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12/12/2022 | FRANCE | N°21/03447

France | France, Cour d'appel d'Amiens, 2eme protection sociale, 12 décembre 2022, 21/03447


ARRET

N° 1066





S.A.S.U. [5]





C/



[E]

CPAM DE [Localité 6]













COUR D'APPEL D'AMIENS



2EME PROTECTION SOCIALE





ARRET DU 12 DECEMBRE 2022



*************************************************************



N° RG 21/03447 - N° Portalis DBV4-V-B7F-IE22 - N° registre 1ère instance : 19/02019



JUGEMENT DU TRIBUNAL JUDICIAIRE DE LILLE EN DATE DU 10 juin 2021





PARTIES EN CAUSE

:





APPELANTE





S.A.S.U. [5] Prise en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège

[Adresse 2]

[Adresse 2]





Représentée et plaidant par Me ANQUEZ, avocat au barreau de PARIS et ayant pour avocat ...

ARRET

N° 1066

S.A.S.U. [5]

C/

[E]

CPAM DE [Localité 6]

COUR D'APPEL D'AMIENS

2EME PROTECTION SOCIALE

ARRET DU 12 DECEMBRE 2022

*************************************************************

N° RG 21/03447 - N° Portalis DBV4-V-B7F-IE22 - N° registre 1ère instance : 19/02019

JUGEMENT DU TRIBUNAL JUDICIAIRE DE LILLE EN DATE DU 10 juin 2021

PARTIES EN CAUSE :

APPELANTE

S.A.S.U. [5] Prise en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège

[Adresse 2]

[Adresse 2]

Représentée et plaidant par Me ANQUEZ, avocat au barreau de PARIS et ayant pour avocat postulant Me Jérôme LE ROY de la SELARL LEXAVOUE AMIENS-DOUAI, avocat au barreau d'AMIENS, vestiaire : 101

ET :

INTIMES

Monsieur [J] [E]

[Adresse 3]

[Adresse 3]

Représenté et plaidant par Me David BROUWER de la SCP MOUGEL - BROUWER - HAUDIQUET, avocat au barreau de DUNKERQUE

CPAM DE [Localité 6] Prise en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège

[Adresse 1]

[Adresse 1]

Représentée et plaidant par Mme [G] [S] dûment mandatée

DEBATS :

A l'audience publique du 05 Septembre 2022 devant Mme Véronique CORNILLE, conseiller, siégeant seul, sans opposition des avocats, en vertu des articles 786 et 945-1 du Code de procédure civile qui a avisé les parties à l'issue des débats que l'arrêt sera prononcé par sa mise à disposition au greffe le 12 Décembre 2022.

GREFFIER LORS DES DEBATS :

Mme Marie-Estelle CHAPON

COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DELIBERE :

Mme Véronique CORNILLE en a rendu compte à la Cour composée en outre de:

Mme Jocelyne RUBANTEL, Président,

Mme Chantal MANTION, Président,

et Mme Véronique CORNILLE, Conseiller,

qui en ont délibéré conformément à la loi.

PRONONCE :

Le 12 Décembre 2022, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au 2e alinéa de l'article 450 du code de procédure civile, Mme Jocelyne RUBANTEL, Président a signé la minute avec Mme Blanche THARAUD, Greffier.

*

* *

DECISION

M. [J] [E], salarié de la société [5], a, le 16 septembre 2014, été victime d'un accident du travail sur le site de la société [7] dans les circonstances suivantes : "Notre salarié était en train de souder une cornière sur la structure d'une cuve lorsque la cuve a explosé projetant notre salarié en l'air ; il est retombé sur le dos".

L'accident a fait l'objet d'une prise en charge au titre de législation professionnelle par la caisse primaire d'assurance maladie des [Localité 6] (ci-après la CPAM) le 25 septembre 2014.

La consolidation de l'état de santé de M. [J] [E] a été fixée au 1er août 2019 avec un taux d'incapacité permanente de 25%.

Parallèlement à la requête de M. [J] [E] en faute inexcusable, une instance pénale a été engagée.

Par jugement du tribunal correctionnel de Dunkerque en date du 20 décembre 2017, les sociétés [7] et [5] ont été déclarées coupables des chefs de blessures involontaires et de trois infractions à la réglementation sur l'hygiène et la sécurité des travailleurs (exécution de travaux par entreprise extérieure sans plan de prévention des risques préalable conforme et sans inspection commune préalable, et emploi de travailleur à une activité comportant un risque d'exposition à des agents chimiques dangereux sans respect des règles de prévention).

Par arrêt du 11 juin 2019, la cour d'appel de Douai a relaxé la société [5] du chef du défaut d'inspection préalable commune et confirmé le jugement pour le surplus.

Sur pourvoi de la société [5], par un arrêt du 13 octobre 2020, la chambre criminelle de la Cour de Cassation a cassé et annulé l'arrêt de la cour d'appel de Douai, mais en ses seules dispositions relatives à la déclaration de culpabilité de la société [5] et aux peines prononcées des chefs de blessures involontaires, de défaut d'analyse des risques induits par la présence de produits chimiques dangereux. Elle a renvoyé l'affaire devant la cour d'appel de Douai autrement composée.

Statuant sur la demande de reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur, le tribunal judiciaire de Lille, pôle social, a, par jugement du 10 juin 2021 :

- débouté la société [5] de sa demande de sursis à statuer,

- dit que l'accident du travail de M. [E] en date du 16 septembre 2014 est imputable à la faute inexcusable de la société [5],

- fixé au maximum la majoration de la rente versée à M. [E],

- dit que l'avance en sera faite par la CPAM, la société [5] devant ensuite rembourser à la CPAM la majoration dans la limite du taux qui sera retenu à l'égard de la société [5] par le tribunal dans le cadre de l'instance parallèle en contestation du taux d'incapacité,

- dit que la CPAM fera l'avance des réparations dues à la victime pour le compte de l'employeur auteur de la faute inexcusable lorsqu'elles seront fixées et qu'en application de l'article L. 452-3 du code de la sécurité sociale, la société [5] sera tenue de garantir les conséquences financières de sa faute inexcusable,

- ordonné avant dire droit sur les demandes d'indemnisation des préjudices de M. [E], une expertise médicale judiciaire,

- commis pour y procéder le docteur [T] [V] (...) avec mission de convoquer les parties et d'évaluer le (les) :- déficit fonctionnel temporaire :

indiquer les périodes pendant lesquelles la victime a été, du fait de son déficit fonctionnel temporaire, dans l'incapacité fonctionnelle totale ou partielle de poursuivre ses activités personnelles habituelles, préciser la durée des périodes d'incapacité totale ou partielle et le taux ou la classe (de 1à 4) de celle-ci,

- préjudice de tierce personne :

dire si avant consolidation il y a eu nécessité de recourir à l'assistance d'une tierce personne et si oui s'il s'est agi d'une assistance constante ou occasionnelle d'une tierce personne (étrangère ou non à la famille) ou si ,elle a été nécessaire pour effectuer les démarches et plus généralement pour accomplir les actes de la vie quotidienne en indiquant la nature et la durée quotidienne,

- souffrances endurées :

décrire les souffrances physiques, psychiques et/ou morales découlant des blessures subies avant consolidation et les évaluer dans une échelle de 1 à 7 ; en cas de souffrances morales spécifiques, l'expert pourra procéder à une évaluation séparée des souffrances morales et physiques ;

préciser la quantification du poste à la date de consolidation (la quantification première étant constituée d'une moyenne sur l'intégralité de la période ante consolidation),

- préjudice esthétique :

donner un avis sur l'existence, la nature et l'importance du préjudice esthétique, en distinguant éventuellement 1e préjudice temporaire et le préjudice définitif. Évaluer distinctement dans une échelle de 1 à 7 1es préjudices temporaire et définitif,

- préjudice d'agrément :

donner tous éléments médicaux permettant d'apprécier la réalité et l'étendue du préjudice d'agrément résultant de l'impossibilité pour la victime, du fait des séquelles, de pratiquer régulièrement une ou plusieurs activités spécifiques sportives ou de loisirs, antérieures à la maladie ou à l'accident,

- préjudice sexuel :

dire s'il existe un préjudice sexuel, le décrire en précisant s'il recouvre l'un ou plusieurs aspects pouvant être altérés séparément ou cumulativement, partiellement ou totalement : la morphologie, l'acte sexuel (libido, impuissance ou frigidité) et la fertilité (fonction de reproduction),

- frais d'aménagement :

donner sn avis sur la nature des aménagements nécessaires tant d'un véhicule automobile que de son domicile,

- faire toutes observations utiles,

- établir un récapitulatif de l'ensemble des postes énumérés dans la mission,

- rappelé que l'évaluation d'une éventuelle perte de chance de promotion professionnelle ne relève pas de la nature médicale de l'expertise ordonnée,

- dit que dans le cadre de sa mission, l'expert désigné pourra s'entourer, à sa demande, d'un à cinq sapiteurs de son choix,

- dit que l'expert devra donner connaissance de ses premières conclusions aux parties et répondre à toutes observations écrites de leur part dans le délai qui leur aura été imparti avant d'établir son rapport définitif,

- dit que le suivi de la mesure d'instruction et les décisions sur les éventuels incidents seront assurés par le magistrat ayant ordonné la mesure,

- dit que l'expert devra adresser son rapport en quatre exemplaires au greffe du pôle social du tribunal judiciaire de Lille,

- dit que le rapport d'expertise dès réception sera adressé aux parties par le greffe du pôle social du tribunal judiciaire de Lille par lettre simple,

- dit que les frais d'expertise seront avancés par la caisse primaire d'assurance maladie qui pourra en récupérer le montant auprès de la société [5] au titre des dépens,

- sursoit à statuer sur la liquidation des préjudices dans l'attente du rapport d'expertise,

- condamne la société [5] aux entiers dépens de l'instance,

- condamne la société [5] à payer à M. [E] la somme de 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile..

La société [5] a, le 30 juin 2021, interjeté appel de cette décision.

Les parties ont été convoquées à l'audience du 5 septembre 2022.

Par conclusions réceptionnées par le greffe le 23 mai 2022 soutenues oralement, la société [5] demande à la cour de :

- la déclarer bien fondée en son appel,

- réformer le jugement en toutes ses dispositions,

A titre principal,

- constater l'absence de faute inexcusable imputable à son égard,

- débouter M. [E] de toutes ses demandes, fins et conclusions,

A titre infiniment subsidiaire et avant dire droit,

- ordonner la mesure d'expertise complémentaire suivante :

- dans le respect des textes en vigueur, informer par courrier M. [E], de la date de l'examen médical auquel il devra se présenter,

- recueillir les renseignements nécessaires sur l'identité de M. [E] et sa situation, les conditions de son activité professionnelle, son niveau scolaire, son statut et/ou sa formation, son mode de vie antérieur à l'accident et sa situation actuelle,

- à partir des déclarations de M. [E] des documents médicaux fournis, décrire en détail les lésions initiales, les modalités de traitement, en précisant les durées exactes d'hospitalisation et pour chaque période d'hospitalisation le nom de l'établissement, les services concernés et la nature des soins,

- procéder à l'examen clinique détaillé de M. [E] et recueillir ses doléances,

- décrire les lésions dont se prétend victime M. [E],

- analyser dans une discussion précise et synthétique l'imputabilité à l'accident des lésions initiales, de leur évolution et des séquelles,

- indiquer les périodes pendant lesquelles M. [E] a été, du fait de son déficit fonctionnel temporaire, dans l'incapacité totale ou partielle de poursuivre ses activités personnelles habituelles et en cas d'incapacité partielle, d'en préciser le taux et la durée,

- fournir tous éléments permettant d'apprécier, en les chiffrant sur une échelle de 0 à 7, les souffrances physiques et morales endurées des suites de l'accident ainsi que les préjudices esthétiques,

- fournir tous éléments permettant d'estimer le préjudice d'agrément lorsque la victime fait état d'une répercussion dans l'exercice de ses activités spécifiques sportives ou de loisirs effectivement pratiquées antérieurement à l'accident, émettre un avis motivé en discutant son imputabilité à l'accident, aux lésions et aux séquelles retenues,

-se prononcer sur son caractère direct incertain et son aspect définitif,

En tout état de cause,

- statuer ce que de droit sur les dépens.

La société [5] précise oralement qu'elle ne maintient pas la demande de sursis à statuer qu'elle avait formulée en première instance dans l'attente de la décision du tribunal judiciaire de Lille, pôle social, saisi de la contestation du taux d'incapacité de 25%. Elle indique que le renvoi après cassation de l'instance pénale est fixé au mois de décembre 2022.

Sur la faute inexcusable, elle fait essentiellement valoir que les causes de l'accident sont indéterminées et qu'elle ne pouvait avoir conscience du danger concernant le contenu de la 5ème cuve en l'absence d'information préalable de la société cliente [4] désormais dénommée [7]. Elle rappelle que les 4 autres cuves n'ont pas explosé et que la société cliente n'avait pas signalé de danger chimique ou atmosphérique dans la zone dite P2 où se situaient les cuves.

Elle reproche au tribunal de se fonder sur deux motifs de la décision pénale non définitive sans prendre en considération l'ensemble de la motivation.

Elle soutient avoir respecté son obligation de sécurité :

- évaluation et prévention des risques (évaluation des risques pour les travaux en qualité de soudeur en atmosphère explosive et en confinement dans le document unique d'évaluation des risques),

- information et formation de M. [E] sur les risques pour sa santé et sa sécurité, lequel bénéficiait d'une expérience professionnelle solide (chef d'équipe bénéficiant de la qualification professionnelle N3P2, du CACES PEMP catégorie 1B-3B, certificat de compétence pour la réalisation et la maintenance des installations électriques, action de formation en recyclage ANFAS sensibilisation sécurité des entreprises extérieures niveau 2),

- respect des règles relatives aux travaux dans un établissement par une entreprise extérieure (articles R. 4512-2 et R. 4512-5 du code du travail) (inspection commune de l'analyse des risques le 29 août 2014 et plan de prévention exhaustif portant sur la période du 29 août 2014 au 29 août 2015, arrêt de l'exploitation au cours de l'été 2014), étant observé qu'à aucun moment, lors de l'inspection commune ou de la rédaction du plan de prévention, la société cliente n'a signalé un quelconque danger chimique ou atmosphérique dans la zone dite P2 où se situaient les cuves, de sorte qu'à la lecture du plan du site intégré au plan de prévention, la zone P2 n'est pas identifiée comme une zone représentant un danger,

- respect des règles liées aux équipements de travail (cf audition de M. [E] devant les gendarmes).

S'agissant de la réparation des préjudices, elle observe que M. [E] ne peut se prévaloir des mêmes chefs de demandes à l'encontre de la société [7] dans le cadre de la procédure pénale sur intérêts civils que ceux qu'il invoque à son encontre dans le cadre de la présente instance ; que par jugement du 7 novembre 2019, le tribunal judiciaire de Dunkerque a fixé la créance provisionnelle de M. [E] à valoir sur l'indemnisation définitive de ses préjudices consécutifs à l'accident du 16 septembre 2014 à la somme de 25 000 euros.

Par conclusions réceptionnées le 19 août 2022, M. [E] demande à la cour de :

- confirmer le jugement,

Par conséquent,

- dire et juger que l'accident du travail dont il a été victime est la conséquence de la faute inexcusable de la société [5],

- fixer au maximum la majoration de la rente prévue par la loi,

- faire usage de son pouvoir d'évocation,

- fixer comme suit l'indemnisation de son préjudice extrapatrimonial :

- 13'119 euros au titre du déficit fonctionnel temporaire,

- 28'242 euros au titre du préjudice de tierce personne,

- 40'000 euros au titre du pretium doloris,

- 5 000 euros au titre du préjudice esthétique temporaire,

- 20'000 euros au titre du préjudice esthétique permanent,

- 10'000 euros au titre du préjudice d'agrément,

- 10'000 euros au titre du préjudice sexuel,

- 15'000 euros au titre des frais de logement et de véhicules adaptés,

- dire que la réparation de ses préjudices sera avancée par la CPAM des [Localité 6] qui exercera son recours à l'encontre des défendeurs, solidairement tenu à son égard,

- condamner la société [5] à lui payer la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens.

M. [E] soutient en substance que les causes de l'accident sont parfaitement déterminées même si l'opération chimique à l'origine de l'explosion ne peut faire l'objet que d'une hypothèse ; que la société [5] avait nécessairement conscience du danger encouru par un salarié mis à disposition d'un établissement extérieur, dont l'activité requiert le recours à des substances chimiques, et qu'elle n'a pas pris les mesures pour remédier à ce danger.

Elle développe que c'est à juste titre que le tribunal indique que la conscience du danger s'induit de ce que la Cour de Cassation approuve la cour d'appel d'avoir considéré que la société [5] n'a pas respecté les dispositions de l'article R. 4512-6 du code du travail en s'abstenant d'analyser les risques comme elle aurait dû le faire, notamment en confiant à un salarié insuffisamment compétent en matière de sécurité et de risques l'avenant au PDP ; que cette appréciation s'impose au motif de l'autorité de la chose jugée au pénal sur le civil.

Elle ajoute sur les conséquences de la procédure pénale, que si en l'état aucune décision pénale définitive n'est intervenue, il n'en reste pas moins que l'arrêt rendu par la chambre criminelle de la Cour de Cassation l'a été en raison de l'existence d'une délégation de pouvoir désignant M. [F] [C], chargé d'affaires de la société [5], alors que ce dernier n'avait pas été entendu au cours de l'enquête, et que la Cour de Cassation a confirmé la cour d'appel qui avait considéré que la société [5] avait fait preuve d'une négligence en matière d'évaluation des risques professionnels des salariés, et qui avait considéré comme une négligence le fait d'avoir fait signer un avenant au PDP par un simple chef d'équipe soudeur, lequel n'avait manifestement pas les compétences suffisantes en matière de sécurité et de risques ; que la question de la délégation de pouvoir est sans incidence sur la reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur ; qu'en outre, l'absence de décision de condamnation pénale définitive n'interdit pas la reconnaissance de la faute inexcusable.

Par conclusions visées le 5 septembre 2022 soutenues oralement, la CPAM prie la cour de :

Sur la demande de faute inexcusable :

- lui donner acte de ce qu'elle s'en rapporte à justice sur la demande de faute inexcusable,

En cas de reconnaissance de la faute inexcusable :

- dire et juger que l'expert ne pourra se prononcer ni sur la date de consolidation, ni sur le taux d'incapacité permanente déjà fixés par elle,

- sous ces réserves, lui donner acte de ce qu'elle s'en rapporte à justice sur les demandes de la victime,

- dans tous les cas, condamner l'employeur, la société [5], à lui rembourser toutes les sommes dont elle aura à faire l'avance au titre des conséquences financières de la faute inexcusable que ce soit s'agissant de la majoration de la rente ou des préjudices en lien,

- dire et juger qu'elle récupérera immédiatement le capital représentatif de la majoration de rente auprès de l'employeur en application de l'article D.452-1 du code de la sécurité sociale,

- condamner la société [5] aux frais d'expertise et dépens.

Conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, il est expressément renvoyé aux écritures des parties pour un plus ample exposé de leurs demandes et des moyens qui les fondent.

MOTIFS

Sur la faute inexcusable

Le manquement à l'obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l'employeur est tenu envers son salarié a le caractère d'une faute inexcusable, au sens de l'article L. 452-1 du code de la sécurité sociale, lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver.

Sur les circonstances de l'accident

Il ressort des éléments produits que M. [E], salarié de la société [5] depuis 1991 ayant la qualification de soudeur depuis 1997 et de chef d'équipe, a été victime d'un accident le 16 septembre 2014 à 14h05 sur le site de la société cliente [4] désormais dénommée [7], produisant de l'aspartame, alors qu'il effectuait une opération de maintenance ayant commencé le 12 septembre 2014 consistant à remplacer des caillebotis en acier situés sur le couvercle de sept cuves par des caillebotis en composite plus résistants à la corrosion. M. [E] réalisait une opération de soudure à l'arc sur une cornière lorsqu'une explosion s'est produite soulevant le dôme de la cuve et projetant M. [E] en l'air. Lors de sa chute, ce dernier s'est fracturé plusieurs vertèbres.

Le site de la société [7] relève de la législation sur les installations classées pour la protection de l'environnement et les cuves sont situées dans un atelier nommé P2. La 5ème cuve à l'origine de l'accident était remplie à environ 30% d'un mélange d'eau, d'aspartame, d'acide chlorhydrique et de méthanol, ce dernier produit étant inflammable et pouvant former un mélange explosif vapeur-air.

La DREAL (direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement) a estimé que l'explosion était vraisemblablement la conséquence de la formation de vapeurs de méthanol suffisantes pour atteindre la limite inférieure d'explosivité, l'apport d'énergie par le poste de soudure ayant entraîné l'explosion.

Selon l'[8] ([8]) mandaté par la société [7] qui contestait les conclusions de la DREAL, l'hypothèse la plus probable est la formation d'une zone "atmosphère explosive" (ATEX) sur le ciel de la cuve autour du point de sortie de l'évent par accumulation de vapeurs de méthanol, la soudure à l'arc ayant enflammé cette atmosphère et provoqué l'explosion.

L'inspection du travail intervenue sur les lieux le jour de l'accident souligne dans son procès-verbal en date du 1er septembre 2016 que les cuves de l'atelier P2 ne figuraient pas dans le plan de prévention établi suite à l'inspection commune des sociétés [5] et [7], l'atelier n'étant pas identifié comme faisant partie des zones de l'entreprise à risque d'explosion selon le document relatif à la protection contre les explosions (DRPE).

Elle relève trois infractions et indique que la société [5] "aurait dû s'assurer de la présence ou de l'absence de produits chimiques inflammables au sein de cet atelier P2 afin de mettre en oeuvre les mesures de protection adéquates pour que les salariés de [5] puissent intervenir en sécurité dès lors que ces derniers devaient y mettre en oeuvre des équipements de travail constituant des sources d'ignition. Et ce même si l'atelier P2 n'avait pas été classé comme zone ATEX dans le document de prévention des risques d'explosion, les dispositions des articles R.4412-5, R.4412-7, R. 4412-17 et R. 4412-18 du code du travail s'appliquant à toutes les situations de travail impliquant la présence ou la mise en oeuvre de substances ou produits chimiques dangereux. Dans le cas présent, cette évaluation n'a pas été faite et aucune mesure n'a été prise pour éviter tout risque d'incendie/explosion alors qu'il est avéré qu'il y avait du méthanol dans la cuve et que les sources d'inflammation étaient constituées par les travaux de soudure".

Au vu de ces éléments, le tribunal a légitimement retenu que les causes de l'accident étaient déterminées même si l'opération chimique à l'origine de l'explosion ne pouvait faire l'objet que d'une hypothèse. La cause de l'accident est en effet une explosion en lien avec la présence de produits chimiques sur le site.

La décision du tribunal correctionnel dont se prévaut la société appelante ne vient nullement contredire ce point lorsqu'elle indique : "il est constant que les circonstances précises de la formation et de l'inflammation de la zone ATEX dans cet atelier ne sont pas entièrement connues". Elle le confirme au contraire quand elle poursuit : "toutefois, quelque soit l'hypothèse envisagée par l'[8], il est retenu que l'explosion résulte de l'interaction entre l'opération de soudure et une réaction chimique directement générée par le contenu acide de la cuve".

Le jugement sera confirmé sur ce point.

Sur la conscience du danger et les mesures de prévention

L'article R. 4512-6 du code du travail dispose : "Au vu des informations et éléments recueillis au cours de l'inspection commune préalable, les chefs des entreprises utilisatrice et extérieures procèdent en commun à une analyse des risques pouvant résulter de l'interférence entre les activités, installations et matériels. Lorsque ces risques existent, les employeurs arrêtent d'un commun accord, avant le début des travaux, un plan de prévention définissant les mesures prises par chaque entreprise en vue de prévenir ces risques".

Le tribunal retient que la conscience du danger s'induit de ce que la Cour de Cassation, en rejetant le deuxième moyen, approuve la cour d'appel de Douai en ce qu'elle considère que la société [5] n'a pas respecté les dispositions de l'article R. 4512-6 du code du travail en s'abstenant d'analyser les risques comme elle aurait dû le faire, notamment en confiant à un salarié insuffisamment compétent en matière de sécurité et de risques, l'avenant au PDP (plan de prévention) ; que cette appréciation s'impose au motif de l'autorité de la chose jugée au pénal sur le civil.

Pour contester le jugement, l'employeur soutient qu'aucune décision pénale définitive n'est intervenue, la chambre criminelle de la Cour de cassation ayant cassé l'arrêt de la cour d'appel de Douai du 11 juin 2019 et que le tribunal ne pouvait se fonder sur deux motifs d'une décision pénale non définitive. Il soutient par ailleurs qu'il ne pouvait avoir conscience du risque d'explosion, la société utilisatrice n'ayant pas signalé un tel risque et n'ayant pas situé la zone d'intervention comme une zone à risque d'explosion mais comme une zone P2.

- sur l'incidence des décisions pénales

Par arrêt du 13 octobre 2020, la Cour de cassation, chambre criminelle, casse et annule l'arrêt de la cour d'appel de Douai en date du 11 juin 2019, mais en ses seules dispositions relatives à la déclaration de culpabilité de la société [5] et aux peines prononcées des chefs de blessures involontaires, de défaut d'analyse des risques pouvant résulter de l'interférence entre les activités et d'absence d'évaluation des risques induits par la présence de produits chimiques dangereux et pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi dans les limites de la cassation ainsi prononcée.

Il y a lieu de rappeler que la cour d'appel de Douai a par ailleurs relaxé la société [5] du chef de défaut d'inspection commune préalable.

Dès lors que la Cour de cassation a cassé même partiellement l'arrêt de la cour d'appel de Douai du 11 juin 2019, la décision pénale n'est pas définitive.

Or seule la chose définitivement jugée au pénal s'impose au juge civil.

La décision pénale n'a donc pas d'incidence en l'espèce.

En raison de la dualité de la qualification de la faute pénale et de la faute inexcusable énoncée à l'article 4-1 du code de procédure pénale, il appartient au juge civil de rechercher si les éléments du dossier permettent de retenir la faute inexcusable, et ce quelque soit l'issue de l'instance pénale.

Il appartenait donc aux premiers juges de rechercher si la société [5] avait conscience du danger et si elle avait pris les mesures pour préserver ses salariés sans se référer à l'autorité de la chose jugée au pénal.

- sur la conscience du danger et les mesures de prévention

Il est constant que les sociétés [7] et [5] ont réalisé en juillet 2014 l'inspection commune sur site prévue par l'article R. 4512-2 du code du travail et qu'elles ont établi un plan de prévention (PDP) n° 58-14 pour un an du 29 août 2014 au 29 août 2015 pour des "travaux de tuyauterie, chaudronnerie, mécanique".

Il ressort de ce plan que dans la rubrique "nos risques", la société utilisatrice [4] désormais dénommée [7] a déclaré notamment :

"- risques chimiques produits ASE et EE : oui

- atmosphère à risque, zones ATEX : oui

- incendie explosion, travaux par points chauds : oui"

De son côté, dans la rubrique "descriptif détaillé de l'opération", la société extérieure [5] a mentionné pour les travaux de soudure, les risques de "brûlures, incendie" avec les mesures de prévention suivantes : "si possible, travail en 1/2 heure avec utilisation d'écrans de protection, port des EPI adéquats, permis feu + extincteurs".

Si la zone d'intervention de la société [5] n'était pas classée zone ATEX (atmosphère explosive) mais zone P2, il n'en demeure pas moins que compte tenu de la nature des travaux (soudures à l'arc) sur des cuves pouvant contenir des produits dangereux dans un établissement extérieur situé sur un site classé dont l'activité requiert le recours à des substances chimiques, la société [5] aurait dû solliciter des informations complémentaires sur la nature des produits contenus dans les cuves avant d'établir le 12 septembre 2014 l'avenant au PDP n° 58-14 dans lequel elle indiquait qu'il n'y avait pas de risque incendie-explosion.

Au vu de ces éléments, la société [5] avait ou aurait du avoir conscience du danger d'explosion/incendie encouru par le travail de soudure à l'arc effectué par son salarié en raison de l'interférence des activités des deux sociétés.

Les risques ayant été mal évalués en raison des manquements de la société [5], les mesures adéquates pour les prévenir n'ont pas pu être prises.

Le jugement sera ainsi confirmé en ce qu'il a retenu que les conditions de la faute inexcusable sont réunies.

Sur les conséquences de la faute inexcusable

M. [E], né en 1966, s'est vu attribuer un taux d'IPP de 25%.

La faute inexcusable de l'employeur ayant été confirmée, le jugement déféré le sera également en ce qu'il a ordonné la majoration maximale de la rente en application de l'article L.452-2 du code de la sécurité sociale.

Le jugement a ordonné une expertise avant dire droit sur les demandes d'indemnisation des préjudices.

M. [E] demande à la cour de statuer sur la liquidation de ses préjudices au vu du rapport de l'expert.

L'article 568 du code de procédure civile limite la faculté d'évocation, lorsque le jugement frappé d'appel a ordonné une mesure d'instruction, à la seule hypothèse de l'infirmation ou annulation de ce jugement.

Il en résulte que la cour qui confirme le jugement reconnaissant la faute inexcusable de l'employeur ne peut, s'agissant de la liquidation du préjudice, faire usage de son pouvoir d'évocation.

Il s'ensuit que les parties seront renvoyées devant les premiers juges pour qu'il soit statué sur l'indemnisation des préjudices.

Sur l'action récursoire de la CPAM

Il convient de faire droit à la demande de la CPAM, s'agissant de son action récursoire, en application des dispositions des articles L. 452-3 et L. 452-3-1 du code de la sécurité sociale.

Sur les frais irrépétibles et les dépens

La société [5], partie succombante, sera condamnée aux dépens d'appel conformément aux dispositions de l'article 696 du code de procédure civile.

Par ailleurs, l'équité commande d'allouer à M. [E] la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant par arrêt contradictoire, mis à disposition au greffe,

Confirme le jugement du 10 juin 2021 du tribunal judiciaire de Lille, pôle social,

Y ajoutant,

Dit que la CPAM des [Localité 6] pourra recouvrer à l'encontre de la société [5] le montant des indemnisations à venir, provision et majoration accordées à M. [J] [E] dont elle aura fait l'avance,

Dit n'y avoir lieu à évocation des demandes relatives à l'indemnisation des préjudices de M. [J] [E] et renvoie la cause et les parties devant les premiers juges pour qu'il soit statué sur les points non jugés,

Condamne la société [5] à payer à M. [J] [E] la somme de 2 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

Condamne la société [5] aux dépens d'appel,

Le Greffier, Le Président,


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel d'Amiens
Formation : 2eme protection sociale
Numéro d'arrêt : 21/03447
Date de la décision : 12/12/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2022-12-12;21.03447 ?
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