la caisse à la suite de sa déclaration de maladie professionnelle, a lui-même déclaré avoir été salarié :
- de la CNIB du 11 janvier 1971 au 31 mai 1974,
- de la société [6] du 1er juin 1974 au 30 juin 1977,
- de la société CMN du 1er juillet 1977 au 29 avril 1991,
étant observé que la société CMN a acheté en 1977 le fonds de commerce de la société [6], elle-même successeur de la CNIB, ce qui a entraîné la poursuite à son profit du contrat de travail de l'intéressé, et qu'il ne saurait lui être reproché de ne pas produire davantage de pièces, notamment les registres d'entrée et de sortie du personnel, compte tenu de l'ancienneté de la période considérée et de la limitation dans le temps de l'obligation de conservation des documents.
Les pièces susvisées permettent de retenir que M. [N] a été employé par la société CNIB, puis par la société [6] et enfin par la société CMN.
- Sur la recevabilité de la mise en cause de la société [13] par la société CMN
La société [13] fait valoir que la juridiction de sécurité sociale n'est pas compétente pour connaître d'un appel en garantie qui nécessite d'examiner et interpréter les stipulations d'un contrat de cession conclu entre deux employeurs.
Toutefois, la société CMN souligne à juste titre qu'elle a appelé en la cause la société [13] non pas dans le cadre d'un appel en garantie, mais pour faire reconnaître sa faute inexcusable, avec celle de la société [6], pour partager les conséquences financières de ladite faute.
Il en résulte que la juridiction de sécurité sociale est compétente pour connaître de la demande relative à la faute inexcusable de la société mise en cause.
- Sur la maladie déclarée et son caractère professionnel
Aux termes du certificat médical initial du 13 octobre 2011, M. [N] présentait une 'pathologie d'origine professionnelle liée à l'inhalation des fibres d'amiante s'inscrivant dans le cadre du tableau n° 30B (plaques pleurales avec fines calcifications)'.
Le rapport 'employeur ' établi le 22 novembre 2005 par la société CMN mentionne que M. [N] a été notamment employé par les sociétés CNIB (1971 à 1974), [6] (1974 à 1977) et CMN (1977 à 1991). Ce rapport précise que M. [N] intervenait pour le compte de la CNIB et de [6] 'à bord des navires en construction floqués', et pour les mêmes tâches pour la CMN, outre les fonctions de peintre en cabine.
Il ressort du questionnaire adressé à l'assuré, ainsi que des attestations de collègue de travail, que M. [N] a travaillé sur des navires floqués à l'amiante, entre 1971 et 1991, éléments qui justifient de l'exécution habituelle par le salarié de travaux l'exposant à l'amiante correspondant à ceux mentionnés à titre indicatif au tableau n° 30B.
Il convient en outre de constater que les conditions de durée d'exposition et de délai de prise en charge sont remplies, en conséquence de quoi la maladie déclarée par M. [N] le 7 novembre 2011 correspond bien à une maladie inscrite au tableau n° 30 B des maladies professionnelles.
- Sur la faute inexcusable
Le manquement à l'obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l'employeur est tenu envers le travailleur a le caractère d'une faute inexcusable lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver.
Il appartient à la victime de justifier que son employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé son salarié et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour le préserver de ce danger.
En l'espèce, M. [N] a indiqué dans son attestation du 27 mars 2012 'avoir travaillé aux CMN en qualité de peintre à bord des bateaux, où se trouvait l'amiante sur les cloisons pour l'isolation et l'insonorisation qui était projetée par une société allemande. A cette époque, on ne connaissait pas le danger de ce produit que l'on manipulait avec protections non appropriées. Lorsqu'il fallait peindre les cales (fonds de bateau), on se servait soit d'aspirateur et brosses à épousseter, plus la ventilation qui rejetaient toutes les poussières dans l'air libre des ateliers. A cette époque, on avait que les masques à peinture qui n'étaient pas conçus pour l'amiante.'
Le rapport d'enquête de la caisse, qui conclut à la prise en charge de la pathologie de M. [N] comme maladie professionnelle, précise que les sociétés CNIB, [6] et CMN et le métier de peintre à bord des navires objets de leur activité figurent sur la liste des établissements et des métiers de la construction ou de la réparation navale susceptibles d'ouvrir droit à la cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante.
Plusieurs attestations sont produites :
M. [K], collègue de travail de M. [N] et ancien salarié des sociétés entre 1967 et 1991, déclare 'nous avons travaillé dans l'amiante dans cette poussière, on nous a jamais dit que c'était dangereux, nous n'étions pas protégés, nous n'avions pas de masques [...]nous travaillions continuellement dans la poussière [...] des ouvriers allemands projetaient l'amiante avec des lances et nous travaillions dans le local à côté. L'amiante était en vrac dans des sacs en papier [...].
Il est produit le certificat de travail de M. [K], justifiant de son emploi par la société CMN entre 1967 et 1991.
M. [E], salarié de la société CMN entre 1971 et 1988, écrit que M. [N] et lui ont travaillé dans l'amiante à bord des bateaux, en étant très peu protégés. Il précise que la poussière volait aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur, qu'ils avaient la gorge qui grattait et les yeux qui pleuraient.
M. [V], collègue de travail de M. [N], indique que M. [N] était le premier à monter à bord du bateau pour peindre les fonds de cale, 'en sachant qu'il restait de l'amiante qu'il enlevait avec les mains, sans aucune protection. Quand un boyau d'air éclatait, c'était un nuage d'amiante qui sortait à bord autant que dans le bâtiment de l'usine.'
Ces différents éléments caractérisent une exposition à l'inhalation de poussières d'amiante durant de nombreuses années au sein des trois sociétés concernées.
Il convient à ce stade de préciser que si les témoins mentionnent uniquement la société CMN, ils se réfèrent cependant à des périodes qui visent les trois sociétés, outre la circonstance que la société CMN a acheté en 1977 le fonds de commerce de la société [6], elle-même successeur de la CNIB. Il ne peut par conséquent être tiré argument, par la société CNIB, de ce que les témoins ne mentionnent que la CMN, dès lors qu'ils déclarent avec précision avoir été employés pour une période concernant les trois sociétés, CNIB, [6] et CMN. Bien au contraire, ces pièces démontrent que les conditions de travail du salarié ont toujours été les mêmes, quelque soit l'employeur concerné.
La société [13] et la société CMN font valoir qu'aucune faute inexcusable de leur part ne saurait être admise, du fait de leur méconnaissance de la toxicité de l'amiante, s'agissant de travaux qui ne seront inscrits au tableau 30 qu'en 1996.
Cependant, l'obligation de sécurité découlant du contrat de travail pèse sur les sociétés.
Si l'utilisation de l'amiante n'a été interdite en France que par décret du 24 décembre 1996, entré en vigueur le 1er janvier 1997, il est exclu qu'au cours de la période considérée, soit de 1971 à 1994, la société ait pu ignorer le danger que constituait l'exposition de leur salarié à ce minerai à raison des nombreuses études scientifiques réalisées sur le sujet, de la création dès 1945 d'un tableau des maladies professionnelles respiratoires liées à son utilisation et de la réglementation spécifique instaurée à compter du 17 août 1977.
Ce décret a fixé le taux limite de concentration moyenne en fibre d'amiante dans l'atmosphère inhalée par un salarié pendant une journée de travail à 2 fibres par cm3 réduit à une fibre par décret du 27 mars 1987 puis à 0,60 par un décret du 6 juillet 1992.
Il est soutenu à tort que le contexte réglementaire et scientifique de l'époque n'était pas susceptible d'alerter sur le risque d'une exposition à l'amiante.
En effet, contrairement à ce qui est prétendu, le risque professionnel lié à l'amiante était connu antérieurement à 1996, ainsi qu'en témoigne l'évolution des travaux scientifiques et du dispositif légal et réglementaire adopté à l'effet de préserver la santé des salariés exposés à l'amiante.
Ainsi, dès la loi du 12 juin 1893, précisée par un décret de mars 1894, ont été posées des prescriptions de sécurité prévenant l'inhalation de poussières, sans distinction de leur nature ou de leur origine, et donc applicables aux poussières d'amiante.
En 1906, à la suite de nombreux décès survenus chez les travailleurs d'une usine de filature et de tissage d'amiante, le lien entre exposition aux fibres d'amiante et survenue de décès d'origine professionnelle a été établie en France.
En 1950, la fibrose pulmonaire développée en cas d'exposition à de fortes concentrations d'amiante dans les industries de l'amiante a été intégrée à un tableau des maladies professionnelles, modifié par décret du 5 janvier 1976 qui y a inscrit le mésothéliome pleural et sa dégénérescence maligne, y compris dans des conditions de faible exposition.
Le décret n°77-949 du 17 août 1977 a prescrit des règles particulières pour les parties des locaux et chantiers où le personnel est exposé à l'inhalation de poussières d'amiante à l'état libre dans l'atmosphère, notamment dans les travaux de transport, de manipulation, de traitement, de transformation, d'application et d'élimination de l'amiante et de tous produits ou objets susceptibles d'être à l'origine d'émission de fibres d'amiante.
La nocivité sur la santé de l'utilisation de l'amiante, qui était donc connue depuis le début du XXe siècle notamment par le biais de publications scientifiques, a été prise en compte dès les années 1950 par la réglementation reconnaissant le caractère professionnel de maladies liées à l'utilisation de l'amiante. Dès 1950, le caractère indicatif des travaux susceptibles de provoquer ces maladies de l'amiante et d'être soumis aux règles de protection issues du décret du 17 août 1977 précité est patent, ainsi que le révèle l'emploi dans les textes concernés du terme 'notamment', si bien que le fait que les travaux d'entretien ou de maintenance sur des matériels revêtus ou contenant des matériaux composés d'amiante n'ont été intégrés qu'en 1996 à la liste des travaux visés au tableau 30 des maladies professionnelles est indifférent.
Par ailleurs, les attestations produites mettent en avant l'absence de mesures de protection.
Enfin, le retard à légiférer n'est pas de nature à exonérer les sociétés, en tant qu'employeur, de la responsabilité encourue à raison des manquements constatés à leur obligation de sécurité.
En l'espèce, il ne peut être admis que les sociétés n'aient pas été en mesure de se convaincre, à l'aune des travaux scientifiques et de l'évolution de l'arsenal normatif destiné à prémunir contre les risques sanitaires générés par l'amiante, du risque professionnel qu'elles ont fait encourir aux salariés manipulant des matériaux d'isolation contenant de l'amiante. En effet, ces sociétés intervenaient dans un secteur industriel, exploitant des grands sites de production, et disposaient des moyens de s'informer utilement sur le risque de toxicité lié à l' activité de manipulation de produits d'isolation dont elles savaient qu'ils comportaient de l'amiante.
Ces considérations conduisent la cour à retenir que les sociétés avaient, ou à tout le moins, auraient dû avoir conscience du risque qu'elles faisaient peser sur la santé de leurs salariés intervenant sur des matériaux d'isolation contenant de l'amiante.
En dépit de cette conscience du risque et de leur obligation d'assurer la santé et la sécurité de leurs employés, les sociétés n'ont pas pris les mesures de prévention et de protection utiles, ainsi qu'il ressort des attestations versées aux débats, lesquelles rapportent l'absence de mise à disposition des salariés concernés d'équipements de protection adaptés à l'exposition à l'amiante, aucun masque n'ayant en particulier été fourni.
Cette carence dans la protection des salariés est à l'évidence contraire aux prévisions du décret précité du 17 août 1977 relatif aux mesures particulières d'hygiène applicables dans les établissements où le personnel est exposé à l'action des poussières d'amiante. Ce décret a en effet imposé des obligations précises à la charge des employeurs pour les parties des locaux et chantiers où le personnel est exposé à l'inhalation de poussières d'amiante à l'état libre dans l'atmosphère. Son article 8 prévoit notamment que des équipements respiratoires individuels et des vêtements de protection devaient être attribués personnellement à chaque salarié exposé à l'inhalation de poussières d'amiante tandis que l'article 9 oblige l'employeur à remettre des consignes écrites à toute personne affectée à des travaux en contact avec l'amiante de manière à l'informer des risques auxquels son travail peut l'exposer et des précautions à mettre en oeuvre pour s'en prémunir.
A l'instar des premiers juges qui ont fait une exacte appréciation des éléments de preuve soumis aux débats, la cour, confirmant le jugement entrepris sur ce point, conclut que la maladie professionnelle dont a été atteint M. [N] procède de la faute inexcusable des sociétés CMN, [6] et CNIB.
- Sur les conséquences de la faute inexcusable
Sur la majoration de rente
Aucune discussion n'existant à hauteur de cour concernant les dispositions suivantes du jugement entrepris, celui-ci sera confirmé en ce qu'il a :
- ordonné la majoration du capital d'incapacité servi à M. [N] dans les proportions maximales prévues à l'article L.452-2 du code de sécurité sociale,
- dit que la majoration de capital sera versée directement par la caisse au FIVA,
- dit que la majoration maximale du capital d'incapacité devra suivre automatiquement l'éventuelle augmentation du taux d'incapacité permanente partielle de M. [N].
C'est en revanche à juste titre que la société CMN demande à la cour d'infirmer le jugement en ce qu'il a dit qu'en cas de décès de la victime résultant des conséquences de la maladie professionnelle due à l'amiante, le principe de la majoration restera acquis pour le calcul de la rente de conjoint survivant, au motif qu'il s'agit d'une indemnisation hypothétique.
Il convient par conséquent, par voie d'infirmation, de débouter le Fiva de cette demande.
Sur l'indemnisation des préjudices
En application de l'article L 452-1 du code de la sécurité sociale lorsque l'accident est dû à la faute inexcusable de l'employeur ou de ceux qu'il s'est substitué dans la direction, la victime ou ses ayants droit ont droit à une indemnisation complémentaire.
En application de l'article L 452-3 du même code la victime a le droit de demander à l'employeur devant la juridiction de sécurité sociale la réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales par elle endurées, de ses préjudices esthétiques et d'agrément ainsi que celle du préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle.
Il résulte de la réponse donnée le 18 juin 2010 par le Conseil constitutionnel à une question prioritaire de constitutionnalité (décision n°2010-8) que la victime de l'accident du travail ou de la maladie professionnelle découlant de la faute inexcusable de l'employeur peut demander, sur le fondement de l'article L 452-3 précité, devant la juridiction de la sécurité sociale, la réparation d'autres chefs de préjudice que ceux énumérés par ce texte, mais à la condition que ces préjudices ne soient pas déjà couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale.
Souffrances physiques
Il résulte des articles L.434-1, L.434-2, L.452-2 du code de la sécurité sociale que la rente versée à la victime d'un accident du travail indemnise, d'une part, les pertes de gains professionnels et l'incidence professionnelle de l'incapacité, d'autre part, le déficit fonctionnel permanent ; que sont réparables en application de l'article L. 452-3 du code précité les souffrances physiques et morales non indemnisées au titre du déficit fonctionnel permanent.
Au sens de la nomenclature « Dintilhac », sont réparées, au titre des souffrances endurées, les souffrances physiques et psychiques ainsi que les troubles associés endurés par la victime durant la maladie traumatique, c'est-à-dire du jour de l'accident ou de l'apparition de la maladie, jusqu'au jour de sa consolidation.
Après consolidation, le déficit définitif est réparé au titre du déficit fonctionnel permanent qui indemnise la réduction définitive du potentiel physique, psychosensoriel ou intellectuel résultant de l'atteinte à l'intégrité anatomo-physiologique médicalement constatable, à laquelle s'ajoutent les phénomènes douloureux et les répercussions psychologiques, normalement liées à l'atteinte séquellaire décrite ainsi que les conséquences habituellement et objectivement liées à cette atteinte dans la vie de tous les jours.
Il en résulte que ne sont réparables, en application de l'article L. 452-3 du code de la sécurité sociale, que les souffrances physiques et morales subies à compter de la première constatation médicale de la maladie et jusqu'à la consolidation.
La société CMN fait valoir qu' à la date de la déclaration de sa maladie, M. [N] était retraité, de sorte qu'aucune perte de gains professionnels n'est constatée.
Elle rappelle que le médecin conseil de la caisse a fixé la date de consolidation de son état de santé au 14 octobre 2011, soit le lendemain de la date de première constatation médicale de la maladie.
La société estime que les souffrances endurées sont indemnisées par la rente.
Le Fiva fait valoir que M. [N] souffre de dyspnée d'effort, avec une diminution de la capacité vitale forcée à 78,3 % et une diminution du volume expiré en une seconde à 89,2 %.
Compte tenu d'une date de première constatation médicale fixée au 13 octobre 2011 et d'une consolidation fixée au 14 octobre 2011, les troubles invoqués par le Fiva au titre des souffrances physiques ne sont pas distincts de ceux indemnisés par le capital au titre de l'incapacité partielle dont le taux a été déterminé en application de l'article L 434-2 du code de la sécurité sociale d'après la nature de l'infirmité, l'état général, l'âge et les facultés physiques et mentales de la victime et ne peuvent donc ouvrir droit à une réparation complémentaire.
Cette demande doit donc par voie de confirmation être rejetée.
Souffrances morales
S'agissant de plaques pleurales, le préjudice moral est constitué dès le diagnostic, par nature extrêmement brutal.
Il est admis de réparer le préjudice moral spécifique consistant dans l'anxiété permanente face au risque, à tout moment, de dégradation de l'état de santé et de menace sur le pronostic vital.
En raison de sa nature, cette maladie engendre par elle-même et dès son annonce, l'inquiétude d'une évolution fatale et qui aurait pu être évitée si la société avait respecté les règles d'hygiène et de sécurité en prenant des mesures pour supprimer, sinon réduire, les risques d'exposition et a minima exactement informé les salariés de ceux-ci. Cette inquiétude est donc majorée par un sentiment d'injustice.
S'y ajoute la perspective d'avoir à se soumettre à des mesures de surveillance et une appréhension croissante avant chaque examen de contrôle prévu d'une évolution défavorable alimentée par les inhumations de ses anciens collègues de travail.
Ce préjudice est irréductible à toute notion de consolidation et n'est pas déjà réparé par l'allocation de la rente.
Ce préjudice a été exactement apprécié à la somme de 14 600 euros, le jugement déféré mérite donc confirmation à ce titre.
Le Fiva ne reprend pas sa demande au titre du préjudice d'agrément en cause d'appel, de sorte que le jugement doit être confirmé en ce qu'il l'a débouté de cette prétention.
- Sur l'opposabilité de la décision de prise en charge
Les premiers juges ont relevé à juste titre que l'instruction du dossier par la caisse est intervenue à l'égard du dernier employeur concerné, la société CMN, laquelle n'a pas contesté la décision dans le délai de deux mois qui lui était offert, pas plus qu'elle ne la conteste dans le cadre de la présente procédure.
Il doit être rappelé que, par application de l'article L 452-3-1 du code de la sécurité sociale, dont les dispositions sont applicables aux actions en reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur introduites devant les tribunaux des affaires de sécurité sociale à compter du 1er janvier 2013 :
Quelles que soient les conditions d'information de l'employeur par la caisse au cours de la procédure d'admission du caractère professionnel de l'accident ou de la maladie, la reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur par une décision de justice passée en force de chose jugée emporte l'obligation pour celui-ci de s'acquitter des sommes dont il est redevable à raison des articles L. 452-1 à L. 452-3.
Il convient en conséquence, par voie de confirmation, de déclarer opposables aux sociétés [13], [6] et CMN toutes les conséquences pécuniaires de le faute inexcusable découlant des articles L 452-1 à L 452-3 du code de la sécurité sociale.
- Sur l'action récursoire de la caisse
En application des dispositions de l'article L 452-2 du code de la sécurité sociale dans sa version applicable au litige, les sommes ci- dessus allouées seront avancées directement par la caisse primaire d'assurance maladie de la Manche.
La faute inexcusable de chacune des sociétés ayant été reconnue, il appartiendra à la caisse de récupérer les sommes allouées à ce titre auprès de chacun des employeurs dont la faute inexcusable a été établie, au prorata du temps d'exposition aux risques liés à l'amiante dans chacune des sociétés.
La durée d'exposition du salarié dans chacune des société n'étant pas contestée, l'action récursoire de la caisse s'exercera dans les proportions fixées par les premiers juges.
Le jugement entrepris sera confirmé de ce chef.
Il le sera également en ce qu'il a ordonné l'inscription au passif de la société [6] de la majoration de capital et de l'ensemble des indemnisations complémentaires avancées par la caisse de la Manche dans la limite du partage des responsabilités.
- Sur les autres demandes
Succombant au principal, la société [13] sera condamnée aux dépens d'appel.
Aucune considération tirée de l'équité ne s'oppose à ce que chacune des parties conserve la charge de ses frais irrépétibles. En conséquence, les demandes formées à ce titre par la société [13] et le Fiva seront rejetées.
Les dispositions de première instance statuant sur les frais irrépétibles sont confirmées.
PAR CES MOTIFS
La cour,
Déclare recevable la demande de mise en cause de la société [13] par la société Constructions Mécaniques de Normandie ;
Confirme le jugement entrepris sauf en ce qu'il a dit qu'en cas de décès de la victime résultant des conséquences de la maladie professionnelle due à l'amiante, le principe de la majoration restera acquis pour le calcul de la rente de conjoint survivant ;
Statuant à nouveau,
Dit n'y avoir lieu à prévoir, qu'en cas de décès de la victime résultant des conséquences de la maladie professionnelle due à l'amiante, le principe de la majoration restera acquis pour le calcul de la rente de conjoint survivant ;
Déboute la société [13] et le Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante de leurs demandes formées au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne la société [13] aux dépens d'appel.
LE GREFFIER LE PRESIDENT
E. GOULARD C. CHAUX