AFFAIRE : N° RG 19/03379
N° Portalis DBVC-V-B7D-GOOP
Code Aff. :
ARRET N°
C.P
ORIGINE : Décision du Tribunal de Grande Instance de CAEN en date du 18 Novembre 2019 - RG n° 18/427
COUR D'APPEL DE CAEN
Chambre sociale section 3
ARRÊT DU 15 DECEMBRE 2022
APPELANT :
FONDS D'INDEMNISATION DES VICTIMES DE L'AMIANTE, subrogé dans les droits de [B] [P].
[Adresse 12]
[Adresse 6]
Représentée par Me GALISTIN de la SELEURL HALKEN, avocats au barreau de PARIS
INTIMEES :
CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DU CALVADOS
[Adresse 1]
[Adresse 1]
Représentée par M. [V], mandaté
Société [3], venant aux droits de la SA [11]
[Adresse 7]'
[Adresse 7]
Représentée par Me Bruno FIESCHI, avocat au barreau de PARIS
COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :
Mme CHAUX, Présidente de chambre,
M. LE BOURVELLEC, Conseiller,
M. GANCE, Conseiller,
DEBATS : A l'audience publique du 20 octobre 2022
GREFFIER : Mme GOULARD
ARRÊT prononcé publiquement le 15 décembre 2022 à 14h00 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile et signé par Mme CHAUX, présidente, et Mme GOULARD, greffier
La cour statue sur l'appel régulièrement interjeté par le Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante d'un jugement rendu le 18 novembre 2019 par le tribunal de grande instance de Caen dans un litige l'opposant à la société [3], en présence de la caisse primaire d'assurance maladie du Calvados.
FAITS et PROCEDURE
[B] [P] a été employé par la [10] ( [10]), devenue [14] puis [11], aux droits de laquelle vient aujourd'hui la société [3] :
- du 2 septembre 1968 au 28 septembre 1971 puis du 3 octobre 1972 au 31 décembre 1976 en qualité d'aide monteur câbleur au service thermique
- du 1er janvier 1977 eu 30 juin 1992 en qualité d'agent de maîtrise au service thermique.
Le 11 janvier 2016, [B] [P] a complété une déclaration de maladie professionnelle au titre d'un cancer pulmonaire.
Il mentionnait avoir travaillé pour le compte des sociétés:
- [13] à [Localité 8] du 1er septembre 1968 au 30 juin 1992 en tant qu'agent de maîtrise,
- [9] à [Localité 5] du 1er avril 1992 au 26 avril 1994 en tant que technicien en instrumentation,
- [2] à [Localité 4] du 12 janvier 1998 au 31 décembre 2007 en tant que responsable maintenance.
Le certificat médical initial du 29 décembre 2015 mentionne: ' patient de 64 ans, tabagisme sevré à 20 PA aux antécédents d'exposition à l'amiante - scanner thoracique= syndrome de masse médiastinal gauche avec compression bronchique et envahissement artériel pulmonaire'.
Le 1er février 2016, la caisse primaire d'assurance maladie du Calvados (la caisse) a transmis la déclaration de maladie professionnelle et un questionnaire au dernier employeur, la société [2], avec copie du certificat médical initial. Le 12 février 2016 , la société [2] a retourné le questionnaire rempli à la caisse.
Le 3 mars 2016, la caisse a transmis les mêmes pièces à la société [3], laquelle a répondu par courrier du 9 mars 2016.
Le 10 juin 2016, la caisse a notifié à la société [3] ( la société) sa décision de prise en charge, au titre du tableau 30 Bis des maladies professionnelles, de la maladie cancer broncho- pulmonaire provoqué par l'inhalation de poussières d'amiante déclarée par [B] [P].
Suite à sa demande déposée le 12 octobre 2016, [B] [P] a accepté le 9 novembre 2016 l'offre du Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante (Fiva) se décomposant comme suit :
- réparation du préjudice moral: 67 700 euros
- réparation du préjudice physique : 21 900 euros
- réparation du préjudice d'agrément : 21 900 euros
soit un total de 111 500 euros.
Aucune somme ne lui a été versée au titre du préjudice d'incapacité fonctionnelle, lequel a été intégralement pris en charge par l'organisme de sécurité sociale.
Le 13 avril 2018, [B] [P] est décédé.
Le 24 août 2018, la caisse a reconnu l'imputabilité du décès à la maladie professionnelle.
Une rente d'ayant droit a été attribuée à son épouse, Mme [I] [P], à compter du 1er mai 2018.
Les préjudices moraux et d'accompagnement des ayants droit ont été indemnisés comme suit par le Fiva :
Mme [I] [P] ( veuve) : 32 600 euros
Mme [S] [P] ( enfant) : 8 700 euros
M. [U] [P] ( enfant ) : 8 700 euros
M. [J] [W] ( petit enfant) : 3 300 euros
M. [E] [W] ( petit enfant ) : 3 300 euros
M. [X] [P] ( petit enfant) : 3 300 euros
M. [H] [P] ( petit enfant ) : 3 300 euros.
Soit un total de 63 200 euros.
Subrogé dans les droits de [B] [P], le Fiva a saisi le 1er juin 2018, le tribunal des affaires de sécurité sociale du Calvados aux fins de voir reconnaître la faute inexcusable de la société [3] à l'origine de la maladie professionnelle.
Par jugement du 18 novembre 2019, le tribunal de grande instance de Caen, auquel le contentieux de la sécurité sociale a été transféré à compter du 1er janvier 2019, a:
- déclaré recevable l'action du Fiva,
- dit que la prise en charge de la maladie professionnelle déclarée de [B] [P] par la caisse primaire d'assurance maladie du Calvados,suivant décision du 10 juin 2016 au titre de la pathologie du tableau n° 30 Bis des maladies professionnelles, est justifiée,
- débouté le Fiva de sa demande en reconnaissance de la faute inexcusable de la SA [3] et de toutes les demandes qui y sont liées,
- débouté la société [3] de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamné le Fiva aux dépens.
Par déclaration du 3 décembre 2019, le Fiva a interjeté appel de ce jugement.
Par conclusions du 17 juin 2022, déposées et soutenues oralement à l'audience par son conseil, le Fiva demande à la cour de réformer le jugement entrepris et statuant à nouveau:
- déclarer recevable la demande du Fiva subrogé dans les droits de [B] [P],
- dire que les pièces versées aux débats établissent le caractère professionnel de la maladie de [B] [P],
Subsidiairement et avant dire droit sur l'ensemble des demandes:
- désigner un comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles, selon les règles en vigueur, avec pour mission :
¿ de prendre connaissance du dossier de l'assuré, composé des pièces versées à l'article D 461-29 du code de la sécurité sociale, et des conclusions et pièces des parties à l'instance, qui seront annexées à ce dossier par la caisse primaire d'assurance maladie du Calvados, en application du même article,
¿ de dire, par un avis motivé, si la pathologie présentée par [B] [P], objet du certificat médical du 29 décembre 2015, figurant au tableau n° 30 Bis des maladies professionnelles, a été directement causée par son travail habituel au sein de la [10] ( [10] ) aux droits de laquelle vient la société [3],
- renvoyer l'examen des demandes à la première audience utile après réception de l'avis du comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles,
- dire que la maladie professionnelle dont était atteint [B] [P] est imputable à la faute inexcusable de la société [3], venant aux droits de la [10],
- fixer à son maximum la majoration de la rente servie à [B] [P] pendant la période ante mortem et dire que cette majoration de rente sera directement versée par la caisse primaire d'assurance maladie du Calvados à la succession de [B] [P],
- fixer à son maximum la majoration de la rente servie au conjoint survivant de la victime, en application de l'article L 452-2 du code de la sécurité sociale, et dire que cette majoration lui sera directement versée par l'organisme de sécurité sociale,
- fixer l'indemnisation des préjudices personnels de [B] [P] comme suit :
* souffrances morales : 67 700 euros
* souffrances physiques: 21 900 euros
* préjudice d'agrément : 21 900 euros
soit 111 500 euros,
- fixer l'indemnisation des préjudices moraux de ses ayants droit comme suit :
Mme [I] [P] ( veuve) : 32 600 euros
Mme [S] [P] ( enfant) : 8 700 euros
M. [U] [P] ( enfant ) : 8 700 euros
M. [J] [W] ( petit enfant) : 3 300 euros
M. [E] [W] ( petit enfant ) : 3 300 euros
M. [X] [P] ( petit enfant) : 3 300 euros
M. [H] [P] ( petit enfant ) : 3 300 euros.
Soit un total de 63 200 euros.
- dire que la caisse primaire d'assurance maladie du Calvados devra verser ces sommes au Fiva, créancier subrogé, en application de l'article L 452-3 alinéa 3 du code de la sécurité sociale, soit un total de 174 700 euros,
- condamner la société [3] à payer au Fiva une somme de 2000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner la partie succombante aux dépens en application des articles 695 et suivans du code de procédure civile.
Par conclusions reçues au greffe le 17 octobre 2022 et soutenues oralement à l'audience par son conseil, la société [3] demande à la cour de:
- confirmer le jugement déféré en ce qu'il a:
¿ débouté le Fiva de sa demande en reconnaissance de la faute inexcusable de la société [3] et de toutes les demandes qui y sont liées,
¿ condamné le Fiva aux dépens
- infirmer le jugement déféré en ce qu'il a:
¿ dit que la prise en charge de la maladie professionnelle déclarée par [B] [P] décidée par la caisse primaire d'assurance maladie du Calvados suivant décision du 10 juin 2016 au titre de la pathologie du tableau n° 30 Bis des maladies professionnelles est justifiée,
¿ débouté la société [3] de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
En conséquence,
- dire que la preuve du caractère professionnel de l'affection déclarée par [B] [P] n'est pas rapportée,
- débouter le Fiva de l'ensemble de ses demandes,
Subsidiairement,
- débouter le Fiva de ses demandes en indemnisation au titre des préjudices de [B] [P],
- ramener à de plus justes proportions les indemnisations sollicitées par le Fiva,
- condamner toute partie succombant à payer à la société [3] la somme de 1000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile,
- débouter la caisse de son action en remboursement, au motif de l'inopposabilité de la décision de reconnaissance du caractère professionnel des maladies à la société [3], pour défaut de preuve,
- dire qu'en l'état de la fermeture du site de [Localité 8], seuls les préjudices complémentaires pourront être récupérés par la caisse, en application des dispositions de l'article L 452-3 du code de la sécurité sociale,
Plus subsidiairement,
- dire que la caisse a commis une faute en ne recherchant pas à identifier sérieusement et impartialement le dernier employeur à avoir exposé au risque,
En conséquence,
- débouter la caisse de son action en remboursement contre la société [3],
En tous les cas,
- condamner toute partie succombant à payer à la société [3] la somme de 1000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Aux termes de ses conclusions du 22 juin 2022, déposées et soutenues oralement à l'audience par son représentant, la caisse demande à la cour de:
- constater qu'elle s'en rapporte à justice sur la question de la reconnaissance de la faute inexcusable, ainsi que sur l'opportunité des montants qu'il conviendra d'allouer en remboursement au Fiva subrogé dans les droits de l'assuré,
- constater que la décision de prise en charge de la maladie professionnelle du 29 décembre 2015 est parfaitement justifiée, au regard du tableau 30 Bis des maladies professionnelles et est donc opposable à la société [3],
- faire droit à la demande de la caisse tendant au bénéfice de l'action récursoire telle qu'elle résulte des articles L 452-2, L 452-3, et L 452-3-1 du code de la sécurité sociale .
Il est fait référence aux écritures ainsi déposées de part et d'autre pour un plus ample exposé des moyens proposés par les parties au soutien de leurs prétentions.
SUR CE, LA COUR,
- Sur le caractère professionnel de la pathologie
En raison de l'indépendance des rapports entre la caisse et l'employeur d'une part, et de l'assuré et de son employeur d'autre part, l'employeur peut contester l'origine professionnelle de la maladie déclarée à la fois dans le cadre d'un recours contre la prise en charge de cette maladie au titre de la législation professionnelle et en défense à une action en reconnaissance de sa faute inexcusable.
L'article L. 461-1 du code de la sécurité sociale, dans sa version applicable au litige, dispose qu'est présumée d'origine professionnelle toute maladie désignée dans un tableau de maladies professionnelles et contractée dans les conditions mentionnées à ce tableau.
Si une ou plusieurs conditions énumérées au tableau ne sont pas remplies, la maladie, telle qu'elle est désignée dans le tableau de maladies professionnelles, peut être reconnue d'origine professionnelle lorsqu'il est établi qu'elle est directement causée par le travail habituel de la victime.
Peut être également reconnue d'origine professionnelle une maladie caractérisée, non désignée dans un tableau de maladies professionnelles, lorsqu'il est établi qu'elle est essentiellement et directement causée par le travail habituel de la victime et qu'elle entraîne le décès de celle-ci ou une incapacité permanente de 25 %.
Dans les deux cas précédemment décrits, la caisse primaire reconnaît l'origine professionnelle de la maladie après avis motivé d'un comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles. L'avis du comité s'impose à la caisse.
Le tableau de maladie professionnelle n° 30 Bis expose les conditions administratives de prise en charge pour le cancer broncho- pulmonaire provoqué par l'inhalation de poussières d'amiante.
La désignation de la maladie, cancer broncho- pulmonaire primitif, n'est pas contestée par les parties.
Le tableau n° 30 Bis impose par ailleurs un délai de prise en charge de quarante ans, sous réserve d'une durée d'exposition de 10 ans, et fixe la liste limitative des travaux susceptibles de provoquer la maladie.
La société [3] conteste l'exposition au risque du salarié.
Dans le cadre de l'enquête administrative, [B] [P] a déclaré avoir été exposé à l'amiante lors de son activité professionnelle au sein de la [10] en ce qu'il a procédé à la fabrication de cannes pyrométriques composées de câbles d'amiante jusqu'en 1985 et qu'ensuite, il a été amené à remplacer ces câbles, à démonter les joints sur les fours industriels et à utiliser l'amiante en vrac lors des mesures sur les fours.
M. [W], qui a travaillé avec [B] [P] de 1971 à 1992 au service thermique, expose que pour réaliser les cannes de mesure de température, ils inséraient les thermocouples dans une gaine de porcelaine enrobée de tresse d'amiante, que ces thermocouples étaient utilisés pour les contrôles de régulation de température dans les services de production tels que fours à coke, hauts fourneaux, aciérie, laminoirs.
M. [Z] expose que chaque jour, [B] [P] intervenait pour le contrôle et la maintenance des enregistreurs de température, lesquels étaient protégés de la chaleur par des plaques d'amiante.
Ainsi, au vu de ces témoignages, il est établi que [B] [P] effectuait des travaux d'entretien et de maintenance sur des équipements contenant des matériaux à base d'amiante ainsi que des travaux de pose et de dépose de matériaux isolants à base d'amiante, travaux visés dans la liste limitative du tableau 30 Bis.
Le délai de prise en charge de quarante ans est respecté, [B] [P] ayant cessé de travailler pour le compte de la société [3] le 30 juin 1992, et ayant été exposé au risque pendant 10 ans, puisqu'il y a travaillé de 1971 à 1992.
En outre, la société [3] a reconnu, dans son courrier du 9 mars 2016 adressé à la caisse, qu'une exposition au risque d'inhalation aux poussières d'amiante de [B] [P] ne pouvait être totalement exclue au cours de sa période d'activité .
C'est donc à juste titre que les premiers juges ont retenu que le caractère professionnel de la maladie était établi .
Le jugement déféré sera confirmé en ce qu'il a dit que les conditions médico - administratives de la maladie étaient réunies et que la prise en charge de la maladie professionnelle au titre du tableau 30 Bis, dont était atteint [B] [P], était justifiée.
- Sur la faute inexcusable
Le manquement à l'obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l'employeur est tenu envers le travailleur a le caractère d'une faute inexcusable lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver.
C'est par une juste appréciation des éléments qui leur étaient soumis que les premiers juges ont estimé que le Fiva ne rapportait pas la preuve que [B] [P] avait été exposé à une inhalation de poussières d'amiante dans des conditions de nature à caractériser une faute inexcusable de la part de la société [3], les attestations produites ne permettant pas d'apprécier l'importance de l'exposition aux poussières d'amiante.
En effet, MM. [Z], [W] et [A], collègues de travail de [B] [P] relatent de manière imprécise les conditions dans lesquels ce dernier exerçait ses fonctions, exposant simplement qu'il était fréquent de voir des particules de poussière et d'amiante voler au dessus du four.
En conséquence, il convient de confirmer le jugement déféré en ce qu'il a retenu que la faute inexcusable de la société [3] n'était pas démontrée et que le Fiva devait être débouté de toutes ses prétentions.
Il sera également confirmé en ce qu'il a mis les dépens à la charge du Fiva.
Le Fiva qui succombe, supportera les dépens d'appel et sera débouté de sa demande présentée au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
L'équité ne commande pas de faire droit à la demande de la société [3] au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS,
La cour,
Confirme le jugement déféré,
Y ajoutant,
Condamne le Fiva aux dépens d'appel ,
Déboute le Fiva et la société [3] de leurs demandes présentées au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
LE GREFFIER LE PRESIDENT
E. GOULARD C. CHAUX