ORDONNANCE N°34
du 23 JUILLET 2024
N° RG 24/00072 - N° Portalis DBVE-V-B7I-CIZ2
[V]
C/
S.A.R.L. GROUPE PIETRASERENA
COUR D'APPEL DE BASTIA
ORDONNANCE DE REFERE
DU
VINGT TROIS JUILLET DEUX MILLE VINGT QUATRE
Audience publique tenue par Hélène DAVO, première présidente, assisté de Elorri FORT greffier lors des débats et du prononcé,
DEMANDEUR :
Monsieur [W] [T] [H] [V]
[Adresse 6]
[Localité 2]/FRANCE
non comparant représenté par Me Cécile GUIZOL, avocat au barreau d'AJACCIO, Maître Farid BOUZIDI de la SELARL FARID BOUZIDI AVOCAT, avocat au barreau de PARIS
DEFENDERESSE :
S.A.R.L. GROUPE PIETRASERENA
Prise en la personne de son représentant légal en exercice domicilié en cette qualité audit siège
[Adresse 1]
[Localité 2]
assistée de Me Marie pierre MOUSNY PANTALACCI, avocat au barreau d'AJACCIO
DEBATS :
A l'audience publique du 25 juin 2024,
Les parties ont été avisées que le prononcé public de la décision aurait lieu par mise à disposition au greffe le 23 juillet 2024.
ORDONNANCE :
Contradictoire,
Prononcée publiquement par mise à disposition au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
Signée par Hélène DAVO, première présidente, et par Elorri FORT, greffière auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
EXPOSE DES FAITS ET DE LA PROCEDURE
Par acte notarié en date du 8 novembre 2018, la S.A.R.L. Groupe Pietraserena a acquis auprès de M. [W] [T] [H] [V] et de M. [D] [C] [H] [V] la pleine propriété d'un ensemble immobilier situé à [Adresse 4], cadastré section CL n°[Cadastre 3].
L'acte notarié comprend deux clauses, l'une autorisant le vendeur à rester dans le bien jusqu'au 1er juillet 2021, l'autre précisant que le différé de jouissance est consenti à titre gratuit.
Invoquant le maintien de M. [W] [T] [H] [V] dans les lieux au-delà de la date fixée dans l'acte notarié, la S.A.R.L. Groupe Pietraserena l'a assigné devant le tribunal judiciaire d'Ajaccio.
Par jugement réputé contradictoire en date du 08 janvier 2024, le tribunal judiciaire d'Ajaccio a :
« - constaté que M. [W] [T] [H] [V] est occupant sans droit ni titre des lots 233 et 255 et de la cave situés dans le groupe 4 de l'ensemble immobilier situé à [Adresse 4], cadastré section CL n°[Cadastre 3] ;
- dit qu'à défaut pour M. [W] [T] [H] [V] d'avoir volontairement libéré les lieux et remis les clés dans le délias de huit jours à compter de la signification de la présente décision, la S.A.R.L. Groupe Pietraserena pourra faire procéder à son expulsion et à celle de tous occupants de son chef, y compris avec le concours et l'assistance de la force publique ;
- rejeté la demande d'astreinte ;
- rejeté les demandes concernant les mesures d'expulsion ;
- condamné M. [W] [T] [H] [V] à payer à la S.A.R.L. Groupe Pietraserena la somme de 81 900 euors au titre du préjudice subi au 1er janvier 2023 au 30 septembre 2023 ;
- condamné M. [W] [T] [H] [V] à payer la somme de 300 euros par jour, à compter du 1er octobre 2023 et jusqu'à la parfaite libération des lieux ;
- condamné M. [W] [T] [H] [V] à payer à la S.A.R.L. Groupe Pietraserena la somme de 1 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamné M. [W] [T] [H] [V] aux entiers dépens de l'instance, en ce compris le coût de la sommation de déguerpi et du commandement de payer ;
- rejeté toute autres demande plus amples ou contraire ;
- rappelé que l'exécution provisoire est de droit ».
Par déclaration en date du 2 février 2024, M. [W] [T] [H] [V] a interjeté appel du jugement.
Par assignation en référé, délivrée 05 juin 2024 à la S.A.R.L. Groupe Pietraserena, M. [W] [T] [H] [V] a saisi la première présidente de la cour d'appel de Bastia aux fins d'obtenir l'arrêt de l'exécution provisoire attachée au jugement dont appel.
EXPOSE DES PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
Par conclusions écrites et reprises oralement à l'audience, M. [W] [T] [H] [V] demande à la première présidente de la cour d'appel de Bastia de :
« Vu l'article 514-3 du code de procédure civile,
Juger que l'exécution provisoire prononcée par le jugement rendu par le tribunal des contentieux et de la protection d'Ajaccio en date du 08 janvier 2024 doit être arrêtée en raison des moyens sérieux d'annulation ou de réformation et parce qu'elle entrainerait des conséquences manifestement excessives ;
En conséquence,
Arrêter l'exécution provisoire du jugement rendu par le tribunal des contentieux et de la protection d'Ajaccio en date du 08 janvier 2024, déféré à la cour selon déclaration d'appel n°24/72 du 02 février 2024 ;
Condamner la société Groupe Pietraserena à verser à M. [V] la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Mettre les entiers dépens à la charge de la société Groupe Pietraserena ».
Au soutien de ses prétentions, il expose que :
- il existe des moyens sérieux de réformation de la décision dès lors que :
il n'a pu faire valoir ses observations en première instance puisqu'il n'a pas été touché par l'assignation ;
la S.A.R.L. Groupe Pietraserena se prévaut de la clause « propriété jouissance » alors qu'elle y a tacitement renoncé. Il précise qu'il occupe légitimement le bien litigieux puisqu'il s'est acquitté d'un loyer et des charges fixés par ladite société. Il observe qu'il s'est acquitté desdits loyers en espèce sur demande de M. [E] qui ne voulait pas se soumettre aux obligations déclaratives. Il souligne que le montant des retraits correspond parfaitement au montant des loyers dus et non à l'indemnité forfaitaire de 300 euros par jour telle que visée dans la clause précitée. Il estime qu'en fixant un tel loyer elle a renoncé à se prévaloir de l'indemnité journalière forfaitaire visée dans la clause « propriété-jouissance ».
en l'autorisant à se maintenir dans les lieux contre versement d'un loyer, la S.A.R.L. Groupe Pietraserena a conclu un bail verbal avec lui, conformément aux dispositions des article 1709 et 1714 du code civil. Il met en évidence que la société a dissimulé au premier juge les loyers qu'elle a perçu.
- il existe des conséquences manifestement excessives dès lors qu'il n'a pas de possibilité pour se loger. Il ajoute qu'il bénéficie de l'aide juridictionnelle et n'a pas la capacité financière de s'acquitter du montant de la condamnation outre les 300 euros par jour au titre de l'indemnité d'occupation. Il souligne que la saisie-vente pratiquée à hauteur de 116 882,03 euros n'a pu prospérer en raison de son impécuniosité. Il conteste dissimuler des comptes et précise qu'il s'agit de simples livrets dont les soldes sont faibles.
*
Par conclusions écrites et reprises oralement à l'audience, la S.A.R.L. Groupe Pietraserena demande à la première présidente de la cour d'appel de Bastia de :
« Vu l'article 514-3 du code de procédure civile,
Débouter M. [W] [T] [H] [V] de sa demande de suspension de l'exécution provisoire du jugement en date du 08 janvier 2024 ;
Le condamner au paiement à la S.A.R.L. Groupe Pietraserena de la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens ».
Pour contester l'existence de conséquences manifestement excessives, elle fait valoir que :
- M. [W] [T] [H] [V] réside, en réalité, dans un logement situé à [Localité 5]. Elle précise que ce bien lui vient de la succession de son frère, laquelle n'a pas été liquidée ce qui explique qu'il ne soit pas visé en qualité de propriétaire. Elle souligne qu'il a bénéficié d'une aide de la collectivité pour déménager dans cette habitation ;
- si M. [W] [T] [H] [V] est bénéficiaire du RSA, aucune saisie ne pourra être pratiquée ;
- il dispose, a minima, de deux comptes et occulte la réalité de sa situation financière puisqu'il a une activité de vendeur à distance. Elle ajoute qu'en 2021 il s'est versé la somme totale de 39 935 euros.
Pour contester l'existence de moyens sérieux de réformation, elle expose que :
- M. [W] [T] [H] [V] a délibérément fait le choix de ne pas comparaître devant la première juridiction alors qu'il a bien eu connaissance de l'assignation. Elle précise que ce dernier a produit, dans le cadre de la première instance, l'expédition de l'assignation que le commissaire de justice lui a adressé par courrier conformément à ce qu'impose l'article 658 du code de procédure civile. Elle ajoute qu'en toute état de cause le PV fait foi jusqu'à preuve du contraire ;
- le premier président n'a pas compétence pour statuer sur les moyens avancés par M. [W] [T] [H] [V] ;
- la somme payée par M. [W] [T] [H] [V] d'un montant de 20 810 euros correspond à la somme due au titre des indemnités journalières forfaitaires stipulées au contrat. Elle ajoute que les sommes versées en 2022 l'ont été en application du contrat de vente puisqu'est noté, de manière manuscrite, « indemnité d'occupation et charges de 6 mois » et non « loyers » ;
- plusieurs courriers adressés à M. [W] [T] [H] [V] montrent qu'elle n'a jamais eu l'intention de renoncer à la clause « propriété-jouissance ».
Pour un plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, la cour, conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, renvoie aux conclusions et aux pièces déposées et soutenues à l'audience.
MOTIVATION
Sur la demande tendant à voir arrêter l'exécution provisoire
Par application du premier alinéa de l'article 514-1 du code de procédure civile, « en cas d'appel, le premier président peut être saisi afin d'arrêter l'exécution provisoire de la décision lorsqu'il existe un moyen sérieux d'annulation ou de réformation et que l'exécution risque d'entraîner des conséquences manifestement excessives ».
Sur l'existence d'un moyens sérieux d'annulation ou de réformation
En l'espèce, il est établi que M. [W] [T] [H] [V] n'était ni comparant ni représenté en première instance.
Si la présente juridiction n'a pas compétence pour apprécier la régularité de l'assignation devant le tribunal judiciaire, il n'en demeure pas moins que la S.A.R.L. Groupe Pietraserena ne démontre pas que M. [W] [T] [H] [V] a eu connaissance de ladite assignation avant le jugement querellé.
De plus, il résulte de la lecture de l'assignation et du jugement de première instance que la S.A.R.L. Groupe Pietraserena n'a pas indiqué au premier juge qu'elle avait perçu de la part de M. [W] [T] [H] [V] des versements à hauteur de 20 810 euros depuis le 1er juillet 2021.
En effet, la S.A.R.L. Groupe Pietraserena a simplement indiqué que M. [W] [T] [H] [V] aurait dû, en application de la clause « propriété-jouissance », quitter le bien le 1er juillet 2021 et que, malgré « l'ultime report » qu'elle lui a accordé, ce dernier était encore dans les lieux au 1er janvier 2023.
Ainsi, en occultant l'existence de ces versements, la S.A.R.L. Groupe Pietraserena n'a pas soumis à la juridiction de première instance un élément déterminant à la résolution du litige.
En effet, selon leur nature, ces versements peuvent caractériser une renonciation tacite à la clause « propriété-jouissance » contenue dans l'acte de notoriété.
Sur ce point, et sans préjuger de la nature desdits versements, il convient de mettre en évidence que :
- si la S.A.R.L. Groupe Pietraserena soutient qu'il s'agit simplement d'un acompte sur les indemnités journalières dues par application de la clause « jouissance-propriété », cette clause n'indique pas qu'en sus de l'indemnité journalière d'occupation seront dues les charges locatives et la taxe d'ordure ménagère alors que ces dernières ont été acquittées par M. [W] [T] [H] [V] ;
- entre la première mise en demeure d'avoir à quitter les lieux en date du 1er juillet 2021 et celle du 23 juin 2023, aucune autre mise en demeure n'a été effectuée, ce qui semble en contradiction avec la mise en 'uvre de la clause précitée.
En conséquence, faute de présentation à la juridiction de première instance d'un élément déterminant à la solution du litige, il y a lieu de considérer qu'il existe un moyen sérieux de réformation du jugement querellé.
Sur l'existence de conséquences manifestement excessives
Pour contester l'existence de conséquences manifestement excessives, la S.A.R.L. Pietraserena soutient, principalement, que M. [W] [T] [H] [V] ne réside pas dans le logement litigieux, qu'il a hérité d'un bien qu'il habite, qu'il n'a effectué aucUne démarche pour se reloger et qu'il a organisé son insolvabilité en occultant ses revenus.
Il est constant qu'une mesure d'expulsion, à elle seule, ne caractérise pas les conséquences manifestement excessives au sens de l'article 514-3 du code de procédure civile.
En l'espèce, la S.A.R.L. Groupe Pietraserena ne peut à la fois soutenir que M. [W] [T] [H] [V] n'a pas effectué les démarches nécessaires pour se reloger et dire qu'il a reçu une subvention pour déménager dans un bien au sein duquel il réside.
D'abord, il ne peut être reproché à M. [W] [T] [H] [V] de ne pas avoir effectué de démarches pour se reloger alors qu'il existe un débat sérieux sur la nature des versements qu'il a effectué, ces derniers pouvant, légitimement, le laisser penser qu'il est bénéficiaire d'un bail verbal.
Ensuite, s'agissant de la subvention (versée à un tiers) dont il a bénéficié et de la résidence supposée de M. [W] [T] [H] [V] dans un bien hérité de son frère, il y a lieu de relever que la succession n'a pas été liquidée de sorte qu'il ne peut être établi que M. [W] [T] [H] [V] est devenu propriétaire du bien et que sa résidence y est effective.
D'ailleurs, le courrier en date du 12 octobre 2023 du syndic actif immobilier semble indiquer le contraire. En effet, il est reproché à M. [W] [T] [H] [V] d'occasionner des dégâts des eaux dans le plafond de l'appartement d'un copropriétaire en arrosant ses plantes sur la terrasse alors qu'elles ne sont pas étanches. L'effectivité de sa résidence au sein du logement litigieux est, en outre, confortée, par les attestations circonstanciées de voisins au sein de la résidence [7] et par la production des factures EDF pour les années 2022/2023.
De plus, la S.A.R.L. Groupe Pietraserena ne démontre pas que M. [W] [T] [H] [V] occulterait une partie de ses revenus. S'agissant des versements effectués sur son compte pour un total de 39 935 euros, il convient de relever que :
- ses versements sont postérieurs à la vente du bien pour lequel il a perçu le prix de vente ;
- la S.A.R.L. Groupe Pietraserena ne conteste pas avoir perçu le versement, sur demande en espèce, de la somme de 20 810 euros.
Enfin, il est démontré que M. [W] [T] [H] [V] est titulaire de l'aide juridictionnelle, bénéficiaire du RSA et n'est pas imposable.
Ainsi, il y a lieu de considérer que l'exécution du jugement querellé, en ce qu'il ordonne l'expulsion de M. [W] [T] [H] [V] et le condamne à payer la somme de 81 900 euros, risque d'entraîner des conséquences manifestement excessives.
En conséquence, au regard de l'ensemble de ces éléments, il y a lieu de faire droit à la demande d'arrêt de l'exécution provisoire attachée au jugement du 08 janvier 2024 du tribunal judiciaire d'Ajaccio, l'existence d'un moyen sérieux de réformation et le risque de conséquences manifestement excessives étant caractérisés.
Sur les autres demandes
La S.A.R.L. Groupe Pietraserena succombant, elle sera condamnée aux dépens de la présente instance.
L'équité commande de faire application de l'article 700 du code de procédure civile. À ce titre, la S.A.R.L. Groupe Pietraserena sera condamnée à payer à payer la somme de 3 000 euros à M. [W] [T] [H] [V]
PAR CES MOTIFS
Nous, Hélène DAVO, Première Présidente, statuant publiquement, en référé, par ordonnance contradictoire,
- ORDONNONS l'arrêt de l'exécution provisoire attachée au jugement du 08 janvier 2024 du tribunal judiciaire d'Ajaccio ;
- CONDAMNONS la S.A.R.L. Groupe Pietraserena aux dépens de la présente instance ;
- CONDAMNONS la S.A.R.L. Groupe Pietraserena à payer à M. [W] [T] [H] [V] la somme de 3 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.
LE GREFFIER, LA PREMIERE PRESIDENTE,
Elorri FORT Hélène DAVO