COUR D'APPEL
D'ANGERS
CHAMBRE A - COMMERCIALE
CC/IM
ARRET N°
AFFAIRE N° RG 21/02584 - N° Portalis DBVP-V-B7F-E5UP
Jugement du 06 Décembre 2021
TJ hors JAF, JEX, JLD, J. EXPRO, JCP de LAVAL
n° d'inscription au RG de première instance : 21/00087
ARRET DU 11 AVRIL 2023
APPELANTE :
S.A.S.U. ETABLISSEMENTS HARDY
[Adresse 4]
[Localité 5]
Représentée par Me Eric GUYOT, avocat postulant au barreau de LAVAL, et Me Laurent FRENEHARD, avocat plaidant au barreau de RENNES
INTIMEE :
S.A.S. LUDENDO COMMERCE FRANCE exerçant sous l'enseigne «LA GRANDE RECRE» prise en la personne de ses représentants légaux, domiciliés en cette qualité audit siège
[Adresse 1]
[Localité 3]
Représentée par Me Inès RUBINEL, en qualité d'administratrice provisoire de Me Benoît GEORGE, associé de la SELARL LEXAVOUE RENNES ANGERS, avocat postulant au barreau D'ANGERS, Me Séverine VALADE, avocat plaidant au barreau de PARIS
COMPOSITION DE LA COUR :
L'affaire a été débattue publiquement, à l'audience du 24 Janvier 2023 à 14 H 00, Mme CORBEL, présidente de chambre ayant été préalablement entendue en son rapport, devant la Cour composée de :
Mme CORBEL, présidente de chambre
Mme ROBVEILLE, conseillère
M. BENMIMOUNE, conseiller
qui en ont délibéré
Greffière lors des débats : Mme TAILLEBOIS
ARRET : contradictoire
Prononcé publiquement le 11 avril 2023 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions de l'article 450 du code de procédure civile ;
Signé par Catherine CORBEL, présidente de chambre, et par Sophie TAILLEBOIS, greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
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FAITS ET PROCÉDURE
Suivant acte notarié du 22 février 2016, la société Etablissements Hardy a donné à bail à la société Ludendo commerce France des locaux à usage commercial, situés [Adresse 2] (53), destinés à l'exploitation de toute activité entrant dans le champ d'application du statut des baux commerciaux, à l'exception des activités automobiles, pour une durée de 9 ans courant à compter du 15 mai 2011 jusqu'au 14 mai 2020, moyennant un loyer annuel de 98 000 euros HT à compter du 1er janvier 2018, avec clause d'indexation.
Par jugement du tribunal de commerce de Paris du 13 mars 2018, la SAS Ludendo commerce France, qui exerce dans les locaux loués une activité de vente de jouets, a fait l'objet d'une procédure de redressement judiciaire.
Par jugement du 2 octobre 2018, le tribunal de commerce de Paris a arrêté un plan de redressement en vertu duquel la société Ludendo commerce France doit régler ses créances en neuf échéances annuelles à compter d'octobre 2019.
Le bail a fait l'objet d'une tacite reconduction.
A la suite de la pandémie de covid-19, le gouvernement ayant pris des dispositions réglementaires interdisant l'accueil du public dans les locaux et centres commerciaux, les locaux de la société Ludendo commerce France sont restés fermés du 15 mars au 11 mai 2020, puis du 30 octobre 2020 au 27 novembre 2020, et du 20 mars au 18 mai 2021.
Selon requête déposée le 11 novembre 2020, la SASU Etablissements Hardy a sollicité du président du tribunal judiciaire de Laval que soit enjoint à la SAS Ludendo commerce France de lui payer la somme de 20.526,82 euros en principal avec intérêts au taux légal à compter du 3 juillet 2020, outre les dépens et la taxe d'aide juridique d'un montant de 57,20 euros et les frais de signification.
Par ordonnance du 20 novembre 2020, signifiée le 22 décembre 2020, le président du tribunal judiciaire de Laval a fait injonction à la SAS Ludendo commerce France de payer ces sommes.
Par déclaration du 13 janvier 2021, la société Ludendo commerce France a fait opposition à cette ordonnance.
Aux termes de ses dernières écritures de première instance, la société Etablissements Hardy a sollicité, sous le bénéfice de l'exécution provisoire, le rejet de l'exception d'incompétence soulevée par la partie adverse et le débouté de l'ensemble de ses demandes. Elle a demandé la condamnation de la société Ludendo commerce France à lui régler la somme de 30.784,51 euros arrêtée au 31 décembre 2020, avec intérêts au taux légal à compter de la signification de l'ordonnance portant injonction de payer.
De son côté, la société Ludendo commerce France a soulevé l'incompétence du tribunal judiciaire de Laval au profit du tribunal judiciaire de Paris. Elle a demandé que la requête en injonction de payer soit jugée nulle aux motifs qu'elle n'aurait pas été rédigée par un avocat mais par un huissier, et qu'elle ne comporterait pas le détail des différents éléments de la créance, au mépris des articles 760 et 1407 du code de procédure civile. Au fond, elle a sollicité qu'il soit jugé que les loyers, charges et accessoires ne sont pas dus par elle pour la période du 15 mars au 11 mai 2020, du 30 octobre au 27 novembre 2020 et du 20 mars au 18 mai 2021, et que le contrat de bail a été suspendu pendant ces périodes. Subsidiairement, elle a demandé à bénéficier de délais de paiements de 24 mois pour payer l'éventuel arriéré locatif.
Par jugement du 6 décembre 2021, le tribunal judiciaire de Laval a :
- rejeté l'exception d'incompétence soulevée,
- prononcé la suspension des loyers, charges et accessoires du contrat de bail suite à la perte de la chose louée,
- dit que les loyers, charges et accessoires ne sont pas dus par la SAS Ludendo commerce France à la SA Etablissements Hardy pour la période du 15 mars au 11 mai 2020, du 30 octobre au 27 novembre 2020, ainsi que du 20 mars au 18 mai 2021,
- en conséquence, a débouté la société Etablissements Hardy de sa demande en paiement,
- rejeté les demandes pour le surplus,
- condamné la SA Etablissements Hardy à payer à la SAS Ludendo commerce France la somme unique de 2.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- rejeté la demande de la SA Etablissements Hardy sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamné la SA Etablissements Hardy à supporter les dépens,
- rappelé que la présente décision est exécutoire à titre provisoire.
Par déclaration du 18 décembre 2021, la SAS Etablissements Hardy a fait appel de ce jugement en attaquant chacune de ses dispositions.
La SAS Ludendo commerce France a formé appel incident.
Les parties ont conclu.
Une ordonnance du 16 janvier 2023 a clôturé l'instruction de l'affaire.
MOYENS ET PRÉTENTIONS DES PARTIES :
La société Etablissements Hardy demande à la cour de :
- infirmer en toutes ses dispositions le jugement,
en conséquence,
- débouter la société Ludendo commerce France de son appel incident,
- débouter la société Ludendo commerce France de toutes ses demandes, fins et prétentions,
- condamner la société Ludendo commerce France à devoir lui payer une somme de 46.998,36 euros avec intérêts au taux légal à compter de la signification de l'ordonnance portant injonction de payer,
- condamner la société Ludendo commerce France à devoir lui payer une somme de 2 000 euros, au titre des frais irrépétibles,
- condamner la société Ludendo commerce France en tous les dépens de la procédure, en ce compris les frais éventuels d'exécution forcée.
La société Ludendo commerce France sollicite de la cour qu'elle :
vu les articles 1217, 1219, 1244-1, 1244-2, 1244-3 et 1722 du code civil,
vu les articles 54, 117, 760, 761 et 1405 et suivants du code de procédure civile,
- la reçoive en son appel incident, le dise bien fondé et y faisant droit,
- infirme le jugement en ce qu'il a :
* rejeté les demandes pour le surplus,
- confirme le jugement en ce qu'il a :
* prononcé la suspension des loyers, charges et accessoires du contrat de bail suite à la perte de la chose louée,
* dit que les loyers, charges et accessoires ne sont pas dus par la SAS Ludendo Commerce France à la SA Etablissements Hardy pour la période du 15 mars au 11 mai 2020, du 30 octobre au 27 novembre 2020, ainsi que du 20 mars au 18 mai 2021,
* en conséquence, débouté la société Etablissements Hardy de sa demande en paiement,
* condamné la SA Etablissements Hardy à payer à la SAS Ludendo commerce France la somme unique de 2.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
* rejeté la demande de la SA Etablissements Hardy sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
* condamné la SA Etablissements Hardy à supporter les dépens ;
statuant à nouveau sur les points infirmés,
- annule la requête en injonction de payer présentée par la SELARL Bonnefoie-Guérin, huissiers de justice à [Localité 5], en qualité de mandataire de la société Etablissements Hardy,
- subsidiairement, lui accorde 24 mois de délais pour payer l'éventuel arriéré locatif,
en tout état de cause,
et rejetant toute demande contraire comme irrecevable et en toute hypothèse infondée,
- condamne la société Etablissements Hardy aux entiers dépens et autorise Maître Inès Rubinel, avocate au barreau d'Angers, en qualité d'administratrice provisoire de Maître [Y] [L] (SELARL Lexavoué Rennes Angers), à les recouvrer directement conformément à l'article 699 du code de procédure civile,
- condamne la société Etablissements Hardy à lui payer une somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, en appel.
Pour un plus ample exposé des prétentions et moyens des parties il est renvoyé, en application des dispositions des articles 455 et 954 du code de procédure civile, à leurs dernières conclusions respectivement déposées au greffe :
- le 11 juillet 2022 pour la société Etablissements Hardy,
- le 10 janvier 2023 pour la société Ludendo commerce France.
MOTIFS DE LA DECISION
Sur la demande d'annulation de requête en injonction de payer
La société Ludendo commerce France soutient que la requête en injonction de payer de la société Etablissements Hardy est nulle à double titre : en ce qu'elle n'a pas été rédigée par un avocat mais par un huissier de justice, alors que le montant de la créance excède la somme de 10 000 euros, en violation des dispositions des articles 54, 117, 760, 761, 817 et 1405 et suivants du code de procédure civile ; en ce qu'elle ne comporte pas le détail des différents éléments de la créance, en violation de l'article 1407 du code de procédure civile.
Sur le premier point qui tend à faire juger que la représentation par avocat est obligatoire pour déposer une requête en injonction de payer devant le tribunal judiciaire lorsque le montant de la créance est supérieur à 10 000 euros, les premiers juges ont relevé à juste titre que la procédure d'injonction de payer se trouve, dans le code de procédure civile, au livre III relatif aux dispositions particulières à certaines matières, quand les dispositions particulières au tribunal judiciaire se trouvent au livre II et qu'elle ne suit donc pas nécessairement toutes les règles applicables devant cette juridiction même lorsque la requête relève de son champ d'attribution.
En particulier, la procédure d'injonction de payer est soumise à des règles spécifiques quant à la faculté donnée au requérant de se faire représenter pour déposer une requête et au choix de son représentant.
Ainsi, l'article 1407 du code de procédure civile, dans sa rédaction issue du décret n° 2019-1333 du 11 décembre 2019, dispose que la demande en injonction de payer est formée par requête remise ou adressée, selon le cas, au greffe par le créancier ou par tout mandataire.
L'article 1415 précise que 'l'opposition est portée, selon le cas, devant la juridiction dont le juge ou le président a rendu l'ordonnance portant injonction de payer. Elle est formée au greffe, par le débiteur ou tout mandataire, soit par déclaration contre récépissé, soit par lettre recommandée. Le mandataire, s'il n'est pas avocat, doit justifier d'un pouvoir spécial.'
L'article 1418 dispose que 'devant le tribunal de grande instance, l'affaire est instruite et jugée selon la procédure contentieuse applicable devant cette juridiction, sous réserve des dispositions suivantes.(...)
Le créancier doit constituer avocat dans un délai de quinze jours à compter de la notification. (...)'
Il ressort de ces dispositions que, dans les affaires qui relèvent de la compétence du tribunal judiciaire et dans les cas prévus aux dispositions de l'article 760 du code de procédure civile, ce n'est qu'après opposition à l'injonction de payer que la représentation par avocat est obligatoire.
La requête n'est donc pas affectée d'un vice de fond pour défaut de pouvoir de l'huissier de justice à représenter le créancier qui forme une requête en injonction de payer, comme le soutient l'intimée.
L'article 1407, dans sa rédaction applicable à la cause, poursuit comme suit : 'Outre les mentions prescrites par l'article 57, la requête contient l'indication précise du montant de la somme réclamée avec le décompte des différents éléments de la créance ainsi que le fondement de celle-ci. Elle est accompagnée de ces documents', étant relevé qu'il n'était pas alors exigé que la requête soit accompagnée d'un bordereau des documents justificatifs produits à l'appui de la requête.
Le décompte doit décomposer la créance en principal, frais et intérêts. Il n'est pas exigé que le décompte comprenne un détail du principal lorsque, comme dans le cas présent, ne sont réclamés en principal que des loyers. En outre, l'exigence d'un décompte de la créance n'est pas sanctionné par la nullité de la requête. Le requérant s'expose seulement au rejet de la requête ainsi que le prévoit l'article 1409.
Il sera rappelé que, selon les termes de l'article 1420, le jugement du tribunal se substitue à l'ordonnance portant injonction de payer. Il revient, en cas d'opposition, au tribunal d'apprécier le bien fondé de la demande en paiement au vu du décompte produit et des pièces justificatives.
Le jugement est confirmé en ce qu'il a écarté la demande d'annulation de l'ordonnance d'injonction de payer.
Sur la demande de suspension du paiement des loyers
L'arrêté du 14 mars 2020 «portant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus Covid-19», l'arrêté du 15 mars 2020, le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 puis le décret n° 2020-423 du 14 avril 2020 ont interdit l'accueil du public dans les centres commerciaux et dans les magasins de vente jusqu'au 11 mai 2020 en disposant que : «les établissements relevant des catégories mentionnées par le règlement pris en application de l'article R. 123-12 du code de la construction et de l'habitation figurant ci-après ne peuvent plus accueillir du public (') au titre de la catégorie M : Magasins de vente et centres commerciaux, sauf pour leurs activités de livraison et de retrait de commande».
Cette première fermeture au public a porté sur la période du 15 mars au 11 mai 2020.
L'article 37 du décret n° 2020-1310 du 29 octobre 2020 a prescrit une nouvelle interdiction d'accueil du public à compter du 30 octobre 2020 jusqu'au 27 novembre 2020.
Le décret n° 2021-99 du 30 janvier 2021 a ordonné à nouveau la fermeture des magasins de vente et des centres commerciaux à compter du 31 janvier 2021 jusqu'au 18 mai 2021 : «Les magasins de vente et centres commerciaux, comportant un ou plusieurs bâtiments dont la surface commerciale (') est supérieure ou égale à vingt mille mètres carrés ne peuvent accueillir du public. L'activité de retrait de commandes, y compris pour les établissements mentionnés à l'article 40 du présent décret, y est également interdite».
La locataire, partant de ce que ces décrets n'ont pas interdit l'exploitation des fonds de commerce qui pouvait se poursuivre à l'extérieur des locaux, par des ventes à emporter, des livraisons, par internet, voire sur des marchés en plein air, ou sous toute autre forme mais imposait la fermeture au public du «local» lui-même, qui ne pouvait donc pas être utilisé conformément à sa destination contractuelle, soutient que les loyers et charges n'étaient pas dus, et ceci sur trois fondements juridiques convergents.
D'abord, sur le fondement de l'impossibilité d'exécuter le contrat du fait que l'interdiction d'accueil de la clientèle frappait la substance même du bail commercial, dont l'élément essentiel est précisément de permettre l'exploitation d'un fonds de commerce, conformément à l'article L. 145'1 du code de commerce, ce qui ne peut s'entendre que par l'accueil de la clientèle, qui est l'élément essentiel du fonds de commerce.
Elle estime que ce n'était pas seulement l'exécution de l'obligation de délivrance du bailleur qui était empêchée mais l'exécution du bail commercial puisque le local, objet du bail, était inexploitable et était impropre à son usage contractuellement prévu.
Elle fait valoir que dès lors que la réglementation, imprévisible et par définition irrésistible, présentait les caractères de la force majeure ou du fait du prince, cela autorisait, sur le fondement des articles 1134 et 1148 anciens du code civil, la suspension temporaire du contrat, période pendant laquelle les obligations principales réciproques des parties sont supprimées : le bailleur est dispensé de son obligation de délivrance d'un local conforme à sa destination ; le locataire est dispensé du paiement des loyers et charges.
Le deuxième fondement invoqué par la locataire est l'exception d'inexécution.
Rappelant que le bailleur est tenu d'une seule obligation essentielle, à savoir l'obligation de délivrance qui est une obligation de résultat et continue qui impose au bailleur de maintenir un local conforme à sa destination contractuelle pendant toute la durée du bail, ce qui exige que le local soit accessible à la clientèle au regard des dispositions de l'article L. 145-1 du code de commerce précité définissant le bail commercial comme portant sur des «locaux dans lesquels un fonds est exploité», elle affirme que la commercialité du local relève de l'obligation de délivrance, puisque, par hypothèse, le bailleur doit délivrer un local commercial conforme à l'activité prévue au bail, donc conforme à la réglementation relative notamment à l'affectation des locaux, à la différence de la commercialité de l'emplacement, plus ou moins bonne, c'est-à-dire concrètement la chalandise, le nombre de passants devant les locaux, qui ne concerne pas l'obligation de délivrance.
Constatant que la réglementation liée à la pandémie a empêché le bailleur, par force majeure, d'accomplir son obligation de délivrance, elle en déduit qu'il a perdu le droit d'exiger le paiement des loyers et charges du fait de l'interdépendance des obligations réciproques résultant d'un contrat synallagmatique comme le bail qui permet à l'une des parties de ne pas exécuter son obligation lorsque l'autre n'exécute pas la sienne et ce, sans que l'absence de faute ait une incidence sur la mise en oeuvre de l'exception d'inexécution qui, comme la résiliation judiciaire, peut être invoquée même lorsque l'inexécution résulte, non de la faute du co-contractant, mais de la force majeure, l'inexécution même non fautive n'en restant pas moins une inexécution.
Elle se prévaut d'une jurisprudence retenant que «le preneur est dégagé de ses obligations envers le bailleur lorsqu'un cas fortuit ou de force majeure empêche d'une manière absolue la jouissance de la chose louée» pendant une période provisoire.
Elle observe que la distinction entre la suspension du contrat et le jeu de l'exception d'inexécution est assez ténue. Elle estime néanmoins que le mécanisme de la suspension du contrat paraît mieux adapté à la situation et correspond à la réalité dès lors que l'empêchement concerne non seulement les obligations des parties, mais surtout l'exécution du contrat lui-même sur des locaux frappés d'interdiction.
Le troisième fondement est la perte de la chose prévue à l'article 1722 du code civil, qui envisage les cas où «la chose louée est détruite en totalité par cas fortuit» ou «n'est détruite qu'en partie», et qui a été interprété largement par la jurisprudence. Rappelant qu'à la destruction matérielle de la chose louée ont été assimilées la perte économique ou la perte de jouissance momentanée et même la perte juridique en cas d'impossibilité pour le locataire d'utiliser la chose louée par suite de l'application d'une disposition légale intervenue en cours de bail, elle approuve sur ce point les premiers juges qui ont retenu que la perte de la chose louée est établie lorsque le locataire est dans l'impossibilité de l'utiliser conformément à sa destination ce qui est le cas en présence d'une interdiction d'accueillir sa clientèle pour l'activité exercée.
Elle estime que lorsque les locaux ne peuvent accueillir du public, ce sont les locaux qui sont perdus, non l'activité.
Elle ré-affirme que la société Etablissement Hardy et les décisions qu'elle cite font une confusion entre la perte d'activité et la perte des locaux, les décrets pris pour lutter contre la propagation du Covid-19 visant les immeubles et les locaux commerciaux et non les fonds de commerce.
Au surplus, selon elle, la distinction local/activité est sans portée, car la «chose louée» au sens de l'article 1722 du code civil est un «local commercial». Par définition et par nature, le local loué doit servir à l'activité. Il importe peu que l'interdiction vise l'activité dans le local ou le local accueillant l'activité. Seule compte l'impossibilité objective d'utiliser le local pour l'usage contractuellement prévu.
Elle ajoute qu'en cas d'impossibilité provisoire, la Cour de cassation a jugé, au visa de l'article 1722 du code civil, que le preneur est dégagé de ses obligations.
Enfin, elle critique les arrêts rendus par la Cour de cassation sur les conséquences juridiques devant être tirées des mesures d'interdiction d'accueil du public dans les magasins dans les relations entre bailleurs et locataires, qu'elle estime insuffisamment motivés au regard des développements qui précèdent et qu'elle pense avoir été guidés par des considérations principalement économiques.
La bailleresse se prévaut, au contraire, des arrêts rendus par la Cour de cassation, le 30 juin 2022, dans le même sens que la jurisprudence qu'elle cite, qui :
- n'a pas retenu la force majeure au motif que l'obligation de paiement d'une somme d'argent est toujours susceptible d'exécution, le cas échéant forcée, sur le patrimoine du débiteur. Elle n'est, par nature, pas impossible ; elle est seulement plus difficile ou plus onéreuse.
- a rejeté l'exception d'inexécution, s'agissant de l'application au cas d'espèce des dispositions de l'article 1719 du code civil, en considérant que le bailleur avait continué à mettre les locaux loués à disposition du preneur et que la mesure de fermeture administrative prise par le gouvernement n'était pas le fait du bailleur, qui pour sa part avait donc continué à remplir son obligation de délivrance.
Elle fait valoir qu'il ne peut y avoir de perte de la chose louée lorsque la difficulté ne provient pas des locaux en eux-mêmes mais de l'activité économique développée par le preneur a bail.
Selon elle, c'est bien l'activité de la locataire, consistant en la vente de jouets, qui a entraîné la fermeture du local, et non le local en lui-même.
Sur ce,
Le régime spécial résultant des mesures adoptées par divers textes relativement aux majorations, pénalités de retard, mise en oeuvre de la clause résolutoire au cours des périodes liées aux confinements, n'évincent pas les mécanismes du droit commun du contrat de louage permettant la suspension de l'obligation au paiement ou la diminution de la dette locative qui touchent à l'exigibilité même de l'exécution de l'obligation contractuelle.
Le bail commercial porte sur un local qui permet au preneur d'y exploiter un fonds de commerce et donc, de recevoir la clientèle.
Pèse sur le bailleur, en application de l'article 1719 du code civil, une obligation de délivrance qui l'oblige à mettre à disposition du preneur une chose conforme à la destination contractuelle convenue par les parties. L'obligation de délivrance n'est donc pas seulement matérielle, elle a aussi une dimension juridique puisque les locaux délivrés doivent répondre aux caractéristiques permettant l'exploitation de l'activité autorisée au bail dans les lieux.
Cette obligation ne s'étend pas au cas où l'interdiction d'accueillir la clientèle dans les locaux ne trouve pas sa cause dans les caractéristiques des locaux.
Ainsi, les mesures générales et temporaires d'interdiction d'accueillir du public dans les locaux loués, prises afin de ralentir la propagation du virus covid-19, pour des raisons étrangères aux locaux loués, qui ne sont ni le fait ni de la faute du bailleur, ne sont pas constitutives d'une inexécution, par le bailleur, de son obligation de délivrance.
Enfin, en application de l'article 1148 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016, la force majeure entraîne pour le débiteur l'exonération totale de son obligation, même de résultat, mais le créancier, qui n'a pu profiter de la contrepartie à laquelle il avait droit, ne peut obtenir la résolution du contrat ou la suspension de son obligation en invoquant la force majeure. La société Ludendo commerce France ne peut donc, au motif qu'elle n'a pu exploiter la chose louée selon sa destination à cause de la fermeture des locaux au public pendant la crise sanitaire, obtenir la suspension de son obligation de payer les loyers, en invoquant, à son profit, le cas de force majeur que constitueraient les mesures gouvernementales prises pour lutter contre la pandémie de la Covid-19.
Il résulte de ce qui précède que les parties n'ont pas été placées dans l'impossibilité d'exécuter leurs obligations et qu'en l'absence de manquement du bailleur à son obligation essentielle, la locataire n'est pas fondée à invoquer l'exception d'inexécution pour être déchargée de son obligation de payer les loyers pendant les périodes au cours desquelles elle n'a pas été autorisée à accueillir du public dans son magasin.
Aux termes de l'article 1722 du code civil, 'si, pendant la durée du bail, la chose louée est détruite en totalité par cas fortuit, le bail est résilié de plein droit ; si elle n'est détruite qu'en partie, le preneur peut, suivant les circonstances, demander ou une diminution du prix, ou la résiliation même du bail. Dans l'un et l'autre cas, il n'y a lieu à aucun dédommagement'.
La perte de la chose peut être matérielle en cas de disparition du bien, ou juridique en cas d'interdiction totale d'exploiter l'activité prévue au bail si elle affecte les locaux.
Les mesures gouvernementales d'interdiction, qui sont provisoires, prises selon les catégories d'établissement recevant du public, et donc selon la nature de l'activité exercée dans les lieux, aux seules fins de garantir la santé publique, étant sans lien direct avec la destination contractuelle du local loué, ne constituent pas une circonstance affectant le bien, emportant la perte de la chose louée au sens de l'article 1722 précité.
Si les mesures gouvernementales se rapportent au bien loué dans la mesure où c'est le local qui est l'objet de l'interdiction d'accès au public et non l'activité qui peut rester autorisée par d'autres moyens, il ne saurait en être déduit que ces mesures visent le bien loué alors que c'est uniquement l'activité dans les lieux au regard du risque de contamination qui existe du fait de la fréquentation des lieux, sans lien avec les caractéristiques des locaux, qui est visée.
En outre, il sera relevé que la locataire conservait non seulement la jouissance matérielle des locaux pouvant y accéder ainsi que ses salariés, mais pouvait y poursuivre partiellement l'exploitation de son fonds de commerce à travers des activités de vente à distance, de livraison et de retrait de commande sauf, pour ce dernier moyen, entre le 31 janvier 2021 jusqu'au 18 mai 2022 si le magasin était situé dans un centre commercial d'une surface supérieure ou égale à vingt mille mètres carrés. Ainsi, la locataire n'a pas été placée dans l'impossibilité totale d'user de la chose conformément à sa destination.
Le jugement sera donc infirmé en ce qu'il a prononcé la suspension des loyers pendant les périodes qu'il détermine.
Sur le montant de la créance
La bailleresse indique, sans être contredite sur ce point, que la locataire n'a pas payé les loyers des mois de mars et avril 2020, 20 584,02 euros (20 526,02 euros, déduction faite des frais de mise en demeure et de requête en injonction de payer), ni le loyer du mois de novembre 2021, d'un montant 10 263,41 euros, soit un total de 30 775,51 euros, à laquelle s'ajoutent les sommes suivantes :
-10 263,41 euros au titre du loyer d'avril 2021 ;
- 5 959,44 euros au titre du loyer allant du 1er au 18 mai 2021.
En l'absence de preuve du paiement de ces loyers, la somme de 46 941,16 euros reste due, avec intérêts au taux légal à compter du 22 décembre 2020 sur la somme de 20 526,02 euros et de leur date d'échéance pour le surplus correspondant aux loyers postérieurs.
Sur la demande de délai de paiement
La société Ludendo commerce France exposant que la pandémie a fragilisé son activité en provoquant l'effondrement de son chiffre d'affaires, passant de 824 356,07 euros en 2019 à 711 472, 79 euros en 2020 puis à 568 336,39 euros en 2021, sans versement d'aides de l'Etat, demande un délai de 24 mois pour régler son arriéré locatif.
La bailleresse n'a pas expressément conclu sur ce point.
En vertu de l'article 1343-5 du code civil, le juge peut, compte tenu de la situation du débiteur, et en considération des besoins du créancier, reporter ou échelonner, dans la limite de deux années, le paiement des sommes dues.
Compte tenu de la situation de la débitrice dont elle justifie, il y a lieu de l'autoriser à s'acquitter de sa dette en 24 versements d'un montant de 1 956 euros par mois, la 24ème échéance étant majorée des intérêts échus.
Le premier versement devra intervenir dans les 15 jours suivant la signification du présent arrêt puis tous les mois, sous peine de déchéance du terme.
Sur les demandes annexes
Il n'y a pas lieu d'accorder d'indemnité sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Les dépens de première instance et d'appel seront à la charge de la société Ludendo commerce France, partie perdante.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant contradictoirement, par arrêt mis à disposition au greffe,
Rejette la demande d'annulation de la requête en injonction de payer ;
Infirme le jugement ;
Statuant à nouveau,
Condamne société Ludendo commerce France à payer à somme de 46 941,16 euros reste due, avec intérêts au taux légal à compter du 22 décembre 2020 sur la somme de 20 526,02 euros et de leur date d'échéance pour le surplus correspondant aux loyers postérieurs.
Autorise la société Ludendo commerce France à s'acquitter de sa dette en 24 versements de 1 956 euros par mois, la 24ème échéance étant majorée des intérêts échus.
Dit que le premier versement devra intervenir dans les 15 jours suivant la signification du présent arrêt puis tous les mois, sous peine de déchéance du terme à défaut d'un seul paiement à bonne date.
Condamne société Ludendo commerce France aux dépens de première instance et d'appel.
Rejette les demandes au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
LA GREFFIERE LA PRESIDENTE
S. TAILLEBOIS C. CORBEL