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04/07/2024 | FRANCE | N°23/03049

France | France, Cour d'appel d'Amiens, 5eme chambre prud'homale, 04 juillet 2024, 23/03049


ARRET







[L]





C/



S.A.S. SUN CHEMICAL

































































copie exécutoire

le 04 juillet 2024

à

Me Daime

Me Epron

CPW/IL/BT/BG



COUR D'APPEL D'AMIENS



5EME CHAMBRE PRUD'HOMALE



ARRET DU 04 JUILLET 2024



*************************************************************

N° RG 23/03049 - N° Portalis DBV4-V-B7H-I2FL



JUGEMENT DU CONSEIL DE PRUD'HOMMES - FORMATION PARITAIRE DE COMPIEGNE DU 30 JUIN 2023 (référence dossier N° RG 23/000698)



PARTIES EN CAUSE :



APPELANT



Monsieur [S] [L]

[Adresse 2]

[Adresse 2]

[Localité 3]



représenté, concluant et plaidant par Me ...

ARRET

[L]

C/

S.A.S. SUN CHEMICAL

copie exécutoire

le 04 juillet 2024

à

Me Daime

Me Epron

CPW/IL/BT/BG

COUR D'APPEL D'AMIENS

5EME CHAMBRE PRUD'HOMALE

ARRET DU 04 JUILLET 2024

*************************************************************

N° RG 23/03049 - N° Portalis DBV4-V-B7H-I2FL

JUGEMENT DU CONSEIL DE PRUD'HOMMES - FORMATION PARITAIRE DE COMPIEGNE DU 30 JUIN 2023 (référence dossier N° RG 23/000698)

PARTIES EN CAUSE :

APPELANT

Monsieur [S] [L]

[Adresse 2]

[Adresse 2]

[Localité 3]

représenté, concluant et plaidant par Me Aurelien DAIME, avocat au barreau de COMPIEGNE

ET :

INTIMEE

S.A.S. SUN CHEMICAL agissant poursuites et diligences de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège

[Adresse 1]

[Localité 4]

représentée, concluant et plaidant par Me Aurélie EPRON de la SELARL BLB ET ASSOCIÉS AVOCATS, avocat au barreau de TOULOUSE, substituée par Me Barbara MOSTEFAOUI, avocat au barreau de PARIS

DEBATS :

A l'audience publique du 23 mai 2024, devant Mme Caroline PACHTER-WALD, siégeant en vertu des articles 805 et 945-1 du code de procédure civile et sans opposition des parties, ont été entendus :

- Mme Caroline PACHTER-WALD en son rapport,

- les avocats en leurs conclusions et plaidoiries respectives.

Mme Caroline PACHTER-WALD indique que l'arrêt sera prononcé le 04 juillet 2024 par mise à disposition au greffe de la copie, dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

GREFFIERE LORS DES DEBATS : Mme Isabelle LEROY

COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DELIBERE :

Mme Caroline PACHTER-WALD en a rendu compte à la formation de la 5ème chambre sociale, composée de :

Mme Caroline PACHTER-WALD, présidente de chambre,

Mme Corinne BOULOGNE, présidente de chambre,

Mme Eva GIUDICELLI, conseillère,

qui en a délibéré conformément à la Loi.

PRONONCE PAR MISE A DISPOSITION :

Le 04 juillet 2024, l'arrêt a été rendu par mise à disposition au greffe et la minute a été signée par Mme Caroline PACHTER-WALD, Présidente de Chambre et Mme Blanche THARAUD, Greffière.

*

* *

DECISION :

M. [L] a été embauché à compter du 1er décembre 1982 dans le cadre d'un contrat de travail à durée indéterminée, par la société Coates lorilleux, devenue la société Sun chemical (la société ou l'employeur), en qualité d'aide chimiste. Au dernier état des relations contractuelles, il exerçait la fonction de responsable des opérations.

La société Sun chemical compte plus de 10 salariés.

La convention collective applicable est celle des industries chimiques et connexes.

M. [L] a été placé en arrêt de travail du 16 mars au 30 avril 2020, puis a bénéficié d'une activité à temps partiel jusqu'au 31 août 2020.

Le 17 septembre 2020, le médecin du travail l'a déclaré apte à la reprise de son poste de travail, avec la préconisation de privilégier le télétravail.

Sollicitant la résiliation judiciaire de son contrat de travail, et ne s'estimant pas rempli de ses droits au titre de son exécution, M. [L] a saisi le conseil de prud'hommes de Compiègne le 14 octobre 2021.

Parallèlement, le 20 septembre 2022, il a été licencié pour motif économique, par lettre ainsi libellée :

« Monsieur,

Nous avons le regret de vous notifier par la présente votre licenciement pour motif économique résultant de la suppression de votre poste consécutive tant à des difficultés économiques qu'à une réorganisation de l'entreprise nécessaire à la sauvegarde de sa compétitivité, successivement exposés ci-dessous.

Notre société est confrontée à des difficultés économiques persistantes qu'elle ne peut pas surmonter.

En effet, depuis 2018 le résultat net de la société a atteint des niveaux incompatibles avec la survie de la société

Malgré les efforts entrepris, dont des réductions de charges drastiques, les pertes atteignent toujours 4,3 millions d'euros en 2021

Les perspectives pour 2022 sont tout aussi alarmantes.

Les difficultés proviennent de l'activité de la branche de [Localité 9] dont le résultat net continument négatif depuis 2018 ne peut pas être absorbé par les autres activités de la société.

Les ventes de la branche de [Localité 9] concernent principalement le marché de l'emballage, qui a connu plusieurs années de déclin. Aucun retour à des niveaux de ventes comparables à ceux antérieurs à 2018, qui permettaient l'équilibre, ne peut être envisagé. La production du site n'est plus adaptée au marché et la seule branche de [Localité 9] a encore généré 1,8 millions d'euros de pertes en 2021

La poursuite de l'activité n'est possible que parce que le groupe a injecté, à pure perte, plus de 50 millions d'euros dans la société.

La seule perspective de survie consiste à augmenter le chiffre d'affaires de la société. Le retour à l'équilibre ne serait possible que dans l'hypothèse d'une croissance de 39% du chiffre d'affaires ce qui est impossible car la société souffre d'une mauvaise compétitivité qui rend nécessaire sa réorganisation.

En plus des difficultés économiques précitées, l'entreprise est en effet confrontée à des menaces qui obèrent sa compétitivité : les coûts de production de la branche de [Localité 9] sont significativement supérieurs aux coûts de productions des autres usines du groupe. Le site de [Localité 8] en Allemagne indique un coût de production inférieur de 28 % et le site de [Localité 5] un coût de production inférieur de 66%.

Or, sur un marché qui a connu plusieurs années de déclin et pour lequel il n'y a aucune perspective d'augmentation des ventes, les prix ne peuvent pas être augmentés. La branche de [Localité 9] ne peut pas être compétitive et obère la compétitivité de la société.

Dans ce contexte une réorganisation s'impose car les fonds propres vont dès 2023 passer en dessous du seuil de 50% du capital social ce qui fait peser sur la société un risque de dissolution à court terme.

En raison de ses difficultés économiques d'une part et des menaces qui pèsent sur sa compétitivité d'autre part, l'entreprise doit se réorganiser pour éviter une cessation totale et définitive d'activité auquel un statu quo conduirait inévitablement.

Cette réorganisation entraîne la suppression de votre poste de travail.

Les recherches de reclassement ont été entreprises dans le respect des dispositions légales et conventionnelles mais en vain.

Nous vous notifions donc par la présente votre licenciement pour motif économique au 30 septembre 2022.

Le point de départ de votre préavis d'une durée de 3 mois sera le 1er octobre 2022

Toute contestation portant sur votre licenciement se prescrit par douze mois à compter de la notification de celui-ci.

Vous trouverez annexée une note d'information sur les conditions de mise en 'uvre du congé de reclassement. Nous vous invitons à nous faire part de votre souhait d'adhérer ou non à ce dispositif. Vous disposerez d'un délai de 8 jour calendaires à compter de la date de la notification du présent courrier pour nous informer de votre décision. En l'absence de réponse dans ce délai, votre silence sera assimilé à un refus. Un formulaire de réponse est annexé.

En cas d'acceptation, le congé de reclassement débutera à la date d'expiration du délai de 8 jours.

En cas de refus du dispositif et en toute hypothèse, vous serez dispensé d'effectuer votre préavis.

Votre solde de tout compte, votre certificat de travail et votre attestation Pôle-Emploi vous seront envoyés par voie postale au terme de votre contrat de travail.

Vous bénéficiez d'une priorité de réembauche dans l'entreprise sur des postes de même nature que celui occupé, et ce durant un délai d'un an à compter de la date de rupture de votre contrat de travail. Pour faire valoir ce droit, vous devrez en informer l'entreprise dans l'année qui suit la rupture de votre contrat.

En cas d'acquisition d'une nouvelle qualification, vous en informerez l'entreprise, si vous le souhaitez, pour que celle-ci puisse, le cas échéant, vous proposer les postes devenus disponibles et correspondant aux compétences nouvellement acquises le cas échéant.

Nous restons à votre disposition pour tout complément d'information que vous pourriez souhaiter.

Je vous prie d'agréer, Monsieur l'expression de nos salutations distinguées ».

Le 20 septembre 2022, M. [L] a adhéré au congé de reclassement de 12 mois.

Par jugement du 30 juin 2023, la juridiction prud'homale a :

- fixé la moyenne des salaires de M. [L] à 5 794,03 euros brut mensuel ;

- dit que le licenciement de M. [L] était dénué de cause réelle et sérieuse ;

- condamné la société Sun chemical à payer à M. [L] la somme de 45 000 euros net à titre de dommages et intérêts, cette somme étant constituée de :

- 17 382,09 euros au titre du préavis outre 1 738,21 euros au titre des congés payés sur préavis ;

- 25 879,97 euros au titre de l'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ;

- condamné la société Sun chemical aux entiers dépens et à verser à M. [L] la somme de 1 500 euros au titre de l'application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

- débouté M. [L] de ses plus amples demandes ;

- débouté la société Sun chemical de l'intégralité de ses demandes ;

- ordonné à la société Sun chemical la remise des documents de fin de contrat conformes à la décision sous astreinte de 50 euros par jour à compter du 31ème jour suivant la notification du jugement, le conseil se réservant la liquidation de cette astreinte ;

- condamné la société Sun chemical à payer les intérêts légaux à compter de la date de saisine avec anatocisme.

Le 1er septembre 2023, le salarié a liquidé ses droits à la retraite.

Vu les dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 30 novembre 2023 dans lesquelles M. [L], qui est régulièrement appelant de ce jugement, demande à la cour de le dire et juger recevable et bien fondé en toutes ses demandes, d'infirmer le jugement en ce qu'il a fixé le salaire moyen à la somme de 5 794,03 euros brut mensuels, en ce qu'il l'a débouté des demandes suivantes :

- dire et juger que la société Sun chemical a manqué à son obligation de lui fournir du travail, que la société Sun chemical n'a pas respecté les conditions de mise en 'uvre du contrat de travail, qu'il est victime de harcèlement moral, qu'il est victime d'une discrimination liée à son état de santé, que la société Sun chemical a manqué à son obligation de sécurité à son égard ;

et de :- à titre principal, dire et juger que la demande de résiliation judiciaire du contrat de travail aux torts exclusifs de l'employeur était justifiée et qu'elle produit les effets d'un licenciement nul et condamner la société Sun chemical à lui payer 311 761,2 euros net au titre des dommages et intérêts pour licenciement nul (41 mois) ou à titre subsidiaire et infiniment subsidiaire, 155 880,60 euros net au titre des dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse (20 mois), et dans tous les cas :

- 17 382,09 euros brut au titre de l'indemnité compensatrice de préavis (3 mois) outre 1 738,21 euros brut au titre des congés payés afférents ;

- 25 000 euros net au titre des dommages et intérêts pour harcèlement moral ;

- 5 000 euros net au titre des dommages et intérêts pour modification unilatérale du contrat de travail ;

- 5 000 euros net au titre des dommages et intérêts pour irrespect des conditions de mise en 'uvre du télétravail ;

- 5 000 euros net au titre des dommages et intérêts pour manquement à l'obligation de sécurité ;

- 3 382,56 euros net au titre de l'indemnisation des sujétions liées au télétravail (octobre 2020 ' septembre 2022).

Et statuant à nouveau, de :

- dire et juger : que la société Sun chemical a manqué à son obligation de lui fournir du travail, que la société Sun chemical n'a pas respecté les conditions de mise en 'uvre du contrat de travail, qu'il est victime de harcèlement moral, qu'il est victime d'une discrimination liée à son état de santé que la société Sun chemical a manqué à son obligation de sécurité à son égard,- à titre principal, dire et juger que la demande de résiliation judiciaire aux torts exclusifs de l'employeur était justifiée et qu'elle produit les effets d'un licenciement nul, à titre subsidiaire, qu'elle produit les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse, à titre infiniment subsidiaire, que le licenciement pour motif économique est sans cause réelle et sérieuse,

- condamner la société Sun chemical à lui payer les sommes suivantes :

- 311 761,2 euros net au titre des dommages et intérêts pour licenciement nul (41 mois), ou à titre subsidiaire 155 880,60 euros net au titre des dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse (20 mois) ;

- 25 000 euros net au titre des dommages et intérêts pour harcèlement moral ;

- 5 000 euros net au titre des dommages et intérêts pour modification unilatérale du contrat de travail ;

- 5 000 euros net au titre des dommages et intérêts pour irrespect des conditions de mise en 'uvre du télétravail ;

- 5 000 euros net au titre des dommages et intérêts pour manquement à l'obligation de sécurité ;

- 3 382,56 euros net au titre de l'indemnisation des sujétions liées au télétravail (octobre 2020 ' septembre 2022) ;

- 7 000 euros net au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- débouter la société Sun chemical de ses demandes reconventionnelles.

Vu les dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 30 novembre 2023 dans lesquelles la société Sun chemical demande à la cour d'infirmer le jugement qui a prononcé la résiliation judiciaire du contrat de travail, lui a fait produire les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse, l'a condamnée à payer diverses sommes à M. [L] avec intérêts légaux, ainsi qu'aux dépens, et a ordonné la remise des documents de fin de contrat conformes à la décision sous astreinte, mais le confirmer en ce qu'il a débouté M. [L] de ses plus amples demandes, et statuant à nouveau de :

- constater l'absence de harcèlement moral et débouter M. [L] de ses demandes de dommages et intérêts au titre d'un harcèlement moral, de dommages et intérêts au titre d'un manquement à l'obligation de sécurité et au titre du télétravail ;

- à titre principal de dire la demande de résiliation judiciaire de son contrat de travail sans objet du fait de la liquidation de ses droits à la retraite ou à titre subsidiaire, débouter M. [L] de sa demande de résiliation judiciaire qui emporterait les effets d'un licenciement nul, ou à titre infiniment subsidiaire, débouter M. [L] de sa demande de résiliation judiciaire qui emporterait les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse et débouter M. [L] de toute demande indemnitaire ;

- constater le bien fondé du licenciement pour motif économique et débouter M. [L] de ses demandes ;

- en tout état de cause, le débouter de l'ensemble de ses demandes, et le condamner à lui verser 2 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens.

Il est renvoyé aux conclusions des parties pour le détail de leur argumentation.

L'ordonnance de clôture est intervenue le 7 mai 2024.

MOTIFS DE LA DÉCISION

1. Sur le harcèlement moral

Selon l'article L.4121-21 du code du travail, l'employeur doit prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité, et protéger la sécurité physique et mentale des travailleurs.

Aux termes de l'article L.1152-1 du code du travail, aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.

Il en résulte que le harcèlement moral est constitué, indépendamment de l'intention de son auteur, dès lors que sont caractérisés des agissements répétés ayant pour effet une dégradation des conditions de travail susceptibles de porter atteinte aux droits et à la dignité du salarié, d'altérer sa santé ou de compromettre son avenir professionnel

Peuvent caractériser un harcèlement moral les méthodes de direction mises en 'uvre par un supérieur hiérarchique dès lors qu'elles se manifestent pour un salarié déterminé par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet d'entraîner une dégradation des conditions de travail susceptibles de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.

Dès lors qu'ils peuvent être mis en rapport avec une dégradation des conditions de travail, les certificats médicaux produits par la salariée figurent au nombre des éléments à prendre en considération pour apprécier l'existence d'une situation de harcèlement laquelle doit être appréciée globalement au regard de l'ensemble des éléments susceptibles de la caractériser.

Aux termes de l'article L.1154-1 du code du travail, lorsque survient un litige relatif à l'application des articles L.1152-1 à L.1152-3 [harcèlement moral] et L. 1153-1 à L. 1153-4 [harcèlement sexuel], le candidat à un emploi, à un stage ou à une période de formation en entreprise ou le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l'existence d'un harcèlement. Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles.

Pour se prononcer sur l'existence d'un harcèlement moral, il appartient au juge d'examiner l'ensemble des éléments invoqués par le salarié, en prenant en compte les documents médicaux éventuellement produits, et d'apprécier si les faits matériellement établis, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l'existence d'un harcèlement moral au sens de l'article L.1152-1 du code du travail. Dans l'affirmative, il revient au juge d'apprécier si l'employeur prouve que les agissements invoqués ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.

Le juge doit ainsi examiner tous les faits de nature à laisser supposer l'existence d'un harcèlement invoqués par le salarié, demandeur à l'action, et déterminer, fait par fait, s'ils sont, ou non, matériellement établis par le demandeur, mais n'est pas tenu de discuter chaque élément de preuve produit par le salarié pour démontrer la réalité du fait invoqué.

Si un seul fait unique est matériellement établi, il n'est pas constitutif d'un harcèlement moral. Si au contraire, ayant constaté l'existence de faits matériellement établis par le salarié, le juge considère que, pris dans leur ensemble, ces faits permettent de présumer l'existence d'un harcèlement moral, il appartient alors à l'employeur défendeur à l'action soit de démontrer, pour chacun des faits matériellement établis, que les agissements ou faits invoqués sont justifiés par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.

Aux termes de l'article L.1132-1 du code du travail, aucune personne ne peut être écartée d'une procédure de recrutement ou de l'accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l'objet d'une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, telle que définie à l'article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations, notamment en matière de rémunération, au sens de l'article L.3221-3, de mesures d'intéressement ou de distribution d'actions, de formation, de reclassement, d'affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat en raison de son origine, de son sexe, de ses moeurs, de son orientation ou identité sexuelle, de son âge, de sa situation de famille ou de sa grossesse, de ses caractéristiques génétiques, de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une race, de ses opinions politiques, de ses activités syndicales ou mutualistes, de ses convictions religieuses, de son apparence physique, de son nom de famille ou en raison de son état de santé ou de son handicap.

Il résulte de l'article L.1134-1 du code du travail qu'il appartient au salarié qui se prétend lésé par une mesure discriminatoire de présenter au juge des éléments de fait laissant supposer l'existence d'une discrimination directe ou indirecte et il incombe ensuite à l'employeur, s'il conteste le caractère discriminatoire de cette mesure d'établir que sa décision est justifiée par des critères objectifs étrangers à toute discrimination.

Sur ce,

M. [L] fait valoir sans plus de précisions qu'il aurait été victime d'une discrimination à raison de son état de santé, alors qu'il formule une unique demande indemnitaire au titre tant d'une discrimination que d'un harcèlement.

Il fait valoir qu'il a été victime d'un harcèlement moral discriminatoire en raison de son état de santé, en ce que :

- l'employeur lui a annoncé la suppression de son poste de travail pendant son arrêt de travail,

- au retour de son isolement, il s'est vu rétrogradé d'office sur un poste de responsable projets sans que l'employeur ne lui demande son avis,

- il a été 'mis au placard' dès son retour d'isolement, en ce qu'il n'a pas reçu de directives, et en ce que l'employeur ne lui a pas fourni de travail en quantité suffisante, le plaçant dans une situation d'épuisement professionnel par l'ennui dit 'bore out', son poste ayant été vidé de sa substance lorsque le médecin du travail a préconisé le télétravail,

- l'employeur a cherché à se débarrasser de lui en raison de son état de santé à moindre coût, pressé par les réorganisations au sein de l'entreprise alors que des postes étaient supprimés et refusant de respecter les préconisations du médecin du travail,

- il a été privé de son ordinateur du 3 au 6 janvier 2021, la société ne lui ayant pas fourni un ordinateur alors que le sien était en panne et qu'il l'avait signalé.

Il soutient que la dégradation de ses conditions de travail qui en est résultée, a entraîné l'altération de son état de santé, et qu'il a développé un état dépressif.

Le salarié ne produit cependant pas d'élément propre à démontrer que son poste de travail de responsable d'opérations a, comme il l'affirme, été supprimé pendant son arrêt de travail ou à son retour d'isolement, alors qu'au contraire, il apparaît toujours sur l'organigramme de la société de 2021, ni qu'il a été obligé d'accepter le poste de responsable projets proposé correspondant selon lui à un déclassement. Il n'est pas étayé que l'employeur l'aurait ainsi rétrogradé sans lui demander son avis.

M. [L] justifie en revanche que l'employeur lui a bien adressé un courriel le 7 septembre 2020, immédiatement à son retour d'isolement prenant fin le 31 août 2020, afin de lui communiquer la description d'un poste de responsable projets site proposé à son retour d'isolement.

Il justifie également qu'alors que son ordinateur était tombé en panne le 3 janvier 2021 et qu'il en avait informé l'employeur, il n'a pas obtenu d'ordinateur de remplacement, étant ainsi laissé sans outil de travail pendant 3 jours.

Le salarié affirme par ailleurs vainement, sans élément de nature à le démontrer, que l'employeur a refusé d'accepter les préconisation du médecin du travail conduisant selon lui à un télétravail à 100%. Il est établi qu'au contraire, sans même saisir le médecin du travail ou la juridiction de la moindre critique de l'avis d'aptitude préconisant le télétravail, la société a accepté dès le mois d'octobre 2020 un tel aménagement du poste en télétravail total pendant deux ans conformément à la demande du salarié, étant souligné que le médecin du travail avait préconisé de privilégier le télétravail sans mentionner expressément la nécessité d'un télétravail total.

M. [L] produit des échanges entre lui et M. [F], directeur des ressources humaines France de la société, en mars et mai 2022 démontrant que néanmoins, à cette période, il lui a été demandé un certificat d'isolement afin de maintenir le télétravail à 100%, et que la demande a été maintenue malgré ses explications sur les préconisations du médecin du travail de septembre 2020.

Le salarié étaye également ses allégations quant à l'absence de fourniture d'un travail en quantité suffisante à son retour d'isolement en tant que personne à risque au regard du Covid-19 puis lorsqu'il a été placé en situation de télétravail, et quant au fait que son poste a alors été vidé de sa substance. Il ne fait pas débat que toutes les missions attachées à son poste de travail de responsable des opérations ne pouvaient être réalisées en télétravail. Dans le cadre de la mise en oeuvre des préconisations du médecin du travail, à la demande de l'employeur, le salarié a ainsi précisé par courriel qu'il estimait seulement 3 de ses missions possibles à réaliser en télétravail, étant évident qu'une partie impliquant une présence sur site, en particulier la direction d'équipe, ne pouvaient en effet être maintenues dans le cadre du télétravail intégral mis en place. M. [L] produit en outre ses agendas Outlook et un relevé d'activité quotidien dénombrant notamment le peu de courriels reçus (surtout en ce qui concerne des courriels destinés à lui demander une action) et le peu d'interaction avec ses équipes ou avec M. [M], dont il se déduit une faible activité, tendant vers une diminution, surtout à compter de juin 2021. Il produit également une analyse microsoft MyAnalytics mettant en évidence une faible utilisation de son ordinateur.

Le salarié ne produit pas d'élément en revanche de nature à étayer ses affirmations contestées sur l'intention cachée de l'employeur de se 'débarrasser de lui à moindre coût', l'embauche de M. [F], auteur d'un livre 'DRH, la machine à broyer', amenant en réalité M. [L], sur la base d'allégations d'ordre général, à faire de nombreuses suppositions sur son cas particulier sans produire de document en particulier objectif à l'appui le concernant personnellement, et n'étant pas un élément pertinent sur ce point.

Il est ainsi matériellement établi qu'immédiatement à son retour d'isolement, l'employeur a proposé à M. [L] un poste de responsable projets site, et qu'à compter de la mise en oeuvre d'un télétravail à la suite de préconisations du médecin du travail imposant de privilégier un tel aménagement du fait de son état de santé, il n'a pas confié à M. [L] des tâches correspondant à son niveau de compétence en nombre suffisant pour le maintenir dans une activité à temps plein. Il est également matériellement établi que l'employeur a, malgré les préconisations non remises en cause du médecin du travail et l'acceptation d'un télétravail total depuis octobre 2020, exigé que M. [L] produise un certificat d'isolement afin de le maintenir en télétravail à 100% au premier trimestre 2022, et que le salarié a été privé de son ordinateur tombé en panne et non remplacé pendant 3 jours en janvier 2021 alors qu'il en avait informé l'employeur.

M. [L] indique avoir développé un syndrome anxio-dépressif du fait de ses conditions de travail sans élément à l'appui. En revanche, il prouve l'existence d'une altération de son état de santé au cours de sa période de télétravail liée à son état de santé, en produisant ses arrêts de travail du 21 septembre au 1er octobre 2020 et du 8 juillet au 3 août 2021, pouvant au regard de la période considérée, être mis en rapport avec la dégradation alléguée des conditions de travail.

Les éléments matériellement établis et médicaux, pris dans leur ensemble, laissent présumer l'existence d'un harcèlement moral discriminatoire à raison de l'état de santé du salarié. Dès lors, il incombe à l'employeur de prouver que ses agissements étaient justifiés par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement moral ou discrimination.

S'il ressort des échanges entre M. [L] et M. [F] de mars à mai 2022 qu'un certificat d'isolement a été demandé au salarié afin de maintenir le télétravail aménagé à 100%, il ressort également de ces échanges que la raison objective de cette demande était qu'un tel télétravail ne correspondait plus à l'accord sur le télétravail alors mis en oeuvre dans l'entreprise, exposé par M. [F] dans son premier courriel du 15 mars 2022 adressé, non à M. [L] seul, mais à l'ensemble des salariés des sites de [Localité 9], [Localité 7] et [Localité 6], expliquant qu'à dater du 4 avril 2022 le travail sur site redevenait la norme. Il ressort encore de ces échanges que dans son courriel du 5 avril 2022, M. [L] n'a pas manifesté d'opposition mais a indiqué 'pas de soucis, je prends RDV avec mon médecin et la médecine du travail', qu'il a ensuite obtenu un courrier de recommandation de son médecin traitant et la mise à jour de sa restriction d'aptitude imposant un télétravail à 100%. Il est établi que dans l'attente de ces éléments actualisés (l'avis d'aptitude précédent étant ancien de plus d'un an) le télétravail n'a pas été suspendu, et qu'il n'a pas non plus été remis en cause par la société à la suite de l'avis du médecin du travail de mai 2022. L'employeur justifie ainsi suffisamment ses agissements par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement moral et à toute discrimination.

S'agissant de la privation de l'outil de travail pendant 3 jours, il ressort des messages produits qu'il était prévu que l'ordinateur réparé soit restitué à M. [L] rapidement, la réparation et la restitution ayant en effet été réalisées en seulement 3 jours, ce qui rendait inutile la mise en service d'un nouvel ordinateur pour un laps de temps si court. Il sera ajouté que le salarié n'a, à aucun moment, sollicité un ordinateur de remplacement. L'employeur justifie ainsi ses agissements par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement moral et à toute discrimination.

S'agissant de la situation d'épuisement professionnel par l'ennui alléguée par M. [L], si les développements qui suivent démontrent que les agissements de l'employeur étaient étrangers à une discrimination en raison de l'état de santé du salarié, il n'en va pas de même pour le harcèlement moral allégué. La cour observe que la société, à laquelle l'avis du médecin du travail de septembre 2020 s'imposait dès lors qu'il n'avait pas été contesté, et qui a accepté sans réserve dès le 29 octobre 2020 un aménagement de poste en télétravail à temps plein qu'elle reconnait incompatible avec les fonctions de M. [L], ne justifie pas avoir pour autant proposé un avenant ou négocié un accord en conséquence ni même avoir tenté de procéder à un aménagement du poste de travail compatible avec les préconisations du médecin du travail afin de maintenir le salarié en activité à temps plein.

Or, alors que l'intéressé produit les éléments ci-dessus repris démontrant une très faible activité dès lors qu'il a été placé en situation de télétravail, qui sont suffisamment précis pour permettre à l'employeur de répondre, la société ne produit pas d'éléments pertinents contraires à ceux du salarié démontrant qu'une activité suffisante était maintenue. Le seul fait que M. [L] ait été invité à toutes les réunions ne suffit pas à contredire utilement ses allégations, alors notamment qu'il ressort de son agenda Outlook que il n'était prévu certains jours que la réunion de coordination quotidienne.

La société ne prouve pas avoir vainement tenté d'aménager le poste de travail en concertation avec M. [L] à la suite de l'avis du médecin du travail. L'unique courriel du 21 septembre 2020 de Mme [T], directrice des ressources humaines, indiquant au salarié qu'elle souhaitait le rencontrer le lendemain pour étudier la faisabilité du télétravail, après qu'il lui ait fait part de sa volonté de télétravailler à temps plein, auquel l'intéressé n'a certes pas donné suite, ne saurait cependant suffire à justifier que, comme il est prétendu, pendant deux ans le salarié aurait refusé d'échanger sur les missions pouvant être maintenues et refusé toute modification de son contrat de travail.

L'employeur, qui se contente de soutenir que M. [L] était responsable de la situation de sous-activité dans laquelle elle reconnait donc qu'il était placé, ne saurait sérieusement soutenir que le salarié lui a imposé le télétravail à temps plein à compter d'octobre 2020. Le salarié, qui devait exercer ses missions en privilégiant le télétravail sur demande du médecin du travail et non de son propre chef, a en effet invoqué, dans son courriel du 29 octobre 2020, le caractère indispensable du télétravail à 100% à la protection de sa santé du fait des risques liés au virus du Covid 19 et à un nouveau confinement. Or, la société affirmant que M. [L] n'avait pas à se mettre en télétravail à 100%, et qui conclut être en désaccord avec l'interprétation du salarié sur les restrictions ainsi retenues par le médecin du travail et ses réserves émises sur la compatibilité de sa présence sur site avec son état de santé, n'a pas pour autant contesté l'avis du médecin du travail, ni sollicité des précisions, et a indiscutablement accepté à compter d'octobre 2020, pendant une longue période de deux ans, le télétravail total du salarié avec un présentiel assuré uniquement que de façon ponctuelle 'pour des sujets managériaux spécifiques tels que l'inventaire'(Cf notamment: page 12 de ses conclusions), ce qu'a confirmé l'attestation de suivi du médecin du travail du 2 mai 2022 préconisant le maintien de l'aménagement de poste en télétravail à 100%. La nécessité d'un tel aménagement sans présence sur site ressort d'ailleurs de cet avis.

Pour le reste, la société se borne à contester tout fait de harcèlement sans pour autant démontrer que les agissements à l'égard de M. [L] seraient justifiés par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement moral. Il apparaît au contraire qu'elle ne justifie pas avoir mis en oeuvre les mesures de prévention prévues par les articles L.4121-1 et L.4121-2 du code du travail. Rien n'est produit à ce titre.

En conséquence, si la société prouve suffisamment que ses agissements établis par M. [L] ne sont pas constitutifs d'une discrimination à raison de son état de santé, elle échoue cependant à prouver qu'ils ne sont pas constitutifs d'un harcèlement. Ce dernier doit donc être tenu pour établi. M. [L] ayant subi un préjudice résultant des conséquences de ce harcèlement, il lui sera alloué en réparation une somme de 2 000 euros à titre de dommages et intérêts.

2. Sur l'indemnisation des sujétions liées au télétravail

Les frais professionnels engagés par le salarié doivent être supportés par l'employeur.

Les frais engagés par le salarié en situation de télétravail sont considérés comme des frais professionnels, sous réserve que les remboursements effectués par l'employeur soient justifiés par la réalité des dépenses professionnelles supportées par le télétravailleur. Les frais concernés sont les frais fixes et variables liés à la mise à disposition d'un local privé pour un usage professionnel.

En application des articles L.3211-1 du code du travail et 1194 du code civil combinés, l'occupation, à la demande de l'employeur, du domicile du salarié à des fins professionnelles constitue une immixtion dans la vie privée de celui ci et n'entre pas dans l'économie générale du contrat de travail. Si le salarié, qui n'est tenu ni d'accepter de travailler à son domicile, ni d'y installer ses dossiers et ses instruments de travail, accède à la demande de son employeur, ce dernier doit l'indemniser de cette sujétion particulière ainsi que des frais engendrés par l'occupation à titre professionnel du domicile. Le salarié peut aussi prétendre à une indemnité au titre de l'occupation de son domicile à des fins professionnelles dès lors qu'un local professionnel n'est pas mis effectivement à sa disposition. En revanche, aucune indemnité ne lui est due s'il demande à travailler à domicile alors qu'un tel local est effectivement mis à sa disposition. L'employeur qui entend contester devoir à son salarié une indemnité pour l'occupation de son domicile à des fins professionnelles doit démontrer qu'il a mis effectivement à la disposition de celui-ci un local professionnel pour y exercer son activité. À défaut d'un tel local mis à disposition, il appartient au juge d'évaluer le montant de l'indemnité d'occupation due de ce chef au salarié.

En l'absence de dispositions particulières prévues par un accord collectif d'entreprise ou une charte, l'employeur et le salarié formalisent leur accord par tout moyen.

L'article L1222-10 du code du travail créé par la loi n°2012-387du 22 mars 2012 prévoit néanmoins que :

'Outre ses obligations de droit commun vis-à- vis de ses salariés, l'employeur est tenu à l'égard du salarié en télétravail :

1° De prendre en charge tous les coûts découlant directement de l'exercice du télétravail, notamment le coût des matériels, logiciels, abonnements, communications et outils ainsi que de la maintenance de ceux ci ;

2° D'informer le salarié de toute restriction à l'usage d'équipements ou outils informatiques ou de services de communication électronique et des sanctions en cas de non respect de telles restrictions;

3° De lui donner priorité pour occuper ou reprendre un poste sans télétravail qui correspond à ses qualifications et compétences professionnelles et de porter à sa connaissance la disponibilité de tout poste de cette nature ;

4° D'organiser chaque année un entretien qui porte notamment sur les conditions d'activité du salarié et sa charge de travail ;

5° De fixer, en concertation avec lui, les plages horaires durant lesquelles il peut habituellement le contacter.'

Sur ce,

Le 17 septembre 2020, le médecin du travail a émis un avis d'aptitude avec la précision que le salarié 'peut reprendre à son poste en privilégiant le télétravail.' M. [L] a, le jour même, signalé par courriel à l'employeur que le médecin du travail l'a 'déclaré apte au travail, privilégiant le télétravail, conformément aux directives gouvernementales portant sur le retour au travail des personnes dites vulnérables au COVID 19", en annonçant qu'il serait 'donc en 'télétravail' à compter de demain'. M. [L] a ensuite été placé en arrêt de travail de droit commun du 21 septembre au 1er octobre 2020 inclus.

Pour la période suivant son retour, les parties ne se prévalent d'aucune disposition particulière prévue par un accord collectif d'entreprise ou une charte, ni d'aucun avenant au contrat de travail ou accord écrit.

Au vu des développements qui précèdent, l'employeur ne conteste pas utilement que le salarié, déclaré apte par le médecin du travail à reprendre son travail 'en privilégiant le télétravail', a exercé ses missions en télétravail à son domicile pendant 24 mois à compter d'octobre 2020 avec son accord, la nécessité d'un aménagement prolongé du poste de travail en télétravail à temps plein étant d'ailleurs confirmée par l'attestation de suivi du médecin du travail du 2 mai 2022. L'employeur ne justifie pas non plus avoir, par la suite, adressé au salarié un message clair de refus du télétravail à 100% en exigeant son retour sur site au moins partiel.

Alors que le télétravail à temps plein était imposé tant à M. [L] qu'à l'employeur par le médecin du travail dès septembre 2020 et était toujours justifié en mai 2022, l'utilisation d'un espace de son domicile et de différents matériels à des fins professionnelles justifient le versement d'une indemnité pour le dédommagement des frais exposés en télétravail. L'évaluation retenue par M. [L], basée sur le montant du remboursement mensuel de l'emprunt pour son logement et des taxes afférentes au logement affectés d'un pourcentage représentant la quote-part du logement affecté à l'activité salariée ne saurait cependant être considérée comme étant un coût découlant directement de l'exercice du télétravail alors qu'un bureau était bien à sa disposition dans l'entreprise.

Il affirme en revanche sans être contredit par l'employeur à titre subsidiaire, avoir occupé 10% de son logement de 150 m2, et que sur cette base le chauffage revient à 215,14 euros par mois, l'électricité à 82,55 euros par mois, et le forfait internet à 36,99 euros par mois.

L'employeur sera dès lors condamné à payer à M. [L] une somme de 803,04 euros pour la période considérée. Le jugement déféré sera infirmé.

3. Sur l'irrespect des conditions de mise en 'uvre du télétravail

Les dispositions du code du travail imposent à l'employeur de contrôler la durée du travail du salarié, y compris dans le cadre du télétravail.

Lorsque le salarié bénéficie d'un télétravail, quelle que soit la raison du passage en télétravail, l'employeur fixe, en concertation avec le salarié, les plages horaires durant lesquelles il peut le contacter, en cohérence avec les horaires de travail en vigueur dans l'entreprise en application des articles L.1222-9 et suivants du code du travail. Si un moyen de contrôle de l'activité du salarié et de contrôle du temps de travail est mis en place, il doit être justifié par la nature de la tâche à accomplir et proportionné au but recherché, et le salarié doit en être informé.

La mise en place du télétravail doit également prendre en compte le droit à la déconnexion, lequel doit faire l'objet d'un accord ou d'une charte traitant de ses modalités de mise en 'uvre, dans les conditions prévues par les dispositions du code du travail relatives à la négociation obligatoire en entreprise. Le droit à la déconnexion a pour objectif le respect des temps de repos et de congé ainsi que la vie personnelle et familiale du salarié. C'est le droit pour tout salarié de ne pas être connecté à un outil numérique professionnel en dehors de son temps de travail.

L'employeur organise chaque année un entretien qui porte notamment sur les conditions d'activité et la charge de travail du salarié en télétravail.

Sur ce,

Le passage en télétravail ne remet pas en cause le lien de subordination. Le salarié demeure donc sous l'autorité et le contrôle de l'employeur et doit se tenir à sa disposition, et l'employeur est tenu de fournir du travail et de payer sa rémunération au salarié qui se tient à sa disposition.

L'employeur ne justifie pas avoir expliqué au salarié les modalités de contrôle du temps de travail ou de régulation de sa charge de travail, ni lui avoir indiqué les plages horaires durant lesquelles il peut le contacter, ni avoir mis en place des modalités d'encadrement du télétravail de M. [L]. Or, M. [L] soutient que, dès lors qu'il a été placé en situation d'isolement en tant que personne à risque au regard du Covid-19 puis en situation de télétravail, son employeur a cessé de lui fournir du travail en quantité suffisante, ce qui l'a conduit à une situation de bore-out. A ce titre comme au titre de l'absence de fourniture de travail en conformité avec son niveau de compétence dans le cadre d'une activité à temps plein, il invoque les mêmes éléments que ceux développés dans le cadre de sa demande de dommages et intérêts au titre du harcèlement ci-dessus retenu, et qu'il produit au soutien de ses allégations les mêmes pièces. Il ajoute néanmoins que l'absence de volonté de l'employeur de lui fournir des tâches suffisantes résulte également du fait que ses objectifs annuels pour l'année 2020 ont été fixés à la fin de l'année et non en début d'année. Alors que M. [L] soutient qu'aucun objectif n'a été fixé pour l'année 2022, l'employeur ne produit pas d'élément contraire.

Les éléments communiqués ne démontrent pas en revanche qu'il aurait, comme il le prétend, été 'court-circuité' systématiquement par M. [M] dans le cadre du management de ses équipes, étant souligné notamment la nécessité de certaines interventions directement sur site que M. [L] ne justifie pas avoir pu gérer à distance. Il affirme par ailleurs sans le prouver, que si l'employeur a bien organisé l'entretien annuel prévu dans le cadre de la convention de forfait-jour à laquelle il est soumis, ce qu'il reconnait, cet entretien ne portait pas sur ses conditions d'activité et sa charge de travail.

M. [L] démontre suffisamment que l'employeur a manqué à son obligation de lui fournir un travail correspondant à son niveau de compétence dans le cadre d'une activité à temps plein. Si M. [L] invoque en plus à ce titre l'égalité de traitement avec les salariés n'étant pas en télétravail. Or, en cas de litige, il appartient à celui qui se prétend désavantagé de présenter au juge des éléments de fait laissant supposer la situation qu'il dénonce, faisant ressortir que la comparaison avec d'autres salariés de l'entreprise placés dans une situation identique et qui exécutent une prestation de travail égale ou d'égale valeur révèle qu'il est traité différemment, en particulier au titre de la rémunération. Au vu de ces éléments, il incombe à l'employeur de rapporter la preuve que la différence de traitement est fondée sur une justification objective. Pour autant, M. [L] ne produit pas le moindre élément de nature à étayer ses propos selon lesquels l'employeur traiterait différemment les salariés en télétravail et ceux qui ne le sont pas dans le cadre des modalités de suivi et de contrôle de la charge de travail.

Le manquement de l'employeur à son obligation de fournir un travail en conformité avec son niveau de compétence dans le cadre d'une activité à temps plein est donc établi. Toutefois, M. [L] ne prouve pas l'existence d'un préjudice quelconque en étant résulté. En particulier, il ne démontre pas l'existence d'un préjudice qui serait distinct de celui indemnisé au titre du harcèlement moral qui a tenu compte de ce manquement. Il sera donc, par confirmation de la décision déférée, débouté de sa demande indemnitaire.

4. Sur le manquement à l'obligation de sécurité

En application de l'article L.4121-1 du code du travail, l'employeur est tenu de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Ces mesures comprennent :

1 Des actions de prévention des risques professionnels ;

2 Des actions d'information et de formation ;

3 La mise en place d'une organisation et de moyens adaptés.

L'employeur veille à l'adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l'amélioration des situations existantes.

Sur ce,

M. [L] soutient que l'employeur, bien qu'informé de la situation dans laquelle il se trouvait et des conséquences sur sa santé, n'a pris aucune mesure particulière, en particulier en diligentant une enquête, violant ainsi son obligation de sécurité au travail. Il produit cependant des courriels adressés les 23 décembre 2020 et 26 janvier 2022 à M. [M] qui évoquent certes des faits traduisant des relations conflictuelles et contentieuses et aussi l'existence d'une mauvaise ambiance liée à des négociations sur une rupture conventionnelle n'ayant pas abouti, mais dans lesquels il ne dénonce pas une situation de harcèlement moral contrairement à ce qu'il prétend.

Le manquement n'est donc pas établi, pas plus d'ailleurs qu'un préjudice distinct de celui indemnisé au titre du harcèlement moral. Le jugement déféré sera donc confirmé en ce qu'il a rejeté la demande indemnitaire qui apparaît injustifiée.

5. Sur la modification unilatérale du contrat de travail

Pour réclamer 5 000 euros à titre de dommages et intérêts au titre d'une modification unilatérale du contrat de travail que l'employeur aurait selon lui vidé de sa substance, M. [L] se contente d'évoquer un préjudice sans l'expliquer ni le justifier. Le jugement qui l'a débouté de sa demande de ce chef, sera donc confirmé.

6. Sur la résiliation judiciaire

Le salarié peut demander à la juridiction prud'homale la résiliation judiciaire de son contrat de travail s'il estime que l'employeur manque à ses obligations, ces manquements devant être d'une gravité suffisante pour empêcher la poursuite du contrat de travail. L'action en résiliation judiciaire implique la poursuite des relations contractuelles dans l'attente de la décision des juges du fond.

Toutefois, lorsqu'un salarié demande la résiliation judiciaire de son contrat de travail en raison de faits qu'il reproche à son employeur tout en continuant à travailler à son service, et qu'il est licencié avant le prononcé de cette décision, le juge doit d'abord rechercher si la demande de résiliation judiciaire du contrat de travail était justifiée, peu important que le salarié ait adhéré à un dispositif de départs volontaires dans le cadre d'un plan de sauvegarde de l'emploi.

Lorsque le salarié ainsi n'est plus au service de son employeur au jour où il est statué sur la demande de résiliation judiciaire, cette dernière prend alors effet, si le juge la prononce, au jour de l'envoi de la lettre de licenciement. C'est seulement dans le cas où la demande de résiliation n'est pas justifiée que les juges se prononcent sur le licenciement notifié par l'employeur.

6.1 - Sur le départ en retraite de M. [L] à l'issue du congé de reclassement

La société soutient qu'au moment où la cour statue sur l'action du salarié tendant à la résiliation judiciaire de son contrat de travail aux torts de l'employeur, le contrat de travail a pris fin par la liquidation par le salarié de ses droits à la retraite à l'issue du congé de reclassement, et que sa demande de résiliation devient sans objet.

Or, il est établi que M. [L] avait introduit une demande de résiliation judiciaire le 14 octobre 2021, que son contrat de travail a été rompu en cours de procédure par un licenciement pour motif économique prononcé le 20 septembre 2022, et qu'il a adhéré à cette même date au congé de reclassement de 12 mois proposé dans le cadre du PSE.

Le licenciement de M. [L] a été prononcé postérieurement à sa saisine du conseil des prud'hommes pour obtenir la résiliation de son contrat de travail, et il convient donc d'examiner si les griefs invoqués par le salarié à l'encontre de son employeur sont réels et établis et constituent des manquements d'une gravité suffisante pour justifier la demande. Le salarié n'est certes plus au service de son employeur au jour où la cour statue sur la demande de résiliation judiciaire, mais celle-ci prendra effet, si elle est prononcée, au jour de l'envoi de la lettre de licenciement et non à l'expiration du congé de reclassement.

En effet, le congé de reclassement auquel le salarié a adhéré a été pris pendant le préavis, que le salarié a été dispensé d'exécuter, et dont le terme a été reporté jusqu'à la fin du congé de reclassement dès lors que celui-ci excédait la durée du préavis, en application de l'article L.1233-72 du code du travail. Le contrat de travail du salarié en congé de reclassement n'a donc subsisté jusqu'en septembre 2023 que dans le cadre de ce report du terme du préavis. Il s'ensuit que le départ en retraite de M. [L] à l'issue du congé de reclassement ne rend pas sans objet sa demande de résiliation judiciaire. Dans l'attestation destinée à Pôle emploi produite par l'employeur, il y a d'ailleurs reconnu que la rupture du contrat de travail de M. [L] était intervenue, non du fait de son départ à la retraite à l'issue du congé de reclassement, mais du fait de son licenciement économique avec adhésion au congé de reclassement.

Le moyen est donc inopérant.

6.2 - Sur le bien fondé de la demande de résiliation judiciaire

M. [L] fonde sa demande de résiliation judiciaire notamment sur un harcèlement moral, qui est établi au vu des développements qui précèdent, et est à lui seul suffisamment grave pour empêcher la poursuite du contrat de travail et justifier ainsi la demande de résiliation judiciaire aux torts de l'employeur, celle-ci s'analysant en un licenciement nul du fait du harcèlement moral. Le jugement entrepris sera infirmé en ce qu'il n'a pas prononcé la résiliation judiciaire et a dit que le licenciement est sans cause réelle et sérieuse.

La date de la résiliation du contrat de travail sera fixée au jour de la notification du licenciement par l'employeur, soit le 20 septembre 2020.

6.3 - Sur les conséquences de la résiliation judiciaire

La résiliation judiciaire aux torts de l'employeur s'analyse en un licenciement nul. L'employeur est par conséquent redevable des indemnités afférentes à la rupture du contrat de travail. M. [L] reste fondé à réclamer la somme exactement calculée par les premiers juges de 17 382,09 euros au titre de l'indemnité de préavis, outre 1 782,21 euros au titre des congés payés afférents. Le jugement déféré sera confirmé de ce chef.

Le salarié dont le licenciement est nul, et qui ne demande pas sa réintégration, a droit, en outre, en plus des indemnités de rupture, à une indemnité réparant l'intégralité du préjudice résultant du caractère illicite du licenciement et au moins égale à six mois de salaire, quels que soient son ancienneté et l'effectif de l'entreprise. Compte-tenu de son ancienneté importante, de son âge professionnellement avancé à la date de la rupture, du salaire mensuel moyen, des conditions de la rupture, mais aussi de l'absence de difficultés à retrouver immédiatement un emploi dès lors que M. [L] a adhéré au congé de reclassement proposé dans le cadre de son licenciement pour motif économique qui a repoussé la rupture de son contrat de travail à la date à laquelle il a pris sa retraite avec comme projet de créer une société, étant souligné qu'il a bénéficié dans le cadre de son congé de reclassement d'un accompagnement pour son projet de création d'entreprise, son préjudice sera intégralement indemnisé par une somme de 47 000 euros. Le jugement déféré sera donc infirmé.

7. Sur le remboursement à France travail

En application de l'article L.1235-4 du code du travail dans sa version applicable, dans les cas prévus aux articles L.1132-4, L.1134-4, L.1144-3, L.1152-3, L.1153-4, L.1235-3 et L.1235-11, le juge ordonne le remboursement par l'employeur fautif aux organismes intéressés de tout ou partie des indemnités de chômage versées au salarié licencié, du jour de son licenciement au jour du jugement prononcé, dans la limite de six mois d'indemnités de chômage par salarié intéressé. Ce remboursement est ordonné d'office lorsque les organismes intéressés ne sont pas intervenus à l'instance ou n'ont pas fait connaître le montant des indemnités versées.

La cour ordonne donc le remboursement par la société à France Travail des indemnités chômage perçues par M. [L] dans la limite de 6 mois.

8. Sur les autres demandes

Le sens du présent arrêt conduit à confirmer le jugement déféré en ses dispositions sur les dépens et les frais irrépétibles.

Chacune des parties succombe partiellement. La société Sun chemical, qui succombe au principal, sera condamnée aux dépens d'appel. Toutefois, l'équité et la situation économique difficile de l'employeur commandent de ne pas faire application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile au profit de l'une ou l'autre partie en cause d'appel.

PAR CES MOTIFS :

La cour, statuant par arrêt contradictoire mis à disposition au greffe,

Confirme le jugement déféré en ses dispositions soumises à la cour, sauf en ce qu'il a rejeté la demande d'indemnisation des sujétions liées au télétravail entre octobre 2020 et septembre 2022, ainsi que la demande de dommages et intérêts pour harcèlement moral, en ce qu'il a dit que le licenciement est sans cause réelle et sérieuse et en ses dispositions sur l'indemnisation du préjudice résultant de la perte de l'emploi,

L'infirme de ces chefs,

Statuant à nouveau sur les chefs infirmés et y ajoutant,

Dit que l'employeur a manqué à son obligation de fournir à M. [L] un travail en conformité avec son niveau de compétence dans le cadre d'une activité à temps plein,

Dit que M. [L] a été victime d'un harcèlement moral,

Prononce la résiliation judiciaire du contrat de travail de M. [L] aux torts exclusifs de l'employeur, à effet au 20 septembre 2020,

Dit que la résiliation produit les effets d'un licenciement nul,

Condamne la société Sun chemical à payer à M. [L] les sommes suivantes :

- 2 000 euros net à titre de dommages et intérêts pour harcèlement moral,

- 803,04 euros net au titre de l'indemnisation des sujétions liées au télétravail,

- 47 000 euros net à titre de dommages et intérêts pour licenciement nul,

Ordonne le remboursement par la société Sun chemical à France Travail des indemnités chômage perçues par M. [L] dans la limite de 6 mois,

Dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel,

Condamne la société Sun chemical aux dépens d'appel.

LA GREFFIERE, LA PRESIDENTE.


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel d'Amiens
Formation : 5eme chambre prud'homale
Numéro d'arrêt : 23/03049
Date de la décision : 04/07/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 10/07/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2024-07-04;23.03049 ?
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