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19/12/2014 | FRANCE | N°13/13623

France | France, Cour d'appel d'Aix-en-Provence, 18e chambre b, 19 décembre 2014, 13/13623


COUR D'APPEL D'AIX EN PROVENCE

18e Chambre B



ARRÊT AU FOND

DU 19 DECEMBRE 2014



N° 2014/3147













Rôle N° 13/13623





CGEA - ILE DE FRANCE OUEST





C/



SELAFA MJA, prise en la personne de M° [G], Liquidateur judiciaire de la Société NORMED

Syndicat UNION LOCALE DES SYNDICATS CGT DE [Localité 2]

[P] [N] [E]





























Gro

sse délivrée

le :

à :

Me Michel FRUCTUS

Me Arnaud CLERC

Me Cyril MICHEL





Copie certifiée conforme délivrée aux parties le :





Décision déférée à la Cour :



Jugement du Conseil de prud'hommes - Formation de départage de MARSEILLE - section I - en date du 11 Juin 2013, ...

COUR D'APPEL D'AIX EN PROVENCE

18e Chambre B

ARRÊT AU FOND

DU 19 DECEMBRE 2014

N° 2014/3147

Rôle N° 13/13623

CGEA - ILE DE FRANCE OUEST

C/

SELAFA MJA, prise en la personne de M° [G], Liquidateur judiciaire de la Société NORMED

Syndicat UNION LOCALE DES SYNDICATS CGT DE [Localité 2]

[P] [N] [E]

Grosse délivrée

le :

à :

Me Michel FRUCTUS

Me Arnaud CLERC

Me Cyril MICHEL

Copie certifiée conforme délivrée aux parties le :

Décision déférée à la Cour :

Jugement du Conseil de prud'hommes - Formation de départage de MARSEILLE - section I - en date du 11 Juin 2013, enregistré au répertoire général sous le n° 11/1559.

APPELANTE

CGEA - ILE DE FRANCE OUEST, demeurant [Adresse 3]

représenté par Me Michel FRUCTUS, avocat au barreau de MARSEILLE substitué par Me François ARNOULD, avocat au barreau de MARSEILLE

INTIMES

SELAFA MJA, prise en la personne de M° [G], Liquidateur judiciaire de la Société NORMED, demeurant [Adresse 2]

représentée par Me Arnaud CLERC, avocat au barreau de PARIS substitué par Me Pierre CAPPE DE BAILLON, avocat au barreau de PARIS

Syndicat UNION LOCALE DES SYNDICATS CGT DE [Localité 2], demeurant [Adresse 1]

représentée par Me Cyril MICHEL, avocat au barreau de MARSEILLE substitué par Me Albert HINI, avocat au barreau de MARSEILLE

Monsieur [P] [N] [E], demeurant [Adresse 4]

représenté par Me Cyril MICHEL, avocat au barreau de MARSEILLE substitué par Me Albert HINI, avocat au barreau de MARSEILLE

*-*-*-*-*

COMPOSITION DE LA COUR

L'affaire a été débattue le 31 Octobre 2014 en audience publique devant la Cour composée de :

Madame Marie-Annick VARLAMOFF, Présidente de chambre

Madame Christine LORENZINI, Conseiller

Madame Françoise GILLY-ESCOFFIER, Conseiller

qui en ont délibéré

Greffier lors des débats : Madame Elise RAYSSEGUIER.

Les parties ont été avisées que le prononcé public de la décision aurait lieu par mise à disposition au greffe le 19 Décembre 2014.

ARRÊT

Contradictoire,

Prononcé par mise à disposition au greffe le 19 Décembre 2014.

Signé par Madame Marie-Annick VARLAMOFF, Présidente de chambre et Mme Priscille LAYE, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

Faits et procédure :

M. [P] [E] a été employé en qualité de dessinateur par la société Chantiers navals de [Localité 2] devenue SA Chantiers du Nord et de la Méditerranée ci-après Normed, sur le site de [Localité 2], du 10 octobre 1949 au 12 octobre 1955 puis du 1er janvier 1959 au 10 novembre 1987.

Anciennement dénommée Société de Participations et de Constructions Navales (SPCN), société constituée le 25 octobre 1982 en vue du regroupement des branches navales des trois sociétés suivantes : Chantiers de France [Localité 1] (FD), Chantiers Navals de [Localité 2] (CNC), Constructions navales industrielles de la Méditerranée (CNIM), la Normed a été créée le 24 décembre 1982. Cette société a été placée en redressement judiciaire par jugement du tribunal de commerce de Paris en date du 30 juin 1986 puis en liquidation judiciaire par jugement du 27 février 1989, désignant successivement Maître [U] puis, à compter du 10 juin 2003, la SELAFA MJA, en la personne de Maître [G], en qualité de mandataire liquidateur.

Elle a été inscrite sur la liste des établissements susceptibles d'ouvrir droit au dispositif de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante (ACAATA) par arrêté du 7 juillet 2000.

Le 6 avril 2011, M. [P] [E] a saisi le conseil de prud'hommes de Marseille pour réclamer la réparation des préjudices subis du fait de son exposition à l'amiante.

Le syndicat Union locale des syndicats CGT de [Localité 2] est intervenu volontairement à l'instance.

Le CGEA - AGS de l'Ile de France Ouest a été appelé en la cause.

Par jugement en date du 11 juin 2013, le conseil de prud'hommes de Marseille, en formation de départage a :

- dit que la SA Chantiers du Nord et de la Méditerranée a commis un manquement à son obligation de sécurité de résultat dans le cadre de la relation de travail entretenue avec M. [P] [E],

- fixé la créance de M. [P] [E] au passif de la liquidation judiciaire de la société Chantiers du Nord et de la Méditerranée dite Normed, prise en la personne de son liquidateur judiciaire, Maître [G], à la somme de 10 000 euros, en réparation de son préjudice d'anxiété,

- dit que la délégation AGS-CGEA de L'UNEDIC Ile de France Ouest doit sa garantie à titre subsidiaire, et ce, dans les limites du plafond légal applicable lors de la démission du salarié en cause,

- reçu la demande présentée par l'Union locale CGT et l'a déclaré insuffisamment fondée,

- débouté les parties de toutes prétentions plus amples ou contraires,

- condamné la SA Chantiers du Nord et de la Méditerranée dite Normed, prise en la personne de son liquidateur judiciaire, Maître [G], à payer à M. [P] [E] une indemnité de procédure de 250 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamné celle-ci aux entiers dépens de l'instance.

Le CGEA Ile de France Ouest a interjeté appel cette décision le 1er juillet 2013.

Prétentions et moyens des parties :

Aux termes de leurs écritures déposées et soutenues oralement à l'audience, concernant plusieurs des instances inscrites au rôle, le CGEA et Maître [G] demandent à la cour, à titre liminaire, de :

- se déclarer incompétente au profit du tribunal des affaires de sécurité sociale en ce qui concerne les salariés ayant bénéficié de l'ACAATA ;

- déclarer irrecevables les actions des salariés ayant bénéficié de l'ACAATA sur le fondement de l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998 ;

- déclarer les actions irrecevables en raison de l'irrévocabilité de l'état des créances établi sous le régime de la loi de 1985, non contesté en temps utile ;

- déclarer irrecevables les actions des requérants dont les contrats de travail ont été rompus avant le 21 décembre 1982 (date de l'assemblée générale de la SPCN approuvant le traité d'apport partiel d'actif du 3 novembre 1982), et qui n'ont donc jamais été salariés de la Normed, moyen sans objet en l'espèce;

- déclarer irrecevable l'action des salariés dont les contrats de travail se sont poursuivis au delà du 27 février 1989 et ont été transférés à la société CNL ou à la société CNIM postérieurement à la Normed, moyen sans objet en l'espèce ;

- déclarer prescrites les demandes concernant les contrats de travail rompus depuis plus de trente ans avant la saisine de la juridiction prud'homale, moyen également sans objet en l'espèce ;

- dire et juger que le préjudice d'anxiété ne peut pas naître avant que les salariés aient eu connaissance de l'arrêté ministériel d'inscription de la société sur la liste des établissements permettant la mise en oeuvre de l'arrêté ACAATA, qu'ils n'apportent pas la preuve d'avoir eu connaissance de cet arrêté avant l'ouverture de la procédure collective de la société, que les créances au titre du préjudice d'anxiété sont nées postérieurement à l'ouverture de la procédure collective et ne sont donc pas garanties par l'AGS, et en conséquence, déclarer ces créances non susceptibles de garantie.

Ils concluent sur le fond :

- à l'infirmation du jugement en toutes ses dispositions ;

- au rejet de la demande nouvelle de dommages et intérêts pour manquement à l'obligation de sécurité de résultat, les demandeurs ne qualifiant pas ce préjudice, n'expliquant pas de quoi il est constitué ni quand il serait né, et bénéficiant déjà d'une indemnisation dans le cadre de l'ACAATA au titre du préjudice d'anxiété ;

- à voir dire et juger que le préjudice découlant du manquement à obligation de sécurité de résultat n'est autre que le préjudice spécifique d'anxiété ;

- à ce qu'il soit pris acte du désistement des salariés de leur demande de préjudice résultant du bouleversement dans les conditions d'existence ;

- au débouté de la demande relative au préjudice d'anxiété, aux motifs d'une part, que les demandeurs ne rapportent pas la preuve d'un préjudice d'anxiété personnel, direct, certain et légitime, à tout le moins d'un manquement de l'employeur aux règles alors applicables, et d'un lien de causalité entre la faute et le préjudice et d'autre part, que l'article 1150 du code civil limite l'indemnisation en matière contractuelle au seul dommage prévisible ;

à titre subsidiaire,

- au débouté des salariés dont l'emploi ne figure pas à l'arrêté du 7 juillet 2000 et ne peut donc pas être considéré comme présumant d'une exposition à l'amiante, moyen sans objet en l'espèce;

- à ce que ne soit pas retenu à la charge de l'employeur une obligation de sécurité de résultat de plein droit, non conforme aux dispositions du droit communautaire, du droit constitutionnel et au principe de séparation des pouvoirs, la faute de l'employeur étant présumée par la jurisprudence de la Cour de cassation ;

- à l'absence d'opposabilité à l'AGS des créances revendiquées qui sont nées postérieurement à l'ouverture de la procédure collective en 1986, les salariés ne démontrant pas avoir eu connaissance des dangers de l'amiante avant l'arrêté ministériel d'inscription de la Normed sur le liste des établissements permettant la mise en oeuvre de l'ACAATA ;

à titre plus subsidiaire,

- à la réduction des dommages et intérêts susceptibles d'être alloués, à l'application des dispositions du code du travail fixant les règles et limites de la garantie légale et à l'arrêt du cours des intérêts au jour de l'ouverture de la procédure collective en application de l'article L 622-28 du code de commerce, ces intérêts n'ayant pu courir avant la mise en demeure conformément à l'article 1153 du code civil ;

- en toutes hypothèses, à ce que soit statué ce que de droit quant aux frais d'instance sans qu'ils puissent être mis à la charge de l'UNEDIC AGS et à la condamnation des demandeurs aux entiers dépens.

Par conclusions écrites déposées et soutenues oralement à l'audience, communes à plusieurs des instances inscrites au rôle, soutenant pour l'essentiel que :

* la Normed, qui a exposé tous ses salariés à l'inhalation de poussières d'amiante, a manqué à son obligation de sécurité de résultat en refusant d'informer le salarié des risques liés à l'exposition à l'amiante et en omettant de lui fournir les moyens de protection nécessaires, et qu'elle ne démontre pas l'existence d'une cause d'exonération alors qu'elle a violé la réglementation applicable dont le décret du 17 août 1977,

* ses manquements se sont répétés chaque jour de la relation contractuelle et sont donc délibérés, continus, et particulièrement graves, privant les salariés d'une chance de se soustraire au risque auquel ils étaient exposés,

* ce comportement fautif n'a été révélé et que la prescription de leur action n'a commencé à courir qu'à partir de l'interdiction de l'amiante en 1997, suivie de la publication de l'arrêté du 7 juillet 2000 ayant classé la Normed parmi 'les établissements amiante',

* la Normed doit indemniser les salariés dont les contrats de travail ont été rompus avant 1982 en vertu du traité d'apport de la branche navale de la CNL à la Normed,

* si certains demandeurs ont vu leurs contrat de travail transférés à la CNL, c'est à la suite de la liquidation judiciaire de la Normed, en sorte que le nouvel employeur n'est pas tenu des obligations incombant à l'ancien et qu'en outre, seules les sociétés CNC et Normed ont exposé leurs salariés à l'amiante,

* il est donc fondé à réclamer l'indemnisation tant du nécessaire préjudice subi en raison de la violation par la Normed de son obligation de sécurité de résultat que du préjudice autonome d'anxiété résultant de la forte probabilité de développer une maladie grave, l'irrévocabilité de l'état des créances ne pouvant lui être opposé, s'agissant d'une créance indemnitaire, et que l'AGS doit garantir cette créance, née antérieurement à l'ouverture de la procédure collective puisque que son fait générateur réside dans le comportement fautif de l'employeur tout au long de l'exécution du contrat de travail,

M. [P] [E] qui ne maintient pas en cause d'appel de demande distincte en réparation d'un préjudice lié au bouleversement de ses conditions d'existence, demande à la cour de :

- dire et juger que l'action engagée est recevable et fondée,

- fixer sa créance au passif de la Normed aux sommes suivantes :

* 15 000 euros en réparation du préjudice résultant directement de la violation par la Normed de son obligation de sécurité de résultat,

* 15 000 euros en réparation du préjudice autonome d'anxiété,

- déclarer l'arrêt opposable au CGEA,

- condamner Maître [W] [G], liquidateur, à lui payer la somme de 1 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.

Dans ses écritures développées oralement à l'audience, communes à plusieurs des instances inscrites au rôle, et faisant valoir que l'employeur a manqué à son obligation de sécurité de résultat, ce qui a nécessairement causé un préjudice aux intérêts collectifs de l'ensemble de la profession, l'Union locale CGT de [Localité 2] demande à la cour de la recevoir en son intervention volontaire, conformément à l'article L.2132-3 du code du travail et de fixer sa créance indemnitaire à la somme de 10 000 euros en réparation de son préjudice matériel et moral et de condamner Maître [G], liquidateur, à lui payer une indemnité de 1 000 euros en application des dispositions de l'article700 du code de procédure civile.

Pour plus ample exposé des prétentions et moyens des parties, il convient de se référer à leurs écritures oralement soutenues à l'audience.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Il convient de donner acte à M. [P] [E] de ce qu'il ne maintient pas en cause d'appel sa demande distincte en réparation d'un préjudice lié au bouleversement de ses conditions d'existence.

Sur l'exception d'incompétence :

Aux termes de l'article L.1411-1 du code du travail, le conseil de prud'hommes est compétent pour connaître des différends qui peuvent s'élever à l'occasion de tout contrat de travail soumis aux dispositions de ce code entre les employeurs, ou leurs représentants, et les salariés qu'ils emploient.

En l'espèce, que M. [P] [E] ait ou non bénéficié du dispositif prévu par l'article 41 de la loi n°98-1194 du 23 décembre 1998, ce qui ne résulte pas du dossier, dès lors que la demande en réparation d'un préjudice extra-patrimonial lié à son exposition à l'amiante est fondée sur l'inexécution par l'employeur de son obligation de sécurité de résultat dérivant du contrat de travail et que ni son droit au bénéfice du dispositif susvisé, ni le montant de l'allocation de cessation anticipée d'activité, ne sont contestés, le litige relève de la compétence de la juridiction prud'homale. Le jugement sera confirmé de ce chef.

Sur les fins de non recevoir :

Sur l'irrecevabilité tirée de l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998 :

L'article 41 de la loi n° 98 - 1194 du 23 décembre 1998 créant un dispositif spécifique destiné à compenser la perte d'espérance de vie que peuvent connaître des salariés en raison de leur exposition à l'amiante, prévoit le versement aux salariés ou anciens salariés d'une allocation de cessation anticipée d'activité (ACAATA) sous réserve qu'ils cessent toute activité professionnelle, lorsqu'ils remplissent certaines conditions.

Il résulte de ces dispositions que le salarié qui a demandé le bénéfice de cette allocation n'est pas fondé à obtenir de l'employeur fautif, sur le fondement des règles de la responsabilité civile, réparation d'une perte de revenus résultant de la mise en oeuvre du dispositif légal.

M. [P] [E], dont il n'est pas établi qu'il ait été bénéficiaire de ce dispositif, est toutefois recevable à réclamer réparation d'un préjudice extra-patrimonial découlant de son exposition à l'amiante non indemnisé au titre de l'ACAATA.

La décision sera confirmée en ce sens.

Sur l'irrecevabilité tirée du caractère irrévocable de l'état des créances :

Il résulte de l'article L.625-125 al.2 ancien du code de commerce que le salarié dont la créance ne figure pas en tout ou partie sur le relevé établi par le représentant des créanciers peut saisir à peine de forclusion le conseil de prud'hommes dans un délai de deux mois à compter de l'accomplissement de la mesure de publicité prévue à l'alinéa précédent.

Toutefois, l'action du salarié, qui saisit la juridiction prud'homale d'une demande en réparation extra-patrimonial résultant de son exposition au risque de l'amiante révélé postérieurement à l'établissement du relevé des créances salariales, est distincte de celle ouverte par ces dispositions, de sorte que le caractère irrévocable de l'état des créances ne peut lui être opposé.

Cette fin de non recevoir, nouvelle en cause d'appel, sera rejetée.

Sur le fond :

Sur la demande de dommages et intérêts en réparation du préjudice d'anxiété :

En application des dispositions des articles 1134 et 1147 du code civil et L.4121-1 du code du travail, l'employeur est tenu envers le salarié d'une obligation de sécurité de résultat, notamment en ce qui concerne les maladies professionnelles contractées par le salarié du fait des produits fabriqués ou utilisés par l'entreprise.

D'ailleurs, l'ancien article 233-1 du code du travail, dans sa rédaction antérieure à cette loi, disposait déjà que les établissements et locaux industriels devaient être aménagés de manière à garantir la sécurité des travailleurs.

En outre, bien avant le décret du 17 août 1977 relatif aux mesures particulières d'hygiène applicables dans les établissements où le personnel est exposé à l'action des poussières d'amiante, la loi du 12 juin 1893 concernant l'hygiène et la sécurité des travailleurs dans les établissements industriels avait fait obligation à ces établissements de présenter les conditions d'hygiène et de salubrité nécessaires à la santé du personnel, et le décret d'application du 11 mars 1894 imposait notamment que 'les locaux soient largement aérés... évacués au dessus de l'atelier au fur et à mesure de leur production avec une ventilation aspirante énergique... et que l'air des ateliers soit renouvelé de façon à rester dans l'état de pureté nécessaire à la santé des ouvriers.'.

En l'état de ces dispositions, le dommage allégué par le salarié n'était pas imprévisible lors de la conclusion du contrat de travail.

L'indemnisation du préjudice d'anxiété, qui repose sur l'exposition des salariés au risque créé par leur affectation dans un établissement figurant sur une liste établie par arrêté où étaient fabriqués ou traités l'amiante ou des matériaux contenant de l'amiante, n'exclut pas toute cause d'exonération de responsabilité . Il n'y a donc pas contrariété de l'obligation de sécurité de résultat avec les dispositions de droit communautaire et de droit constitutionnel.

En l'espèce, il résulte du certificat de travail versé aux débats établi par le groupe Malakoff Mederic que M. [P] [E] a travaillé sur le site de la Normed à [Localité 2] du 10 octobre 1949 au 12 octobre 1955 puis du 1er janvier 1959 au 10 novembre 1987 et qu'au dernier état de la relation contractuelle, il occupait le poste de dessinateur principal.

Les sociétés Chantiers navals de [Localité 2] (CNC) / Chantiers du Nord et de la Méditerranée (Normed ) ont été classées parmi les établissements susceptibles d'ouvrir droit à la cessation anticipée d'activité des salariés de l'amiante, établissements mentionnés à l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998, figurant sur la liste établie par l'arrêté du 7 juillet 2000. Cet arrêté précise en son annexe I la liste des métiers susceptibles d'ouvrir droit, au profit de ceux les ayant exercés, à l'allocation de cessation anticipée d'activité. Le poste occupé par M. [P] [E] est l'un de ceux visés sur cette liste des métiers.

Le salarié a donc été exposé à l'amiante et se trouve - de par le fait de l'employeur - dans un état d'inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante, qu'il se soumette ou non à des contrôles et examens médicaux réguliers.

Dans leur dossier commun soumis à la cour, pour s'exonérer de toute responsabilité, et soutenant que toutes les mesures de protection nécessaires ont été prises, que l'amiante n'était plus utilisé sur le site de [Localité 2] depuis 1977 et se prévalant de l'absence d'alerte de la part des diverses administrations ou organismes extérieurs à l'entreprise ainsi que des instances représentatives du personnel, du fait qu'aucun procès-verbal n'a été dressé par l'inspection du travail ni par la CRAM ou la médecine du travail et que la loi du 12 juin 1893 ne fait pas reposer sur l'employeur une règle quelconque dont l'irrespect entraînerait une faute, d'autant que l'Etat a fait preuve de carence dans la prévention des risques liés à l'exposition aux poussières d'amiante, ce pour quoi il a été condamné en 2004 par le Conseil d'Etat, le liquidateur et l'AGS se fondent principalement sur :

- l'autorité de la chose jugée d'un arrêt du 15 novembre 2005 de la chambre criminelle de la Cour de cassation faisant état, selon eux, du respect des règles de sécurité sur le site de [Localité 1] de la Normed, laquelle appliquerait les mêmes règles sur l'ensemble de ses sites ; cependant, cet arrêt ne concerne pas la Normed mais une autre société, SOLLAC [Localité 1], en sorte que l'autorité de la chose jugée ne peut être retenue, étant observé que cet arrêt rapporte les déclarations du médecin salarié des Chantier de France [Localité 1] selon lesquelles, entre 1977 et 1984, la direction était tout à fait disposée à faire le maximum en matière de sécurité et utilisait les dernières innovations permettant de limiter les dangers de l'amiante ; en outre, dans son communiqué relatif à cet arrêt, la Cour de cassation indique que 'la chambre criminelle n'a porté aucune appréciation sur la valeur des charges réunies contre les mis en examen, son contrôle, dans la présente affaire, se limitant à rechercher si les parties civiles se trouvaient dans l'un des cas énumérées à l'article 575 du code de procédure pénale permettant aux parties civiles de se pourvoir seules contre un arrêt de la chambre de l'instruction, en l'absence de recours du ministère public' ;

- des extraits de bilans des chantiers navals de [Localité 3] de 1980, 1981 et 1982, mentionnant tant les investissement de l'employeur dans différents équipements destinés à l'élimination et à l'évacuation de poussières diverses, que les investissements immobiliers réalisés afin d'améliorer les conditions de travail, l'hygiène et la sécurité, en particulier dans le domaine de la ventilation des locaux ;

- le fait qu'au cours des réunions des comités d'hygiène et de sécurité, aucun membre ne mentionne une absence de ventilation ou de prélèvements atmosphériques, bien que parfaitement informé de la législation de 1977, ce dont il n'est pas non plus rapporté la preuve ;

- un document de lecture de la CGT de septembre 1982, destiné à l'ensemble de ses adhérents

permettant selon l'employeur et l'AGS de retenir que les membres du personnel au CHSCT et à la commission des conditions de travail étaient avertis et formés et qu'aucune difficulté n'a jamais été évoquée du fait des poussières d'amiante, ce qui laisserait présumer du caractère efficace des protections mises en oeuvre par l'employeur; cependant, ce document formule plusieurs recommandations en matière de conditions de travail et invite ses adhérents à veiller notamment à l'hygiène atmosphérique (toxicité des produits, nature des poussières, situations de confinement...) ;

- un document manuscrit sous forme de 'question-réponse ' du CHS en date du 23 février 1982, dans lequel les représentants du personnel indiquent que l'aspiration (soudeurs) marche en permanence, ce qui démontrerait - selon l'employeur et l'AGS - que la Normed avait acquis du matériel d'aspiration et de ventilation et en avait assuré l'effectivité et le bon fonctionnement constant, cependant, la lecture de ces deux documents ne permet pas de savoir quel établissement de la Normed est concerné ;

- un compte-rendu d'analyses établi par la CRAM du Sud-Est le 28 juillet 1981, indiquant que la navinite utilisé sur les chantiers de la CNIM à [Localité 3] contenait un taux d'amiante inférieur à 2% et préconisant les mesures de prévention à respecter (aspiration des poussières, protection des voies respiratoires des salariés par la fourniture de masques) ;

- la lettre adressée par le directeur du personnel de la CNIM à la commission d'amélioration des conditions de travail dépendant du comité d'entreprise, datée du 22 octobre 1981, dans lequel il est indiqué que 'ce résultat ne signifie pas que de l'amiante entre dans la composition de la navinite', mais 'seulement que le dosage précis n'a pas été effectué', 'qu'en tout état de cause, la présence éventuelle d'amiante est inférieure à la proportion limite au-delà de laquelle des conditions particulières d'utilisation sont imposées', qu'une nouvelle analyse effectuée par un autre laboratoire a révélé que les panneaux utilisés ne contenaient pas d'amiante, mais de la silice cristalline nécessitant le port de masques anti-poussières et rappelant sa décision de ne plus utiliser d'amiante ainsi que le port obligatoire du masque anti-poussières, courrier qui ne concerne en rien le site de [Localité 2] ;

- un courrier de la CPAM du Var, daté du 17 janvier 1985, indiquant que les mesures de prévention ne s'imposaient plus puisque l'amiante n'était plus utilisé sur ce site, mais que les salariés qui avaient été antérieurement exposés au risque et qui étaient encore présents dans l'entreprise pouvaient bénéficier d'une surveillance complémentaire par le médecin du travail;

- le fait qu'en mars 1977, le service en charge des travaux de calorifugeage précise que celui des tuyaux vapeur ne ' se fait plus par de l'isolamiante depuis le (navire) 1414 mais avec du silicate de calcium, et que le 11 octobre 1978, le procès-verbal du CHS mentionne que le bureau d'étude doit se prononcer pour le remplacement de l'amiante ' au niveau de l'isolation des colliers de fixation des tuyaux ;

- des extraits des procès-verbaux des réunions du CHS de la CNIM, établissement de [Localité 3], tenues le 30 mars 1977 et le 11 octobre 1978, évoquant la possibilité de remplacer l'amiante par d'autres produits et les études réalisées à cette fin, étant précisé que, lors de la première réunion, le Dr [L], qui avait préconisé de mouiller la toile d'amiante avant de la découper dans le but d'éviter la projection de fibres d'amiante, en sus du port du masque, s'est entendu répondre : 'les gens emploient la laine d'amiante, ils ne peuvent donc pas la mouiller';

- le rapport 1977 de ce CHS., daté du 29 mars 1978, énumérant les diverses actions entreprises en matière de protection individuelle et collective (port de masques filtrants, amélioration de la ventilation et de l'aspiration des poussières...), et mentionnant au titre des risques de maladies professionnelles : 'usinage en atelier et découpage à bord de panneaux incombustibles à base d'amiante (marinite). Les personnes effectuant de tels travaux sont placées sous la surveillance du médecin d'usine, qui pratique les examens prescrits par le Décret du 13 juin 1969" ;

- le rapport 1978 indiquant que l'activité du CHS au cours de l'année avait porté notamment sur la ventilation et l'aspiration des poussières et fumées, que de nombreux équipements de protection individuelle avaient été distribués et que des actions collectives de prévention avaient été entreprises, mais ne comportant aucune précision en matière de protection spécifique contre l'amiante et ne faisant aucunement référence au risque d'inhalation de poussières ou de fibres d'amiante mais uniquement de poussières de fer ou de bois ;

- un extrait d'un document de travail d'avril 2005, intitulé : 'les entrepreneurs héroïques de l'économie dunkerquoise', rédigé par Madame [C], concernant les entreprises de [Localité 1], n'apportant aucun élément utile à la présente instance, s'agissant de considérations générales et historiques.

Ces arguments sont d'autant moins probants que jusqu'en fin 1982, les sites de [Localité 1], [Localité 3] et [Localité 2] appartenaient à des entreprises différentes, chacune appliquant sa propre politique de sécurité et de prévention des risques, la gestion unique n'étant intervenue qu'à la date de prise d'effet du traité d'apport et la création de la Normed.

Ainsi, les éléments produits par le liquidateur ne démontrent pas que l'employeur a pris toutes les mesures nécessaires sur le site de [Localité 2] pendant l'ensemble de la période contractuelle, notamment celles prévues par le décret du 17 août 1977 (prélèvements atmosphériques périodiques, port des équipements individuels de protection, vérification des installations et des appareils de protection collective, information personnelle du salarié, absence de contre-indication et surveillance médicale) ni ne révèlent l'existence d'une cause étrangère non imputable à l'employeur, et ne sont donc pas de nature à l'exonérer de sa responsabilité.

Le salarié est fondé à réclamer l'indemnisation de son préjudice d'anxiété lequel est par nature unique et indivisible.

S'agissant de l'étendue de la période couverte, il convient de se reporter aux dispositions du traité d'apport partiel d'actif conclu le 3 novembre 1982 entre la société CNC et la société SPCN (devenue la Normed) en son article 11, lequel prévoit que la SPCN reprendra d'une manière générale et sans recours contre la société apporteuse, les obligations contractées par cette dernière ou acceptées par elle, en application des contrats de travail ou de conventions collectives, dans les conditions prévues aux articles L 122-12 et L.132-7 du code du travail, et concernant le personnel employé dans l'activité apportée (...), la Normed est tenue d'indemniser l'ensemble de la période travaillée, le contrat de travail de M. [P] [E] lui ayant été transféré à la date de prise d'effet du dit traité.

En conséquence, le jugement sera confirmé tant sur le principe de la créance du salarié au titre du préjudice d'anxiété que sur son montant lequel a été exactement évalué sauf à préciser qu'il inclut le préjudice lié au bouleversement dans les conditions d'existence.

Sur la demande de dommages et intérêts en réparation du préjudice résultant du seul manquement de l'employeur à son obligation de sécurité de résultat :

A l'appui de celle-ci, le salarié soutient que le manquement de la Normed à son obligation de sécurité de résultat telle que résultant des dispositions du décret du 17 août 1977, et qui vient d'être examiné supra, lui a nécessairement causé un préjudice, tenant au seul fait d'avoir été exposé à un danger alors même que l'employeur n'a pas mis en oeuvre le décret susvisé ni proposé de quelconques mesures de protection, notamment au CHSCT, et que cette abstention délictueuse présente un caractère de particulière gravité. Il ajoute que la Normed a délibérément maintenu ses salariés dans l'ignorance de la dangerosité des particules d'amiante et du risque mortel que cela représentait, les privant volontairement de la perte d'une chance de se soustraire au risque auquel ils étaient exposés en exerçant leur droit de retrait ou en quittant la société.

Il sera objecté que l'indemnisation du préjudice d'anxiété d'ores et déjà allouée au demandeur répare l'ensemble des troubles psychologiques résultant du risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante, risque auquel il est nécessairement confronté, et en conséquence, l'intégralité du préjudice extra-patrimonial causé par l'employeur du fait de son manquement à l'obligation de sécurité de résultat qui pesait sur lui.

M. [P] [E] ne justifiant pas d'un préjudice distinct de celui réparé ci-dessus, sa demande en dommages et intérêts supplémentaires sera rejetée.

Sur l'intervention de l'Union locale des syndicats CGT de [Localité 2] :

Aux termes de l'article L.2132-3 du code du travail, les syndicats peuvent, devant toutes les juridictions, exercer les droits réservés à la partie civile relativement aux faits portant un préjudice direct ou indirect à l'intérêt collectif de la profession qu'ils représentent.

En l'espèce, les manquements de la Normed ci-dessus caractérisés ont nécessairement causé un préjudice aux intérêts collectifs de la profession représentée par le syndicat CGT.

Ce préjudice sera réparé par une somme de 100 euros à titre de dommages et intérêts et le jugement réformé en ce sens.

Sur la garantie de l'AGS :

En application des dispositions des articles L.3253-6 et L. 3253-8 -1° du code du travail, l'AGS couvre les sommes dues aux salariés à la date du jugement d'ouverture de toute procédure de redressement ou de liquidation judiciaire.

Le préjudice d'anxiété, qui ne résulte pas de la seule exposition à un risque crée par l'amiante, est constitué par les troubles psychologiques qu'engendre la connaissance de ce risque par le salarié.

Le préjudice d'anxiété, qui ne résulte pas de la seule exposition à un risque créé par l'amiante, est constitué par les troubles psychologiques qu'engendre la connaissance de ce risque par le salarié ; aucun des éléments versés aux débats ne peut permettre de retenir que ce préjudice aurait pu naître à une date antérieure à celle de publication de l'arrêté ministériel d'inscription de l'activité de réparation et de construction navale de la Normed sur la liste des établissements permettant la mise en oeuvre de l'ACAATA, soit au plus tôt le 7 juillet 2000, à une date nécessairement postérieure à l'ouverture de la procédure collective, la société ayant été placée en redressement judiciaire le 30 juin 1986 puis en liquidation judiciaire le 27 février 1989.

Dès lors, l'AGS ne peut être tenue à garantie. Le jugement sera infirmé en ce sens.

Sur l'article 700 du Code de Procédure Civile et les dépens :

Il y a lieu d'allouer au titre de leurs frais irrépétibles de première instance et d'appel la somme de 200 euros au salarié et celle de 100 euros à l'Union locale CGT de [Localité 2], et ce à la charge de la Normed, ces sommes n'étant pas garanties par le CGEA. Le jugement sera infirmé en ce sens.

Les dépens de l'instance seront inscrits en frais privilégiés de la procédure collective.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant en matière prud'homale, par arrêt contradictoire,

DONNE ACTE à M. [P] [E] de ce qu'il ne maintient pas en cause d'appel sa demande d'indemnisation d'un préjudice distinct lié au bouleversement de ses conditions d'existence,

CONFIRME le jugement entrepris sauf en ce qu'il a :

- dit que l'AGS devait sa garantie,

- fixé à la somme de 250 euros la créance de M. [P] [E] au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

- débouté l'Union locale CGT de ses demandes,

Statuant de nouveau de ces chefs et y ajoutant,

REJETTE la fin de non recevoir tirée de l'irrévocabilité de l'état des créances,

FIXE la créance de M. [P] [E] au passif de la liquidation judiciaire de la société SA Chantiers du Nord et de la Méditerranée dite Normed à la somme de 10 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice d'anxiété incluant le bouleversement dans les conditions d'existence et à celle de 200 euros au titre de ses frais irrépétibles de première instance et en cause d'appel,

FIXE la créance de l'Union locale CGT à la somme de 100 euros sur le fondement de l'article L.2132-3 du code du travail et à celle de 100 euros au titre de ses frais irrépétibles de première instance et d'appel,

DIT que les créances ainsi fixées ne sont pas garanties par l'UNEDIC AGS CGEA,

DÉBOUTE M. [P] [E] de sa demande au titre de la réparation d'un préjudice qui résulterait de la seule violation par la Normed de son obligation de sécurité de résultat,

DIT que les dépens de l'instance seront inscrits en frais privilégiés de la procédure collective.

LE GREFFIER.LE PRÉSIDENT.


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel d'Aix-en-Provence
Formation : 18e chambre b
Numéro d'arrêt : 13/13623
Date de la décision : 19/12/2014

Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2014-12-19;13.13623 ?
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