COUR D'APPEL
D'ANGERS
CHAMBRE A - COMMERCIALE
CC/ILAF
ARRET N°:
AFFAIRE N° RG 23/01567 - N° Portalis DBVP-V-B7H-FGZX
ordonnance du 29 Juin 2023
Juge de la mise en état du MANS
n° d'inscription au RG de première instance 22/01781
ARRET DU 02 JUILLET 2024
APPELANTE :
CAISSE D'EPARGNE BRETAGNE PAYS DE LOIRE
représentée par son représentant légal domicilié audit siège en cette qualité
[Adresse 3]
[Localité 4]
Représentée par Me Jean-Yves BENOIST de la SCP HAUTEMAINE AVOCATS, avocat au barreau du MANS
INTIMEE :
Madame [H] [J] épouse [K]
née le [Date naissance 2] 1960 à [Localité 6]
[Adresse 1]
[Localité 5]
Représentée par Me Aude POILANE, avocat postulant au barreau d'ANGERS et par Me Arnaud DELOMEL, avocat plaidant au barreau de RENNES
COMPOSITION DE LA COUR
L'affaire a été débattue publiquement à l'audience du 13 Mai 2024 à 14'H'00, les avocats ne s'y étant pas opposés, devant Mme CORBEL, présidente de chambre qui a été préalablement entendue en son rapport.
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :
Mme CORBEL, présidente de chambre
M. CHAPPERT, conseiller
Mme GANDAIS, conseillère
Greffière lors des débats : Mme TAILLEBOIS
ARRET : contradictoire
Prononcé publiquement le 02 juillet 2024 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions de l'article 450 du code de procédure civile ;
Signé par Julien CHAPPERT, conseiller pour la présidente de chambre empêchée et par Sophie TAILLEBOIS, greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
~~~~
FAITS ET PROCÉDURE
Mme [J] expose avoir effectué des investissements en souscrivant un bulletin de souscription auprès de la société Castillon Capital LLP pour l'ouverture de livrets de placement qu'elle a alimentés en donnant l'ordre à la Caisse d'épargne et de prévoyance Bretagne Pays de Loire (ci-après, la Caisse d'épargne) de procéder à partir de son compte bancaire ouvert dans ses livres, à quatre virements entre les mois de janvier et septembre 2020 pour une somme totale de 80 000 euros.
Le 27 juin 2022, Mme [J], déclarant avoir été victime d'une escroquerie de la part de la société Castillon Capital LLP a fait assigner la Caisse d'épargne en indemnisation de ses préjudices, sur le fondement des directives européennes n°91/308/CEE ' n°2001/97/CE' n°2005/60/CE 'n°2015/849- n°2018/843, des articles 1104, 1112-1, 1231-1, 1240 et 1241 du code civil, en lui reprochant des manquements à son obligation légale de vigilance au titre du dispositif de lutte contre le blanchiment, à titre subsidiaire, à son devoir général de vigilance et, à titre infiniment subsidiaire, à son devoir d'information sur des souscriptions de livrets de placement.
La Caisse d'épargne a saisi le juge de la mise en état d'un incident d'irrecevabilité de l'action tiré de la forclusion au regard des dispositions de l'article L. 133-24 du code monétaire et financier.
Par ordonnance rendue le 29 juin 2023, le juge de la mise en état a :
- rejeté la fin de non recevoir présentée par la Caisse d'épargne ;
- déclaré recevable la présente action ;
- débouté les parties de leur demande respective de paiement d'une indemnité au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- dit que les dépens de l'incident suivront le sort de ceux du fond.
Pour statuer ainsi, le premier juge a retenu, après avoir relevé que la demanderesse ne fonde pas son action sur le code monétaire et financier mais sur la responsabilité tirée du code civil, qu'il ne lui appartenait pas d'examiner la pertinence d'un autre fondement présenté en défense, dont l'application pourra éventuellement être débattue sur le fond.
Par déclaration reçue au greffe le 4 octobre 2023, la Caisse d'épargne a interjeté appel de l'ordonnance en attaquant chacune de ses dispositions.
Mme [J] a été intimée.
Les parties ont conclu.
L'ordonnance de clôture est intervenue le 6 mai 2024.
PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
La Caisse d'épargne demande à la cour de :
- déclarer la Caisse d'épargne et de prévoyance Bretagne Pays de Loire recevable et bien fondée en son appel de l'ordonnance ;
En conséquence et y faisant droit :
- infirmer en toutes ses dispositions l'ordonnance du juge de la mise en état du tribunal judiciaire du Mans ;
Statuant à nouveau :
- juger que Mme [J] irrecevable comme forclose en son action au visa des dispositions de l'article L.133-25 du code monétaire et financier ;
- juger que la Caisse d'épargne est exonérée de toute responsabilité au titre des virements litigieux ;
- condamner Mme [J] à payer à la Caisse d'épargne par application de l'article 700 du code de procédure civile une somme de 1 500 euros au titre de ses frais irrépétibles de première instance et de 1 500 euros en cause d'appel ;
- condamner Mme [J] aux entiers dépens de première instance et d'appel';
Mme [J] prie la cour de :
- confirmer l'ordonnance rendue,
- débouter la Caisse d'épargne de l'ensemble de ses demandes.
Y additant :
- condamner la Caisse d'épargne à verser à Mme [J] la somme de 1 000 euros au titre de l'engagement d'une procédure abusive,
- condamner la Caisse d'épargne à verser à Mme [J] la somme de 2 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
- condamner la même aux entiers dépens.
Pour un plus ample exposé des prétentions et moyens des parties il est renvoyé, en application des dispositions des articles 455 et 954 du code de procédure civile, à leurs dernières conclusions respectivement déposées au greffe :
- le 23 avril 2024 pour la Caisse d'épargne,
- le 11 novembre 2023 pour Mme [J].
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur l'application du régime spécial de responsabilité des prestataires de services de paiement
La Caisse d'épargne reproche au premier juge de s'être mépris sur l'objet de sa saisine et d'avoir fait une mauvaise application des dispositions de l'article 795, 2° du code de procédure civile qui lui donne compétence pour trancher au préalable une question de fond lorsque l'appréciation de la fin de non-recevoir le nécessite, ce qui était le cas en l'espèce dès lors qu'il s'agissait de déterminer si le régime dérogatoire institué par la directive sur les services de paiement, qui comporte, en particulier, la règle retranscrite en droit interne par l'article L.133-24 du code monétaire et financier instaurant un délai de forclusion de treize mois suivant la date du débit pour signaler à son prestataire de service de paiement l'existence d'une opération non autorisée ou mal exécutée, était le fondement exclusif sur lequel l'action de Mme [J] devait être fondée.
S'appuyant sur la motivation d'un arrêt de la CJUE du 2 septembre 2021 (aff.'C-337-20, CRCAM) ayant retenu que'le régime harmonisé de responsabilité pour les opérations non autorisées ou mal exécutées établi par la directive 2007/64 ne saurait être concurrencé par un régime alternatif de responsabilité prévu par le droit national reposant sur les mêmes faits et le même fondement qu'à condition de ne pas porter préjudice au régime ainsi harmonisé et de ne pas porter atteinte aux objectifs et à l'effet utile de cette directive, et sur deux arrêts de la Cour de cassation (Com., 9 févr. 2022, n° 17-19.441, n° 116 FS-B ; Com.'27 mars 2024, n° 22-21.200), la Caisse d'épargne soutient qu'un utilisateur de services de paiement ne peut engager la responsabilité du prestataire de services de paiement que sur le fondement du régime dérogatoire créé par les directives sur les services de paiement, qui est exclusif du régime de responsabilité de droit commun, et qu'il en est ainsi dans le cas présent dès lors que l'ordre de paiement en cause émane directement de Mme [J], de sorte que la responsabilité du prestataire de services de paiement ne pourrait être engagée qu'au titre d'une mauvaise exécution de l'ordre reçu, et en déduit que la forclusion édictée à l'article L.133-24 du code monétaire et financier est applicable à l'action engagée par Mme [J]. Elle ajoute qu'au titre des opérations autorisées, sa responsabilité ne peut être recherchée que dans le cadre de l'article L. 133-25 du code monétaire et financier et que toute autre opération autorisée tombe sous l'effet d'une exonération de responsabilité qui découlerait de l'article L. 133-21 du code monétaire et financier.
Mme [J] ne conteste pas qu'une opération de paiement mal exécutée ou non autorisée relève du régime de responsabilité spécifique invoqué par la Caisse d'épargne. Elle soutient seulement que son action en justice se situe en dehors de ces deux cas puisqu'elle reproche à la Caisse d'épargne, non pas de ne pas avoir exécuté ou d'avoir mal exécuté les opérations de paiement, mais d'avoir manqué à son obligation de vigilance en exécutant les virements qui s'inscrivaient dans une opération d'escroquerie.
Sur ce,
L'article L.133-3 du code monétaire et financier définit une opération de paiement comme étant « une action consistant à verser, transférer ou retirer des fonds, indépendamment de toute obligation sous-jacente entre le payeur et le bénéficiaire, initiée par le payeur, ou pour son compte, ou par le bénéficiaire. »
Ainsi les virements litigieux effectués sur l'ordre de Mme [J] sont constitutifs d'opérations de paiement.
Ces opérations de paiement font l'objet de règles spécifiques issues de la directive européenne 2007/64/CE du 13 novembre 2007 (dite DSP1) puis de la directive européenne (UE) 2015/2366 également relative aux services de paiement (dite DSP2)
Le régime de responsabilité des prestataires de service de paiement institué par ces directives est exclusif de tout régime national de responsabilité civile contractuelle. Ainsi, dès lors que la responsabilité d'un prestataire de services de paiement est recherchée en raison d'une opération de paiement non autorisée ou mal exécutée, seul est applicable le régime de responsabilité défini aux articles L. 133-18 à L. 133-24 précités, qui transposent les articles 58, 59 et 60, paragraphe 1, de la directive 2007/64/CE, à l'exclusion de tout régime alternatif de responsabilité résultant du droit national.
Par suite, toute opération de paiement non autorisée (étant précisé qu'aux termes de l'article L. 133-6 du code monétaire et financier, une opération de paiement est autorisée si le payeur a donné son consentement à son exécution) ou mal exécutée doit donner lieu à une revendication de la part de l'utilisateur de service, au plus tard dans les treize mois suivant la date de débit. L'utilisateur de services de paiement ne saurait contourner ce délai de forclusion en invoquant les règles plus favorables du droit national relatives à la responsabilité civile contractuelle.
Pour autant, ce régime spécifique, exclusif du régime de la responsabilité de droit commun, s'il vise les opérations de paiement non autorisées (L. 133-18) ou mal exécutées (L. 133-21 selon lequel 'un ordre de paiement exécuté conformément à l'identifiant unique fourni par l'utilisateur du service de paiement est réputé dûment exécuté pour ce qui concerne le bénéficiaire désigné par l'identifiant unique. Si l'identifiant unique fourni par l'utilisateur du service de paiement est inexact, le prestataire de services de paiement n'est pas responsable de la mauvaise exécution ou de la non-exécution de l'opération de paiement'), ou encore les opérations de paiement autorisées, ordonnées par le bénéficiaire ou par le payeur qui donne un ordre de paiement par l'intermédiaire du bénéficiaire (L. 133-25), ne vise pas celles qui ont été ordonnées par l'utilisateur et correctement exécutées.
Or, il est constant que les opérations de paiement en cause ont été autorisées par Mme [J] et ont été exécutées par la Caisse d'épargne conformément à l'ordre donné.
Dans ce cas, contrairement au postulat de la banque selon lequel une opération autorisée par le payeur n'est pas susceptible d'engager la responsabilité d'un établissement sauf en cas de mauvaise exécution de l'opération de paiement, la responsabilité contractuelle de droit commun de la banque peut être recherchée pour manquement à son devoir de vigilance, ce qui suppose la démonstration que la banque a ignoré une anomalie apparente matérielle ou intellectuelle, soit à raison des documents qui lui sont fournis, de la nature elle-même de l'opération ou encore du fonctionnement du compte.
Il s'ensuit que l'action que Mme [J] exerce à ce titre relève bien du droit commun de la responsabilité et n'est donc pas soumise à la forclusion opposée par la Caisse d'épargne. L'ordonnance en ce qu'elle écarte cette fin de non-recevoir, est confirmée.
Sur les autres demandes
Mme [J] sollicite la condamnation de la Caisse d'épargne au paiement d'une somme de 1 000 euros pour procédure abusive au motif que l'incident soulevé n'a aucun sens.
Mais l'exercice d'un recours ne dégénère en faute pouvant donner lieu à des dommages et intérêts que si l'appelant a agi par malice ou de mauvaise foi, ou avec légèreté blâmable.
En l'espèce, il n'est pas rapporté la preuve que l'appel, qui est argumenté en droit, procède d'un abus du droit d'agir en justice.
La Caisse d'épargne, partie perdante, est condamnée aux dépens et à payer à l'intimée la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS :
La cour, statuant publiquement et contradictoirement, par mise à disposition au greffe,
Confirme l'ordonnance entreprise.
Y ajoutant,
Déboute Mme [J] de sa demande de dommages et intérêts pour procédure abusive.
Condamne la Caisse d'épargne à payer à Mme [J] la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Condamne la Caisse d'épargne aux dépens d'appel.
LA GREFFIERE, P/ LA PRESIDENTE empêchée,
S. TAILLEBOIS J. CHAPPERT