COUR D'APPEL D'AIX-EN-PROVENCE
Chambre 3-1
ARRÊT AU FOND
DU 20 JUIN 2019
N° 2019/244
N° RG 16/21646
N° Portalis DBVB-V-B7A-7U6S
SAS SODI
C/
SAS CLEMESSY SERVICES ANCIENNEMENT EIFFEL INDUSTRIE
Copie exécutoire délivrée
le :
à : Me Domnine ANDRE
Me Olivier TARI
Décision déférée à la Cour :
Jugement du Tribunal de Commerce d'AIX-EN-PROVENCE en date du 21 Novembre 2016 enregistré au répertoire général sous le n° 2015007191.
APPELANTE
SAS SUD OUEST DECHETS INDUSTRIELS (SODI), dont le siège social est [Adresse 1]
représentée par Me Domnine ANDRE, avocat au barreau d'AIX-EN- PROVENCE substitué par Me Jean-Louis TIXIER, avocat au barreau de MARSEILLE, plaidant assisté par Me Yves MAYNE, avocat au barreau de PARIS, plaidant
INTIMEE
SAS EIFFAGE - ENERGIES SYSTEMES - CLEMESSY SERVICES, anciennement SAS EIFFEL INDUSTRIE, dont le siège social est sis [Adresse 2], prise en son établissement secondaire sis [Adresse 3]
représentée par Me Olivier TARI, avocat au barreau de MARSEILLE, plaidant
*-*-*-*-*
COMPOSITION DE LA COUR
L'affaire a été débattue le 13 Mai 2019 en audience publique. Conformément à l'article 785 du code de procédure civile, Monsieur Pierre CALLOCH, Président, a fait un rapport oral de l'affaire à l'audience avant les plaidoiries.
La Cour était composée de :
Monsieur Pierre CALLOCH, Président
Monsieur Baudouin FOHLEN, Conseiller
Monsieur Jean-Pierre PRIEUR, Conseiller
qui en ont délibéré.
Greffier lors des débats : M. Alain VERNOINE.
Les parties ont été avisées que le prononcé de la décision aurait lieu par mise à disposition au greffe le 20 Juin 2019.
ARRÊT
Contradictoire,
Prononcé par mise à disposition au greffe le 20 Juin 2019,
Signé par Monsieur Pierre CALLOCH, Président et M. Alain VERNOINE, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
***
FAITS ET PROCÉDURE
La société EIFFEL INDUSTRIES est une société spécialisée dans la maintenance industrielle. Sa direction SUD EST a développé l'activité dans le domaine des catalyseurs.
Monsieur [B] a été embauché par la société EIFFEL INDUSTRIES en 1994 et a dirigé l'activité catalyseurs de 2010 à 2014. Monsieur [B] a démissionné le 30 septembre 2014, avec effets au 31 décembre 2014. Treize autres salariés de la société EIFFEL INDUSTRIES ont notifié leur démission pour décembre 2014 puis janvier 2015, dont monsieur [H], adjoint de monsieur [B].
Soupçonnant des agissements de concurrence déloyale de la part de la société SUD OUEST DÉCHETS INDUSTRIELS (SODI) exerçant elle aussi une partie de ses activités dans le secteur des catalyseurs, la société EIFFEL INDUSTRIES a obtenu du président du tribunal de commerce d'AIX EN PROVENCE le 28 janvier 2015 désignant un huissier de justice chargé de récupérer des fichiers informatiques dans les ordinateurs de la société SODI, puis une ordonnance en date du 10 mars 2015 désignant un expert judiciaire chargé d'analyser l'ordinateur personnel de monsieur [H].
Par acte en date du 28 juillet 2015, la société EIFFEL INDUSTRIES a fait assigner la société SODI devant le tribunal de commerce d'AIX EN PROVENCE en concurrence déloyale, invoquant des faits de débauchage massif, de détournement de clientèle et de dénigrement, afin d'obtenir les sommes de 2 914 300 € et 210 277 € en réparation de ses préjudices financiers ou subsidiairement la désignation d'un expert chargé d'évaluer ces préjudices.
Suivant jugement en date du 21 novembre 2016, le tribunal a constaté que la société SODI avait commis des actes de concurrence déloyale au préjudice de la société EIFFEL INDUSTRIES, a condamné la société SODI à verser à la société EIFFEL INDUSTRIES une provision d'un montant de 500 000 € à valoir sur la réparation du préjudice et a désigné madame [F] afin de chiffrer celui ci.
La société SODI a interjeté appel de cette décision par déclaration enregistrée au greffe le 6 décembre 2016.
Madame [F] a déposé son rapport le 29 mars 2019.
Le conseiller de la mise en état a prononcé la clôture de l'instruction par ordonnance en date du 23 avril 2019 et a renvoyé l'affaire à l'audience du 13 mai 2019.
A l'appui de son appel, par conclusions en date du 22 avril 2019, la société SODI conclut à l'infirmation du jugement ayant retenu à son encontre des actes de concurrence déloyale. Elle indique que :
- l'embauche de plusieurs salariés d'une société concurrente ne constitue pas à elle seule un acte de concurrence déloyale et en l'espèce ni le montant des rémunérations et le système de primes proposées ne constituent des manoeuvres déloyales. Aucune désorganisation de la société
EIFFEL INDUSTRIES ne serait au demeurant démontrée et les premiers juges n'auraient pas pris en compte les raisons réelles du départ des salariés de la société EIFFEL INDUSTRIES, à savoir d'importantes difficultés sociales.
- le détournement du savoir-faire en matière de catalyseur et le détournement de fournisseurs ne seraient nullement démontrés.
- aucun agissement de détournement de clientèle ne pourrait lui être reproché, la perte de clientèle de la société EIFFEL INDUSTRIES ayant pour origine la perte de compétitivité et la mauvaise qualité des prestations proposées et elle conteste le caractère probant des pièces versées pour étayer les allégations de démarchage à l'égard d'anciens clients.
- les accusations de détournement de matériel ne reposeraient sur aucun élément, rappel étant fait que l'huissier de justice ayant visité les locaux de la société SODI aurait constaté l'absence de tout matériel appartenant à la société EIFFEL INDUSTRIES.
La société SODI affirme que le lien de causalité entre les fautes invoquées et le préjudice allégué n'est nullement démontré et rappelle sur ce point notamment les règles objectives régissant l'attribution des marchés.
Sur le préjudice invoqué, la société SODI conteste la preuve du gain manqué invoqué par la partie adverse et soutient notamment que sur ce point les premiers juges ont inversé la charge de la preuve et que le rapport adverse repose sur des approximations. Selon elle, les pièces produites en cours d'expertise seraient au demeurant de nature à confirmer l'absence de gain manqué. De même, les pièces produites pour démontrer l'existence d'une perte, notamment occasionnée par le départ des salariés, ne seraient pas pertinentes.
La société SODI indique en conséquence que l'existence de manoeuvres déloyales lui étant imputable n'est pas démontrée, pas plus que le lien de causalité avec les pertes financières de la société adverse, pertes imputables à la société EIFFEL INDUSTRIES elle-même. Elle affirme enfin que la demande subsidiaire d'expertise est irrecevable au regard des dispositions de l'article 146 du code de procédure civile.
La société SODI demande en conséquence à la cour d'infirmer la décision entreprise, sauf en ce qu'elle a ordonné une expertise et ordonné le sursis à statuer, de débouter les demandes de la société EIFFEL INDUSTRIES devenue société CLEMESSY SERVICES, de condamner celle ci à restituer la somme de 500 000 € perçue à titre de provision et à lui verser une somme de 30 000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
La société EIFFEL INDUSTRIES, devenue société EIFFAGE-ENERGIE SYSTÈMES-CLEMESSY SERVICES (ci après société CLEMESSY SERVICES), par conclusions déposées au greffe le 5 avril 2019, conclut à la confirmation de la décision attaquée. Elle soutient que dans le but de relancer son activité dans le secteur des catalyseurs, la société SODI a employé différentes manoeuvres constitutives de concurrence déloyale :
- débauchage massif de salariés, en l'espèce 12 salariés exerçant dans l'activité catalyseur, salariés sélectionnés en raison de leur savoir-faire et à qui a été proposée des conditions plus avantageuses. La société SODI conteste sur ce point les allégations adverses concernant des difficultés financières ou un mauvais climat social prétendument à l'origine des démissions et elle met en avant les manoeuvres utilisées par la société SODI pour dissimuler l'embauche directe des salariés.
- désorganisation des ressources humaines, rappel étant fait que le débauchage a concerné un seul et même secteur d'activité, et captation du savoir-faire des anciens salariés.
- détournement des documents techniques et commerciaux, notamment par l'utilisation de propositions commerciales retrouvées dans l'ordinateur de monsieur [H].
- détournement des relations fournisseurs, révélé là encore par l'analyse de l'ordinateur de monsieur [H].
- détournement de la clientèle, notamment par transmission automatique de courriels mais aussi envoi de courriels dénigrant sur la situation de la société CLEMESSY ENERGIES.
- disparition de matériel de sécurité, pour laquelle une enquête de gendarmerie est toujours en cours.
Selon la société CLEMESSY ENERGIES le lien de causalité entre ces différents agissements et la perte de clientèle, et donc le préjudice subi, serait parfaitement établi, les dits agissements ayant désorganisé la société et ayant entravé la possibilité d'obtenir certains appels d'offre. La société CLEMESSY ENERGIES se réfère sur ces points au rapport d'expertise judiciaire mais aussi sur les éléments comptables versés en cours de procédure.
Selon la société CLEMESSY ENERGIES, la perte par elle subie pourrait être évaluée à la somme de 6 426 103 € à laquelle il conviendrait d'ajouter les frais de formation de personnel et de relocalisation de l'entreprise.
Au terme de ses écritures, la société CLEMESSY ENERGIES conclut en conséquence à la confirmation de l'intégralité de la décision, la société SODI étant en outre condamnée à lui verser une somme de 50 000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
MOTIFS DE LA DÉCISION
L'embauche simultanée de plusieurs salariés d'une même entreprise par une entreprise concurrente pour y remplir les mêmes fonctions est constitutive d'un acte de concurrence déloyale dès lors que par l'ampleur de ce débauchage, celui ci génère une désorganisation effective de l'activité.
En l'espèce, il résulte des lettres de démission et courriels versés aux débats qu'entre la fin de l'année 2014 et le début de l'année 2015 le chef d'équipe du service catalyseur, son adjoint et onze autres salariés du service employés par la société CLEMESSY ont démissionné pour être embauchés quelques semaines plus tard aux même fonctions par la société SODI ; le service catalyseur de la société CLEMESSY étant composé d'environs 20 salariés, ce débauchage massif concernant la moitié de la masse salariale a eu pour conséquence manifeste d'entraîner une désorganisation du service, et ce d'autant plus qu'il concernait la partie la plus qualifiée du personnel ; cette désorganisation a été au demeurant objectivée par le rapport d'expertise judiciaire qui note ses répercussions tant sur l'organisation des chantiers que sur les procédures d'appel d'offre et établit une corrélation avec la perte d'activité et de chiffre d'affaire subie par la société CLEMESSY à partir de l'année 2015 (notamment en page 22 du rapport).
La société SODI ne conteste pas que comme l'ont relevé les premiers juges, elle a incité les salariés de la société concurrente à postuler sur le site INDEED alors qu'elle avait déjà programmé les entretiens d'embauche ; l'analyse de la messagerie de monsieur [H] versée aux débats démontre que celui ci a sélectionné les salariés les plus compétents pour les proposer à la société SODI dès novembre 2014 et que la société SODI a adressé des documents types afin de faciliter les formalités de démission ; il apparaît en conséquence que les démissions de plus de la moitié du service catalyseur ont été planifiées et facilitées par la société SODI avec l'assistance de monsieur [H] ; ce départ massif ne peut en conséquence être imputé au climat social existant au sein de la société CLEMESSY, climat qui au vu des pièces versées n'apparaît pas au demeurant susceptible d'expliquer des démissions massives, mais bien à la volonté de la société SODI de capter l'essentiel du savoir faire de sa concurrente ; c'est dès lors à bon droit, sans même avoir à établir si les conditions salariales offertes par la société SODI étaient ou non sensiblement meilleures que celles pratiquées par la société CLEMESSY, que les premiers juges ont estimé que le débauchage massif résultait de manoeuvres déloyales et avait eu pour conséquence d'entraîner une désorganisation importante de la société CLEMESSY.
Le courriel adressé par monsieur [H] à un responsable de la société TOTAL s'inscrit dans l'ensemble des démarches opérées avec l'aide de la société SODI pour organiser le transfert de la majorité des salariés de l'équipe ; il ne peut être considéré, tout comme l'annonce du transfert fait par le même monsieur [H] à la société PETROINEOS le 29 septembre 2014, comme constituant un véritable acte de dénigrement au sens du droit de la concurrence.
Le transfert de clientèle constaté par l'expert judiciaire est une conséquence du transfert massif des salariés, et non un acte de concurrence s'y rajoutant ; il n'y a dès lors pas lieu de considérer qu'il existe là une manoeuvre déloyale distincte imputable à la société SODI, observation étant faite que l'expert a noté l'effet négatif du transfert des salariés sur les procédures d'appel d'offre.
Au vu de ces éléments, il convient de confirmer le jugement ayant constaté l'existence d'un acte de concurrence déloyale imputable à la société SODI, acte constitué par le débauchage massif et organisé de salariés.
Eu égard aux conclusions de l'expert chiffrant le préjudice subi à la somme de 6 426 103 €, la condamnation au paiement d'une provision d'un montant de 500 000 € apparaît fondée.
La société SODI succombant à la procédure d'appel, elle devra verser une somme de 5 000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS, LA COUR :
- CONFIRME le jugement du tribunal de commerce d'AIX EN PROVENCE en date du 21 novembre 2016 dans l'intégralité de ses dispositions.
Y ajoutant,
- CONDAMNE la société SODI à verser à la société EIFFAGE-ENERGIE SYSTÈMES CLEMESSY SERVICES la somme de 5 000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
- MET l'intégralité des dépens d'appel à la charge de la société SODI, les dépens de première instance ayant été réservés par le jugement confirmé, dont distraction au profit des avocats à la cause.
LE GREFFIERLE PRÉSIDENT