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05/06/2015 | FRANCE | N°14/00938

France | France, Cour d'appel d'Aix-en-Provence, 18e chambre b, 05 juin 2015, 14/00938


COUR D'APPEL D'AIX EN PROVENCE

18e Chambre B



ARRÊT AU FOND

DU 05 JUIN 2015



N° 2015/1199













Rôle N° 14/00938





[R] [F]





C/



SELAFA MJA, prise en la personne de M° [S], Liquidateur judiciaire de la Société NORMED

AGS - CGEA - I. D. F. OUEST























Grosse délivrée

le :

à :



Me Jean-François TOURNEUR


r>Me Pascale REVEL



Me Sophie ROBERT



Me Frédéric LACROIX



Me Mathieu COMBARNOUS



Copie certifiée conforme délivrée aux parties le :





Décision déférée à la Cour :



Jugement du Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de MARSEILLE - section I - en date du 16 Décembre 2013, enregis...

COUR D'APPEL D'AIX EN PROVENCE

18e Chambre B

ARRÊT AU FOND

DU 05 JUIN 2015

N° 2015/1199

Rôle N° 14/00938

[R] [F]

C/

SELAFA MJA, prise en la personne de M° [S], Liquidateur judiciaire de la Société NORMED

AGS - CGEA - I. D. F. OUEST

Grosse délivrée

le :

à :

Me Jean-François TOURNEUR

Me Pascale REVEL

Me Sophie ROBERT

Me Frédéric LACROIX

Me Mathieu COMBARNOUS

Copie certifiée conforme délivrée aux parties le :

Décision déférée à la Cour :

Jugement du Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de MARSEILLE - section I - en date du 16 Décembre 2013, enregistré au répertoire général sous le n° 12/3698.

APPELANT

Monsieur [R] [F], demeurant [Localité 2]

comparant en personne, assisté de Me Julie ANDREU, avocat au barreau de MARSEILLE

INTIMEES

SELAFA MJA, prise en la personne de M° [S], Liquidateur judiciaire de la Société NORMED, demeurant [Adresse 1]

représenté par Me Arnaud CLERC, avocat au barreau de PARIS substitué par Me Pierre CAPPE DE BAILLON, avocat au barreau de PARIS

AGS - CGEA - I. D. F. OUEST, demeurant [Adresse 2]

représenté par Me Michel FRUCTUS, avocat au barreau de MARSEILLE substitué par Me François ARNOULD, avocat au barreau de MARSEILLE, Me Arnaud CLERC, avocat au barreau de PARIS substitué par Me Pierre CAPPE DE BAILLON, avocat au barreau de PARIS

*-*-*-*-*

COMPOSITION DE LA COUR

L'affaire a été débattue le 03 Avril 2015 en audience publique devant la Cour composée de :

Madame Marie-Annick VARLAMOFF, Présidente de chambre

Madame Christine LORENZINI, Conseiller

Madame Françoise GILLY-ESCOFFIER, Conseiller

qui en ont délibéré

Greffier lors des débats : Mme Priscille LAYE.

Les parties ont été avisées que le prononcé public de la décision aurait lieu par mise à disposition au greffe le 05 Juin 2015.

ARRÊT

Contradictoire,

Prononcé par mise à disposition au greffe le 05 Juin 2015.

Signé par Madame Marie-Annick VARLAMOFF, Présidente de chambre et Mme Priscille LAYE, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

Faits et procédure :

Monsieur [R] [F] a été employé par la société Chantiers Navals de La Ciotat (CNC) devenue SA Chantiers du Nord et de la Méditerranée (ci-après Normed), sur le site de La Ciotat, en qualité d'ajusteur du 25 janvier 1982 au 6 janvier 1986.

Anciennement dénommée Société de Participations et de Constructions Navales (SPCN), société constituée le 25 octobre 1982 en vue du regroupement des branches navales des trois sociétés suivantes : Chantiers de France Dunkerque (FD), Chantiers Navals de La Ciotat (CNC), Constructions navales industrielles de la Méditerranée (CNIM), la Normed a été créée le 24 décembre 1982. Cette société a été placée en redressement judiciaire par jugement du tribunal de commerce de Paris en date du 30 juin 1986 puis en liquidation judiciaire par jugement du 27 février 1989, désignant successivement Maître [X] puis, à compter du 10 juin 2003, la SELAFA MJA, en la personne de Maître [S], en qualité de mandataire liquidateur.

Elle a été inscrite sur la liste des établissements susceptibles d'ouvrir droit au dispositif de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante (ACAATA) par arrêté du 7 juillet 2000.

Le 13 décembre 2012, a saisi le conseil de prud'hommes de Marseille pour réclamer la réparation des préjudices résultant de son exposition à l'amiante.

Le CGEA- AGS de l'Ile de France Ouest a été appelé en la cause.

Par jugement du 16 décembre 2013 le conseil de prud'hommes de Marseille a :

- prononcé la jonction de l'instance engagée par Monsieur [R] [F] avec celles concernant d'autres salariés,

- dit que certains salariés, autres que Monsieur [R] [F] , n'avaient jamais été employés par la Normed,

- dit que certains salariés, autres que Monsieur [R] [F], dont les contrats de travail s'étaient poursuivis après la liquidation de la Normed au sein de la CNL ou de la CNIM étaient irrecevables en leurs demandes,

- dit que certains salariés, autres que Monsieur [R] [F], dont les contrats de travail avaient été rompus avant le 14 septembre 1981, étaient irrecevables en leurs demandes,

- dit que les demandes des autres salariés en réparation d'un préjudice d'anxiété comprenant l'inquiétude permanente et le bouleversement dans les conditions d'existence n'étaient pas démontrées par des éléments probants objectivement vérifiables,

- débouté les requérants de leurs demandes,

- les a condamnés aux dépens.

Monsieur [R] [F] a interjeté appel de cette décision le 9 janvier 2014.

Prétentions et moyens des parties :

Par conclusions écrites, déposées et plaidées à la barre, Monsieur [R] [F] demande à la cour, au visa de l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998, de l'article 1147 du code civil et de l'article L.4121 du code du travail,

- d'infirmer le jugement déféré, de constater qu'il a été exposé à l'inhalation de fibres d'amiante au sein de la Normed et a subi en conséquence des préjudices qu'il convient de réparer et de :

- de fixer sa créance au passif de la liquidation judiciaire de la Normed à :

* une somme de 8 000 euros en réparation du préjudice résultant de l'absence de prévention par l'employeur,

* une somme de 20 000 euros au titre du préjudice d'anxiété (comprenant l'inquiétude permanente et le bouleversement dans les conditions d'existence),

- déclarer la décision de plein droit opposable au CGEA-AGS dans les conditions prévues à l'article L.3253-6 et suivants du code du travail et de dire que celui-ci garantira les créances dans les conditions de l'article L.3253-15 du même code et qu'il devra avancer les sommes correspondant à des créances établies par décision de justice exécutoire.

Il fait notamment valoir :

- que le conseil de prud'hommes est compétent pour connaître de la demande en dommages et intérêts au titre du préjudice résultant de l'exposition fautive à l'amiante et non d'une maladie professionnelle,

que sa demande n'est pas prescrite puisqu'il n'avait pas connaissance du risque auquel il était exposé en raison de l'absence d'information par l'employeur, et que la déclaration de créances résultant du contrat de travail ne constitue pas une obligation nécessaire à l'indemnisation des préjudices des anciens salariés de la Normed,

- que les salariés exposés à l'inhalation de poussières d'amiante dans le cadre d'un manquement de l'employeur à l'obligation de sécurité de résultat doivent être indemnisés d'une part, du préjudice directement lié à l'absence de prévention qui est un préjudice instantané constitué au moment de l'exécution du contrat de travail par l'absence de mesures de prévention et dès lors opposable à l'AGS et d'autre part des conséquences de ce manquement, à savoir l'anxiété, dont l'apparition est différée dans le temps,

- que le seul fait d'exposer un salarié à un danger sans appliquer les mesures de protection nécessaires constitue une faute contractuelle engageant la responsabilité de l'employeur sur le fondement de l'article L. 4121 du code du travail qui lui cause nécessairement un préjudice qu'il convient d'indemniser de façon distincte du préjudice d'anxiété caractérisé par le seul fait d'avoir travaillé dans un établissement mentionné à l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998,

- que la Normed a manqué à son obligation de sécurité de résultat en omettant d'effectuer des prélèvements atmosphériques, de mettre en place des mesures de protection collective et individuelle efficaces et de l'informer des risques encourus qu'elle ne pouvait ignorer alors même que le CHSCT l'avait plusieurs fois alertée de ceux-ci et que le risque d'exposition avait été identifié,

- que l'exposition fautive des salariés à l'inhalation de poussières d'amiante et la reconnaissance qui en est résultée par arrêté sont la cause directe de préjudices certains (perte d'espérance de vie objective, préjudice d'anxiété issu de la contamination et bouleversement dans les conditions d'existence) et justifient réparation sur le fondement de l'article 1147 du code civil,

- que la pathologie n'est pas incluse dans la contamination mais est uniquement la conséquence hypothétique à plus ou moins long terme et que le préjudice spécifique d'anxiété vient indemniser les seuls préjudices extra-patrimoniaux nés de la connaissance par la victime de sa contamination.

Aux termes de leurs écritures déposées et soutenues oralement à l'audience, communes à plusieurs des instances inscrites au rôle, Maître [S], ès qualités et le CGEA demandent à la cour, confirmant le jugement :

à titre liminaire, de :

- déclarer irrecevables les actions des requérants dont les contrats de travail ont été rompus avant le 21 décembre 1982 (date de l'assemblée générale de la SPCN approuvant le traité d'apport partiel d'actif du 3 novembre 1982), et qui n'ont donc jamais été salariés de la Normed, moyen ne concernant pas Monsieur [R] [F],

- déclarer irrecevable l'action des salariés dont les contrats de travail se sont poursuivis au delà du 27 février 1989 à la suite du transfert de leur contrat à la société Chantiers Navals du Littoral (CNL) ou à la société CNIM, moyen ne concernant pas Monsieur [R] [F],

- en conséquence mettre hors de cause Me [S] ès qualités et le CGEA,

sur le fond :

à titre principal :

* sur la demande au titre du préjudice d'anxiété, de :

- dire et juger que l'indemnisation du préjudice d'anxiété est réservée aux salariés remplissant les conditions prévues par l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998 et l'arrêté ministériel et, par conséquent, débouter les salariés n'apportant pas la preuve qu'ils bénéficient ou peuvent bénéficier du dispositif ACAATA de leurs demandes relatives à leur exposition à l'amiante,

- dire et juger que le préjudice d'anxiété ne peut pas naître avant que les salariés aient eu connaissance de l'arrêté ministériel d'inscription de la société sur la liste des établissements permettant la mise en oeuvre de l'arrêté ACAATA, qu'ils n'apportent pas la preuve d'avoir eu connaissance de cet arrêté avant l'ouverture de la procédure collective de la société, que les créances au titre du préjudice d'anxiété sont nées postérieurement à l'ouverture de la procédure collective et ne sont donc pas garanties par l'AGS, et en conséquence, déclarer ces créances non susceptibles de garantie,

* sur les nouveaux fondements invoqués, de :

- dire et juger que le dispositif ACAATA couvre déjà les préjudices nécessairement causés par l'exposition à l'amiante, que le préjudice d'anxiété a pour objet d'indemniser le préjudice moral non couvert par ce dispositif sur le fondement de l'obligation de sécurité de résultat, que le défaut de prévention fait partie des obligations de sécurité de résultat prévues par l'article L.4121-1 du code du travail, que les salariés ne peuvent solliciter des dommages et intérêts pour chaque mesure comprise dans cette obligation, que le préjudice découlant d'un tel manquement n'est autre que le préjudice d'anxiété, que le préjudice invoqué n'est pas distinct de l'anxiété et, en tout état de cause, que même à considérer que les salariés apportent la preuve d'un préjudice instantané lors de l'exécution du contrat de travail, leurs demandes seraient, dès lors, prescrites,

- dire et juger que les salariés ne justifient pas d'un préjudice lié au contrat de travail et né antérieurement à l'ouverture de la procédure collective de la Normed,

à titre subsidiaire, de :

- réduire les dommages et intérêts susceptibles d'être alloués et dire que les intérêts ont été arrêtés au jour de l'ouverture de la procédure collective en application de l'article L 622-28 du code de commerce, ces intérêts n'ayant pu courir avant une mise en demeure conformément à l'article 1153 du code civil,

- dire que la garantie de l'AGS est limitée conformément aux articles L. 3253-17 et D. 3253-5 du code du travail et ne couvre pas las frais de procédure,

- en toutes hypothèses, statuer ce que de droit quant aux frais de l'instance et condamner les demandeurs aux dépens.

Pour plus ample exposé des prétentions et moyens des parties, il sera référé à leurs écritures oralement soutenues à l'audience.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Il convient de donner acte à Monsieur [R] [F] de ce qu'ils ne maintient pas en cause d'appel une demande en réparation d'un préjudice distinct lié au bouleversement de ses conditions d'existence.

Sur la prescription :

En application des dispositions de l'article 2262 du code civil, dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, et 2224 du même code, la prescription d'une action ne court qu'à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'établir .

En l'espèce, quelque soit la date de fin de son contrat de travail, aucun élément du dossier ne permet de considérer que le salarié a été informé des risques auxquels son travail pouvait l'exposer avant la loi du 23 décembre 1998 et la publication de l'arrêté du 7 juillet 2000 pris en application de l'article 41 de cette loi, classant les Chantiers Navals de [Localité 2] et la Normed parmi les établissements ouvrant droit à l'allocation de cessation anticipée d'activité.

Dès lors qu'elle a été introduite avant le 18 juin 2013, soit dans le délai de cinq ans suivant la date de publication de la loi du 17 juin 2008 relative à la prescription, l'action n'est pas prescrite.

Sur le fond :

En application des dispositions des articles 1134 et 1147 du code civil et L.4121-1 du code du travail, l'employeur est tenu envers le salarié d'une obligation de sécurité de résultat, notamment en ce qui concerne les maladies professionnelles contractées par le salarié du fait des produits fabriqués ou utilisés par l'entreprise.

D'ailleurs, l'ancien article 233-1 du code du travail, dans sa rédaction antérieure à cette loi, disposait déjà que les établissements et locaux industriels devaient être aménagés de manière à garantir la sécurité des travailleurs.

Au surplus, bien avant le décret du 17 août 1977 relatif aux mesures particulières d'hygiène applicables dans les établissements où le personnel est exposé à l'action des poussières d'amiante, la loi du 12 juin 1893 concernant l'hygiène et la sécurité des travailleurs dans les établissements industriels avait fait obligation à ces établissements de présenter les conditions d'hygiène et de salubrité nécessaires à la santé du personnel, et le décret d'application du 11 mars 1894 imposait notamment que 'les locaux soient largement aérés... évacués au dessus de l'atelier au fur et à mesure de leur production avec une ventilation aspirante énergique... et que l'air des ateliers soit renouvelé de façon à rester dans l'état de pureté nécessaire à la santé des ouvriers.'.

En l'espèce, il résulte du certificat de travail établi le 3 février 2012 par la société Malakoff Mederic agissant en qualité de gestionnaire des archives de la Normed que Monsieur [R] [F] a travaillé pour le compte de cette société sur le site de [Localité 2] du 25 janvier 1982 au 6 janvier 1986 et qu'au dernier état de la relation contractuelle, il occupait le poste d'ajusteur.

Sur la demande de dommages et intérêts au titre du préjudice résultant du défaut de prévention :

Monsieur [R] [F] sollicite l'allocation de la somme de 8 000 euros à ce titre, faisant valoir qu'il a été exposé à l'amiante du fait d'un défaut de prévention de l'employeur ; il soutient que, postérieurement à 1977 et jusqu'à sa liquidation judiciaire, le chantier naval a poursuivi son activité de construction et de réparation navale, secteur utilisant massivement de l'amiante, notamment en raison de son fort pouvoir isolant, et produit notamment aux débats :

- les attestations de Messieurs [Y] [H] et [T] [V], anciens collègues de travail, indiquant qu'ils ont travaillé avec Monsieur [R] [F] à bord des navires en construction, que l'amiante était utilisé en grande quantité et sous différentes formes et sans que des mesures d'information ni de protection aient été prises par l'employeur,

- un compte rendu du CHSCT du 31 janvier 1973 dont il ressort que les soudeurs utilisaient de la toile d'amiante,

- diverses attestations de salariés précisant qu'ils ignoraient le caractère dangereux de l'amiante, faute d'information, alors qu'ils travaillaient en permanence dans les poussières d'amiante,

- le procès-verbal de la réunion du comité d'entreprise de la CNC en date du 11 avril 1978 rapportant les interrogations des salariés sur les conséquences de la diffusion des poussières d'amiante sur le site de [Localité 2], ainsi que la réponse de l'employeur : ' il y a tout de même des nécessités techniques qui nous amènent à utiliser certains produits, par exemple l'amiante, qui ne peuvent être remplacés par d'autres, moins nocifs', dont il conclut qu'elle ne permet pas de considérer que celui-ci avait pris les mesures propres à faire cesser le dommage alors même que les membres du comité insistaient pour qu'une information sur le sujet soit donnée à l'ensemble du personnel et affirmaient que le stockage de ces matériaux n'était pas hermétique.

Dans leur dossier commun soumis à la cour, pour démontrer le respect par l'employeur de son obligation de sécurité de résultat, et soutenant que toutes les mesures de protection nécessaires ont été prises, que l'amiante n'était plus utilisé sur le site de [Localité 2] depuis 1977 et se prévalant de l'absence d'alerte de la part des diverses administrations ou organismes extérieurs à l'entreprise ainsi que des instances représentatives du personnel, du fait qu'aucun procès-verbal n'a été dressé par l'inspection du travail ni par la CRAM ou la médecine du travail et que la loi du 12 juin 1893 ne fait pas reposer sur l'employeur une règle quelconque dont l'irrespect entraînerait une faute, d'autant que l'Etat a fait preuve de carence dans la prévention des risques liés à l'exposition aux poussières d'amiante, ce pour quoi il a été condamné en 2004 par le Conseil d'Etat, le liquidateur et l'AGS se fondent principalement sur :

- l'autorité de la chose jugée d'un arrêt du 15 novembre 2005 de la chambre criminelle de la Cour de cassation faisant état, selon eux, du respect des règles de sécurité sur le site de [Localité 1] de la Normed, laquelle appliquerait les mêmes règles sur l'ensemble de ses sites; cependant, cet arrêt ne concerne pas la Normed, mais une autre société, Sollac Dunkerque, en sorte que l'autorité de la chose jugée ne peut être retenue, étant observé que cet arrêt rapporte les déclarations du médecin salarié des chantiers de France Dunkerque selon lesquelles, entre 1977 et 1984, la direction était tout à fait disposée à faire le maximum en matière de sécurité et utilisait les dernières innovations permettant de limiter les dangers de l'amiante ; en outre, dans son communiqué relatif à cet arrêt, la Cour de cassation indique que la chambre criminelle n'a porté aucune appréciation sur la valeur des charges réunies contre les mis en examen, son contrôle, dans la présente affaire, se limitant à rechercher si les parties civiles se trouvaient dans l'un des cas énumérées à l'article 575 du code de procédure pénale permettant aux parties civiles de se pourvoir seules contre un arrêt de la chambre de l'instruction, en l'absence de recours du ministère public,

- des extraits de bilans des chantiers navals de [Localité 3] de 1980, 1981 et 1982, mentionnant tant les investissement de l'employeur dans différents équipements destinés à l'élimination et à l'évacuation de poussières diverses, que les investissements immobiliers réalisés afin d'améliorer les conditions de travail, l'hygiène et la sécurité, en particulier dans le domaine de la ventilation des locaux,

- le fait qu'au cours des réunions des comités d'hygiène et de sécurité, aucun membre ne mentionne une absence de ventilation ou de prélèvements atmosphériques, bien que parfaitement informé de la législation de 1977, ce dont il n'est pas non plus rapporté la preuve,

- un document de lecture de la CGT de septembre 1982, destiné à l'ensemble de ses adhérents permettant selon l'employeur et l'AGS de retenir que les membres du personnel au CHSCT et à la commission des conditions de travail étaient avertis et formés et qu'aucune difficulté n'a jamais été évoquée du fait des poussières d'amiante, ce qui laisserait présumer du caractère efficace des protections mises en oeuvre par l'employeur ; cependant ce document formule plusieurs recommandations en matière de conditions de travail et invite ses adhérents à veiller notamment à l'hygiène atmosphérique (toxicité des produits, nature des poussières, situations de confinement...),

- un document manuscrit sous forme de 'question-réponse' du CHS en date du 23 février 1982, dans lequel les représentants du personnel indiquent que l'aspiration ( soudeurs) marche en permanence, ce qui démontrerait - selon l'employeur et l'AGS - que la Normed avait acquis du matériel d'aspiration et de ventilation et en avait assuré l'effectivité et le bon fonctionnement constant, en outre, la lecture de ces deux documents ne permet pas de savoir quel établissement de la Normed est concerné,

- un compte-rendu d'analyses établi par la CRAM du Sud-Est le 28 juillet 1981, indiquant que la navinite utilisée sur les chantiers de la CNIM à [Localité 3] contenait un taux d'amiante inférieur à 2% et préconisant les mesures de prévention à respecter (aspiration des poussières, protection des voies respiratoires des salariés par la fourniture de masques),

- la lettre adressée par le directeur du personnel de la CNIM à la commission d'amélioration des conditions de travail dépendant du comité d'entreprise, datée du 22 octobre 1981, dans lequel il est indiqué que 'ce résultat ne signifie pas que de l'amiante entre dans la composition de la navinite', mais 'seulement que le dosage précis n'a pas été effectué', 'qu'en tout état de cause, la présence éventuelle d'amiante est inférieure à la proportion limite au-delà de laquelle des conditions particulières d'utilisation sont imposées', qu'une nouvelle analyse effectuée par un autre laboratoire a révélé que les panneaux utilisés ne contenaient pas d'amiante, mais de la silice cristalline nécessitant le port de masques anti-poussières et rappelant sa décision de ne plus utiliser d'amiante ainsi que le port obligatoire du masque anti-poussières, courrier qui ne concerne en rien le site de [Localité 2],

- un courrier de la CPAM du Var, daté du17 janvier 1985, indiquant que les mesures de prévention ne s'imposaient plus puisque l'amiante n'était plus utilisé sur ce site, mais que les salariés qui avaient été antérieurement exposés au risque et qui étaient encore présents dans l'entreprise pouvaient bénéficier d'une surveillance complémentaire par le Médecin du travail,

- le fait qu'en mars 1977, le service en charge des travaux de calorifugeage précise que celui des tuyaux vapeur ne 'se fait plus par de l'isolamiante depuis le (navire) 1414 mais avec du silicate de calcium' et que le 11 octobre 1978, le procès-verbal du CHS mentionne que le bureau d'étude doit se prononcer pour le remplacement de l'amiante 'au niveau de l'isolation des colliers de fixation des tuyaux',

- des extraits des procès-verbaux des réunions du CHS de la CNIM établissement de [Localité 3], tenues le 30 mars 1977 et le 11 octobre 1978, évoquant la possibilité de remplacer l'amiante par d'autres produits et les études réalisées à cette fin, étant précisé que, lors de la première réunion, le Dr [M], qui avait préconisé de mouiller la toile d'amiante avant de la découper dans le but d'éviter la projection de fibres d'amiante, en sus du port du masque, s'est entendu répondre : 'les gens emploient la laine d'amiante, ils ne peuvent donc pas la mouiller',

- le rapport 1977 de ce CHS, daté du 29 mars 1978, énumérant les diverses actions entreprises en matière de protection individuelle et collective (port de masques filtrants, amélioration de la ventilation et de l'aspiration des poussières...), et mentionnant au titre des risques de maladies professionnelles : 'usinage en atelier et découpage à bord de panneaux incombustibles à base d'amiante (marinite). Les personnes effectuant de tels travaux sont placées sous la surveillance du Médecin d'Usine, qui pratique les examens prescrits par le Décret du 13 juin 1969",

- le rapport 1978 indiquant que l'activité du CHS au cours de l'année avait porté notamment sur la ventilation et l'aspiration des poussières et fumées, que de nombreux équipements de protection individuelle avaient été distribués et que des actions collectives de prévention avaient été entreprises, mais ne comportant aucune précision en matière de protection spécifique contre l'amiante et ne faisant aucunement référence au risque d'inhalation de poussières ou de fibres d'amiante mais uniquement de poussières de fer ou de bois,

- un extrait d'un document de travail d'avril 2005, intitulé : 'les entrepreneurs héroïques de l'économie dunkerquoise', rédigé par Madame [K], concernant les entreprises de [Localité 1], n'apportant aucun élément utile à la présente instance, s'agissant de considérations générales et historiques.

Ces arguments sont d'autant moins probants que jusqu'en fin 1982, les sites de [Localité 1], [Localité 3] et [Localité 2] appartenaient à des entreprises différentes, chacune appliquant sa propre politique de sécurité et de prévention des risques, la gestion unique n'étant intervenue qu'à la date de prise d'effet du traité d'apport et la création de la Normed.

Ainsi, les éléments produits par le liquidateur qui sont sérieusement contredits par ceux du salarié, ne démontrent pas que l'employeur a pris toutes les mesures nécessaires sur le site de [Localité 2] pendant l'ensemble de la période contractuelle, notamment celles prévues par le décret du 17 août 1977 (prélèvements atmosphériques périodiques, port des équipements individuels de protection, vérification des installations et des appareils de protection collective, information personnelle du salarié, absence de contre-indication et surveillance médicale), ni ne révèlent l'existence d'une cause étrangère non imputable à l'employeur et ne sont donc pas de nature à l'exonérer de sa responsabilité.

Il en résulte que l'employeur a manqué aux dispositions de l'article L.4121-1 du code du travail en ce qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé des travailleurs et en ce qu'il s'est abstenu de mettre en place des actions de prévention des risques professionnels, d'information et de formation ainsi que d'une organisation et de moyens adaptés. Le manquement à l'obligation de sécurité de résultat est donc avéré. Néanmoins, le préjudice qui en découle directement est l'inquiétude que le salarié peut manifester face au risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante et qui n'a pu naître qu'au moment où il a été informé de son exposition à l'amiante du fait de l'absence de prévention par l'employeur. Ce préjudice qui comprend l'ensemble des troubles psychologiques résultant de la connaissance par celui-ci de ce risque correspond au préjudice spécifique d'anxiété.

Monsieur [R] [F] qui ne justifie pas avoir subi un préjudice distinct de ce préjudice d'anxiété sera donc débouté de sa demande, nouvelle en cause d'appel, en réparation du préjudice qui résulterait du seul manquement de l'employeur à son obligation de prévention laquelle est l'une des composantes de l'obligation de sécurité de résultat.

Sur la demande de dommages et intérêts au titre du préjudice d'anxiété :

Le droit à indemnisation du préjudice d'anxiété, qui repose sur l'exposition des salariés au risque créé par leur affectation dans un établissement figurant sur une liste établie par arrêté où étaient fabriqués ou traités l'amiante ou des matériaux contenant de l'amiante, n'exclut pas toute cause d'exonération de responsabilité.

Les sociétés Chantiers navals de La Ciotat (CNC) / Chantiers du Nord et de la Méditerranée (Normed) ont été classées parmi les établissements susceptibles d'ouvrir droit à la cessation anticipée d'activité des salariés de l'amiante, établissements mentionnés à l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998, figurant sur la liste établie par l'arrêté du 7 juillet 2000. Cet arrêté précise en son annexe I la liste des métiers susceptibles d'ouvrir droit, au profit de ceux les ayant exercés, à l'allocation de cessation anticipée d'activité.

Le poste occupé par Monsieur [R] [F] est l'un de ceux visés sur cette liste des métiers.

Il résulte de ces éléments que Monsieur [R] [F] qui a travaillé pour le compte de la Normed en exerçant un métier figurant sur la liste annexée à l'arrêté du 7 juillet 2000 durant la période d'exposition au risque visée par cet arrêté, remplissait les conditions prévues par l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998.

Il a donc été exposé à l'amiante et se trouve - de par le fait de l'employeur - dans un état d'inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante, qu'il se soumette ou non à des contrôles et examens médicaux réguliers.

Il est ainsi fondé à réclamer l'indemnisation de son préjudice d'anxiété et la période à prendre en considération est sa durée totale d'emploi.

En effet, outre que le préjudice d'anxiété est par nature unique et indivisible, le traité d'apport partiel d'actif conclu le 3 novembre 1982 entre la société CNC et la société SPCN (devenue la Normed) stipule, en préambule que : 'CNC apporte à SPCN (...) les éléments actifs et passifs constituant à la date du 1er janvier 1982, sa branche complète et autonome d'activité division navale' et que 'conformément à la faculté offerte par l'article 387 de la loi du 24 juillet 1966, l'apport est placé sous le régime juridique des scissions'.

Selon l'article 387 de la loi du 24 juillet 1966 dans sa rédaction alors applicable, la société qui apporte son actif à une autre société et la société qui bénéficie de cet apport peuvent décider d'un commun accord de soumettre l'opération aux dispositions des articles 382 à 386.

Il résulte des articles 385 et 386 de cette loi que les sociétés bénéficiaires des apports résultant de la scission sont débitrices solidaires des obligataires et des créanciers non obligataires de la société scindée au lieu et place de celle-ci sans que cette substitution emporte novation à leur égard, mais que - par dérogation à ces dispositions-, il peut être stipulé que les sociétés bénéficiaires de la scission ne seront tenues que de la partie du passif de la société scindée mises à la charge respective et sans solidarité entre elles.

En l'espèce, il est prévu au traité :

'Passif pris en charge :

L'apport effectué à SPCN est fait à la charge pour cette dernière société d'acquitter la partie du passif de CNC correspondant à la branche d'activité apportée.

Ce passif comprend :

1. Le passif exigible tel qu'il ressort du bilan au 31 décembre 1981 (...)

2. Une provision libre pour risques d'exploitation et éventualités diverses (...) couvrant notamment des charges non comptabilisées pouvant se révéler après le 1er janvier 1982 (...)

Charges et conditions :

(...) Les éléments du passif de CNC relatifs à la branche d'activité apportée, tels que définis précédemment, seront transmis à SPCN qui les prendra en charge aux lieu et place de CNC sans qu'il en résulte de novation à l'égard des créanciers.

Il est à cet égard précisé (...) que s'il venait à se révéler ultérieurement une différence en plus ou en moins entre le passif pris en charge par SPCN au 1er janvier 1982 et les sommes effectivement réclamées par des tiers et concernant l'activité apportée, y compris celles qui seraient générées par des faits antérieurs au 1er janvier 1982, SPCN serait tenue d'acquitter tout excédent de passif et profiterait de toute réduction de passif, sans recours ni revendication possible de part et d'autre. Ce qui précède s'entend aussi bien pour les éléments d'activités existant au 1er janvier 1982 que pour les éléments soldés au cours des exercices antérieurs (...)

SPCN reprendra d'une manière générale et sans recours contre la société apporteuse, les obligations contractées par cette dernière ou acceptées par elle, en application des contrats de travail ou de conventions collectives, dans les conditions prévues aux articles L 122-12 et L.132-7 du code du travail, et concernant le personnel employé dans l'activité apportée. Une liste nominative du personnel affecté à la branche d'activité apportée sera établie au plus tard à la date de réalisation définitive des apports (...)

SPCN aura tous pouvoirs pour intenter ou suivre aux lieu et place de la société apporteuse toutes actions judiciaires relatives à l'activité apporté et en assumera les conséquences financières (...).'

Compte tenu des éléments de la cause, à savoir les fonctions occupées et la durée d'exposition au risque, ce préjudice spécifique, incluant le bouleversement dans les conditions d'existence sera plus exactement réparé par l'allocation de la somme de 3 000 euros à titre de dommages et intérêts qui sera fixée au passif de la liquidation judiciaire de la société Normed.

Le jugement sera donc infirmé sur ce point.

Sur la garantie de l'AGS :

En application des dispositions des articles L.3253-6 et L. 3253-8 du code du travail, l'AGS couvre les sommes dues aux salariés à la date du jugement d'ouverture de toute procédure de redressement ou de liquidation judiciaire.

Le préjudice d'anxiété, qui ne résulte pas de la seule exposition à un risque créé par l'amiante, est constitué par les troubles psychologiques qu'engendre la connaissance de ce risque par le salarié ; aucun des éléments versés aux débats ne peut permettre de retenir que ce préjudice aurait pu naître à une date antérieure à celle de publication de l'arrêté ministériel d'inscription de l'activité de réparation et de construction navale de la Normed sur la liste des établissements permettant la mise en oeuvre de l'ACAATA, soit au plus tôt le 7 juillet 2000, à une date nécessairement postérieure à l'ouverture de la procédure collective, la société ayant été placée en redressement judiciaire le 30 juin 1986 puis en liquidation judiciaire le 27 février 1989.

Dès lors, l'AGS ne peut être tenue à garantie.

Sur les dépens :

Les dépens de l'instance seront inscrits en frais privilégiés de la liquidation judiciaire.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant publiquement, contradictoirement, en matière prud'homale :

Donne acte à Monsieur [R] [F] de ce qu'il ne maintient pas en cause d'appel une demande en réparation d'un préjudice distinct lié au bouleversement de ses conditions d'existence,

Infirme le jugement du conseil de prud'hommes de Marseille du 16 décembre 2013, sauf en ce qu'il a implicitement déclaré l'action de Monsieur [R] [F] recevable,

Statuant de nouveau des chefs infirmés et y ajoutant,

Rejette la fin de non recevoir tirée de la prescription,

Déboute Monsieur [R] [F] de sa demande nouvelle de dommages et intérêts en réparation du préjudice résultant de l'absence de prévention par l'employeur,

Fixe la créance de Monsieur [R] [F] au passif de la liquidation judiciaire de la société SA Chantiers du Nord et de la Méditerranée dite Normed à la somme de 3 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice d'anxiété incluant le bouleversement dans les conditions d'existence,

Dit que cette créance n'est pas garantie par le CGEA - AGS de Ile de France Ouest,

Dit que les dépens de l'instance seront inscrits en frais privilégiés de la procédure collective.

LE GREFFIER.LE PRÉSIDENT.


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel d'Aix-en-Provence
Formation : 18e chambre b
Numéro d'arrêt : 14/00938
Date de la décision : 05/06/2015

Références :

Cour d'appel d'Aix-en-Provence B8, arrêt n°14/00938 : Infirme partiellement, réforme ou modifie certaines dispositions de la décision déférée


Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2015-06-05;14.00938 ?
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