DÉCISION
N° 02
COUR D'APPEL D'AMIENS
JURIDICTION CIVILE DU PREMIER PRÉSIDENT
STATUANT EN MATIÈRE DE RÉPARATION
DES DÉTENTIONS PROVISOIRES
DÉCISION DU 20 JUIN 2024
*********************************************************************
A l'audience publique du 16 Avril 2024 tenue par Madame Graziella HAUDUIN, Présidente désignée par ordonnances de Madame la Première Présidente de la Cour d'Appel d'Amiens en date du 21 décembre 2023 et du 25 janvier 2024 et saisie en application des articles 149-1 et suivants du code de procédure pénale,
Assistée de Madame Marie-Estelle CHAPON, Greffière,
Dans la cause enregistrée sous le N° RG 23/02982 - N° Portalis DBV4-V-B7H-I2AV du rôle général.
Après communication du dossier et avis de la date d'audience au Ministère public.
ENTRE :
Monsieur [I] [O]
né le [Date naissance 1] 1988 à [Localité 10] (SRI-LANKA)
[Adresse 2]
[Localité 5]
Représenté et plaidant par Me Romain MAMPOUMA, avocat au barreau de COMPIEGNE
ET :
Monsieur L'AGENT JUDICIAIRE DE L'ETAT
Ministère du budget, direction des affaires juridiques
Sous Direction du droit privé
[Adresse 3],
[Adresse 3]
[Adresse 3]
[Localité 4]
Représenté et plaidant par Me Christelle VANDENDRIESSCHE, avocat au barreau d'AMIENS
EN PRÉSENCE DE :
Mme Fanny SIALI, Substitute générale près la Cour d'Appel d'AMIENS.
Après avoir entendu :
- le Conseil du demandeur en ses requête, plaidoirie et observations,
- le Conseil de l'Agent Judiciaire de l'Etat en ses conclusions, plaidoirie et observations,
- Madame la substitute générale en ses conclusions et observations,
- le Conseil du demandeur ayant eu la parole le dernier.
L'affaire a été mise en délibéré conformément à la Loi et renvoyée à l'audience publique du 20 Juin 2024,
A l'audience publique du 20 Juin 2024, Madame la Présidente a rendu la décision suivante :
Mis en examen du chef d'aide à l'entrée, la circulation ou le séjour irrégulier d'un étranger par le juge d'instruction du tribunal judiciaire de Beauvais, M. [I] [O] a été placé en détention provisoire le 25 juin 2021. Il a été remis en liberté le 4 mai 2022 sous contrôle judiciaire et a été relaxé des fins de la poursuite par jugement du tribunal de Beauvais en date du 19 janvier 2023.
Durant cette période d'incarcération ont été mises à exécution plusieurs peines ainsi la durée de détention subie du chef de la procédure d'information ayant abouti au non lieu est de 314 jours.
Par requête en date du 3 juillet 2023, M. [I] [O] sollicite la somme de 57 910,81 euros au titre de perte de salaires, 29 613 euros au titre de perte de chiffres d'affaires, 5 065,42 euros au titre du remboursement de loyers, 19 201,88 euros au titre de frais d'avocat, 2 500 euros au titre des frais d'interprète et 7 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Il expose que le préjudice matériel correspond aux frais engagés par son conseil dans le cadre de la détention provisoire, de sa défense devant la chambre d'instruction et le tribunal.
Il fait valoir aussi qu'il était salarié de la SARL [6] depuis le 1er avril 2020 et n'a pas perçu ses salaires durant la période de 10 mois et 9 jours pour un total de 16 512,44 euros, qu'il était aussi salarié de la SARL [7] depuis le 2 janvier 2021 et n'a pas perçu ses salaires durant la même période pour un total de 41 398,37 euros.
Il expose aussi que ses sociétés ont subi une baisse de leur chiffre d'affaires :
- la SARL [12] qui gère un magasin d'alimentation générale dans laquelle il est gérant associé et qui a été fermé durant son incarcération et qui a subi une perte de 6 132 euros entre les bilans 2020 et 2021,
- la SARL [7] dont il est aussi le gérant ( restaurant) dont il était le seul animateur qui a connu une perte de 11 581 euros entre 2021 et 2022,
- la SARL [6] qui a enregistré des pertes à hauteur de 11 900 euros.
Il fait valoir également que ses soeurs et beau-frère ont réglé à sa place des loyers qu'il doit leur rembourser.
S'agissant du préjudice moral, il expose qu'il s'agit de sa première condamnation, qu'il a été privé des liens avec sa famille et n'a pu assister son père, malade, décédé par la suite, que les conditions d'incarcération ont été très dures.
Par conclusions en date du13 novembre 2023, l'agent judiciaire de l'Etat conclut à l'irrecevabilité à défaut de production du certificat de non appel et subsidiairement demande qu'il soit constaté que la période d'incarcération concernée est de 314 jours pour laquelle le préjudice moral subi sera évalué à 22 700 euros. Il demande à la commission de débouter M. [I] [O] de sa demande formée au titre des pertes de salaires à défaut d'éléments probants suffisants et du caractère excessif du cumul des heures de travail invoquées. Pour ce qui concerne les pertes de chiffres d'affaires des trois sociétés, il expose que les éléments produits ne permettent pas de faire le lien entre celles-ci et l'absence de l'intéressé pour cause d'incarcération et s'interroge sur les conditions dans lesquelles il pouvait cumuler deux emplois salariés et les multiples activités indispensables selon lui pour le fonctionnement des trois salariés. Il s'oppose à la demande de loyers, indiquant que leur charge n'est pas en rapport avec la détention. Il s'oppose aux frais d'interprète, l'intéressé, qui est associé de plusieurs structures, semblant maîtriser la langue française. Il indique qu'il devra être fait droit aux frais de défense justifiés par quatre factures. Enfin, il sollicite la réduction à 800 euros de la demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile.
Par conclusions en date du 22 janvier 2024, la procureure générale a conclu à ce qu'il soit fait droit aux conclusions de l'agent judiciaire de l'Etat.
Le requérant a le 29 février 2024 justifié du certificat de non appel.
L'affaire a été évoquée à l'audience du 16 avril 2024 de la commission d'indemnisation de la détention provisoire.
CECI EXPOSÉ :
A titre liminaire, il convient de constater que les conclusions en réponse de M. [O] ont été envoyées par courriel au greffe de la juridiction de Mme le première présidente le 12 avril 2024 mais n'ont pas été notifiées à l'agent judiciaire de l'Etat et à Mme la procureure générale. N'ayant pas été réceptionnées par le greffe dans le délai d'un mois à compter de la notification des conclusions de l'agent judiciaire de l'Etat faite par lettre recommandée avec avis de réception le 16 novembre 2023 et de celles de Mme le procureure générale faite par lettre recommandée avec avis de réception le 24 janvier 2024, elles seront écartées des débats faute de notification régulière ;
1. Sur la recevabilité :
L'article 149 du code de procédure pénale dispose : ' Sans préjudice de l'application des dispositions des articles L141-2 et L141-3 du code de l'organisation judiciaire, la personne qui a fait l'objet d'une détention provisoire au cours d'une procédure terminée à son égard par une décision de non-lieu, de relaxe ou d'acquittement devenue définitive a droit, à sa demande, à réparation intégrale du préjudice moral et matériel que lui a causé cette détention. Toutefois, aucune réparation n'est due lorsque cette décision a pour seul fondement la reconnaissance de son irresponsabilité au sens de l'article 122-1 du code pénal, une amnistie postérieure à la mise en détention provisoire, ou la prescription de l'action publique intervenue après la libération de la personne, lorsque la personne était dans le même temps détenue pour une autre cause, ou lorsque la personne a fait l'objet d'une détention provisoire pour s'être librement et volontairement accusée ou laissé accuser à tort en vue de faire échapper l'auteur des faits aux poursuites. A la demande de l'intéressé, le préjudice est évalué par expertise contradictoire réalisée dans les conditions des articles 156 et suivants.
Lorsque la décision de non-lieu, de relaxe ou d'acquittement lui est notifiée, la personne est avisée de son droit de demander réparation, ainsi que des dispositions des articles 149-1 à 149-3.'
En application de l'article R 26 du même code, la requête en indemnisation doit être signée du demandeur ou d'un des mandataires mentionnés à l'article R 27, doit contenir le montant de l'indemnité demandée, doit être présenté dans un délai de six mois à compter du jour où la décision de non-lieu, de relaxe ou d'acquittement acquiert un caractère définitif, ce délai ne courant que si, lors de la notification de cette décision, la personne a été avisée de ce droit, ainsi que les dispositions de l'article 149 du code précité.
Il résulte de ces articles qu'une indemnité est accordée, à sa demande, à la personne ayant fait l'objet d'une détention provisoire, au cours d'une procédure terminée à son égard, par une décision de non-lieu, de relaxe ou d'acquittement devenue définitive.
Cette indemnité est allouée en vue de réparer intégralement le préjudice personnel, matériel et moral, en lien de causalité direct et certain avec la privation de liberté.
Le jugement de relaxe est définitif, un certificat de non appel ayant été établi par le greffier du tribunal judiciaire le 21 novembre 2023.
La requête formée par courrier recommandé avec accusé réception enregistrée au greffe de la cour d'appel d'Amiens le 4 juillet 2023par M. [O] est donc recevable.
2. Sur l'indemnisation du préjudice matériel :
S'il est constant que le coût correspondant aux frais de défense engagés dans le cadre de la détention provisoire constitue un préjudice matériel susceptible d'être indemnisé, seules les prestations qui sont en lien direct et exclusif avec le contentieux de la liberté peuvent être prises en compte.
Par ailleurs en application de l'article 12 du décret n° 2205-790 du 12 juillet 2005,un décompte détaillé d'honoraires doit être délivré par l'avocat à la demande de son client.
Les factures versées au débat attestant de ces honoraires, il convient donc d'allouer à M. [I] [O] la somme de 19 201,88 euros au titre du préjudice matériel.
Il n'est produit en revanche aucune facture relative à des frais d'interprète, si bien que cette demande sera rejetée.
Le fait de devoir assumer la charge des loyers afférents à un logement qu'il a conservé durant la période d'incarcération ne constitue pas un préjudice en lien avec la détention provisoire, si bien que la demande formée de ce chef sera rejetée.
Sont réparables par principe la perte de salaires mais aussi celle des revenus tirés de l'exploitation d'une ou plusieurs sociétés, à condition toutefois que les préjudices soient démontrés et qu'il existe un lien certain entre ces pertes et l'incarcération.
Les affirmations de l'intéressé au terme desquelles il cumule deux contrats de travail à temps complet au sein des sociétés [6], magasin dont l'établissement principal est à [Localité 8] dans le département de la Seine-Maritime (bulletins de salaire) et [7], restaurant qu'il gère seul à [Localité 9] dans le [Localité 9] (bulletins de salaire), s'occupe de la SARL [12] qui gère un magasin d'alimentation générale à [Localité 11] dans l'Oise, alors qu'il est seulement gérant associé, et qui a dû fermer durant son incarcération, apparaissent peu vraisemblables sur ses véritables activités, notamment en raison des temps cumulés nécessaires et de l'éloignement des différentes sociétés.
Il ressort aussi des statuts de la société [7] qu'il a deux autres associés, MM. [M] [T] et [Y] [G].
Ainsi, il n'est pas démontré que les pertes de chiffres d'affaires des sociétés ont un lien direct avec l'incarcération, si bien que les demandes seront rejetées de ces chefs.
Pour ce qui a trait aux pertes de salaires, l'invraisemblance démontrée ci-dessus justifie que les demandes soient également rejetées.
3. Sur l'indemnisation de son préjudice moral :
Le préjudice moral au sens de l'article 149 du code de procédure pénale résulte du choc carcéral ressenti, au regard des éléments relatifs à sa personnalité et à son mode de vie, par une personne injustement privée de liberté, ce choc carcéral correspondant à l'émotion violente et inattendue provoquée par la perturbation physique et psychique éprouvée par une personne écrouée dans un établissement pénitentiaire.
Ce préjudice peut en outre être aggravé, notamment par une séparation familiale et des conditions d'incarcération particulièrement difficiles en raison de la fragilité de l'intéressé et peut être minoré lorsque le l'intéressé avait déjà connu la prison auparavant.
Néanmoins le choc psychologique enduré en raison de l'importance de la peine encourue pour un crime dont elle se savait innocente n'est pas amoindri par des incarcérations antérieures à l'occasion de procédures correctionnelles.
Aucun élément n'est produit sur la situation alléguée de son père.
En revanche, M. [I] [O] a connu sa première incarcération. Le choc carcéral, l'éloignement d'avec ses proches et la durée de 314 jours de privation de liberté subie justifient qu'il lui soit alloué 22 700 euros en réparation du préjudice moral subi au titre de cette détention.
4. Sur la demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile :
L'équité justifie l'application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile à hauteur de la somme de 1 000 euros.
PAR CES MOTIFS :
Statuant publiquement par décision susceptible de recours devant la commission nationale de réparation des détentions,
Déclare la requête de M. [I] [O] recevable,
Alloue à M. [I] [O] les sommes de :
- 22 700 euros en réparation de son préjudice moral,
- 19 201,88 euros euros en réparation de son préjudice matériel,
- 1 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
Rejette les autres demandes ;
Rappelle que la présente décision est assortie, de plein droit de l'exécution provisoire,
Laisse les dépens à la charge du Trésor public.
FAIT ET PRONONCE à l'audience publique tenue par Madame Graziella HAUDUIN, Présidente désignée par ordonnance de Madame la Première Présidente de la Cour d'Appel d'Amiens en date du 21 décembre 2023, siégeant au Palais de Justice de ladite ville, le 20 Juin 2024, assistée de Madame Marie-Estelle CHAPON, Greffière.
La Greffière, La Présidente,