COUR D'APPEL
D'ANGERS
CHAMBRE A - CIVILE
IG/IM
ARRET N°:
AFFAIRE N° RG 21/00947 - N° Portalis DBVP-V-B7F-EZ4M
Jugement du 26 Janvier 2021
TJ hors JAF, JEX, JLD, J. EXPRO, JCP du MANS
n° d'inscription au RG de première instance 17/03913
ARRET DU 06 DECEMBRE 2022
APPELANT :
Monsieur [G] [L]
né le 15 Février 1990 à [Localité 15] (61)
[Adresse 4]
[Localité 17]
Représenté par Me Jean-Baptiste RENOU de la SCP HAUTEMAINE AVOCATS, avocat au barreau du MANS - N° du dossier 20171618
INTIMES :
Madame [I] [C]
née le 16 Juillet 1954 à [Localité 19] (72)
[Adresse 11]
[Localité 10]
Madame [H] [C]
née le 07 Septembre 1967 à [Localité 15] (61)
[Adresse 1]
[Localité 6]
Représentées par Me Boris MARIE de la SCP MARIE & SOULARD, avocat au barreau du MANS
S.E.L.A.R.L. SLEMJ & ASSOCIES ès qualités de mandataire liquidateur à la liquidation judiciaire de Monsieur [W] [C]
[Adresse 12]
[Localité 9]
Représentée par Me François GAUTIER, avocat au barreau du MANS - N° du dossier 2019092
Monsieur [W] [C]
né le 31 Août 1961 à [Localité 19] (72)
[Adresse 25]
[Localité 19]
Madame [N] [U] [V] veuve [C]
décédée en cours de procédure
Monsieur [D] [C]
né le 21 Novembre 1962 à [Localité 15] (61)
'[Adresse 30]'
[Localité 13]
Monsieur [K] [C]
né le 12 Janvier 1959 à [Localité 19] (72)
'[Adresse 22]'
[Localité 7]
Madame [A] [C]
née le 12 Juin 1972 à [Localité 15] (61)
[Adresse 20]
[Localité 8]
Monsieur [T] [C]
né le 12 Janvier 1958 à [Localité 19] (72)
[Adresse 3]
[Localité 2]
Monsieur [F] [C]
[Adresse 5]
[Localité 9]
Assignés, n'ayant pas constitué avocat
COMPOSITION DE LA COUR
L'affaire a été débattue publiquement à l'audience du 19 Septembre 2022 à 14 H 00, les avocats ne s'y étant pas opposés, devant Mme GANDAIS, conseillère qui a été préalablement entendue en son rapport.
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :
Mme MULLER, conseillère faisant fonction de président
Mme GANDAIS, conseillère
Mme ELYAHYIOUI, vice-présidente placée
Greffière lors des débats : Mme LEVEUF
ARRET : par défaut
Prononcé publiquement le 06 décembre 2022 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions de l'article 450 du code de procédure civile ;
Signé par Catherine MULLER, conseillère faisant fonction de président, et par Christine LEVEUF, greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
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EXPOSE DU LITIGE
M. [J] [R] [E] [C], né a [Localité 19] (Sarthe) le 29 janvier 1926, est décédé à [Localité 15] (Orne), le 18 octobre 2012.
Il a laissé pour recueillir sa succession, son épouse, Mme [N] [C], commune en biens et bénéficiaire d'une libéralité portant sur le quart des biens en pleine propriété et les trois quarts en usufruit, ainsi que leurs huit enfants, Mme [I] [C], Mme [H] [C], M. [Z] [C], M. [T] [C], Mme [A] [C], M. [K] [C], M. [D] [C], M. [W] [C].
Il dépendait notamment de la succession de M. [J] [C], plusieurs immeubles composés d'un bâtiment d'habitation, de bâtiments agricoles et de terres agricoles cadastrés comme suit :
- commune de [Localité 19], section [Cadastre 31], [Localité 26], section [Cadastre 35] [Localité 24],
- commune de [Localité 17], section [Cadastre 34], [Localité 24],
- commune de [Localité 18], section [Cadastre 14], [Localité 21],
- commune d'[Localité 16], section [Cadastre 33], lieudit [Localité 23],
ainsi que des immeubles communs situés à [Localité 19], [Localité 28], et [Localité 16].
Mme [N] [V] veuve [C], usufruitière, qui avait pour projet d'établir un bail rural à long terme au profit de M. [G] [L] d'une durée de 25 ans à compter du 1er novembre 2014, pour une surface de 78 ha 07 a 16 ca, moyennant un fermage annuel de 19 063 euros, rencontrant le refus de certains nus-propriétaires, saisissait le tribunal de grande instance du Mans afin de se voir autorisée à régulariser un tel bail.
Suivant jugement en date du 28 janvier 2015, le tribunal de grande instance du Mans rejetait la demande d'autorisation présentée par Mme [N] [V] veuve [C].
La cour d'appel d'Angers, saisie par Mme [N] [V] veuve [C] d'un appel contre ce jugement, confirmait celui-ci, par arrêt rendu le 17 novembre 2015.
Suivant acte sous seing privé en date du 14 janvier 2016, Mme [N] [V] veuve [C] et M. [G] [L] concluaient un contrat de prêt à usage portant sur des bâtiments d'exploitation et des terres pour une surface de 78 ha 07 a et 16 ca.
Par acte d'huissier en date du 23 novembre 2017, Mme [I] [C] et Mme [H] [C] ont assigné Mme [N] [V] veuve [C] et M. [G] [L] devant le tribunal de grande instance du Mans aux fins de voir prononcer la nullité du contrat de prêt à usage, ordonner l'expulsion de M. [G] [L] des terres, de la ferme et le voir condamner à les indemniser au titre de leur préjudice moral et préjudice matériel tenant à la destruction de pommiers.
Mme [N] [V] veuve [C] étant décédée en cours d'instance, le 23 août 2018, les requérantes ont appelé à la cause ses héritiers, Mme [A] [C], M. [T] [C], M. [K] [C], M. [D] [C], M. [W] [C], M. [F] [C] (en sa qualité d'héritier de M. [Z] [C]) ainsi que Me [Y], en sa qualité de liquidateur judiciaire de M. [W] [C].
Les deux procédures ont été jointes suivant ordonnance rendue par le juge de la mise en état le 4 avril 2019.
Par jugement rendu le 26 janvier 2021, le tribunal judiciaire du Mans, a :
- annulé le contrat de prêt à usage signé le 14 janvier 2016 entre Mme [N] [V] veuve [C] et M. [G] [L],
- ordonné à M. [G] [L] de libérer les lieux occupés, dans le délai de deux mois suivant la signification du jugement,
- à défaut et passé ce délai de deux mois, autorisé Mme [I] [C] et Mme [H] [C] à faire procéder à son expulsion, le cas échéant avec l'assistance de la force publique,
- condamné M. [G] [L] à payer à la succession de Mme [N] [V] veuve [C] une indemnité d'occupation de 11 020,24 euros par an, depuis le 15 janvier 2016 et jusqu'à libération effective des lieux,
- débouté Mme [I] [C] et Mme [H] [C] de leur demande de dommages et intérêts,
- condamné M. [G] [L] à payer à Mme [I] [C] et Mme [H] [C] la somme de 4 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code procédure civile,
- débouté Mme [A] [C], M. [D] [C] et M. [K] [C] de leurs demandes,
- condamné M. [G] [L] aux dépens,
- ordonné l'exécution provisoire.
Par déclaration reçue au greffe le 15 avril 2021, M. [G] [L] a interjeté appel de ce jugement, intimant Mme [I] [C], Mme [H] [C], M. [T] [C], Mme [A] [C], M. [K] [C], M. [D] [C], Mme [U] [V] veuve [C], M. [F] [C], M. [W] [C] et la SELARL [Y] en qualité de liquidateur judiciaire de M. [W] [C]. Il sollicite la réformation du jugement en ce qu'il :
- a annulé le contrat de prêt à usage signé le 14 janvier 2016 avec Mme [N] [V] veuve [C],
- lui a ordonné de libérer les lieux occupés, dans le délai de deux mois suivant la signification du jugement,
- a dit qu'à défaut et passé ce délai de deux mois, autorisé Mme [I] [C] et Mme [H] [C] à faire procéder à son expulsion, le cas échéant avec l'assistance de la force publique,
- l'a condamné à payer à la succession de Mme [N] [V] veuve [C] une indemnité d'occupation de 11 020,24 euros par an, depuis le 15 janvier 2016 et jusqu'à libération effective des lieux,
- l'a condamné à payer à Mme [I] [C] et Mme [H] [C] la somme de 4 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code procédure civile,
- l'a condamné aux dépens.
Mme [U] [V] veuve [C] a été intimée par M. [G] [L] alors que la procédure et notamment le message RPVA du conseil de l'appelant en date du 10 novembre 2021, établissent qu'il s'agit en réalité de Mme [N] [U] [O] [V] veuve [C], laquelle est décédée le 23 août 2018. L'intimée n'a donc pas été citée, le conseil de l'appelant précisant que l'ensemble de ses héritiers ont été appelés à la cause.
M. [T] [C], qui a reçu signification de la déclaration d'appel et des conclusions de l'appelant, le 13 juillet 2021, par procès-verbal de recherches infructueuses, n'a pas constitué avocat dans le délai prescrit.
M. [D] [C], qui a reçu signification de la déclaration d'appel et des conclusions de l'appelant, le 13 juillet 2021, par acte remis en l'étude d'huissier, n'a pas constitué avocat dans le délai prescrit.
Mme [A] [C], qui a reçu signification de la déclaration d'appel et des conclusions de l'appelant, le 13 juillet 2021, par procès-verbal de recherches infructueuses, n'a pas constitué avocat dans le délai prescrit.
M. [F] [C], qui a reçu signification de la déclaration d'appel et des conclusions de l'appelant, le 12 juillet 2021, par procès-verbal de recherches infructueuses, n'a pas constitué avocat dans le délai prescrit.
M. [K] [C], qui a reçu signification de la déclaration d'appel et des conclusions de l'appelant, le 12 juillet 2021, par acte remis en l'étude d'huissier, n'a pas constitué avocat dans le délai prescrit.
M. [W] [C], qui a reçu signification de la déclaration d'appel et des conclusions de l'appelant, le 16 juillet 2021, par acte remis en l'étude d'huissier, n'a pas constitué avocat dans le délai prescrit.
La SELARL SLEMJ ET ASSOCIES, en sa qualité de liquidateur judiciaire de M. [W] [C], a constitué avocat mais n'a pas conclu.
Pour un plus ample exposé des prétentions et moyens des parties, il est renvoyé, en application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, aux dernières conclusions des parties ayant constitué avocat :
- en date du 6 juillet 2021 pour M. [G] [L],
- en date du 22 septembre 2021 pour Mme [I] [C] et Mme [H] [C],
qui peuvent se résumer comme suit.
M. [G] [L] demande à la cour, au visa des articles 595 et 875 et suivants du code civil, de :
- infirmer le jugement rendu par le tribunal judiciaire du mans le 26 janvier 2021, en ce qu'il a :
- annulé le contrat de prêt à usage signé le 14 janvier 2016 entre Mme [N] [V] veuve [C] et M. [G] [L],
- ordonné à M. [G] [L] de libérer les lieux occupés, dans le délai de deux mois suivant la signification du jugement,
- dit qu'à défaut et passé ce délai de deux mois, autorisé Mme [I] [C] et Mme [H] [C] à faire procéder à son expulsion, le cas échéant avec l'assistance de la force publique,
- condamné M. [G] [L] à payer à la succession de Mme [N] [V] veuve [C] une indemnité d'occupation de 11 020,24 euros par an, depuis le 15 janvier 2016 et jusqu'à libération effective des lieux,
- condamné M. [G] [L] à payer à Mme [I] [C] et Mme [H] [C] la somme de 4 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code procédure civile,
- et statuer à nouveau :
- dire mal fondées les demandes de Mme [I] [C] et Mme [H] [C], les débouter de toutes leurs demandes fins et conclusions,
- déclarer que le contrat qui lie Mme [N] [V] veuve [C] et M. [G] [L] est un contrat valable de prêt à usage et que ce contrat est un acte que l'usufruitier peut passer seul sans autorisation des nus-propriétaires,
- débouter Mme [I] [C] et Mme [H] [C] de leurs demandes de dommages et intérêts pour préjudice moral,
- condamner Mme [I] [C] et Mme [H] [C] à lui payer la somme de 4 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Au soutien de son appel, M. [G] [L] rappelle qu'un prêt à usage lui a été consenti par Mme [N] [V] veuve [C], en sa qualité d'usufruitière. A cet égard, il soutient que cette dernière a pu, régulièrement, conclure seule une telle convention puisqu'elle était titulaire d'un droit réel sur le fonds rural. L'appelant fait valoir que le consentement des nus-propriétaires n'était aucunement requis pour ce contrat. Il souligne que celui-ci répondait aux conditions légales, prévoyant une durée déterminée ainsi qu'une tacite reconduction. A ce titre, il fait grief au premier juge d'avoir considéré que cette tacite reconduction valait droit au renouvellement, au sens du statut des baux ruraux. Ainsi, l'appelant expose, qu'en sa qualité d'emprunteur, il n'a jamais bénéficié d'un quelconque droit au renouvellement mais d'une simple reconduction que les nus-propriétaires pouvaient dénoncer à tout moment. Il ajoute qu'il n'a jamais eu l'intention de nuire aux intérêts des nus-propriétaires, s'étant engagé à quitter les lieux au 14 janvier 2021, soit au terme prévu à la convention.
Mme [I] [C] et Mme [H] [C] demandent à la cour, au visa des articles 595, 1131 et 1134 du code civil, de :
- déclarer mal fondé l'appel de M. [G] [L],
- confirmer le jugement du 26 janvier 2021 en ce qu'il a annulé le contrat de prêt à usage signé le 14 janvier 2016 entre Mme [N] [V] veuve [C] et M. [G] [L],
- subsidiairement, par substitution des motifs, constater la fraude,
- annuler le contrat de prêt à usage signé le 14 janvier 2016 entre Mme [N] [V] veuve [C] et M. [G] [L],
- subsidiairement, déclarer la convention en date du 14 janvier 2016 conclue entre Mme [N] [V] veuve [C] et M. [G] [L] inopposable aux ayants droit de la succession de Mme [N] [V] veuve [C],
- en toutes hypothèses, confirmer le jugement en ce qu'il a :
- ordonné en conséquence à M. [G] [L], ainsi que tous occupants de son chef, de libérer les lieux qu'il occupe, dont les références cadastrales sont précisées audit contrat, dépendant de la succession de M. [J] [C], dans le délai de deux mois suivant la signification du présent jugement,
- à défaut, et passé ce délai de deux mois, autoriser Mme [I] [C] et Mme [H] [C] à faire procéder à son expulsion et de toutes personnes s'y trouvant de son chef, le cas échéant avec l'assistance de la force publique,
- condamner M. [G] [L] à payer à la succession de Mme [N] [V] veuve [C] une indemnité d'occupation de 11 020,24 euros par an, depuis le 15 janvier 2016 et jusqu'à libération effective des lieux,
- condamner M. [G] [L] à payer à Mme [I] [C] et Mme [H] [C] la somme de 4 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- débouter Mme [A] [C], M. [D] [C] et M. [K] [C] de leurs demandes,
- condamner M. [G] [L] aux dépens,
- infirmer le jugement du 26 janvier 2021 en qu'il a rejeté la demande de dommages et intérêts
- statuant à nouveau,
- condamner M. [G] [L] à payer la somme de 40 000 euros au titre du préjudice matériel et 8 000 euros au titre du préjudice moral,
- dire que cette somme reviendra à la succession de M. [J] [C] dont les héritiers sont parties à l'instance,
- condamner M. [G] [L] au paiement d'une somme de 5 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile au titre de la procédure d'appel,
- le condamner aux entiers dépens.
Mme [I] [C] et Mme [H] [C] font valoir, à titre principal, que le contrat de prêt à usage est nul en raison du defaut de capacité de Mme [N] [V] veuve [C]. Elles relèvent que la convention conclue entre cette dernière et M. [G] [L] était atypique par ses clauses, s'agissant notamment de sa durée et qu'il ne correspondait pas à une occupation précaire. A ce titre, les intimées expliquent que la faculté de renouvellement tacite d'année en année conduisait, pour les nus-popriétaires, à se voir imposer, au décès de l'usufruitière, une exploitation pluriannuelle des terres par l'emprunteur. Elles considèrent qu'en définitive, la durée de la convention qui excédait celle de l'usufruit en cas de décès, imposait l'accord des nus-propriétaires. Elles ajoutent que M. [G] [L] tirait profit gratuitement de l'exploitation de terres sur une surface importante et domiciliait même son exploitation agricole à la ferme des [Localité 27], ce qui était tout à fait incompatible avec une occupation précaire.
A titre subsidiaire, les intimées soulignent que la convention litigieuse résulte d'un accord entre Mme [N] [V] veuve [C] et M. [G] [L], ayant pour objet de constituer une fraude au droit des nus- propriétaires. Elles rappellent que M. [G] [L], qui avait sollicité une autorisation d'exploiter les terres litigieuses, était parfaitement informé de la nécessité d'obtenir l'accord des propriétaires de celles-ci. Les intimées soulignent que M. [G] [L] avait également connaissance des décisions de justice ayant rejeté la demande de Mme [N] [V] veuve [C], usufruitière, tendant à être autorisée seule à conclure un bail rural à long terme portant sur le fonds rural en cause. Aussi, Mme [I] [C] et Mme [H] [C] estiment qu'au jour de la conclusion de la convention litigieuse, l'usufruitière et M. [G] [L] ont souhaité contourner ces décisions en concluant un prêt à usage de nature à compromettre, au vu de son contenu, les droits des nus-propriétaires en différant leur droit de jouir pleinement de la chose. Les intimées relèvent également que l'intention frauduleuse des contractants se traduit encore par une clause du contrat mettant expressément à la charge du prêteur, l'obligation d'imposer le prêt à usage, y compris à un ayant droit à titre gratuit.
Au soutien de leur appel incident, les intimées font valoir que depuis son occupation, M. [G] [L] s'est livré à différents actes sur les parcelles dont notamment l'arrachage de pommiers sur des vergers et ce, alors que ces arbres fruitiers étaient récemment affectés à la production de calvados. Elles estiment que M. [G] [L] ne pouvait, y compris dans le cadre d'un prêt à usage, prendre l'initiative de modifier la destination des lieux. Elles considèrent en conséquence que l'occupant engage à titre principal, sa responsabilité délictuelle faute de contrat et à titre subsidiaire sa responsabilité contractuelle dans la mesure où le prêt à usage n'autorisait pas l'arrachage des pommiers. Elles se prévalent d'un préjudice matériel conséquent ainsi que d'un préjudice moral résultant directement de ces actes qui témoignent de la part de M. [G] [L] d'une véritable intention de nuire.
Le présent arrêt sera rendu par défaut conformément aux dispositions de l'article 474 du code de procédure civile.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 6 juillet 2022 et l'affaire a été fixée à l'audience du 19 septembre 2022, date à laquelle l'affaire a été mise en délibéré au 29 novembre 2022.
MOTIFS DE LA DECISION :
I- Sur la nullité du contrat de prêt à usage
- pour défaut de capacité
Aux termes de l'article 1875 du code civil, le prêt à usage est un contrat par lequel l'une des parties livre une chose à l'autre pour s'en servir, à la charge par le preneur de la rendre après s'en être servi.
L'article 1888 du code civil prévoit que le contrat de prêt à usage peut avoir une durée déterminée ou une durée indéterminée, le prêteur pouvant alors récupérer la chose après qu'elle a servi à l'usage pour lequel elle a été empruntée.
En application de l'article 1879 du même code, les engagements qui se forment par le prêt à usage passent aux héritiers de celui qui prête.
Par ailleurs, il résulte des dispositions de l'article 595 du code civil que l'usufruitier peut jouir par lui-même, donner à bail à un autre, même vendre ou céder son droit à titre gratuit. Cependant, il ne peut, sans le concours du nu-propriétaire, donner à bail un fonds rural ou un immeuble à usage commercial, industriel ou artisanal. À défaut d'accord du nu-propriétaire, l'usufruitier peut être autorisé par justice à passer seul cet acte.
Il résulte des textes précités que la conclusion d'un prêt à usage s'analyse comme un acte d'administration que l'usufruitier a qualité pour passer seul.
En l'espèce, il est constant que par acte sous seing privé en date du 14 janvier 2016, Mme [N] [V] veuve [C] a consenti à M. [G] [L] un contrat de prêt à usage avec une prise d'effet au 15 janvier 2016, portant sur 'une propriété rurale composée de terres agricoles et bâtiment d'exploitation situés sur les communes de [Localité 19], [Localité 17], [Localité 29] et [Localité 16] dans le département de la Sarthe. Les bâtiments d'exploitation sont situés sur la commune de [Localité 19] sur la parcelle [Cadastre 31]. Ils sont composés uniquement de deux hangars à usage de stockage et d'une superficie approximative de 540 mètres carrés pour l'un et 420 mètres carrés pour l'autre.' La liste des parcelles prêtées figurait sur un tableau récapitulatif inclus dans la convention.
La durée du prêt était de cinq années, l'emprunteur s'engageant à quitter les lieux pour le terme de la convention, c'est à dire le 14 janvier 2021. Les parties avaient toutefois prévu que 'si les parties en sont d'accord, à l'expiration de la durée (...) convenue, le prêt sera tacitement reconduit d'année en année, sauf à l'une ou l'autre des parties de manifester sa volonté de mettre fin à cette tacite reconduction trois mois à l'avance par lettre recommandée avec accusé de réception'.
La mise à disposition des biens immobiliers était convenue comme étant gratuite pour l'emprunteur exploitant qui n'avait donc à verser au propriétaire aucune redevance, indemnité d'occupation ou autre contrepartie.
Enfin, l'article 6 de la convention stipulait qu'en cas de vente par le prêteur des biens prêtés, celui-ci s'obligeait à imposer à 'l'acquéreur ou à l'ayant droit à titre gratuit, l'obligation formelle de respecter le (...) prêt jusqu'à son expiration.'
La cour observe que si Mme [N] [V] veuve [C] a conclu cette convention en mentionnant sa qualité de propriétaire, il n'est pas discuté qu'au jour de la signature de l'acte, elle agissait en qualité d'usufruitière.
Cette mise à disposition, à titre gratuit, d'un fonds rural s'analyse en un prêt à usage, conformément à l'intention contractuelle exprimée par Mme [N] [V] veuve [C] et M. [G] [L], sans qu'aucune des parties ne discute ce point.
Si Mme [I] [C] et Mme [H] [C] mettent en avant le caractère atypique de ce prêt à usage en évoquant les larges prérogatives accordées au preneur, l'analyse des termes de la convention invalide une telle appréciation. En effet, la mise à disposition des biens immobiliers est à durée déterminée, soit une durée de cinq années. Les parties ont pu convenir d'une tacite reconduction qui ne saurait être assimilée à un droit au renouvellement au bénéfice du prêteur, au sens du statut des baux ruraux. Ainsi, c'est à tort que le premier juge a considéré que M. [G] [L], du fait d'une possible reconduction tacite au terme des cinq années, bénéficiait d'un certain droit au renouvellement de la convention, imposant dès lors le concours des nus-propriétaires pour la conclusion d'un tel prêt.
Au regard des stipulations précitées du prêt à usage, celui-ci ne comportait pas des clauses exorbitantes du droit commun qui seraient destinées à tenir en échec les droits des nu-propriétaires. En effet, les droits de l'ensemble des indivisaires étaient suffisamment préservés dans la mesure où la convention précisait que la reconduction tacite n'était pas de droit puisque le prêteur pouvait dénoncer ladite convention, trois mois à l'avance, par lettre recommandée avec accusé réception. M. [G] [L], en sa qualité d'emprunteur, ne s'est donc pas vu conférer des droits exorbitants qui portent atteinte à la propriété dans la mesure où, même à la cessation de l'usufruit, les nus-propriétaires avaient la possibilité de récupérer un fonds libre de toute charge, en refusant la reconduction annuelle selon les modalités prévues à la convention. En définitive, M. [G] [L] ne détient aucun droit particulier au renouvellement, au droit de cession, au droit à indemnisation au terme du contrat ni droit de préemption en cas de vente. En cela, le prêt à usage litigieux s'analyse comme un acte d'administration, le fonds rural prêté devant être restitué après l'usage convenu, à savoir son exploitation agricole.
Au vu de ce qui précède, de l'analyse du régime applicable à l'accord de prêt litigieux, la cour retient que Mme [N] [V] veuve [C] n'a fait qu'user de son droit, en qualité d'usufruitière, pouvant, à ce titre, consentir, seule, le prêt à usage litigieux sans que sa capacité puisse être remise en cause.
Le jugement entrepris sera en conséquence infirmé en ce qu'il a annulé le contrat de prêt à usage pour défaut de capacité de Mme [N] [V] veuve [C]. Il y a lieu de débouter Mme [I] [C] et Mme [H] [C] de leur demande tendant à voir prononcer la nullité du contrat de prêt à usage pour défaut de capacité.
- pour fraude
L'article 578 du code civil dispose que l'usufruit est le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété comme le propriétaire lui-même, mais à la charge d'en conserver la substance.
Il appartient au nu-propriétaire qui invoque l'existence d'une fraude à ses droits d'en rapporter la preuve.
En l'espèce et au bénéfice des développements qui précèdent, il convient de relever que Mme [N] [V] veuve [C], en sa qualité d'usufruitière, a pu consentir au bénéfice de M. [G] [L], un prêt à usage sur un fonds rural, pour une durée limitée à cinq ans, sans l'accord des nus-propriétaires. Ceux-ci devaient respecter les droits de l'emprunteur jusqu'à la fin du prêt, en l'occurrence jusqu'au 14 janvier 2021, avec possibilité pour eux de s'opposer à la reconduction tacite, passé cette date.
Il n'est pas discuté que, préalablement à la conclusion de ce prêt à usage, le 14 janvier 2016, Mme [N] [V] veuve [C] et M. [G] [L] avaient eu pour intention commune la contractualisation d'un bail rural à long terme portant sur ce même fonds rural. Néanmoins, face au désaccord de certains nus-propriétaires, l'usufruitière avait, en vain, sollicité l'autorisation judiciaire de conclure seule ce bail. Ainsi, la cour d'appel d'Angers, dans un arrêt du 17 novembre 2015, avait confirmé le jugement du tribunal de grande instance du Mans du 28 janvier 2015, déboutant Mme [N] [V] veuve [C], en sa qualité d'usufruitière, de sa demande tendant à être autorisée, seule, à conclure ce bail.
Comme souligné par Mme [I] [C] et Mme [H] [C], il est certain que M. [G] [L] ne pouvait ignorer ces décisions de justice ayant débouté Mme [N] [V] veuve [C] de ses demandes.
Cette dernière a donc imposé, quelques mois plus tard, en connaissance de cause, aux nus-propriétaires, l'occupation du fonds rural en cause, par M. [G] [L], en qualité cette fois d'emprunteur et non plus de preneur.
Toutefois, ces seules circonstances ne peuvent suffire à caractériser une fraude aux droits des nus-propriétaires. En effet, si Mme [N] [V] veuve [C] a persisté dans son souhait de voir exploiter le fonds rural par M. [G] [L], elle a régularisé non un bail rural nécessitant le concours des autres co-indivisaires mais un prêt à usage qui n'est entaché d'aucune cause de nullité. Ce prêt à usage préserve les droits de l'ensemble des co-indivisaires puisqu'ils ne sont pas privés de la jouissance de leurs biens, le prêt ayant une durée limitée, avec possibilité de non reconduction tacite.
Il s'ensuit que Mme [I] [C] et Mme [H] [C] seront déboutées de leurs demandes subsidiaires tendant, sur le fondement de la fraude, à annuler et à voir dire inopposable, le prêt à usage en date du 14 janvier 2016.
Les dispositions du jugement entrepris qui ont, en conséquence de l'annulation du contrat de prêt à usage, ordonné l'expulsion de M. [G] [L] et de tous occupants de son chef dans le délai de deux mois suivant la signification du jugement, autorisé Mme [I] [C] et Mme [H] [C] à faire procéder, passé ce délai, à son expulsion et de toutes personnes s'y trouvant de son chef, le cas échéant avec l'assistance de la force publique et condamné M. [G] [L] à payer à la succession de Mme [N] [V] veuve [C] une indemnité d'occupation du 15 janvier 2016 jusqu'à la libération effective des lieux, seront infirmées. Mme [I] [C] et Mme [H] [C] seront déboutées de l'ensemble de ces chefs de demandes, subséquents à leurs demandes de nullité et d'inopposabilité du prêt à usage.
II- Sur les demandes indemnitaires formées au nom de l'indivision
successorale
Aux termes de l'article 1134 du code civil, dans sa rédaction applicable au litige, les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. Elles ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel ou pour les causes que la loi autorise. Elles doivent être exécutées de bonne foi.
En l'espèce, aux termes de l'article 2 du contrat de prêt à usage, il est stipulé que : 'l'emprunteur exploitera les biens prêtés en agriculteur soigneux et de bonne foi, conformément aux usages locaux et conformément à l'usage particulier du bien. Il veillera en bon père de famille à la garde et à la conservation des biens prêtés. (...) L'emprunteur entretiendra les biens prêtés en bon état et restera tenu définitivement des dépenses qu'il pourrait se trouver obligé à faire pour l'usage et l'entretien des biens prêtés. A l'expiration du contrat de prêt et en cas de non renouvellement de celui-ci, l'emprunteur rendra le bien prêté en bon état, nettoyé de tout reste de culture'.
En l'espèce, ainsi que l'a relevé le premier juge, il n'est pas discuté par M. [G] [L] que ce dernier a procédé à l'arrachage de plusieurs arbres dont des pommiers.
Pour rejeter la demande indemnitaire formée par Mme [I] [C] et Mme [H] [C], le premier juge a retenu que les requérantes n'apportaient aucun élément justifiant du nombre d'arbre arrachés, le constat d'huissier de justice n'apportant sur ce point aucune précision ni davantage sur le fait que les pommiers concernés étaient affectés auparavant à la production de calvados.
Le constat établi par Me [P], huissier de justice, le 12 mai 2016, à la demande de Mme [I] [C], M. [T] [C], M. [W] [C] et Mme [H] [C], indique notamment que sur la parcelle cadastrée [Cadastre 32] à [Localité 16], lieudit [Localité 23], plusieurs pommiers, avec certains des branches en fleurs, ont été déracinés. La cour observe d'une part que, si Mme [I] [C] et Mme [H] [C] affirment que 30 pommiers en fleurs ont été arrachés, le seul constat d'huissier précité ne permet pas de quantifier le nombre d'arbres déracinés. D'autre part, si les intimées produisent un courrier de l'Institut National de l'Origine et de la Qualité en date du 6 septembre 2021, indiquant que la parcelle [Cadastre 32] située sur la commune d'[Localité 16] (72) est identifiée en AOC 'Calvados' et donc apte à la production de ladite appellation, aucun élément ne permet d'en déduire que les pommiers arrachés étaient producteurs de fruits en AOC 'Calvados'.
Il ne peut donc être fait droit aux demandes indemnitaires formées par Mme [I] [C] et Mme [H] [C] dans les proportions sollicitées, motivées par l'appellation AOC.
En revanche, le contrat de prêt à usage n'autorisait pas l'arrachage des arbres et, au contraire, faisait obligation à M. [G] [L] de veiller en bon père de famille à la garde et à la conservation des biens prêtés. Aussi, n'établissant pas un accord de Mme [N] [V] veuve [C] pour déraciner des arbres sur la parcelle [Cadastre 32], M. [G] [L] engage sa responsabilité contractuelle pour avoir causé des dommages à la parcelle prêtée. Il doit donc être condamné à indemniser l'indivision successorale de M. [J] [C], la parcelle en cause appartenant alors en propre à ce dernier et Mme [N] [V] veuve [C] n'en étant que l'usufruitière.
Au regard des constatations de l'huissier, il y a lieu de condamner M. [G] [L] à payer à l'indivision successorale de M. [J] [C] les sommes de 2 000 euros en réparation du préjudice matériel et 1 000 euros en réparation du préjudice moral.
Le jugement entrepris sera ainsi réformé sur ce chef de demande.
III- Sur les demandes formées par Mme [A] [C], M. [D] [C], M. [K] [C]
Les intimées sollicitent la confirmation du jugement entrepris en ce qu'il a débouté Mme [A] [C], M. [D] [C] et M. [K] [C] de leurs demandes. Ces derniers avaient sollicité leur mise hors de cause.
C'est à bon droit que le premier juge a rejeté leur demande, retenant qu'ils avaient été assignés en leur qualité d'héritiers de Mme [N] [V] veuve [C] à la suite du décès de cette dernière en cours d'instance.
Le jugement déféré sera dès lors confirmé sur ce point.
IV- Sur les frais irrépétibles et les dépens
Le jugement déféré sera infirmé en ce qu'il a condamné M. [G] [L] à payer à Mme [I] [C] et Mme [H] [C] la somme de 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.
Succombant principalement en leurs prétentions, Mme [I] [C] et Mme [H] [C] seront déboutées de leur demande au titre des frais irrépétibles de première instance et supporteront les dépens de première instance ainsi que ceux d'appel.
L'équité commande en outre de condamner Mme [I] [C] et Mme [H] [C] à payer une somme de 1 500 euros à M. [G] [L] sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile. La demande formée de ce chef, en appel, par Mme [I] [C] et Mme [H] [C] sera rejetée.
PAR CES MOTIFS
La Cour,
Statuant publiquement, par arrêt rendu par défaut, mis à disposition au greffe,
INFIRME le jugement du tribunal judiciaire du Mans du 26 janvier 2021 en toutes ses dispositions sauf en ce qu'il a débouté Mme [A] [C], M. [D] [C] et M. [K] [C] de leurs demandes,
Statuant à nouveau des chefs infirmés et y ajoutant,
DEBOUTE Mme [I] [C] et Mme [H] [C] de leur demande principale tendant à l'annulation du contrat de prêt à usage du 15 janvier 2016, pour défaut de capacité,
DEBOUTE Mme [I] [C] et Mme [H] [C] de leurs demandes subsidiaires tendant à annuler et à voir dire inopposable à leur égard, le contrat de prêt à usage du 15 janvier 2016, pour fraude,
DEBOUTE Mme [I] [C] et Mme [H] [C] de leurs demandes subséquentes tendant à ordonner l'expulsion de M. [G] [L] et de tous occupants de son chef des lieux occupés et à condamner M. [G] [L] à payer une indemnité d'occupation du 15 janvier 2016 jusqu'à la libération effective des lieux,
CONDAMNE M. [G] [L] à payer à l'indivision successorale de M. [J] [C] les sommes de 2 000 euros en réparation du préjudice matériel et 1 000 euros en réparation du préjudice moral,
DEBOUTE Mme [I] [C] et Mme [H] [C] de leur demande formée au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
CONDAMNE Mme [I] [C] et Mme [H] [C] à payer à M. [G] [L] la somme de 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
CONDAMNE Mme [I] [C] et Mme [H] [C] aux dépens de première instance et d'appel.
LA GREFFIERE LA PRESIDENTE
C. LEVEUF C. MULLER