COUR D'APPEL
D'ANGERS
CHAMBRE A - CIVILE
CM/CG
ARRET N°:
AFFAIRE N° RG 19/00435 - N° Portalis DBVP-V-B7D-EO5H
jugement du 09 Janvier 2019
Tribunal de Grande Instance de Mans
n° d'inscription au RG de première instance 17/00608
ARRET DU 14 MARS 2023
APPELANTE :
Madame [B] [L] divorcée [A]
née le [Date naissance 10] 1980 à [Localité 13]
[Adresse 11]
[Adresse 11]
(bénéficie d'une aide juridictionnelle Partielle (25%) numéro 2019/003616 du 03/06/2019 accordée par le bureau d'aide juridictionnelle d'ANGERS)
Représentée par Me Nathalie GREFFIER, avocat postulant au barreau d'ANGERS - N° du dossier 19035 et par Me Vanina MEPLAIN, avocat plaidant au barreau de PARIS
INTIMEES :
S.A. MMA IARD
[Adresse 8]
[Adresse 8]
MMA IARD ASSURANCES MUTUELLES
[Adresse 8]
[Adresse 8]
Représentées par Me Clara PRINC substituant Me Alain DUPUY de la SCP HAUTEMAINE AVOCATS, avocat au barreau du MANS - N° du dossier 20170257
CPAM 92
[Adresse 7]
[Adresse 7]
Assignée, n'ayant pas constitué avocat
COMPOSITION DE LA COUR :
L'affaire a été débattue publiquement à l'audience du 04 Avril 2022 à 14H00, les avocats ne s'y étant pas opposés, devant Madame MULLER, Conseillère faisant fonction de Présidente qui a été préalablement entendue en son rapport.
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :
Madame MULLER, Conseillère faisant fonction de Présidente
Monsieur BRISQUET, Conseiller
Mme ELYAHYIOUI, Vice-présidente placée
Greffière lors des débats : Mme LEVEUF
ARRET : réputé contradictoire
Prononcé publiquement le 14 mars 2023 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions de l'article 450 du code de procédure civile ;
Signé par Catherine MULLER, Conseillère faisant fonction de Présidente et par Christine LEVEUF, greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
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Exposé du litige
Le 13 août 1988 en Tunisie, [B] [L], alors âgée de 8 ans pour être née le [Date naissance 10] 1980, a été victime d'un grave accident de la circulation dans lequel son père, conducteur du véhicule entré en collision frontale avec un autre véhicule, a trouvé la mort, sa mère, grièvement blessée, a perdu l'enfant qu'elle portait et ses quatre soeurs ont aussi été blessées, la plus jeune sévèrement.
Elle a subi un traumatisme crânien avec perte de connaissance et plaie sourcillière et une fracture déplacée de deux os de la jambe droite qui ont nécessité son hospitalisation en Tunisie puis son transfert le 15 août 1988 à l'hôpital [18] à [Localité 16] où fut mis en place un fixateur externe au niveau de la jambe, ostéosynthèse retirée le 24 mars 1989.
Le 25 mars 1989, alors que sa mère était toujours hospitalisée, sa famille paternelle l'a fait sortir du centre de rééducation de [Localité 20] pour l'emmener en Tunisie où elle a séjourné quelque temps avant de rentrer en France auprès de sa mère et d'intégrer la classe de CE2 avec un an de retard.
Selon procès-verbal de transaction signé le 14 septembre 1994 avec l'autorisation du juge des tutelles, l'indemnité due par la Mutuelle du Mans Iard au titre du préjudice corporel de [B] [L] a été évaluée à la somme de 49 500 francs (7 546,23 euros) au vu du rapport d'expertise judiciaire déposé le 22 octobre 1992 par le Dr [E] fixant la date de consolidation au 25 mars 1989 et retenant une incapacité permanente partielle au taux de 3 % pour les seules séquelles orthopédiques.
Faisant état d'une aggravation de son préjudice corporel consécutif à l'accident, notamment d'un syndrome psychologique post-traumatique, Mme [L] a été examinée à sa demande par les Drs [V], psychiatre, et [Z], chirurgien orthopédique, ainsi que par le Dr [R], psychiatre désigné par l'assureur dans un cadre amiable, avant d'obtenir du juge des référés du tribunal de grande instance de Nanterre, par ordonnance en date du 20 février 2014, l'allocation d'une indemnité provisionnelle de 3 000 euros et la désignation d'un expert remplacé ultérieurement par le Dr [K], chirurgien orthopédique.
Dans son rapport définitif clos le 12 décembre 2014, l'expert judiciaire a constaté une aggravation orthopédique en relation directe et certaine avec l'accident sous forme d'enraidissement douloureux du genou droit et de la cheville droite, pour laquelle il a proposé de fixer la date de consolidation au 16 décembre 2011 et de retenir des souffrances endurées cotés à 2,5/7, un préjudice esthétique temporaire coté à 1/7 (boiterie, utilisation fréquente d'une canne anglaise), un déficit fonctionnel permanent au taux de 6 % (soit une aggravation de 3 %), un retentissement professionnel, un préjudice esthétique inchangé et un préjudice d'agrément (impossibilité de reprendre les activités sportives et de loisirs précédemment exercées) ; par ailleurs, sans recourir à un sapiteur, il a estimé que l'état psychiatrique de la victime est stabilisé par rapport aux constatations faites par le Dr [R] qui a établi une consolidation psychiatrique au 1er septembre 1991 dans son rapport du 7 décembre 2010 et que depuis cette dernière date se poursuivent des soins d'entretien associant un traitement inchangé depuis plusieurs années et des consultations régulières au CMP au rythme moyen d'une par mois.
Mme [L], qui a refusé l'offre d'un montant de 7 300 euros émise le 10 juin 2015 par l'assureur, a fait assigner la SA MMA Iard et son organisme social, la Caisse primaire d'assurance maladie de Nanterre dite CPAM 92, les 14 février et 16 mars 2017 devant le tribunal de grande instance du Mans afin d'obtenir, en l'état de ses dernières conclusions, à titre principal le paiement des sommes de 183 770,23 euros au titre du préjudice professionnel (à parfaire), de 6 000 euros au titre de l'aggravation du DFP de 3 à 6 %, de 10 000 euros au titre du préjudice esthétique, de 4 000 euros au titre des souffrances endurées et de 5 000 euros au titre du préjudice d'agrément, avec intérêts au double du taux légal du 29 septembre 2009 au 10 juin 2015, à titre subsidiaire l'organisation avant dire droit d'une expertise psychiatrique complémentaire et en tout état de cause l'opposabilité du jugement à intervenir à la CPAM 92 et le paiement des sommes de 2 500 euros sur le fondement de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 et de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre les entiers dépens.
Par jugement en date du 9 janvier 2019, le tribunal a :
- pris acte de l'intervention volontaire de la société MMA Iard Assurances Mutuelles aux côtés de la SA MMA Iard,
- déclaré irrecevables comme prescrites les demandes d'indemnisation fondées sur un déficit fonctionnel d'origine psychiatrique,
- déclaré recevable en la forme les demandes d'indemnisation fondées sur une aggravation du préjudice orthopédique de Mme [L],
Sur le fond,
- débouté la société MMA Iard Assurances mutuelles et la SA MMA Iard de leur demande tendant à ordonner une nouvelle expertise médicale afin d'évaluer l'aggravation du préjudice orthopédique,
- condamné solidairement la société MMA Iard Assurances mutuelles et la SA MMA Iard à régler à Mme [L] les sommes suivantes en indemnisation de l'aggravation de son préjudice orthopédique :
préjudices patrimoniaux permanents
incidence professionnelle : 5 000 euros
préjudices extra patrimoniaux temporaires
souffrances endurées : 4 000 euros
préjudices extra patrimoniaux permanents
déficit fonctionnel permanent : 5 600 euros
préjudice esthétique : 2 000 euros
soit un total de 16 600 euros ramené, après déduction des provisions d'un montant de 3 000 euros, à 13 600 euros,
- débouté Mme [L] de ses demandes d'indemnisation supplémentaire,
- dit que les sommes ainsi allouées porteront intérêts au double du taux légal pour la période du 12 mai 2015 au 10 juin 2015,
- déclaré la présente décision commune à la CPAM 92,
- condamné solidairement la société MMA Iard Assurances mutuelles et la SA MMA Iard à régler à Mme [L] la somme de 2 500 euros au titre de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 sur l'aide juridictionnelle,
- débouté Mme [L] de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamné Mme [L] (sic) aux dépens, ainsi qu'à rembourser au Trésor public les frais avancés par l'Etat au titre de l'aide juridictionnelle en application des articles 43 de la loi du 10 juillet 1991 et 123 du décret du 19 décembre 1991.
Suivant déclaration en date du 6 mars 2019, Mme [L] a relevé appel de ce jugement en toutes ses dispositions lui faisant grief, notamment en ce qu'il a rejeté sa demande d'expertise psychiatrique complémentaire, déclaré irrecevables comme prescrites ses demandes d'indemnisation fondées sur un déficit fonctionnel d'origine psychiatrique, rejeté sa demande au titre des pertes de gains professionnels futurs, limité l'indemnisation de l'incidence professionnelle à la somme de 5 000 euros et de l'aggravation du préjudice esthétique à celle de 2 000 euros, rejeté sa demande au titre du préjudice d'agrément, limité le doublement des intérêts à la période du 12 mai au 10 juin 2015, rejeté sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile et mis les dépens à sa charge, intimant la SA MMA Iard Assurances Mutuelles (sic) et la CPAM 92.
La SA MMA Iard a constitué avocat le 4 avril 2019.
L'appelante a obtenu l'aide juridictionnelle partielle au taux de 25 % le 3 juin 2019 et, sur avis reçu du greffe le 16 mai 2019 en application de l'article 902 du code de procédure civile, a fait assigner la CPAM de Nanterre par acte d'huissier en date du 11 juin 2019 contenant dénonce de la déclaration d'appel et de ses conclusions.
L'ordonnance de clôture, initialement prévue pour le 2 mars 2022, a été reportée au 1er avril 2022.
Dans ses dernières conclusions d'appelante n°3 en date du 28 février 2022, Mme [L] divorcée [A] demande à la cour, au visa de l'article 2226 du code civil et de la loi du 5 juillet 1985, de :
- la recevoir en son appel interjeté le 6 mars 2019
- la dire bien fondée en toutes ses demandes
1. Avant dire droit, sur le déficit fonctionnel d'origine psychiatrique
- ordonner une expertise médico-légale afin de déterminer la date de consolidation, ou l'éventuelle aggravation fonctionnelle ou situationnelle, la date de consolidation de cette dernière et les préjudices liés selon mission habituelle en évaluation du préjudice corporel telle que détaillée au dispositif de ses conclusions, avec la possibilité de s'adjoindre tout sapiteur de son choix et sous le contrôle du magistrat de la mise en état
2. Au fond, sur l'indemnisation
- condamner la société MMA Iard à lui verser au titre de l'aggravation de son état séquellaire et situationnel, les sommes de :
préjudices patrimoniaux
84,61euros au titre des dépenses de santé actuelles
5 000 euros au titre du préjudice scolaire, universitaire ou de formation
112 414 euros au titre des pertes de gains actuels
56 356,23 euros au titre des pertes de gains futurs
10 000 euros au titre de l'incidence professionnelle
8 722,52 euros au titre des dépenses de santé futures
préjudices extra-patrimoniaux
4 000 euros au titre des souffrances endurées de 2,5/7
30 000 euros au titre de l'aggravation du DFP psychiatrique à 10 %
6 000 euros au titre de l'aggravation du DFP de 3 %, portant le DFP à 6 %
10 000 euros au titre du préjudice esthétique de 4/7
5 000 euros au titre du préjudice d'agrément
- assortir l'indemnisation qui lui est due des intérêts au taux légal x 2 du 29 septembre 2009 (date du rapport amiable du Dr [V]) jusqu'au 10 juin 2015 (date de la proposition d'indemnisation)
- rendre le jugement (sic) commun à la CPAM de [Localité 16] (sic)
3. En tout état de cause
- condamner la société MMA Iard aux entiers dépens de l'instance, ainsi qu'au paiement de la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Dans ses dernières conclusions d'intimé n°2 en date du 22 mars 2022, la SA MMA Iard demande à la cour, au visa de l'article 2226 du code civil et de la loi du 5 juillet 1985, de dire Mme [L] non fondée en son appel et par conséquent en ses demandes dirigées contre la société MMA Iard Assurances Mutuelles (sic) et la SA MMA Iard, de l'en débouter et, recevant la société MMA Iard Assurances Mutuelles (sic) et la SA MMA Iard en son (sic) appel incident et en ses (sic) demandes et y faisant droit, de :
- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a déclaré prescrites les demandes d'indemnisation fondées sur un déficit fonctionnel d'origine psychiatrique
- le confirmer en ce qu'il a déclaré recevable en la forme les demandes d'indemnisation fondées sur une aggravation du préjudice orthopédique de Mme [L]
- le confirmer en ce qu'il a déclaré prescrites les demandes d'indemnisation fondées sur le préjudice scolaire, universitaire ou de formation, sur la perte de gains professionnels actuels et sur la perte de gains professionnels futurs
- débouter Mme [L] de ses demandes formulées au titre des dépenses de santé actuelles et des dépenses de santé futures
- confirmer le jugement entrepris pour l'incidence professionnelle en ce qu'il a alloué à Mme [L] la somme de 5 000 euros
- le confirmer pour les souffrances endurées en ce qu'il a alloué à Mme [L] la somme de 4 000 euros
- le confirmer pour le déficit fonctionnel permanent en ce qu'il a alloué à Mme [L] la somme de 5 600 euros
- l'infirmer pour le préjudice esthétique permanent en ce qu'il a alloué à Mme [L] la somme de 2 000 euros, dire qu'il s'agit d'un préjudice esthétique temporaire comme évalué par l'expert judiciaire et juger suffisante et satisfactoire l'offre présentée par les concluantes (sic), à savoir la somme de 100 euros
- confirmer le jugement entrepris pour le préjudice d'agrément en ce qu'il a rejeté cette demande
- le confirmer en ce qu'il a dit que les sommes allouées porteront intérêts au double du taux légal pour la période du 12 mai 2015 au 10 juin 2015
En tout état de cause,
- dire qu'il conviendra de déduire les provisions versées dont le montant total s'élève à la somme de 3 000 euros
- déclarer la présente décision commune à la CPAM 92
- débouter Mme [L] de sa demande d'indemnité sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile en appel ou en tous cas la réduire considérablement
- condamner Mme [L] à payer aux sociétés MMA Iard Assurances Mutuelles (sic) et MMA Iard SA en cause d'appel la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile
- statuer ce que de droit sur les dépens, dont distraction au profit de Me Dupuy, avocat membre de la SCP Hautemaine, conformément à l'article 699 du code de procédure civile.
La CPAM 92, citée à personne habilitée et ayant reçu signification des conclusions de sa co-intimée, n'a pas constitué avocat.
Sur ce,
En préambule, il convient de relever que la mention, dans la déclaration d'appel comme dans les conclusions de l'appelante, de la 'SA MMA Iard Assurances Mutuelles' en qualité d'intimée procède d'une confusion entre la société anonyme (SA) MMA Iard immatriculée au registre du commerce et des sociétés sous le numéro 440 048 882, défenderesse en première instance, et la société d'assurances mutuelles à cotisations fixes (SAMCF) MMA Iard Assurances Mutuelles immatriculée au registre du commerce et des sociétés sous le numéro 775 652 126, personne morale distincte intervenue volontairement en première instance aux côtés de la première ainsi qu'il ressort du jugement entrepris qui, bien qu'elle ne soit pas rubriquée comme partie au chapeau de ce jugement, lui a donné acte de son intervention volontaire et l'a condamnée solidairement avec la SA MMA Iard au paiement des indemnités allouées à Mme [L].
Cette confusion, facilitée par le fait que les courriers adressés à la victime, dont celui du 10 juin 2015 valant offre d'indemnisation, sont établis sur papier à en-tête commun aux quatres société du groupe MMA ayant toutes le même siège social, est partagée par l'intimée qui, ayant constitué avocat en tant que SA MMA Iard immatriculée au registre du commerce et des sociétés sous le numéro 440 048 882, conclut sous cette seule identité mais en formant également des demandes pour le compte de la société MMA Iard Assurances Mutuelles et sans contester le principe de leur obligation solidaire au paiement des indemnités revenant à Mme [L].
Il s'en déduit qu'il s'agit d'une simple erreur matérielle et que les sociétés MMA Iard SA et MMA Iard Assurances Mutuelles ont l'une et l'autre la qualité d'intimées.
Sur la prescription
Mme [L] se prévaut d'une aggravation de son préjudice corporel consécutif à l'accident du 13 août 1988 en ce qui concerne tant l'atteinte à son intégrité physiologique pour laquelle elle a été indemnisée selon procès-verbal de transaction en date du 14 septembre 1994 après consolidation intervenue le 25 mars 1989 que l'atteinte à son intégrité psychique pour laquelle elle n'a jamais reçu indemnisation.
Il est constant que l'action en réparation engagée à ce titre se prescrit par dix ans à compter de la date de la consolidation du dommage aggravé, ce en application de l'article 2226 du code civil qui consacre les solutions juridiques antérieures dégagées sur le fondement de l'ancien article 2270-1 du même code abrogé par la loi n°2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile, et que ce délai de prescription n'a pu courir à l'encontre de Mme [L] tant que celle-ci était mineure, soit jusqu'au 28 juillet 1998, conformément à l'article 2252 ancien, repris à l'article 2235 nouveau, du même code.
S'il n'est pas contesté que les séquelles orthopédiques de Mme [L] se sont aggravées, avec nouvelle consolidation fixée au 16 décembre 2011 comme proposé par le Dr [K], l'existence même d'une aggravation des troubles psychiques fait débat entre les parties, ce dans le contexte d'une 'expertise compliquée du fait de l'absence de pièces médicales avant 2011" comme indiqué par le Dr [M] ayant assisté Mme [L] aux opérations d'expertise du Dr [K].
Le seul expert psychiatre à s'être prononcé sur la 'consolidation psychiatrique' est le Dr [R] qui, dans son rapport en date du 7 décembre 2010, a proposé de la fixer au 1er septembre 1991 pour les raisons suivantes :
'Nous l'avons vu, l'examen de ce jour permet de mettre en évidence des éléments relevant de deux ordres sémiologiques différents :
- un trouble psychotraumatique et une altération de l'intégration psychique de l'image de soi imputables
- un trouble de la personnalité de type état limite non imputable.
(...)
Nous sommes interrogés sur une aggravation à partir du 25 mars 1989.
Au sens strict, le trouble psychotraumatique était déjà installé avant cette date du 25 mars 1989, et notre réflexion consiste plutôt à indiquer que ce trouble n'a pas été pris en compte par les experts précédents, plutôt que de considérer qu'il s'est aggravé ultérieurement.
Cependant, cette démarche semble irrecevable au plan juridique, et nous retiendrons donc une aggravation, qui démarre au retour de la période tunisienne, c'est-à-dire la rentrée scolaire de CE2, le 1er septembre 1989.
Le trouble psychopathologique fut alors responsable d'une période de déficit fonctionnel temporaire partiel de classe I jusqu'à la date de consolidation, que l'on fixera de façon arbitraire, mais également du fait de l'évolution clinique de ce type de trouble à deux ans, c'est-à-dire le 1er septembre 1991.'
Certes, l'état de stress post-traumatique de la victime préexiste manifestement à l'examen du 21 janvier 1992 à l'issue duquel le Dr [E] a fixé la consolidation au 25 mars 1989 en considération des seules séquelles orthopédiques puisque le Dr [D], expert psychiatre ayant examiné la victime en Tunisie le 15 juin 1989, indique que, 'évoquant les circonstances de l'accident, et surtout le décès du père, elle éclate en sanglots. Elle décrit des cauchemars, se réveillant parfois en pleine nuit. D'ailleurs, souvent elle dort à côté de l'une de ses soeurs. Par moments et durant deux ou trois jours son appétit s'atténue. Depuis son arrivée en Tunisie, elle se sent en meilleur état' et retient au titre des séquelles de l'accident une 'dépression moyennement intense' et que le Dr [E] note lui aussi dans son rapport en date du 22 octobre 1992, au titre des doléances de la victime, que celle-ci 'fait par ailleurs état d'insomnies, son sommeil étant en outre perturbé par des cauchemars'.
Dans son rapport en date du 29 septembre 2009, le Dr [V], expert psychiatre ayant examiné la victime à sa demande le 26 septembre 2009 avant de l'assister aux opérations d'expertise amiable du Dr [R], cite, d'ailleurs, au titre des éléments du 'contexte traumatique et post-traumatique' qu'il considère être 'à l'origine d'un trouble de la personnalité avec fragilité narcissique liée au contexte carentiel et à un état de stress post-traumatique chronique actif', l'accident vécu dans un climat d'horreur et de mort, suivi d'une longue hospitalisation de près de neuf mois durant lesquels la victime a été totalement isolée de sa famille à l'exception d'une petite soeur, puis d'un séjour en Tunisie dans la famille de son père où elle a été soumise à des maltraitances et à des carences multiples, tous éléments antérieurs à l'expertise du Dr [E] même si les conditions du séjour en Tunisie ont été totalement passées sous silence devant ce dernier.
Néanmoins, la non-imputabilité à l'accident du trouble de la personnalité de Mme [L] est contestée par le Dr [V] qui, dans son avis critique en date du 17 décembre 2010, décrit une 'fragilité narcissique majeure responsable de mouvements dépressifs, d'actes auto agressifs et suicidaires, d'instabilité relationnelle, de conduites addictives' et indique que 'cette fragilité narcissique est retrouvée volontiers chez les sujets qui, de manière précoce, ont été confrontés à des situations de carences affectives et/ou de violences psychiques ou physiques répétés' et que 'certains auteurs parlent ainsi de personnalité post traumatique'.
Or le Dr [K] n'a nullement abordé cette question dans son rapport en date du 12 décembre 2014 ni eu recours à un sapiteur psychiatre pour fournir un avis éclairé à ce sujet.
En outre, l'évolution de l'état de stress post-traumatique initial et/ou du trouble de la personnalité qu'il aurait pu induire n'a pas nécessairement été linéaire et, si elle n'est guère documentée avant les rapports du Dr [V] qui a estimé nécessaire la mise en place d'une prise en charge psychiatrique et psychothérapique et du Dr [R] qui précise qu'il 'n'y a jamais eu de suivi, pas de consultation médicale, jamais de médicaments psychotropes', le seul fait, souligné par le Dr [K], que depuis le rapport du Dr [R] 'l'état psychiatrique est stabilisé' et se poursuivent uniquement des soins 'd'entretien' associant un traitement par ATARAX, DEPAKOTE et STRESAM 'inchangé depuis plusieurs années' et des consultations régulières au CMP au rythme moyen d'une par mois ne suffit pas à exclure toute aggravation du retentissement de l'état psychiatrique de Mme [L] dans ses conditions d'existence personnelles, familiales et sociales, quand bien même le taux de déficit fonctionnel lié à l'atteinte à son intégrité psychique ne se serait pas en lui-même aggravé.
Enfin, postérieurement au dépôt du rapport du Dr [K], Mme [L] qui, tout en ayant obtenu sa reconnaissance en qualité de travailleur handicapé à compter du 1er juillet 2012, occupait depuis juillet 2014 un emploi à temps complet de secrétaire administrative sous contrat à durée indéterminée au sein d'une résidence de retraite médicalisée, a souffert d'un 'état anxio-dépressif réactionnel' qui 'ne lui permet plus de reprendre son travail', ainsi qu'en a attesté son médecin traitant le 7 juin 2017, et a été licenciée pour inaptitude à ce poste le 23 octobre 2017 conformément aux conclusions du médecin du travail en date du 20 juin 2017 considérant qu'elle 'pourrait occuper une activité similaire dans un environnement différent, c'est-à-dire dans un autre établissement', mais le dossier ne renferme aucun avis expertal sur l'imputabilité de ce nouvel élément à l'accident, dont serait susceptible de découler, le cas échéant, une aggravation au plan professionnel.
Un complément d'expertise psychiatrique s'impose donc, avant dire droit sur la prescription de l'action indemnitaire, en vue de déterminer la date de consolidation du retentissement psychique de l'accident, la date de son éventuelle aggravation fonctionnelle ou situationnelle et le préjudice corporel résultant de cette aggravation.
Au regard de l'absence de pièces médicales avant 2011 et d'un certain flou sur les éléments biographiques de Mme [L], relatés de façon discordante par les Drs [D], [V], [R] et [K], notamment sur ses capacités d'expression en langue arabe lorsqu'elle était enfant, sur le nombre de soeur(s) avec lesquelles elle a séjourné auprès de la famile paternelle en Tunisie, sur la date de son retour en France et sur son cursus scolaire avec ou sans redoublement, ou de manière incomplète, notamment par le Dr [R] en ce qui concerne sa situation familiale alors que les attestations de droits établies par la Caisse d'allocations familiales des Hauts-de-Seine font état d'une enfant à charge [C] [A], née en [Date naissance 15], l'expert sera invité à recueillir des éléments biographiques précis et circonstanciés auprès de l'intéressée qui est décrite par le Dr [R] comme 's'exprimant de façon précise, claire, n'ayant aucune difficulté dans la relation des faits, leur déroulement chronologique', sans 'aucun trouble des fonctions supérieures' et dotée d'une 'personnalité dite affirmée', sans 'aucune inhibition psychique' , avec une 'grande capacité à faire valoir son point de vue'.
Titulaire de l'aide juridictionnelle, Mme [L] n'aura pas à faire l'avance des frais de l'expertise instituée dans son intérêt, conformément à l'article 116 du décret n°2020-1717 du 28 décembre 2020.
À ce stade, les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile seront réservés.
PAR CES MOTIFS :
La cour,
Avant dire droit, ordonne un complément d'expertise psychiatrique à l'effet de déterminer la date de consolidation du retentissement psychique de l'accident, la date de son éventuelle aggravation fonctionnelle ou situationnelle et le préjudice corporel résultant de cette aggravation.
Désigne pour y procéder :
Mme le Dr [F] [N]
demeurant Centre hospitalier [19]
[Adresse 12]
Tél : [XXXXXXXX02] Fax : [XXXXXXXX01]
Port. : [XXXXXXXX06] Mèl : [Courriel 14]
ou, à défaut,
Mme le Dr [X] [W]
demeurant Hopital de [Localité 17], Consultation de psychiatrie
[Adresse 9]
Tél : [XXXXXXXX04] Fax : [XXXXXXXX03]
Port. : [XXXXXXXX05]
inscrites sur la liste des experts près la cour d'appel de Versailles, avec pour mission :
- recueillir, dans la mesure du possible, les convenances des parties et de leurs représentants avant de fixer une date pour le déroulement des opérations d'expertise et rappeler aux parties qu'elles peuvent se faire assister par un médecin-conseil et un avocat ;
- convoquer les parties et leurs conseils à une réunion contradictoire en les invitant à lui adresser à l'avance, dans le respect du contradictoire, tous les documents relatifs aux soins d'ordre psychiatrique ou psychologique donnés ;
- prendre connaissance des rapports du Dr [D] du 15 juin 1989, du Dr [E] du 22 octobre 1992, du Dr [V] du 29 septembre 2009, du Dr [R] du 7 décembre 2010 (et de l'avis critique du Dr [V] du 17 décembre 2010), du Dr [K] du 12 décembre 2014) et se faire communiquer tous documents médicaux relatifs à l'aggravation alléguée, y compris ceux détenus par des tiers, avec l'accord de la victime, et entendre tous sachants ;
- après avoir recueilli les renseignements nécessaires sur l'identité de la victime et sa situation personnelle et familiale, son niveau scolaire et sa formation, les conditions de son activité professionnelle, son mode de vie antérieur à l'accident, à l'époque de l'aggravation et actuel et tous éléments biographiques précis et circonstanciés en rapport avec l'aggravation alléguée, et en se limitant au seul retentissement psychique de l'accident,
1. À partir des déclarations de la victime (et au besoin de son entourage) et des documents médicaux fournis, décrire en détail les troubles initiaux, leur évolution, les modalités de traitement, en précisant le cas échéant, les durées exactes d'hospitalisation et pour chaque période d'hospitalisation, le nom de l'établissement, les services concernés et la nature des soins ;
2. Recueillir les doléances de la victime (et au besoin de son entourage) en lui faisant préciser les conditions d'apparition des troubles, l'importance des douleurs, la gêne fonctionnelle subie et leurs conséquences dans la vie quotidienne ;
3. Dans le respect du code de déontologie médicale, interroger la victime sur ses antécédents médicaux, en ne rapportant et ne discutant que ceux qui constituent un état antérieur susceptible de présenter une incidence sur l'aggravation des troubles ou des séquelles en résultant ;
4. Procéder, en présence des médecins mandatés par les parties avec l'assentiment de la victime, à un examen clinique détaillé en fonction des troubles initiaux, de l'aggravation alléguée et des doléances exprimées ;
5. À l'issue de cet examen, analyser dans un exposé précis et synthétique :
la nature des troubles psychiques initiaux et leur date de consolidation,
la réalité de l'aggravation alléguée, sa date et ses modalités d'apparition et son imputabilité directe et certaine à l'accident,
la réalité de l'état séquellaire et son imputabilité directe et certaine à l'aggravation constatée, en précisant au besoin l'incidence d'un état antérieur ;
En cas d'aggravation fonctionnelle ou situationnelle de l'atteinte à l'intégrité psychique :
6. Pertes de gains professionnels actuels
Indiquer les périodes pendant lesquelles la victime a été, du fait de l'aggravation, dans l'incapacité d'exercer totalement ou partiellement son activité professionnelle et, en cas d'incapacité seulement partielle, en préciser l'importance ;
Rechercher la durée des arrêts de travail retenus par l'organisme social et dire s'ils sont liés à l'aggravation ;
7. Déficit fonctionnel temporaire
Indiquer les périodes pendant lesquelles la victime a subi du fait de l'aggravation une perte de qualité de vie avant consolidation (séparation d'avec l'environnement familial et amical durant les hospitalisations, privation temporaire des activités privées, d'agrément ou sexuelles etc.), dire si cette privation a été totale ou partielle et, dans ce dernier cas, la décrire et en préciser le taux et la durée ;
8. Souffrances endurées
Décrire les souffrances psychiques ou morales endurées par la victime du fait de l'aggravation jusqu'à la consolidation et les évaluer sur une échelle de 1 à 7 ;
9. Préjudice esthétique temporaire
Donner un avis sur l'existence, la nature et l'importance du dommage subi par la victime en raison de l'altération temporaire de son apparence du fait de l'aggravation, préciser la période concernée et l'évaluer sur une échelle de 1 à 7 ;
10. Consolidation
Fixer la date de consolidation de l'aggravation ;
11. Déficit fonctionnel permanent
Indiquer si, après la consolidation, la victime subit du fait de l'aggravation un déficit fonctionnel permanent sous forme d'altération permanente de son intégrité psychique, de douleurs permanentes ou tout autre trouble entraînant une limitation d'activité ou une restriction de participation à la vie en société au quotidien dans son environnement et définir le taux de ce déficit ;
Dans l'hypothèse d'un état antérieur, distinguer la part de déficit imputable à l'accident de celle imputable à l'état antérieur ;
12. Assistance par tierce personne
Indiquer si l'assistance constante ou occasionnelle d'une tierce personne (étrangère ou non à la famille) est, ou a été, nécessaire du fait de l'aggravation pour permettre à la victime d'effectuer les démarches et les actes de la vie quotidienne et préciser la nature de l'aide prodiguée et sa durée quotidienne ou hebdomadaire ;
13. Dépenses de santé futures
Définir les besoins de santé futurs de la victime, même occasionnels mais médicalement prévisibles et rendus nécessaires par son état pathologique après consolidation du fait de l'aggravation ;
14. Pertes de gains professionnels futurs
Indiquer si, en raison de l'atteinte permanente à son intégrité psychique liée à l'aggravation, la victime est dans l'incapacité de reprendre dans les conditions antérieures son activité professionnelle et préciser si elle doit cesser ou réduire son activité, ou simplement changer de poste ;
15. Incidence professionnelle
Indiquer si cette atteinte entraîne d'autres répercussions sur l'activité professionnelle actuelle ou future de la victime (obligation de formation en vue d'un reclassement professionnel, pénibilité accrue dans l'activité, dévalorisation sur le marché du travail, etc.) ;
16. Préjudice esthétique définitif
Donner un avis sur l'existence, la nature et l'importance du dommage subi par la victime en raison de l'altération définitive de son apparence du fait de l'aggravation et l'évaluer sur une échelle de 1 à 7 ;
17. Préjudice d'agrément
Donner un avis sur l'impossibilité pour la victime, du fait de l'aggravation, de pratiquer régulièrement une activité spécifique de sport ou de loisir ;
18. Conclusions :
- établir un état récapitulatif de l'ensemble des postes de préjudice énumérés dans la mission,
- dire si l'état de la victime est susceptible de modifications en aggravation ou en amélioration et, dans l'affirmative, fournir toutes précisions sur cette évolution et son degré de probabilité,
- au cas où la consolidation ne serait pas acquise, dire à quelle date il conviendra de revoir la victime et fixer d'ores-et-déjà les seuils d'évaluation des différents dommages et les besoins actuels,
- d'une façon générale, fournir tous éléments médicaux utile à la résolution du litige et à l'évaluation des divers postes de préjudice en relation directe et certaine avec l'aggravation,
- donner connaissance aux parties des avis sapiteurs recueillis, établir un pré-rapport communiqué aux parties qui disposeront d'un délai de trente jours pour présenter leurs observations et répondre à leurs dires dans son rapport définitif ;
Dit que l'expert pourra s'adjoindre tout spécialiste de son choix, à charge pour lui d'en informer le magistrat chargé du contrôle des expertises et de joindre l'avis du sapiteur à son rapport ;
Dit que Mme [L], bénéficiaire de l'aide juridictionnelle, n'aura pas à verser une consignation à valoir sur la rémunération de l'expert, conformément à l'article 116 du décret n°2020-1717 du 28 décembre 2020 ;
Dit que l'expert devra déposer au greffe un rapport détaillé de ses opérations dans le délai de six mois à compter du jour de sa saisine et qu'il adressera copie complète de ce rapport, accompagné de sa demande de fixation de rémunération, à chacune des parties conformément aux articles 173 et 282 du code de procédure civile ;
Dit qu'en cas de refus ou d'empêchement de l'expert désigné, il sera procédé à son remplacement par ordonnance sur simple requête ou d'office ;
Désigne le conseiller de la mise en état à l'effet de contrôler le déroulement de la mesure d'expertise ;
Réserve les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile.
LA GREFFIERE LA PRESIDENTE
C. LEVEUF C. MULLER