LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 15 juillet 2021 par le Conseil d'État (décision n° 450480 du 9 juillet 2021), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour la société Air France par la SCP Rocheteau et Uzan-Sarano, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2021-940 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l'article L. 213-4 et du 1° de l'article L. 625-7 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.
Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- la convention d'application de l'accord de Schengen du 14 juin 1985, signée le 19 juin 1990, notamment son article 26 ;
- la directive 2001/51/CE du Conseil du 28 juin 2001 visant à compléter les dispositions de l'article 26 de la convention d'application de l'accord de Schengen du 14 juin 1985 ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- le code des transports ;
- l'ordonnance n° 2004-1248 du 24 novembre 2004 relative à la partie législative du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, ratifiée par l'article 120 de la loi n° 2006-911 du 24 juillet 2006 relative à l'immigration et à l'intégration ;
- la loi n° 2016-274 du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 4 août 2021 ;
- les observations en intervention présentées pour l'association nationale d'assistance aux frontières pour les étrangers par la SCP Zribi et Texier, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées le même jour ;
- les secondes observations présentées pour la société requérante par la SCP Rocheteau et Uzan-Sarano, enregistrées le 16 août 2021 ;
- les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Cédric Uzan-Sarano, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour la société requérante, Me Isabelle Zribi, avocate au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour l'association intervenante, et M. Antoine Pavageau, désigné par le Premier ministre, à l'audience publique du 5 octobre 2021 ;
Au vu des pièces suivantes :
- la note en délibéré présentée pour la société requérante par la SCP Rocheteau et Uzan-Sarano, enregistrée le 8 octobre 2021 ;
- la note en délibéré présentée par le Premier ministre, enregistrée le 11 octobre 2021 ;
- la note en délibéré présentée pour l'association intervenante par la SCP Zribi et Texier, enregistrée le 13 octobre 2021 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S'EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. La question prioritaire de constitutionnalité doit être considérée comme portant sur les dispositions applicables au litige à l'occasion duquel elle a été posée. Dès lors, le Conseil constitutionnel est saisi de l'article L. 213-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile dans sa rédaction résultant de l'ordonnance du 24 novembre 2004 mentionnée ci-dessus et du 1° de l'article L. 625-7 du même code dans sa rédaction résultant de la loi du 7 mars 2016 mentionnée ci-dessus.
2. L'article L. 213-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, dans cette rédaction, prévoit :« Lorsque l'entrée en France est refusée à un étranger non ressortissant d'un État membre de l'Union européenne, l'entreprise de transport aérien ou maritime qui l'a acheminé est tenue de ramener sans délai, à la requête des autorités chargées du contrôle des personnes à la frontière, cet étranger au point où il a commencé à utiliser le moyen de transport de cette entreprise, ou, en cas d'impossibilité, dans l'État qui a délivré le document de voyage avec lequel il a voyagé ou en tout autre lieu où il peut être admis ».
3. Le 1° de l'article L. 625-7 du même code, dans cette rédaction, prévoit qu'est punie d'une amende d'un montant maximal de 30 000 euros :« L'entreprise de transport aérien ou maritime qui ne respecte pas les obligations fixées aux articles L. 213-4 à L. 213-6 ».
4. La société requérante reproche à ces dispositions d'obliger les entreprises de transport aérien à réacheminer les personnes étrangères auxquelles l'accès au territoire national a été refusé, le cas échéant en exerçant des contraintes sur celles dont le comportement présente un risque pour la sécurité à bord de l'aéronef. Ces dispositions auraient ainsi pour effet de déléguer à une personne privée des compétences de police administrative générale inhérentes à l'exercice de la force publique, en violation de l'article 12 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. La société requérante reproche également à ces dispositions d'obliger ces entreprises à détenir contre leur gré, au cours de ce réacheminement, les personnes qui refuseraient de se soumettre à cette mesure, en méconnaissance de l'article 66 de la Constitution. En outre, ces dispositions permettraient d'engager la responsabilité des entreprises de transport quand bien même l'inexécution de cette obligation ne serait imputable qu'au comportement du passager. Elles méconnaîtraient ainsi l'article 9 de la Déclaration de 1789.
5. La société requérante soutient, par ailleurs, que ces dispositions, en imposant aux entreprises de transport de prendre en charge l'ensemble des coûts liés à l'obligation de réacheminement, les soumettraient à des sujétions excessives. Ce faisant, elles méconnaitraient l'article 13 de la Déclaration de 1789.
6. Enfin, ces dispositions, en ne prévoyant aucune exception à cette obligation de réacheminement, seraient entachées d'incompétence négative.
7. Ces griefs sont ainsi dirigés contre l'obligation de réacheminement mise à la charge des transporteurs aériens. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les mots « est tenue de ramener » figurant à l'article L. 213-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.
8. L'association nationale d'assistance aux frontières pour les étrangers est fondée à intervenir dans la procédure de la présente question prioritaire de constitutionnalité dans la seule mesure où son intervention porte sur ces mêmes mots. Elle soutient, pour les mêmes raisons que la société requérante, que ces dispositions méconnaîtraient l'article 12 de la Déclaration de 1789.
- Sur le contrôle exercé par le Conseil constitutionnel :
9. Aux termes de l'article 88-1 de la Constitution : « La République participe à l'Union européenne constituée d'États qui ont choisi librement d'exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l'Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, tels qu'ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007 ». La transposition d'une directive ou l'adaptation du droit interne à un règlement ne sauraient aller à l'encontre d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti. En l'absence de mise en cause d'une telle règle ou d'un tel principe, le Conseil constitutionnel n'est pas compétent pour contrôler la conformité à la Constitution de dispositions législatives qui se bornent à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises d'une directive ou des dispositions d'un règlement de l'Union européenne. Dans cette hypothèse, il n'appartient qu'au juge de l'Union européenne, saisi le cas échéant à titre préjudiciel, de contrôler le respect par cette directive ou ce règlement des droits fondamentaux garantis par l'article 6 du traité sur l'Union européenne.
10. En application de l'article 26 de la convention d'application de l'accord de Schengen signée le 19 juin 1990, les États signataires se sont engagés à instaurer l'obligation pour les entreprises de transport de « reprendre en charge sans délai » les personnes étrangères dont l'entrée sur le territoire de ces États a été refusée et de les ramener vers un État tiers. Cette obligation a été reprise et précisée par la directive du 28 juin 2001.
11. Les dispositions contestées de l'article L. 213-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile visent à assurer la transposition de cette directive en prévoyant que l'entreprise de transport aérien ou maritime est tenue de ramener une personne étrangère non ressortissante d'un État membre de l'Union européenne en cas de refus d'entrée sur le territoire national.
12. Ces dispositions se bornent ainsi à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises de la directive du 28 juin 2001.
13. Par conséquent, le Conseil constitutionnel n'est compétent pour contrôler la conformité des dispositions contestées aux droits et libertés que la Constitution garantit que dans la mesure où elles mettent en cause une règle ou un principe qui, ne trouvant pas de protection équivalente dans le droit de l'Union européenne, est inhérent à l'identité constitutionnelle de la France.
- Sur le fond :
14. En premier lieu, le droit à la sûreté, le principe de responsabilité personnelle et l'égalité devant les charges publiques, qui sont protégés par le droit de l'Union européenne, ne constituent pas des règles ou principes inhérents à l'identité constitutionnelle de la France. Il n'appartient donc pas au Conseil constitutionnel de se prononcer sur ces griefs.
15. En second lieu, selon l'article 12 de la Déclaration de 1789 : « La garantie des droits de l'Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée ». Il en résulte l'interdiction de déléguer à des personnes privées des compétences de police administrative générale inhérentes à l'exercice de la « force publique » nécessaire à la garantie des droits. Cette exigence constitue un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France.
16. La décision de mettre en œuvre le réacheminement d'une personne non admise sur le territoire français relève de la compétence exclusive des autorités chargées du contrôle des personnes à la frontière. En application des dispositions contestées, les entreprises de transport aérien ne sont tenues, à la requête de ces autorités, que de prendre en charge ces personnes et d'assurer leur transport.
17. Ainsi, les dispositions contestées n'ont ni pour objet ni pour effet de mettre à la charge de ces entreprises une obligation de surveiller la personne devant être réacheminée ou d'exercer sur elle une contrainte, de telles mesures relevant des seules compétences des autorités de police. Elles ne privent pas non plus le commandant de bord de sa faculté de débarquer une personne présentant un danger pour la sécurité, la santé, la salubrité ou le bon ordre de l'aéronef, en application de l'article L. 6522-3 du code des transports.
18. Le grief tiré de la méconnaissance des exigences résultant de l'article 12 de la Déclaration de 1789 doit donc être écarté. Il en va de même du grief tiré de la méconnaissance par le législateur de l'étendue de sa compétence dans des conditions affectant ces mêmes exigences.
19. Par conséquent, les dispositions contestées doivent être déclarées conformes à la Constitution.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er. - Les mots « est tenue de ramener » figurant à l'article L. 213-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, dans sa rédaction résultant de l'ordonnance n° 2004-1248 du 24 novembre 2004 relative à la partie législative du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, sont conformes à la Constitution.
Article 2. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 14 octobre 2021, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Claire BAZY MALAURIE, M. Alain JUPPÉ, Mmes Dominique LOTTIN, Corinne LUQUIENS, Nicole MAESTRACCI, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET et Michel PINAULT.
Rendu public le 15 octobre 2021.