ARRET
N°
[N]
C/
S.A.S. MANUFACTURE ABBEVILLOISE
copie exécutoire
le 24/5/2023
à
Me BIBARD
Me ARTINAN
EG/IL/SF
COUR D'APPEL D'AMIENS
5EME CHAMBRE PRUD'HOMALE
ARRET DU 24 MAI 2023
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N° RG 22/01690 - N° Portalis DBV4-V-B7G-IM6E
JUGEMENT DU CONSEIL DE PRUD'HOMMES - FORMATION PARITAIRE D'ABBEVILLE DU 08 MARS 2022 (référence dossier N° RG F20/00078)
PARTIES EN CAUSE :
APPELANTE
Madame [Z] [N] épouse [J]
née le 09 Avril 1973 à [Localité 2]
de nationalité Française
[Adresse 1]
[Adresse 1]
représentée et concluant par Me Pascal BIBARD de la SELARL CABINETS BIBARD AVOCATS, avocat au barreau d'AMIENS substituée par Me François DORY, avocat au barreau D'AMIENS
ET :
INTIMEE
S.A.S. MANUFACTURE ABBEVILLOISE agissant poursuites et diligences de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège
[Adresse 3]
[Adresse 3]
représentée, concluant et plaidant par Me Marc ARTINIAN de la SELASU MAPG Avocats, avocat au barreau de PARIS, substitué par Me Marina LE BIHAN, avocat au barreau de PARIS
représentée par Me Hélène CAMIER de la SELARL LEXAVOUE AMIENS-DOUAI, avocat au barreau d'AMIENS substituée par Me Alexis DAVID, avocat au barreau D'AMIENS, avocat postulant
DEBATS :
A l'audience publique du 29 mars 2023, devant Mme Eva GIUDICELLI, siégeant en vertu des articles 786 et 945-1 du code de procédure civile et sans opposition des parties, ont été entendus :
- Mme [S] [I] en son rapport,
- l'avocat en ses conclusions et plaidoirie.
Mme [S] [I] indique que l'arrêt sera prononcé le 24 mai 2023 par mise à disposition au greffe de la copie, dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
GREFFIERE LORS DES DEBATS : Mme Isabelle LEROY
COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DELIBERE :
Mme [S] [I] en a rendu compte à la formation de la 5ème chambre sociale, composée de :
Mme Laurence de SURIREY, présidente de chambre,
Mme Caroline PACHTER-WALD, présidente de chambre,
Mme Eva GIUDICELLI, conseillère,
qui en a délibéré conformément à la Loi.
PRONONCE PAR MISE A DISPOSITION :
Le 24 mai 2023, l'arrêt a été rendu par mise à disposition au greffe et la minute a été signée par Mme Laurence de SURIREY, Présidente de Chambre et Mme Isabelle LEROY, Greffière.
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DECISION :
Mme [N] épouse [J], née le 9 avril 1973, a été embauchée par la société La manufacture abbevillloise (la société ou l'employeur) par contrats à durée déterminée successifs du 21 janvier au 23 octobre 2014, puis en contrat à durée indéterminée en qualité de mécanicienne.
Son contrat est régi par la convention collective nationale des industries de la maroquinerie, articles de voyage, chasse-sellerie, gainerie, bracelets en cuir.
La société emploie plus de 10 salariés.
Mme [J] a été placée en arrêt-maladie du 9 mai au 15 décembre 2019 et a fait l'objet d'un avertissement le 13 mai 2019.
Le 16 décembre 2019, un avis d'inaptitude avec dispense de reclassement a été rendu par le médecin du travail.
Par courrier du 16 décembre 2019, elle a été convoquée à un entretien préalable à un éventuel licenciement, fixé au 7 janvier 2020.
Par courrier du 10 janvier 2020, elle a été licenciée pour inaptitude et impossibilité de reclassement.
S'estimant victime de harcèlement moral, Mme [J] a saisi le conseil de prud'hommes d'Abbeville le 12 novembre 2020.
Par jugement du 8 mars 2022, le conseil de prud'hommes a :
- dit et jugé que l'avertissement prononcé le 13 mai 2019 à l'encontre de Mme [J] était nul,
- dit et jugé que le licenciement de Mme [J] reposait sur une cause réelle et sérieuse,
- condamné la société La manufacture abbevilloise à verser à Mme [J] la somme de 1 500 euros net au titre de réparation du préjudice subi,
- débouté Mme [J] de l'ensemble de ses demandes,
- débouté la société La manufacture abbevilloise de sa demande reconventionnelle,
- dit que chaque partie conservait la charge de ses propres dépens.
Par conclusions remises le 2 févriers 2023, Mme [J], régulièrement appelante de ce jugement, demande à la cour de :
- la déclarer recevable et bien fondée en son appel ;
- infirmer le jugement rendu le 8 mars 2022, en ce qu'il :
- a dit et jugé que son licenciement reposait sur une cause réelle et sérieuse,
- a condamné la société La manufacture abbevilloise à lui verser 1 500 euros net à titre de réparation du préjudice subi,
- l'a déboutée de l'ensemble de ses demandes,
- a dit que chaque partie conservait la charge de ses propres dépens,
- réformer la décision querellée et statuant à nouveau :
- lui allouer la somme de 3 000 euros en réparation du préjudice subi au titre de l'article 1240 du code civil ;
- débouter la société La manufacture abbevilloise de l'ensemble de ses demandes ;
A titre principal,
- requalifier son licenciement en licenciement nul ;
- condamner la société La manufacture abbevilloise à lui régler les sommes suivantes :
- dommages et intérêts, 20 244 euros ;
- indemnité de préavis, 3 374 euros ;
- congés payés sur l'indemnité de préavis, 337,40 euros ;
A titre subsidiaire,
- ordonner un transport sur place pour appréhender les conditions de travail des salariées et auditionner les salariées sur les brimades et le management toxique de Mme [W] ;
En tout état de cause,
condamner la société La manufacture abbevilloise à lui verser 3 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens.
Par conclusions remises le 23 novembre 2022, la société La manufacture abbevilloise demande à la cour de :
- infirmer le jugement du 8 mars 2022 en ce qu'il :
- a dit et jugé que l'avertissement prononcé le 13 mars 2019 à l'encontre de Mme [J] était nul,
- l'a condamnée à verser à Mme [J] la somme de 1 500 euros net au titre de la réparation du préjudice subi,
- l'a déboutée de sa demande reconventionnelle,
- a dit qu'elle conservait la charge de ses propres dépens,
Statuant à nouveau,
- débouter Mme [J] de l'intégralité de ses demandes,
- condamner Mme [J] à lui verser la somme de 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile en première instance,
- condamner Mme [J] aux entiers dépens de première instance,
- confirmer le jugement pour le surplus,
En tout état de cause,
- condamner Mme [J] à lui verser la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel,
- condamner Mme [J] aux entiers dépens d'appel.
Il est renvoyé aux conclusions des parties pour le détail de leur argumentation.
EXPOSE DES MOTIFS
1/ Sur le bien fondé de l'avertissement
L'employeur soutient que les griefs retenus ont été notifiés à la salariée par écrit dans des termes précis, et que cette dernière, qui ne les a pas contestés dans son courrier du 20 juin 2019, ne les conteste toujours pas.
Mme [J] souligne qu'elle a fait l'objet, alors qu'elle revenait d'arrêt-maladie, d'un entretien informel particulièrement brutal le 7 mai 2019 avant que l'avertissement ne lui soit notifié dans des termes imprécis le 13 mai suivant, entretien dont le contenu était totalement mensonger et qui visait à la convaincre de démissionner.
L'article L.1331-1 du code du travail dispose que constitue une sanction toute mesure, autre que les observations verbales, prise par l'employeur à la suite d'un agissement du salarié considéré par l'employeur comme fautif, que cette mesure soit de nature à affecter immédiatement ou non la présence du salarié dans l'entreprise, sa fonction, sa carrière ou sa rémunération.
L'article L.1333-1 du même code dispose qu'en cas de litige, le conseil de prud'hommes apprécie la régularité de la procédure suivie et si les faits reprochés au salarié sont de nature à justifier une sanction. L'employeur fournit au conseil de prud'hommes les éléments retenus pour prendre la sanction. Au vu de ces éléments et de ceux qui sont fournis par le salarié à l'appui de ses allégations, le conseil de prud'hommes forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles. Si un doute subsiste, il profite au salarié.
En l'espèce, l'employeur a notifié un avertissement à la salariée dans les termes suivants :
«Le 26 mars dernier, alors que vous veniez de réaliser une opération de piqûre sur la pièce d'une artisan de table, vous avez fait une erreur importante à savoir que vous avez pincé la ganse et le jonc.
L'entreprise sait et tolère que chacun de ses collaborateurs fassent des erreurs, dans une certaine limite bien évidemment puisqu'un professionnalisme important est évidemment requis dans chacune des fonctions de l'entreprise. Cependant, votre attitude à l'égard de l'artisan en question a été tout à fait déplacée: en effet, vous lui avez « ri au nez » lorsque cette dernière vous a indiqué que suite à votre erreur, elle devait démonter sa pièce, ce qui représente une quantité de travail non négligeable.
Cette attitude irrespectueuse n'est pas tolérable dans l'entreprise.
Or, il ne s'agit pas là d'un incident isolé. Vous adoptez une attitude similaire à l'égard d'autres artisans de table mais également de votre manager [D] [W].
Par ailleurs, il manque parfois d'activité à la piqûre. Aussi, d'un commun accord rappelons-le, vous renforcez le service bijouterie afin d'aider vos collègues dans diverses tâches. A cette occasion, le jeudi 25 avril, la référente bijouterie vous a confié une tâche, à savoir - gratter - les morceaux de cuir. Cela consiste précisément à enlever le marquage, effacer la marque du client sur des morceaux de cuir réutilisés en interne. C'est une tâche qu'elle vous avait déjà confié quelques temps plus tôt. Or. il s'est avéré par la suite que vous avez pris l'initiative de couper l'ensemble des morceaux qui se trouvaient dans la caisse de travail. Encore une fois, l'entreprise ne reproche pas d'avoir fait une erreur mais quand la référente bijouterie vous a demandé pourquoi vous aviez fait cela, vous avez de nouveau adopté une attitude désinvolte, minimisant votre erreur.
Cette attitude inappropriée à l'égard de vos collaborateurs constitue une infraction à la politique de l'entreprise et plus particulièrement à son règlement intérieur qui stipule en son Chapitre III, Article 14 que «Chaque salarié doit respecter les règles élémentaires de savoir-vivre et de savoir-être en collectivité».
Nous sommes donc amenés ici à vous notifier un avertissement qui sera versé à votre dossier personnel.
Si de tels incidents se renouvelaient. principalement en termes d' attitude mais également sur des problèmes réitérés en termes de travail, rendu, nous pourrions être amenés à prendre une sanction plus grave. Nous souhaitons donc vivement que vous fassiez le nécessaire pour un redressement rapide et durable.»
Il ressort de ce courrier que l'employeur a sanctionné la salariée non pour avoir commis des erreurs dans son travail mais pour avoir réagi de façon inappropriée lorsque ces erreurs étaient pointées.
Or, Mme [J] nie la réalité de ce grief dans sa lettre de contestation de l'avertissement du 20 juin 2019 en précisant «je n'ai jamais eu d'attitude déplacée, comportement ironique ou manque de respect à l'égard de mes collègues ou envers la hiérarchie depuis 2014, date d'entrée au sein de l'entreprise», et maintient en appel sa demande d'annulation de l'avertissement en soulignant le caractère mensonger du contenu de l'entretien informel ayant précédé cette sanction.
Face à ces dénégations constantes et en l'absence de toute autre élément que les affirmations de l'employeur, un doute subsiste quant à la matérialité des faits reprochés, doute qui doit profiter à la salariée.
Il convient donc de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a annulé l'avertissement notifié le 13 mai 2019 et a justement apprécié le préjudice de la salariée en lui allouant 1 500 euros de dommages et intérêts.
2/ Sur la nullité du licenciement
Aux termes de l'article L. 1152-1 du code du travail, aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.
Selon l'article L. 1154-1 du même code, dans sa version applicable à la cause, lorsque survient un litige relatif à l'application des articles L. 1152-1 à L. 1152-3 et L.1153-1 à L. 1153-4, le candidat à un emploi, à un stage ou à une période de formation en entreprise ou le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l'existence d'un harcèlement. Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.
Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles.
Il résulte de ces dispositions que, pour se prononcer sur l'existence d'un harcèlement moral, il appartient au juge d'examiner l'ensemble des éléments invoqués par le salarié, en prenant en compte les documents médicaux éventuellement produits, et d'apprécier si les faits matériellement établis, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l'existence d'un harcèlement moral au sens de l'article L. 1152-1 du code du travail ; que, dans l'affirmative, il revient au juge d'apprécier si l'employeur prouve que les agissements invoqués ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement et que, sous réserve d'exercer son office dans les conditions qui précèdent, le juge apprécie souverainement si le salarié établit des faits qui permettent de présumer l'existence d'un harcèlement et si l'employeur prouve que les agissements invoqués sont étrangers à tout harcèlement.
En l'espèce, Mme [J] fait valoir qu'elle a été victime de brimades de la part de sa tutrice et supérieure, Mme [W], et qu'à la suite d'un entretien d'avril 2018 sollicité auprès de sa hiérarchie pour signaler ces difficultés, les brimades ont redoublé sans que l'employeur réagisse, ce qui a provoqué une dégradation de son état de santé justifiant de nombreux arrêts-maladie successifs et conduisant à son licenciement pour inaptitude.
Elle verse aux débats :
- un courrier de l'employeur du 9 avril 2018 faisant suite à l'entretien du 4 avril 2018,
- des arrêts de travail du 4 au 13 avril 2018 pour anxiété généralisée, du 26 septembre au 4 novembre 2018 pour trouble anxieux réactionnel,
- des arrêts de travail du 9 mai au 15 décembre 2019 pour syndrome dépressif,
- un courrier du médecin conseil au médecin du travail du 15 novembre 2019 afin de connaître son avis sur sa capacité à reprendre le travail,
- un document non daté sur papier à entête de la direction de la santé au travail relatif à un rendez-vous avec un psychologue du travail dans le cadre d'une visite de pré-reprise, et à un rendez-vous avec un psychiatre ou un psychologue du CMP,
- un courrier de l'employeur du 13 mai 2019 lui notifiant un avertissement,
- un courrier de contestation de son avertissement du 20 juin 2019 faisant état d'une situation de harcèlement déjà signalée ayant provoqué ses arrêts-maladie,
- un courrier de l'employeur du 24 juillet 2019 en réponse à la contestation de son avertissement faisant état d'une attitude déplacée et d'un manque de respect à l'égard de ses collègues.
L'employeur avance que la salariée ne présente aucun élément de fait laissant supposer l'existence d'un harcèlement moral à défaut d'établir la réalité des brimades qu'elle invoque, et affirme n'avoir été informé que d'un différend entre Mme [J] et Mme [W] survenu le 4 avril 2018 à la suite duquel il a pris des mesures d'apaisement en plaçant Mme [J] en binôme avec une autre mécanicienne plus expérimenté et en lui proposant un changement de poste.
Il ajoute que le lien de causalité entre le syndrome dépressif de la salariée et un harcèlement moral n'est pas plus établi, et précise qu'en tant qu'employeur, il recevait des arrêts-maladie dépourvus d'indication quant au motif de l'arrêt.
S'il ressort du courrier adressé par l'employeur à Mme [J] le 9 avril 2018 que cette dernière a émis le souhait de changer de tutrice lors de l'entretien du 4 avril 2018 et que l'employeur a indiqué réfléchir à la mettre en binôme avec une mécanicienne plus expérimentée ou à lui proposer un changement de poste, ce qui confirme l'existence d'une difficulté entre la salariée et sa tutrice, aucune pièce probante ne permet d'établir la nature de cette difficulté et sa persistance, les brimades qu'elle invoque n'étant décrites que par elle-même dans un courrier qu'elle a adressé à son employeur le 20 juin 2019 pour contester l'avertissement qui lui avait été notifié le 13 mai 2019.
La matérialité des faits de harcèlement moral allégués n'étant pas établie, la nullité du licenciement pour inaptitude fondée sur l'existence d'un harcèlement moral ayant conduit à cette inaptitude ne peut être constatée, sans qu'il apparaisse nécessaire d'organiser une mesure d'instruction.
Le jugement entrepris est donc confirmé de ce chef.
3/ Sur les demandes accessoires
L'employeur succombant partiellement, il convient de le condamner aux dépens de première instance par infirmation du jugement entrepris, ainsi qu'aux dépens d'appel.
En revanche, chaque partie succombant à son tour, l'équité commande de laisser à chacune la charge des frais irrépétibles engagés tant en première instance, par confirmation du jugement entrepris, qu'en appel.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant par arrêt contradictoire,
confirme le jugement du 8 mars 2022 en ses dispositions soumises à la cour, sauf en ce qu'il a laissé à chaque partie la charge de ses dépens,
statuant à nouveau et y ajoutant,
déboute les parties de leurs demandes fondées sur les dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
condamne la société La manufacture abbevilloise aux dépens de première instance et d'appel.
LA GREFFIERE, LA PRESIDENTE.