Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. E... B... a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Rouen d'ordonner une expertise, sur le fondement de l'article R. 532-1 du code de justice administrative, portant sur l'évaluation des préjudices qu'il estime avoir subis du fait de la faute de l'administration résultant de l'erreur d'appréciation dans la fixation du taux d'invalidité résultant de l'accident du 24 septembre 1962 dont il a été victime dans le cadre de ses fonctions en qualité de militaire.
Par une ordonnance n° 2300413 du 23 février 2024, la juge des référés du tribunal administratif de Rouen a fait droit à cette demande et désigné un expert.
Procédure devant la cour :
Par une requête et un mémoire enregistrés les 6 et 26 mars 2024, le ministre des armées demande au juge des référés de la cour :
1°) d'annuler cette ordonnance ;
2°) statuant en référé, de rejeter la demande de M. B....
Il soutient que :
- le juge des référés du tribunal administratif de Rouen a considéré à bon droit que le prononcé d'une mesure d'expertise aux fins que soit déterminé le taux d'invalidité dont M. B... est atteint, était dépourvu d'utilité compte tenu du caractère définitif de la décision du 16 novembre 2022,
- le juge des référés du tribunal administratif de Rouen a toutefois commis une erreur de droit en considérant que la demande d'expertise n'était pas manifestement dépourvue d'utilité au regard du recours indemnitaire formé par M. B..., enregistré sous le n° 2302194,
- compte tenu du caractère définitif de la décision du 16 novembre 2022 que M. B... n'a pas contestée, ce dernier n'est pas recevable à présenter des conclusions indemnitaires devant le juge du fond de sorte que la mesure d'expertise qui s'y rattache ne présente pas de caractère utile,
- en tout état de cause, et en l'état de l'instruction, la mesure d'expertise ne présente pas de caractère utile en l'absence de lien de causalité entre le fait générateur et les préjudices invoqués.
Par un mémoire en défense enregistré le 15 mars 2024, M. B..., représenté par Me Elisa Haussetete conclut au rejet de la requête.
Il fait valoir que :
- il souffre d'une importante raideur au genou droit à la suite d'un accident survenu durant son service militaire en septembre 1962,
- le taux d'invalidité imputable à cet accident, évalué à 8 % par le docteur A..., médecin conseil du ministre des armées, et retenu par la commission de réforme de l'invalidité, est arbitraire et en totale contradiction avec les conclusions médicales du docteur G... qu'il a mandaté,
- le docteur G... établit un lien de causalité entre la ménisectomie subie en 1962 et la gonarthrose actuellement constatée, contrairement au docteur A... qui indique qu'il n'est pas objectivement possible de faire la part de ce qui pourrait revenir au traumatisme direct du genou droit survenu en septembre 1962,
- au regard de ces éléments contradictoires, la mesure d'expertise présente une utilité certaine,
- en tout état de cause, à la date à laquelle il a formulé sa demande d'expertise, il n'était pas forclos à introduire une action indemnitaire contre l'administration, la mesure d'expertise sollicitée est par conséquent utile à la solution du litige pendant devant le tribunal administratif de Rouen dans le cadre de l'instance n° 2302194.
Vu l'arrêté du vice-président du Conseil d'Etat du 3 mai 2024 désignant Mme H... C..., première vice-présidente, présidente de la cour administrative d'appel de Douai par intérim.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre,
- le code de justice administrative.
Considérant ce qui suit :
1. M. B..., né le 8 décembre 1943, est actuellement retraité de l'administration pénitentiaire. Il a été appelé à servir dans l'armée française en Algérie du 9 février 1962 au 9 août 1963. En septembre 1962, à Oran, M. B... a été victime d'un accident de service provoquant une déchirure méniscale externe du genou droit. Il a également subi deux autres accidents dans le cadre de ses fonctions de surveillant de prison, le premier survenu en août 1987 causant un traumatisme au genou gauche, le second survenu en mai 1996 causant un nouveau choc au genou droit. Depuis lors, M. B... présente une importante raideur au genou droit. Dans ce contexte, l'intéressé a sollicité le 18 janvier 2021 le versement de la pension militaire d'invalidité (PMI) pour les séquelles de rupture du ménisque externe du genou droit consécutive à la blessure qu'il a reçu lors de son service militaire le 24 septembre 1962. Par décision du 13 juin 2022, le service des pensions et des risques professionnels a rejeté sa demande au motif que le taux d'invalidité imputable au service de son infirmité était inférieur au seuil réglementaire de 10 % requis pour ouvrir droit à la PMI. M. B... a contesté cette décision devant la commission de réforme de l'invalidité qui, par décision du 16 novembre 2022, a confirmé le rejet de sa demande estimant que le service des pensions et des risques professionnelles n'avait entaché sa décision d'aucune erreur manifeste d'appréciation. C'est dans ce contexte que M. B... a saisi le juge des référés du tribunal administratif en Rouen afin que soit ordonnée une mesure d'expertise portant sur l'évaluation des préjudices qu'il estime avoir subis du fait du refus fautif de l'administration de lui octroyer le bénéfice de la pension militaire d'invalidité. Le ministre des armées relève appel de l'ordonnance du 23 février 2024 par laquelle la juge des référés de ce tribunal a fait droit à sa demande et désigné le docteur F... en qualité d'expert.
2. Aux termes de l'article L. 555-1 du code de justice administrative : " Sans préjudice des dispositions du titre II du livre V du présent code, le président de la cour administrative d'appel ou le magistrat qu'il désigne à cet effet est compétent pour statuer sur les appels formés devant les cours administratives d'appel contre les décisions rendues par le juge des référés ". Aux termes de l'article R. 532-1 du même code : " Le juge des référés peut, sur simple requête et même en l'absence de décision administrative préalable, prescrire toute mesure utile d'expertise ou d'instruction. (...) ". Il résulte de ces dispositions que l'utilité d'une mesure d'expertise qu'il est demandé au juge des référés d'ordonner sur le fondement de l'article R. 532-1 du code de justice administrative doit être appréciée, d'une part, au regard des éléments dont le demandeur dispose ou peut disposer par d'autres moyens et, d'autre part, bien que ce juge ne soit pas saisi du principal, au regard de l'intérêt que la mesure présente dans la perspective d'un litige principal, actuel ou éventuel, auquel elle est susceptible de se rattacher. A ce titre, il ne peut faire droit à une demande d'expertise si cette dernière est formulée à l'appui de prétentions indemnitaires dont il est établi qu'elles sont irrecevables ou prescrites et, dans l'hypothèse où est opposée une forclusion ou une prescription, il lui incombe de prendre parti sur ces points.
Sur l'utilité de la mesure d'expertise :
3. D'une part, aux termes de l'article L. 4123-2 du code de la défense : " Les militaires bénéficient des régimes de pensions ainsi que des prestations de sécurité sociale dans les conditions fixées par le code des pensions civiles et militaires de retraite, le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre et le code de la sécurité sociale. / (...) ". Aux termes de l'article L. 121-1 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre : " Ouvrent droit à pension : / 1° Les infirmités résultant de blessures reçues par suite d'évènements de guerre ou d'accidents éprouvés par le fait ou à l'occasion du service ; / 2° Les infirmités résultant de maladies contractées par le fait ou à l'occasion du service ; / 3° L'aggravation par le fait ou à l'occasion du service d'infirmités étrangères au service ; / (...) ". Eu égard à la finalité qui lui est assignée par les dispositions précitées du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre, et aux éléments entrant dans la détermination de son montant, la pension militaire d'invalidité doit être regardée comme ayant pour objet de réparer, d'une part, les pertes de revenus et l'incidence professionnelle de l'incapacité physique et, d'autre part, le déficit fonctionnel, entendu comme l'ensemble des préjudices à caractère personnel liés à la perte de la qualité de la vie, aux douleurs permanentes et aux troubles ressentis par la victime dans ses conditions d'existence personnelles, familiales et sociales, à l'exclusion des souffrances éprouvées avant la consolidation, du préjudice esthétique, du préjudice sexuel, du préjudice d'agrément lié à l'impossibilité de continuer à pratiquer une activité spécifique sportive ou de loisirs et du préjudice d'établissement lié à l'impossibilité de fonder une famille.
4. D'autre part, l'expiration du délai permettant d'introduire un recours en annulation contre une décision expresse dont l'objet est purement pécuniaire fait obstacle à ce que soient présentées des conclusions indemnitaires ayant le même objet. Ainsi, toute demande ultérieure présentée devant le tribunal administratif qui, fondée sur la seule illégalité de cette décision, tend à l'octroi d'une indemnité correspondant aux montants non versés ou illégalement réclamés est irrecevable.
5. Pour contester l'utilité de la mesure d'expertise prescrite par le juge des référés du tribunal administratif de Rouen, le ministre des armées soutient que les conclusions indemnitaires présentées dans le cadre de l'instance n° 2302194 qui remettent directement en cause la légalité de la décision de la commission de recours de l'invalidité du 16 novembre 2022 sont tardives et que, par suite, l'action en responsabilité intentée contre l'Etat dans le cadre de cette instance à laquelle ladite mesure se rattache est irrecevable.
6. Il résulte de l'instruction que par une requête enregistrée sous le n° 2302194, M. B... a saisi le tribunal administratif de Rouen de conclusions indemnitaires tendant à ce que l'Etat lui verse une somme globale de 52 000 euros en réparation des préjudices qu'il estime avoir subis du fait de l'illégalité fautive de la décision de la commission du 16 novembre 2022 confirmant le rejet de sa demande de pension. Il sollicite précisément la réparation du " préjudice matériel " correspondant aux pertes de revenus à compter du 18 janvier 2021, date de dépôt de sa demande de pension, et aux troubles dans ses conditions d'existence compte tenu des divers frais médicaux restés à sa charge. Il demande en outre la réparation du préjudice moral s'y rapportant. Les conclusions indemnitaires présentées par M. B... dans le cadre de cette instance ont ainsi le même objet que la pension militaire d'invalidité qui, eu égard à ce qui a été rappelé au point 3 de la présente ordonnance, vise également à réparer les pertes de revenus consécutives à l'incapacité physique et les troubles ressentis dans les conditions d'existence. Il est cependant constant, et d'ailleurs non contesté, que cette décision régulièrement notifiée est devenue définitive, faute pour M. B... de l'avoir contestée dans le délai de recours contentieux qui lui était imparti pour ce faire. Par conséquent, sa demande d'indemnisation, exclusivement fondée sur l'illégalité fautive d'une décision à objet purement pécuniaire devenue définitive et tendant au versement des sommes dont il s'estime avoir été privé à tort à la suite du refus de la commission de lui octroyer le bénéfice de ladite pension, n'est pas recevable. Dans ces conditions, la mesure d'expertise ordonnée en première instance ne présente pas le caractère d'utilité requis par les dispositions de l'article R. 532-1 du code justice administrative.
7. Il résulte de tout ce qui précède que le ministre des armées est fondé à soutenir que c'est à tort que, par l'ordonnance attaquée, le juge des référés du tribunal administratif de Rouen a fait droit à la demande de M. B... et désigné un expert.
ORDONNE :
Article 1er : L'ordonnance de la juge des référés du tribunal administratif de Rouen du 23 février 2024 est annulée.
Article 2 : La demande d'expertise présentée par M. B... devant le tribunal administratif de Rouen est rejetée.
Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée au ministre des armées, à M. E... B... et à M. D... F..., expert.
Fait à Douai le 16 mai 2024.
La première vice-présidente de la cour,
Présidente de la cour par intérim,
signé
Marie-Pierre C...
La République mande et ordonne au ministre des armées en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente ordonnance.
Pour expédition conforme,
La greffière en chef,
Bénédicte Gozé
N°24DA00482 2