COUR D'APPEL D'AIX EN PROVENCE
4e Chambre B
ARRÊT AU FOND
DU 15 MAI 2012
om
N° 2012/ 211
Rôle N° 10/22705
[T] [J]
[C] [Y] épouse [J]
C/
[K] [E]
[P] [G] épouse [E]
Grosse délivrée
le :
à :
SCP BADIE
la SCP ERMENEUX CHAMPLY-LEVAIQUE
Décision déférée à la Cour :
Jugement du Tribunal de Grande Instance de GRASSE en date du 23 Novembre 2010 enregistré au répertoire général sous le n° 08/6456.
APPELANTS
Monsieur [T] [J]
né le [Date naissance 3] 1958 à [Localité 12] (ITALIE) (99), demeurant [Adresse 5]
Madame [C] [Y] épouse [J]
née le [Date naissance 2] 1958 à [Localité 11], demeurant [Adresse 5]
représentés par la SCP BADIE, SIMON-THIBAUT et JUSTON, avocats au barreau d'AIX-EN-PROVENCE,constituée aux lieu et place de la SCP BLANC-CHERFILS
assistés de Me Stéphane DAGHERO, avocat au barreau de GRASSE
INTIMES
Monsieur [K] [E]
né le [Date naissance 1] 1957 à [Localité 10], demeurant [Adresse 13]
Madame [P] [G] épouse [E]
née le [Date naissance 4] 1963 à [Localité 9] (DANEMARK) (99), demeurant [Adresse 13]
représentés par la SCP ERMENEUX-CHAMPLY - LEVAIQUE, avocats au barreau d'AIX-EN-PROVENCE,
assistés de Me Rodolphe MACHETTI, avocat au barreau de GRASSE substitué par Me Rachel COURT-MENIGOZ, avocat au barreau d'AIX-EN-PROVENCE
*-*-*-*-*
COMPOSITION DE LA COUR
L'affaire a été débattue le 06 Mars 2012 en audience publique. Conformément à l'article 785 du Code de Procédure Civile, Madame Odile MALLET, Conseiller , a fait un rapport oral de l'affaire à l'audience avant les plaidoiries.
La Cour était composée de :
Mme Odile MALLET, Président
Monsieur Jean-Luc GUERY, Conseiller
Madame Valérie GERARD-MESCLE, Conseiller
qui en ont délibéré.
Greffier lors des débats : Madame Agnès BUCQUET.
Les parties ont été avisées que le prononcé public de la décision aurait lieu par mise à disposition au greffe le 15 Mai 2012.
ARRÊT
Contradictoire,
Prononcé par mise à disposition au greffe le 15 Mai 2012,
Signé par Mme Odile MALLET, Président et Madame Agnès BUCQUET, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
***
FAITS ET PROCÉDURE
Monsieur [K] [E] et son épouse, Madame [P] [G], sont propriétaires d'une villa cadastrée section [Cadastre 7], correspondant au lot n°6 du lotissement des Espinets, qu'ils ont acquis des consorts [V] le 26 octobre 1998.
Monsieur [T] [J] et son épouse, Madame [C] [Y], sont propriétaires du fonds voisin, cadastré section [Cadastre 6], constituant le lot n°5 du lotissement des Espinets pour l'avoir acquis de Monsieur [M] le 28 avril 2000.
Suivant protocole d'accord du 10 avril 1974 et avenant du 26 mai 1982 Messieurs [V] et [M], auteurs des parties, ont modifié la servitude non aedificandi grevant le lot n°5 du lotissement en interdisant toute construction au-delà d'une ligne de 17,50m depuis la limite est du terrain de Monsieur [M].
Exposant que les époux [J] ont édifié une piscine, une plate-forme gravillonnée et un mur la soutenant, au mépris de cette servitude conventionnelle, les époux [E] les ont assignés devant le juge des référés aux fins de les voir condamner à démolir ces ouvrages.
Par ordonnance du 19 septembre 2007 le juge des référés a ordonné une expertise confiée à Monsieur [S].
Aux termes de son rapport daté du 16 février 2008 l'expert constate que l'édifice proposé dans la déclaration de travaux ainsi que les ouvrages réalisés par les époux [J] dépassent la limite de la servitude ad aedificandi définie par les accords entérinés les 10 avril 1974 et 26 mai 1982.
Par ordonnance du 10 septembre 2008 le juge des référés s'est déclaré incompétent pour ordonner la démolition des ouvrages litigieux. Les époux [E] ont alors saisi le juge du fond.
Par jugement du 23 novembre 2010 le tribunal de grande instance de Grasse a:
condamné les époux [J] à démolir la piscine, la plate-forme gravillonnée et le mur la soutenant dans les huit mois de la signification du jugement passé lequel délai il sera dû une astreinte de 100 € par jour de retard pendant trois mois à l'issue lesquels il pourra à nouveau être statué,
condamné les époux [J] à payer aux époux [E] une somme de 1.500 € à titre de dommages et intérêts,
condamné les époux [J] aux dépens, qui comprendront les frais de référé et d'expertise, et au paiement d'une somme de 3.000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Appel de ce jugement a été interjeté par les époux [J].
POSITION DES PARTIES
Dans leurs dernières conclusions en date du 2 mars 2012 auxquelles il est renvoyé pour l'exposé des moyens, les époux [J] demandent à la cour, au visa de l'article 1304 du code civil :
de rabattre l'ordonnance de clôture,
de constater que l'existence de la servitude non aedificandi figurant au protocole du 10 avril 1974 et à l'avenant du 26 mai 1982 déposés aux minutes de Maître [B] est subordonnée à l'approbation préfectorale de la modification de la zone ad aedificandi du lot n°5 du lotissement,
de constater que cette approbation n'est jamais intervenue,
en conséquence d'infirmer le jugement,
de leur déclarer inopposable la servitude définie au protocole du 10 avril 1974 et à son avenant et débouter les époux [E] de toutes leurs demandes,
de condamner les époux [E] aux dépens et au paiement d'une somme de 6.000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Dans leurs dernières conclusions en date du 27 février 2012 auxquelles il est également renvoyé pour l'exposé des moyens, les époux [E] demandent au contraire à la cour , au visa des articles 639, 701, 1143 et 1382 du code civil :
de rabattre l'ordonnance de clôture et accueillir leurs dernières conclusions et à défaut, de rejeter les conclusions et pièces communiquées par les époux [J] le 17 février 2012,
de déclarer irrecevable, comme contraire au principe de loyauté des débats, le moyen des époux [J] tiré de la prétendue nullité du protocole d'accord du 10 avril 1974, et en tout état de la cause le juger mal fondé,
de déclarer valables et efficaces les conventions des 10 avril 1974 et 26 mai 1982,
de confirmer le jugement, sauf à porter à 500 € l'astreinte due par jour de retard à compter du huitième jour suivant la signification de l'arrêt à intervenir et à 30.000 € le montant des dommages et intérêts qui leur seront accordés,
de condamner les époux [J] aux dépens de première instance, en ce compris les frais de l'expertise, et d'appel et au paiement d'une somme de 10.000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
MOTIFS DE LA DÉCISION
* sur l'incident de procédure
L'ordonnance de clôture est en date du 6 mars 2012.
Les époux [E] ont communiqué leurs dernières conclusions le 27 février 2012. Ils ne sont dès lors pas fondés à solliciter le rabat de l'ordonnance de clôture et le rejet des pièces et écritures communiquées par la partie adverse le 17 février 2012 alors qu'ils ont disposé du temps suffisant pour en prendre connaissance et y répliquer.
Les époux [J] qui ont répliqué aux dernières conclusions de la partie adverse le 2 mars 2012 ne sont pas davantage fondés à solliciter le rabat de l'ordonnance de clôture du 6 mars 2012.
* sur la fin de non-recevoir soulevée par les époux [E]
Aux termes de l'article 563 du code de procédure civile pour justifier en appel les prétentions qu'elles avaient soumises au premier juge, les parties peuvent invoquer des moyens nouveaux, produire de nouvelles pièces ou proposer de nouvelles preuves.
Par ailleurs, en vertu du principe général de droit, dénommé estoppel, selon lequel nul ne peut se contredire au détriment d'autrui, constitue une fin de non-recevoir le fait de porter atteinte à la confiance de la partie adverse en adoptant successivement au cours d'une même procédure des moyens contradictoires, incompatibles et incohérents en vue de tirer un avantage de ce changement de position.
Dans le cas présent, au cours de l'expertise ordonnée par le juge des référés, devant le tribunal puis devant la cour les époux [J] s'étaient opposés à la demande en démolition formée à leur encontre en soutenant qu'ils avaient réalisé un ouvrage respectant à la fois les prescriptions du permis de construire et la servitude non aedificandi . Ils ont modifié radicalement leur système de défense en plaidant, dans leurs conclusions des 17 février et 2 mars 2012 la caducité et l'inopposabilité de la convention de servitude.
L'argumentation tirée de la caducité de la convention de servitude constitue un moyen nouveau que les époux [J] sont autorisés à développer conformément aux dispositions de l'article 563 du code de procédure civile dès lors qu'il est invoqué au soutien de la prétention initiale tendant à voir rejeter la demande en démolition de la piscine, qu'il n'existe aucune contradiction, incompatibilité ou incohérence entre ce moyen nouveau et ceux précédemment soutenus et qu'un tel changement de position n'a pas été opéré à seule fin de déstabiliser la partie adverse et lui occasionner un préjudice.
* sur la caducité de la convention de servitude
En application des articles 1168 et suivants du code civil lorsqu'une obligation a été contractée sous la condition qu'un événement arrivera, cette condition est défaillie si la condition ne s'est pas réalisée et la convention est alors caduque à moins que les parties aient expressément renoncé à la condition suspensive.
La convention dénommée 'protocole d'accord entre Monsieur [R] [M] et Monsieur [V] concernant le changement de la zone ad aedificandum du lot n°5 du lotissement Les Espinets' conclue le 10 avril 1974 contient la clause suivante:
' Ces conventions seront réitérées par acte authentique après approbation préfectorale de la modification de la zone ad aedificandi du lot n°5, mais sous la condition suspensive de cette approbation. Si cette approbation n'est pas agréée, les présentes seront considérées comme nulles et non-avenues'.
Il est acquis aux débats et il n'est pas contesté que l'approbation préfectorale visée par cette clause n'a jamais été obtenue et que le protocole du 10 avril 1974 n'a pas été réitéré par acte authentique.
Cependant à la suite de la violation par Monsieur [M] de la servitude prévue au protocole d'accord du 10 avril 1974 Monsieur [V] a engagé en 1976 une action judiciaire. Monsieur [M] a été condamné le 26 juin 1981 par le tribunal de grande instance de Grasse à démolir les ouvrages édifiés en infraction avec la convention. Il a alors interjeté appel mais les parties se sont rapprochées en cours de procédure et ont signé, le 26 mai 1982 un document dénommé 'Avenant au protocole d'accord du 10 avril 1974 entre Monsieur [V] et Monsieur [M]'.
Cet avenant fait à plusieurs reprises référence au protocole initialement conclu le 10 avril 1974 pour rappeler que les engagements qui y sont insérés demeurent valides et sont reconduits. Il y est notamment mentionné 'Par ailleurs toute infraction aux dispositions du protocole du 10 avril 1974, modifié par le présent accord ,sera sanctionné par une astreinte forfaitaire de cent francs par jour de retard (...)'.
Le 10 décembre 1982 Monsieur [M] a déposé au rang des minutes de Maître [B], notaire à [Localité 8], le protocole du 10 avril 1974 et son avenant du 26 mai 1982.
Ces deux conventions de servitude ont été insérées aux titres des époux [E] et [J] à l'occasion des ventes intervenues les 26 octobre 1998 et 28 avril 2000.
En engageant une procédure judiciaire afin de voir sanctionner les violations du protocole initial, en défendant à cette procédure sans contester la validité de cet acte, en signant un avenant qui rappelait les obligations de l'engagement initial et les reconduisait, en déposant la convention et son avenant au rang des minutes d'un notaire, en insérant copie intégrale des deux conventions dans les actes de vente des biens concernés, Messieurs [M] et [V] ont, l'un comme l'autre, par des actes positifs et dépourvus d'équivoque, manifesté expressément leur volonté de renoncer à la condition suspensive insérée à la convention du 10 avril 1974.
En conséquence, les époux [J] ne sont pas fondés à soutenir que la convention du 10 avril 1974 serait devenue caduque par suite de la non-réalisation de la condition suspensive, ni que pour ce motif, les deux conventions de servitude ne leur seraient pas opposables.
* sur la demande en démolition
La démolition est la sanction d'un droit réel transgressé.
Il ressort des constatations réalisées par l'expert judiciaire que les ouvrages réalisés par les époux [J] dépassent la limite de la servitude ad aedificandi définie par les accords des 10 avril 1974 et 26 mai 1982.
Le jugement sera donc confirmé en ce qu'il a condamné les époux [J] à démolir la piscine, la plate-forme gravillonnée et le mur la soutenant dans un délai de huit mois et sous astreinte de 100 € par jour de retard, sans qu'il n'y ait lieu de majorer le montant de l'astreinte parfaitement évalué par le premier juge pour assurer l'exécution de la décision, sauf à préciser que ce délai de huit mois commencera à courir à compter de la signification du présent arrêt et que l'astreinte courra pendant trois mois à l'issue desquels il pourra à nouveau être statué.
* sur les dommages et intérêts
Au regard de la perte de vue subie par les époux [E] depuis l'année 2007, le jugement sera infirmé et, en réparation de ce préjudice, les époux [J] seront condamnés à payer à leurs voisins une somme de 4.000 € à titre de dommages et intérêts.
* sur les dépens et frais irrépétibles
Le jugement sera confirmé en ses dispositions relatives aux dépens et frais irrépétibles.
Echouant en leur recours, les époux [J] seront condamnés aux dépens d'appel et ne peuvent, de ce fait, prétendre au bénéfice de l'article 700 du code de procédure civile. A ce titre ils seront condamnés à payer aux époux [E] une somme de 2.000 € au titre de leurs frais irrépétibles d'appel.
PAR CES MOTIFS
La cour,
Rejette la demande de rabat de l'ordonnance de clôture et dit n'y avoir lieu d'écarter des débats les conclusions communiquées le 17 février 2012 par Monsieur [T] [J] et Madame [C] [Y] épouse [J].
Rejette la fin de non-recevoir tirée de la théorie de l'estoppel soulevée par Monsieur [K] [E] et Madame [P] [G] épouse [E].
Confirme le jugement en date du 23 novembre 2010 rendu par le tribunal de grande instance de Grasse en toutes ses dispositions, sauf celle relative au montant des dommages et intérêts et sauf à préciser que l'astreinte de 100 € par jour de retard commencera à courir dans les huit mois de la signification du présent arrêt pendant trois mois à l'issue desquels il pourra à nouveau être statué.
Statuant à nouveau,
Condamne in solidum les époux [J] à payer aux époux [E] une somme de quatre mille euros (4.000,00 €) à titre de dommages et intérêts.
Y ajoutant,
Déboute les époux [J] de leur demande tendant à voir déclarer caduque la convention de servitude du 10 avril 1974 et à se voir déclarer inopposables les conventions de servitude des 10 avril 1974 et 26 mai 1982.
Déboute les époux [J] de leur demande formée en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Condamne in solidum les époux [J] à payer aux époux [E] une somme de deux mille euros (2.000,00 €) en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Condamne in solidum les époux [J] aux dépens d'appel avec droit de recouvrement prévu à l'article 699 du code de procédure civile.
le greffier le président