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16/01/2014 | FRANCE | N°2013-683

France | France, Conseil constitutionnel, 16 janvier 2014, 2013-683


Le Conseil constitutionnel a été saisi, dans les conditions prévues à l'article 61, deuxième alinéa, de la Constitution, de la loi garantissant l'avenir et la justice du système de retraites, le 19 décembre 2013, par MM. Christian JACOB, Damien ABAD, Élie ABOUD, Bernard ACCOYER, Yves ALBARELLO, Mme Nicole AMELINE, MM. Julien AUBERT, Olivier AUDIBERT-TROIN, Jean-Pierre BARBIER, Jacques-Alain BÉNISTI, Sylvain BERRIOS, Xavier BERTRAND, Étienne BLANC, Mme Valérie BOYER, MM. Dominique BUSSEREAU, Olivier CARRÉ, Gilles CARREZ, Yves CENSI, Alain CHRÉTIEN, Dino CINIERI, Éric CIOTTI, Jean

-François COPÉ, Jean Louis COSTES, Édouard COURTIAL, Mme Marie...

Le Conseil constitutionnel a été saisi, dans les conditions prévues à l'article 61, deuxième alinéa, de la Constitution, de la loi garantissant l'avenir et la justice du système de retraites, le 19 décembre 2013, par MM. Christian JACOB, Damien ABAD, Élie ABOUD, Bernard ACCOYER, Yves ALBARELLO, Mme Nicole AMELINE, MM. Julien AUBERT, Olivier AUDIBERT-TROIN, Jean-Pierre BARBIER, Jacques-Alain BÉNISTI, Sylvain BERRIOS, Xavier BERTRAND, Étienne BLANC, Mme Valérie BOYER, MM. Dominique BUSSEREAU, Olivier CARRÉ, Gilles CARREZ, Yves CENSI, Alain CHRÉTIEN, Dino CINIERI, Éric CIOTTI, Jean-François COPÉ, Jean Louis COSTES, Édouard COURTIAL, Mme Marie-Christine DALLOZ, MM. Gérald DARMANIN, Bernard DEFLESSELLES, Lucien DEGAUCHY, Patrick DEVEDJIAN, Nicolas DHUICQ, Jean Pierre DOOR, Dominique DORD, David DOUILLET, Daniel FASQUELLE, François FILLON, Yves FOULON, Marc FRANCINA, Yves FROMION, Claude de GANAY, Sauveur GANDOLFI-SCHEIT, Hervé GAYMARD, Mme Annie GENEVARD, MM. Bernard GÉRARD, Alain GEST, Georges GINESTA, Charles-Ange GINESY, Jean-Pierre GIRAN, Claude GOASGUEN, Jean Pierre GORGES, Philippe GOSSELIN, Mme Françoise GUÉGOT, MM. Christophe GUILLOTEAU, Michel HEINRICH, Antoine HERTH, Patrick HETZEL, Guénhaël HUET, Sébastien HUYGHE, Denis JACQUAT, Christian KERT, Mme Valérie LACROUTE, M. Jacques LAMBLIN, Mme Laure de LA RAUDIÈRE, MM. Guillaume LARRIVÉ, Charles de LA VERPILLIÈRE, Mme Isabelle LE CALLENNEC, MM. Marc LE FUR, Bruno LE MAIRE, Pierre LEQUILLER, Mmes Geneviève LEVY, Véronique LOUWAGIE, MM. Lionnel LUCA, Gilles LURTON, Jean-François MANCEL, Thierry MARIANI, Hervé MARITON, Olivier MARLEIX, Alain MARTY, Jean-Claude MATHIS, Damien MESLOT, Pierre MOREL-A-L'HUISSIER, Jean-Luc MOUDENC, Alain MOYNE-BRESSAND, Mme Dominique NACHURY, MM. Yves NICOLIN, Jacques PÉLISSARD, Bernard PERRUT, Jean-Frédéric POISSON, Mme Bérangère POLETTI, MM. Didier QUENTIN, Frédéric REISS, Arnaud ROBINET, Camille de ROCCA-SERRA, Mme Sophie ROHFRITSCH, MM. Martial SADDIER, Paul SALEN, François SCELLIER, André SCHNEIDER, Jean-Marie SERMIER, Fernand SIRÉ, Thierry SOLÈRE, Lionel TARDY, Guy TEISSIER, Michel TERROT, Dominique TIAN, François VANNSON, Mme Catherine VAUTRIN, MM. Patrice VERCHÈRE, Jean-Sébastien VIALATTE, Jean-Pierre VIGIER, Philippe VITEL, Éric WOERTH et Mme Marie-Jo ZIMMERMANN, députés.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,

Vu la Constitution ;

Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;

Vu la loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances ;

Vu la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 relative à l'application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution ;

Vu le code de la sécurité sociale ;

Vu le code du travail ;

Vu la loi n° 2010-1330 du 9 novembre 2010 portant réforme des retraites ;

Vu les observations du Gouvernement, enregistrées le 9 janvier 2014 ;

Le rapporteur ayant été entendu ;

1. Considérant que les députés requérants défèrent au Conseil constitutionnel la loi garantissant l'avenir et la justice du système de retraites ; qu'ils contestent la procédure d'adoption de cette loi, la sincérité et l'équilibre du financement de la réforme résultant de cette loi et la conformité à la Constitution de ses articles 7 et 10 ainsi que de certaines dispositions de son article 48 ;

- SUR LA PROCÉDURE D'ADOPTION DE LA LOI :

2. Considérant que les requérants font valoir que l'étude d'impact jointe au projet de loi n'a pas permis d'éclairer suffisamment les parlementaires sur la portée du texte qui leur a été soumis ; qu'en particulier, cette étude d'impact aurait omis d'indiquer les conséquences des dispositions figurant dans le projet de loi de finances pour 2014 et dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2014 qui seraient des « mesures centrales de financement de la réforme des retraites » ;

3. Considérant qu'aux termes des troisième et quatrième alinéas de l'article 39 de la Constitution : « La présentation des projets de loi déposés devant l'Assemblée nationale ou le Sénat répond aux conditions fixées par une loi organique. - Les projets de loi ne peuvent être inscrits à l'ordre du jour si la Conférence des présidents de la première assemblée saisie constate que les règles fixées par la loi organique sont méconnues. En cas de désaccord entre la Conférence des présidents et le Gouvernement, le président de l'assemblée intéressée ou le Premier ministre peut saisir le Conseil constitutionnel qui statue dans un délai de huit jours » ; qu'aux termes du premier alinéa de l'article 8 de la loi organique du 15 avril 2009 susvisée : « Les projets de loi font l'objet d'une étude d'impact. Les documents rendant compte de cette étude d'impact sont joints aux projets de loi dès leur transmission au Conseil d'État. Ils sont déposés sur le bureau de la première assemblée saisie en même temps que les projets de loi auxquels ils se rapportent » ; que, selon le premier alinéa de l'article 9 de la même loi organique, la Conférence des présidents de l'assemblée sur le bureau de laquelle le projet de loi a été déposé dispose d'un délai de dix jours suivant le dépôt pour constater que les règles relatives aux études d'impact sont méconnues ;

4. Considérant que le projet de loi garantissant l'avenir et la justice du système de retraites a été déposé le 18 septembre 2013 sur le bureau de l'Assemblée nationale ; que la Conférence des présidents de l'Assemblée nationale, saisie le 24 septembre 2013 d'une demande tendant à constater que les règles relatives aux études d'impact étaient méconnues, s'est réunie le 30 septembre 2013 et n'y a pas donné suite ;

5. Considérant que l'étude d'impact jointe au projet de loi garantissant l'avenir et la justice du système de retraites n'était pas tenue de faire figurer des éléments d'évaluation relatifs à des dispositions figurant dans le projet de loi de finances pour 2014 et dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2014 ;

6. Considérant qu'au regard du contenu de l'étude d'impact, le grief tiré de la méconnaissance de l'article 8 de la loi organique du 15 avril 2009 doit être écarté ;

- SUR LE GRIEF TIRÉ DE L'INSINCÉRITÉ DE LA LOI :

7. Considérant que, selon les requérants, la loi déférée, en particulier ses articles 2, 5 et 10, n'apporte pas de solution durable au déficit du système de retraites et, en particulier, « ne finance que 8 des 21 milliards d'euros de déficit attendu d'ici 2020 » ; qu'il en résulterait une méconnaissance des exigences de l'article 47-2 de la Constitution qui impose que les comptes des administrations publiques soient réguliers et sincères ;

8. Considérant que la loi déférée n'est ni une loi de finances ni une loi de financement de la sécurité sociale ; que ses dispositions n'ont ni pour objet ni pour effet de déroger aux exigences qui résultent de la première phrase du second alinéa de l'article 47-2 de la Constitution ; que, par suite, le grief tiré de la méconnaissance de ces exigences doit être écarté ;

- SUR LES ARTICLES 7 ET 10 :

9. Considérant que le paragraphe I de l'article 7 complète le livre Ier de la quatrième partie du code du travail par un titre VI intitulé : « Dispositions particulières à certains facteurs de risques professionnels et à la pénibilité » ;

10. Considérant que le paragraphe II du même article insère dans ce titre VI un chapitre Ier intitulé « Fiche de prévention des expositions » comprenant l'article L. 4121-3-1 qui devient l'article L. 4161-1 ; que cette disposition, qui avait été insérée dans le code du travail par l'article 60 de la loi du 9 novembre 2010 susvisée, impose aux employeurs de consigner dans une fiche individuelle « les conditions de pénibilité auxquelles le travailleur est exposé » ; que l'article L. 4161-1 est modifié, notamment pour prévoir que seuls les risques professionnels allant « au-delà de certains seuils, après application des mesures de protection collective et individuelle, » sont pris en compte dans la fiche de prévention des expositions, que « les facteurs de risques professionnels et les seuils d'exposition, ainsi que les modalités et la périodicité selon lesquelles la fiche individuelle est renseignée par l'employeur, sont déterminés par décret » et que la fiche individuelle est tenue à la disposition du travailleur à tout moment ; que le paragraphe II ajoute à cet article un alinéa en vertu duquel les entreprises recourant au travail temporaire transmettent à l'entreprise de travail temporaire les informations nécessaires à l'établissement de cette fiche individuelle ; que ces mêmes dispositions prévoient qu'un décret en Conseil d'État définit les conditions dans lesquelles les entreprises utilisatrices transmettent ces informations et les modalités selon lesquelles l'entreprise de travail temporaire établit cette fiche ;

11. Considérant que le paragraphe III de l'article 7 insère dans le chapitre Ier du titre VI l'article L. 4112-2 qui prévoit que l'accord collectif de branche étendu mentionné à l'article L. 4163-4 « peut caractériser l'exposition des travailleurs à un ou plusieurs des facteurs de risques professionnels au-delà des seuils mentionnés à l'article L. 4161-1 par des situations types d'exposition, faisant notamment référence aux postes occupés et aux mesures de protection collective et individuelle appliquées » ; que ce même article renvoie à un décret le soin de préciser les conditions dans lesquelles, « sans préjudice des dispositions mentionnées au même article L. 4161-1, ces situations types peuvent être prises en compte par l'employeur pour établir la fiche mentionnée audit article » ;

12. Considérant que l'article 10 complète le titre VI du livre Ier de la quatrième partie du code du travail par un chapitre II intitulé « Compte personnel de prévention de la pénibilité » qui comprend les articles L. 4162-1 à L. 4162-22 ;

13. Considérant que l'article L. 4162-1 prévoit que, sauf exceptions, les salariés des employeurs de droit privé ainsi que le personnel des personnes publiques employé dans les conditions du droit privé peuvent acquérir des droits au titre d'un compte personnel de prévention de la pénibilité ;

14. Considérant qu'en vertu du premier alinéa de l'article L. 4162-2, le compte personnel de prévention de la pénibilité est ouvert dès lors qu'un salarié a acquis des droits dans les conditions définies par le chapitre II ; que les droits constitués sur le compte restent acquis jusqu'à leur liquidation ou à l'admission du salarié à la retraite ; qu'en vertu du deuxième alinéa du même article, l'exposition des travailleurs à un ou plusieurs des facteurs de risques professionnels mentionnés à l'article L. 4161-1 au-delà des seuils d'exposition définis par décret, consignée dans la fiche individuelle prévue au même article, ouvre droit à l'acquisition de points sur le compte personnel de prévention de la pénibilité ; que le troisième alinéa prévoit qu'un décret en Conseil d'État fixe les modalités d'inscription des points sur le compte, précise le nombre maximal de points pouvant être acquis par un salarié au cours de sa carrière et définit le nombre de points auquel ouvrent droit les expositions simultanées à plusieurs facteurs de risques professionnels ;

15. Considérant que l'article L. 4162-3 prévoit que les points sont attribués au vu des expositions du salarié déclarées par l'employeur, sur la base de la fiche de prévention des expositions, auprès, selon le cas, de la Caisse d'assurance retraite et de la santé au travail, de la Caisse nationale d'assurance vieillesse des travailleurs salariés ou de la Caisse de mutualité sociale agricole ; que, chaque année, l'employeur transmet une copie de cette fiche au salarié ainsi qu'à l'une des caisses précédemment mentionnées ;

16. Considérant que le paragraphe I de l'article L. 4162-4 précise que le titulaire du compte personnel de prévention de la pénibilité peut décider d'utiliser en tout ou partie les points inscrits sur son compte pour une action de formation professionnelle, pour le passage à temps partiel ou pour la retraite ; que les paragraphes II, III et IV du même article ainsi que les articles L. 4162-5 à L. 4162-10 sont relatifs aux conditions de la demande d'utilisation des points ainsi qu'aux diverses utilisations possibles du compte personnel de prévention de la pénibilité ;

17. Considérant que les articles L. 4162-11 à L. 4162-16 portent sur la gestion du compte personnel de prévention de la pénibilité, assurée par la Caisse nationale d'assurance vieillesse des travailleurs salariés et le réseau des organismes régionaux chargés du service des prestations d'assurance vieillesse du régime général de sécurité sociale, ainsi que sur le contrôle et les réclamations ;

18. Considérant que les articles L. 4162-17 à L. 4162-21, relatifs au financement, prévoient en particulier qu'un fonds, établissement public de l'État, est chargé du financement des droits liés au compte personnel de prévention de la pénibilité ; que l'article L. 4162-22 renvoie à un décret en Conseil d'État le soin de déterminer, sauf dispositions contraires, les modalités d'application de ce chapitre II du titre VI du livre Ier de la quatrième partie du code du travail ;

19. Considérant que, selon les députés requérants, les dispositions des articles 7 et 10 de la loi déférée en ce qu'elles manquent de précision, « violent les objectifs constitutionnels d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi » ; qu'ils font également valoir qu'en réservant la fiche de prévention de la pénibilité et le compte personnel aux salariés de droit privé ainsi qu'au personnel des personnes publiques employé dans les conditions de droit privé, ces articles ne permettent pas « de couvrir l'ensemble des individus qui travaillent » ; que serait ainsi méconnu le principe d'égalité devant la loi ;

20. Considérant, en premier lieu, qu'il incombe au législateur d'exercer pleinement la compétence que lui confie la Constitution et, en particulier, son article 34 ; que le plein exercice de cette compétence, ainsi que l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, lui imposent d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques ;

21. Considérant qu'aux termes du huitième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 : « Tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises » ; qu'il est loisible au législateur, dans le cadre des compétences qu'il tient de l'article 34 de la Constitution, de renvoyer au décret ou de confier à la négociation collective le soin de préciser, en matière de détermination collective des conditions de travail, les modalités d'application des règles qu'il a fixées ;

22. Considérant que les dispositions de l'article 7 relatives à la « fiche de prévention des expositions » précisent et complètent un dispositif existant et prévoient qu'un décret doit définir des facteurs de risques professionnels ainsi que des seuils d'exposition aux risques professionnels ; que, pour la mise en oeuvre de ces dispositions, il est fait référence aux conditions de pénibilité résultant des facteurs de risques professionnels auxquels le travailleur est exposé, à la période au cours de laquelle cette exposition est survenue ainsi qu'aux mesures de prévention mises en oeuvre par l'employeur pour faire disparaître ou réduire l'exposition à ces facteurs durant cette période ; que les dispositions de l'article 7 prévoient également qu'un accord collectif étendu peut caractériser l'exposition à un ou plusieurs facteurs de risques professionnels au-delà des seuils mentionnés à l'article L. 4161-1 ; que le législateur, en adoptant ces dispositions qui ne sont ni imprécises ni inintelligibles, n'a pas méconnu sa compétence ; que ne sont pas davantage imprécises ou inintelligibles les dispositions de l'article 10 relatif au « compte personnel de prévention de la pénibilité » qui renvoient à la fiche mentionnée ci-dessus ; que le grief tiré de la méconnaissance de l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi doit être écarté ;

23. Considérant, en second lieu, qu'aux termes de l'article 6 de la Déclaration de 1789, la loi : « doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse » ; que le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit ;

24. Considérant que les salariés liés par un contrat de travail de droit privé relèvent, au regard de la législation sur les retraites, de régimes juridiques différents de celui, respectivement, des agents de droit public, des travailleurs indépendants et des non salariés agricoles ; que les dispositions des articles 7 et 10 sont applicables aux salariés des employeurs de droit privé ainsi qu'au personnel des personnes publiques employé dans les conditions du droit privé ; que, parmi les salariés de droit privé, sont seuls exclus de ce dispositif ceux qui sont affiliés à un régime spécial de retraite comportant un dispositif spécifique de reconnaissance et de compensation de la pénibilité ; que, par suite, le législateur n'a pas traité différemment des personnes placées dans une situation identique ; que le grief tiré de la violation du principe d'égalité doit être écarté ;

25. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que les dispositions des articles 7 et 10, qui ne méconnaissent aucune autre exigence constitutionnelle, doivent être déclarées conformes à la Constitution ;

- SUR CERTAINES DISPOSITIONS DE L'ARTICLE 48 :

26. Considérant que l'article 48 est relatif à l'organisation et aux missions de la Caisse nationale et des sections professionnelles du régime d'assurance vieillesse des professions libérales ; qu'en particulier, le 2° du paragraphe I de l'article 48 insère un nouvel article L. 641-3-1 dans le chapitre Ier du titre IV du livre VI du code de la sécurité sociale relatif à la nomination et aux compétences du directeur de la Caisse nationale d'assurance vieillesse des professions libérales ainsi qu'à la nomination de l'agent comptable de cette caisse ; qu'il prévoit que le directeur est nommé par décret, pour une durée de cinq ans renouvelable, sur proposition du conseil d'administration, à partir d'une liste de trois noms établie par le ministre chargé de la sécurité sociale ;

27. Considérant que les requérants soutiennent que les dispositions du nouvel article L. 641-3-1 du code de la sécurité sociale prévoient une nomination du directeur de la Caisse nationale d'assurance vieillesse des professions libérales par l'État et portent ainsi atteinte à la liberté d'entreprendre et à la liberté des professions sans être justifiées par un motif d'intérêt général ;

28. Considérant que la Caisse nationale d'assurance vieillesse des professions libérales est un organisme des régimes d'assurance vieillesse de la sécurité sociale ; qu'en prévoyant une nomination du directeur d'une telle caisse par décret, sur proposition du conseil d'administration de la caisse à partir d'une liste de noms restreinte établie par le ministre chargé de la sécurité sociale, le législateur n'a porté atteinte ni à la liberté d'entreprendre ni à aucune autre exigence constitutionnelle ; que le 2° du paragraphe I de l'article 48 doit être déclaré conforme à la Constitution ;

29. Considérant qu'il n'y a lieu, pour le Conseil constitutionnel, de soulever d'office aucune question de conformité à la Constitution,

D É C I D E :

Article 1er.- Les articles 7 et 10 de la loi garantissant l'avenir et la justice du système de retraites, ainsi que le 2° du paragraphe I de son article 48, sont conformes à la Constitution.

Article 2.- La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française.

Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 16 janvier 2014 où siégeaient : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président, M. Jacques BARROT, Mmes Claire BAZY MALAURIE, Nicole BELLOUBET, MM. Guy CANIVET, Michel CHARASSE, Renaud DENOIX de SAINT MARC, Valéry GISCARD d'ESTAING, Hubert HAENEL et Mme Nicole MAESTRACCI.


Synthèse
Numéro de décision : 2013-683
Date de la décision : 16/01/2014
Loi garantissant l'avenir et la justice du système de retraites
Sens de l'arrêt : Conformité
Type d'affaire : Contrôle de constitutionnalité des lois ordinaires, lois organiques, des traités, des règlements des Assemblées

Saisine

Le Conseil constitutionnel a été saisi par plus de soixante députés d'un recours dirigé contre la loi garantissant l'avenir et la justice du système de retraites.

Ce recours appelle, de la part du Gouvernement, les observations suivantes.

***

I. Sur la procédure d'adoption de la loi

A/ Les députés auteurs du recours considèrent que l'étude d'impact jointe au projet de loi est insuffisante.

B/ Le Gouvernement souhaite d'abord relever que le quatrième alinéa de l'article 39 de la Constitution donne pouvoir à la Conférence des présidents de la première assemblée saisie de constater que les règles fixées par la loi organique prévue au troisième alinéa du même article sont méconnues. En cas de désaccord entre la Conférence des présidents et le Gouvernement, le président de l'assemblée intéressée ou le Premier ministre peut saisir le Conseil constitutionnel, qui statue dans un délai de huit jours.

En l'espèce, comme l'indiquent les députés auteurs du recours, la Conférence des présidents de l'Assemblée nationale a été saisie d'une contestation mettant en cause la qualité de l'étude d'impact et n'a pas jugé utile de mettre en œuvre la procédure prévue au quatrième alinéa de l'article 39 de la Constitution et à l'article 9 de la loi organique du 15 avril 2009.

Le caractère suffisant de l'étude d'impact ne saurait donc être utilement contesté dans le cadre du recours contre la loi déférée.

C/ En tout état de cause, l'étude d'impact n'avait pas, contrairement à ce que soutiennent les requérants, à procéder à une évaluation des conséquences économiques et sociales de dispositions qui ne figuraient pas dans le projet de loi.

L'article 8 de la loi organique du 15 avril 2009 prévoit que l'étude d'impact définit les objectifs poursuivis par le projet de loi, recense les options possibles en dehors de l'intervention de règles de droit nouvelles et expose les motifs du recours à une nouvelle législation. Il indique également que l'étude d'impact doit comporter une évaluation des conséquences économiques, financières, sociales et environnementales des dispositions envisagées.

En l'espèce, l'étude d'impact, après avoir dressé un diagnostic de la situation actuelle du système de retraite français, a présenté les objectifs de la réforme des retraites entreprise par le Gouvernement. Afin de présenter l'impact financier global de la réforme, l'étude d'impact a tenu compte des incidences sur l'équilibre financier du régime des retraites de mesures ne figurant pas dans le projet de loi. Tel est le cas de la suppression de l'exonération d'impôt sur le revenu des majorations de pensions des retraités ayant élevé trois enfants ou plus, qui a fait l'objet de l'article 5 de la loi de finances pour 2014. Tel est également le cas de la hausse des cotisations d'assurance vieillesse qui relève du domaine réglementaire.

Ces dispositions, qui ne figuraient pas dans le projet de loi garantissant l'avenir et la justice du système de retraites, ne devaient pas, en application des dispositions précitées de l'article 8 de la loi organique du 15 avril 2009, faire l'objet d'une évaluation de leurs conséquences économiques ou sociales dans le cadre de l'étude d'impact jointe à ce projet.

On notera ainsi que la suppression de l'exonération d'impôt sur le revenu des majorations de pensions pour charge de famille a fait l'objet d'une évaluation préalable dans le cadre de la présentation du projet de loi de finances pour 2014, conformément aux dispositions 51 et 53 de la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances.

Le grief tiré de l'insuffisance de l'étude d'impact ne pourra qu'être écarté.

II. Sur la méconnaissance du principe de sincérité des comptes des administrations publiques

A/ Les députés auteurs du recours considèrent que la loi déférée méconnaîtrait l'article 47-2 de la Constitution qui prévoit que « les comptes des administrations publiques sont réguliers et sincères ».

B/ Le Gouvernement estime que la méconnaissance du principe de sincérité des comptes des administrations publiques ne peut être utilement invoqué à l'encontre de la loi déférée.

Le principe de sincérité s'applique aux lois financières comme l'a jugé le Conseil constitutionnel pour les lois de finances (décision n° 93-320 DC du 21 juin 1993) et pour les lois de financement de la sécurité sociale (décision n° 99-422 DC du 21 décembre 1999). Ce principe a été repris par les dispositions organiques relatives aux lois financières (articles 27, 31 et 32 de la loi organique relative aux lois des finances et article LO 113-1 du code de la sécurité sociale).

L'article 47-2 de la Constitution, issu de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, a consacré le principe de sincérité des comptes publics. Il impose en effet que les comptes des administrations publiques, et pas seulement de l'Etat, donnent une image fidèle du résultat de leur gestion, de leur patrimoine et de leur situation financière.

Le Conseil constitutionnel fait application de ce principe pour examiner l'exactitude des comptes présentés en loi de règlement (décision n°2009-585 DC du 6 août 2009).

Mais la méconnaissance du principe de sincérité ne peut être invoquée à l'encontre d'une loi qui, à la différence des lois financières, n'a pas pour objet de présenter les comptes des administrations publiques.

Tel est le cas en l'espèce.

La loi déférée vise à garantir la pérennité du système de retraites et à en corriger les inégalités afin de le rendre plus juste. Elle n'a pas pour objet de présenter les comptes de la sécurité sociale. Une telle présentation relève de la loi de financement de la sécurité sociale et c'est dans ce cadre que doit être assuré le respect du principe de sincérité des comptes.

La loi de financement de la sécurité sociale pour 2014 a d'ailleurs pris en compte, dans le rapport décrivant les prévisions de recettes et les objectifs de dépenses des régimes obligatoires de base et du régime général, présenté à l'annexe B, l'incidence de l'ensemble des mesures de redressement entreprises sur le déficit de la caisse nationale d'assurance-vieillesse et du fonds de solidarité vieillesse.

C/ En tout état de cause, les griefs des requérants ne portent pas sur la sincérité des données financières présentées dans le cadre de l'étude d'impact jointe au projet de loi mais sur les choix faits par le législateur pour garantir l'avenir et la justice du système de retraites.

Les députés auteurs du recours ne remettent ainsi pas en cause les besoins de financement du système de retraites retracés dans l'étude d'impact qui sont issus des travaux du conseil d'orientation des retraites.

Ils contestent le choix fait par le législateur de résorber en priorité, par la loi déférée, le déficit du régime général, du fonds de solidarité vieillesse et des régimes de base non équilibrés par subvention.

Mais les autres sources du besoin de financement du système de retraites, constitué par les régimes complémentaires ARRCO-AGIRC et par les régimes de retraite des fonctionnaires et les régimes spéciaux équilibrés par subvention, sont également présentés dans les tableaux financiers de l'étude d'impact, en particulier au point III.5 intitulé Trajectoire financière globale. Cette présentation est cohérente avec le fait que les mesures de redressement de court terme (notamment l'augmentation du taux de cotisation d'assurance vieillesse ou le décalage de six mois de la date de revalorisation des pensions) comme de long terme (notamment l'augmentation à 43 annuités de la durée d'assurance requise pour bénéficier d'une pension sans décote) sont applicables au régime général comme aux autres régimes de base, y compris les régimes de la fonction publique et les autres régimes spéciaux.

De la même manière, les auteurs du recours ne remettent pas en cause l'évaluation du coût du dispositif de compte personnel de prévention de la pénibilité mis en place par la loi déférée. Ils critiquent le choix fait par le législateur de ne pas prévoir, dès le vote de cette loi, des recettes équivalentes au coût estimé de la mesure à horizon 2040.

Le principe de sincérité des comptes publics ne saurait être utilement invoqué pour remettre en cause le pouvoir d'appréciation et de décision du législateur sur les mesures à prendre pour assurer le financement et l'équité du système des retraites.

Ce grief devra donc être écarté.

III. Sur les articles 7 et 10

A/ L'article 7 de la loi déférée modifie la fiche individuelle de prévention des expositions aux facteurs de risques professionnels. L'article 10 crée un compte personnel de prévention de la pénibilité.

Les députés auteurs du recours estiment que ces articles méconnaissent l'exigence à valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi et le principe d'égalité devant la loi.

B/ Ces griefs ne pourront qu'être écartés.

1/ Les dispositions des articles 7 et 10 ne souffrent d'aucune imprécision qui empêcherait leur application.

La loi déférée ne modifie pas la notion de facteurs de risques, déjà présente dans l'article L. 4121-3-1 du code du travail introduit par la loi n°2010-1330 du 9 novembre 2010 qui prévoit l'établissement d'une fiche individuelle de prévention pour chaque travailleur « exposé à un ou plusieurs facteurs de risques professionnels déterminés par décret et liés à des contraintes physiques marquées, à un environnement physique agressif ou à certains rythmes de travail susceptibles de laisser des traces durables identifiables et irréversibles sur sa santé ». L'article D. 4121-5 du code du travail énonce précisément ces facteurs de risques.

La loi déférée prévoit, en revanche, que la fiche de prévention des expositions devra tenir compte de seuils d'exposition à ces facteurs de risques professionnels qui devront être définis par décret. Ces seuils d'exposition sont déjà encadrés pour certains facteurs de pénibilité par des valeurs limites d'exposition. Pour d'autres facteurs de risques, comme les postures pénibles, ils devront faire l'objet d'une définition à partir des études et rapports existants dans le domaine de la pénibilité du travail et des travaux d'organismes experts. Une concertation a été lancée avec les partenaires sociaux pour assurer une définition cohérente de ces seuils au niveau réglementaire.

Les critères retenus par la loi sont donc suffisamment précis et ne méconnaissent pas le principe d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi.

2/ Les articles 7 et 10 ne méconnaissent pas davantage le principe d'égalité devant la loi.

Le législateur a entendu mettre en place un compte personnel de prévention de la pénibilité pour les salariés de droit privé non affiliés à un régime spécial, qu'ils soient employés par des personnes de droit privé ou des personnes de droit public.

Le compte personnel de prévention de la pénibilité permettra, au vu des expositions du salarié déclarées sur la base de la fiche de prévention des expositions, de prendre en charge des actions de formation professionnelle pour accéder à un emploi non exposé ou moins exposé à des facteurs de pénibilité, de financer un complément de rémunération en cas de réduction de la durée de travail en fin de carrière ou d'acquérir des trimestres venant majorer la durée d'assurance et permettant ainsi d'abaisser l'âge de départ à la retraite. Ce dispositif sera principalement financé par les employeurs exposant leurs salariés à la pénibilité. Il concourt ainsi à l'objectif de promotion de la prévention des risques professionnels par l'employeur.

Au regard des objectifs du législateur, les salariés se trouvent dans une situation différente des travailleurs indépendants. Les régimes de retraite des salariés et des travailleurs indépendants sont différents. Les travailleurs indépendants et les salariés sont également dans une situation différente au regard de la législation sur le temps de travail, comme l'a jugé le Conseil constitutionnel dans sa décision sur l'instauration de la journée de solidarité (décision n°2011-148/154 QPC du 22 juillet 2011, cons. 21). Les travailleurs indépendants ne sont pas non plus soumis à l'autorité hiérarchique d'un employeur, ce qui empêche la poursuite de l'objectif de prévention de la pénibilité par l'employeur.

Les agents de la fonction publique, qu'ils soient fonctionnaires ou agents non titulaires de droit public, relèvent également de règles juridiques différentes de celles qui s'appliquent aux salariés de droit privé en matière de conditions de travail, de formation professionnelle ou de temps de travail. Cette différence de situation justifie le choix du législateur de ne prévoir la mise en place du compte personnel de prévention de la pénibilité que pour les salariés de droit privé.

En instituant un dispositif de compte personnel de prévention de la pénibilité pour les seuls salariés de droit privé non affiliés à un régime spécial, les articles contestés ne méconnaissent donc pas le principe d'égalité devant la loi.

IV. Sur l'article 48

A/ L'article 48 de la loi déférée précise les missions et l'organisation de la Caisse nationale d'assurance vieillesse des professions libérales (CNAVPL). Il prévoit notamment que le directeur de cette caisse est nommé par décret, pour une durée de cinq ans, sur proposition du conseil d'administration à partir d'une liste de trois noms établie par le ministre chargé de la sécurité sociale.

Les députés auteurs du recours estiment que ces dernières dispositions méconnaissent la liberté d'entreprendre qui découle de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

B/ Le Gouvernement n'est pas de cet avis.

La Caisse nationale d'assurance vieillesse des professions libérales (CNAVPL) est un organisme de droit privé sui generis qui assure une mission de service public puisqu'elle a pour rôle d'assurer la gestion du régime d'assurance vieillesse de base des professionnels libéraux et la gestion des réserves de ce régime. A ce titre, il coordonne et anime les sections professionnelles chargées d'assurer, pour les différentes professions libérales concernées par ce régime, le service des prestations de retraite.

Au regard des missions de cet organisme, les dispositions relatives à la désignation de son directeur ne concernent pas la liberté d'entreprendre. Elles n'ont pas plus pour effet de remettre en cause l'organisation des différentes professions libérales.

En tout état de cause, le directeur sera nommé sur proposition du conseil d'administration, dans lequel siègent les présidents des sections professionnelles, à partir d'une liste établie par l'administration. Ces modalités concilient ainsi le rôle des sections professionnelles et le rôle de tutelle de l'Etat vis-à-vis de cette caisse chargée de gérer un régime obligatoire de retraite. Ces modalités de désignation, qui correspondent aux préconisations de différentes missions de la Cour des comptes et de l'inspection générale des affaires sociales, sont de nature à favoriser une organisation efficiente de cette caisse et contribuent ainsi à la mise en œuvre du principe de solidarité nationale résultant du onzième alinéa du Préambule de 1946.

Le grief devra donc être écarté.

***

Pour l'ensemble de ces raisons, le Gouvernement est d'avis que les griefs articulés dans la saisine ne sont pas de nature à conduire à la censure de la loi déférée.

Aussi estime-t-il que le Conseil constitutionnel devra rejeter le recours dont il est saisi.

Monsieur le Président,

Mesdames et Messieurs les Conseillers,

Nous avons l'honneur de soumettre à votre examen, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, le projet de loi garantissant l'avenir et la justice du système de retraites, adopté définitivement par l'Assemblée nationale le 18 décembre 2013.

Le législateur dispose, en matière de retraites, d'un pouvoir d'appréciation dans le respect des prescriptions constitutionnelles que votre jurisprudence a eu l'occasion de formuler. En particulier, vous avez jugé qu'il ne saurait y avoir d' « intangibilité des droits à retraite liquidés" »(1) et ne vous opposez pas à ce que le législateur « règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit. »(2)

Dans ces conditions, et au regard de votre jurisprudence, il apparaît aux saisissants que cinq moyens d'inconstitutionnalité doivent être soulevés après lecture attentive de la loi déférée, à savoir l'indigence de l'étude d'impact annexée au projet de loi déféré, ainsi que le non-respect des principes de sincérité budgétaire, d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, d'égalité devant la loi et de liberté d'entreprendre.

I- Nous souhaitons en premier lieu invoquer l'insuffisance de l'étude d'impact annexée au projet de loi déféré.

La révision constitutionnelle de 2008 a prévu la possibilité pour la Conférence des présidents de contester la conformité de l'étude d'impact, dont fait l'objet un projet de loi inscrit à l'ordre du jour, avec les prescriptions définies dans la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 relative à l'application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution. Ayant relevé plusieurs motifs de non-conformité de l'étude d'impact accompagnant la loi déférée avec la loi organique précitée, le Président du Groupe UMP de l'Assemblée nationale a saisi la conférence des Présidents par un courrier en date du 24 septembre 2013. La Conférence, qui s'est réunie le lundi 30 septembre, n'a pas donné suite à cette saisine.

Pour des raisons politiques évidentes, l'opposition étant par nature minoritaire au sein de la Conférence des présidents, cette dernière n'a jamais exercé sa prérogative de suspension de l'ordre de jour en cas d'insuffisance constatée depuis que ce droit existe.

C'est pourquoi nous nous permettons de soulever, à l'occasion de ce recours, plusieurs motifs d'insuffisance de l'étude d'impact annexée au projet de loi déféré, suivant ainsi l'injonction de l'article 39 alinéa 3 de la Constitution selon lequel « la présentation des projets de loi déposés devant l'Assemblée nationale ou le Sénat répond aux conditions fixées par une loi organique ».

La loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 relative à l'application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution mentionne bien que l'étude d'impact évalue « les conséquences (. . .) sociales, ainsi que les coûts et bénéfices financiers attendus des dispositions envisagées pour chaque catégorie (. . .) personnes physiques et morales intéressées, en indiquant la méthode de calcul retenue. ». Cette prescription n'est pas respectée.

En effet, deux mesures centrales de financement de la réforme des retraites - la fiscalisation des bonus pour trois enfants examinée dans le projet de loi de finances et les hausses de cotisations vieillesse salariés et employeurs examinées dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale - ne sont pas évaluées dans l'étude d'impact du projet de loi déféré, au motif, précisément, qu'elles sont inscrites dans deux autres projets de loi.

Faire valoir que ces mesures sont examinées dans des textes financiers n'est pas recevable, non seulement parce que la réforme des retraites doit être évaluée comme un tout, mais aussi parce que le projet de loi de finances et le projet de loi de financement de la sécurité sociale ne font précisément pas l'objet d'une étude d'impact.

La mesure de fiscalisation des bonus de retraite pour 3 enfants examinée dans le projet de loi de finances est mentionnée brièvement pages 16, 26 et 30 de l'étude d'impact. Or, cette mesure mérite une évaluation poussée parce qu'elle risque de faire basculer dans l'impôt sur le revenu de nombreux ménages avec un effet d'entrainement vers d'autres taxes (habitation, CSG. . .).

La hausse des cotisations salariés et employeurs de 0,3 point examinée dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale est mentionnée aux mêmes pages de l'étude d'impact, de manière aussi peu exhaustive. De même, cette mesure mérite une évaluation de son impact sur le niveau de vie des ménages concernés et sur la compétitivité des entreprises françaises, au regard notamment de l'ensemble des hausses de cotisations votées antérieurement ou simultanément.

II- En deuxième lieu, nous souhaitons poser la question de la sincérité du financement des réformes contenues dans la loi déférée et en particulier de ses articles 2, 5 et 10 au regard de l'article 47-2 alinéa 2 de la Constitution établissant que « les comptes des administrations publiques sont réguliers et sincères. ».

1-1 Le gouvernement présente son projet de loi comme un texte nécessaire compte-tenu des projections financières établies par le Conseil d'orientation des retraites (COR), qui chiffre à 21 milliards d'euros les besoins de financement de l'ensemble des régimes d'ici 2020. Ce déficit prévisionnel ne peut que s'aggraver en raison des réalités macro-économiques que nous connaissons, et qui sont largement plus pessimistes que le scénario B sur lequel le COR a fondé ses hypothèses de travail.

Toutefois, le gouvernement présente une réforme qui ne finance que 8 des 21 milliards d'euros de déficit attendu d'ici 2020. Ces 8 milliards doivent être financés par le report de la revalorisation des pensions au 1er octobre (article 6 de la loi déférée), la fiscalisation des majorations de pensions pour 3 enfants (inscrite dans le projet de loi de finances), les hausses de cotisations de 0,3 point pour les salariés et les employeurs (inscrites dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale) ainsi que par des économies de gestion.

En revanche, l'allongement de la durée d'assurance à 172 trimestres pour le taux plein (article 2) ne s'appliquera qu'à partir de 2020, avec un gain estimé de 5,4 milliards d'euros en 2030.

Selon les chiffres du gouvernement (Cf. le tableau d'impact de la réforme des retraites sur l'ensemble des régimes page 28 de l'étude d'impact), ce sont donc 13 milliards qui seront financés par la dette en 2020. Et même en 2030, les mesures de redressement du gouvernement, qui s'élèveront alors à 15 milliards d'euros, auxquels il faut soustraire les 2,7 milliards d'euros de coût estimé des « mesures de justice » inscrites dans la loi, seront très loin de financer le déficit estimé de l'ensemble du système, qui dépassera largement à cette date les 21 milliards.

Nous estimons donc que ce projet de loi est largement irresponsable à double titre : non seulement il n'apporte aucune solution durable au déficit de notre système de retraites, étant a fortiori loin d'en garantir « l'avenir » comme l'indique pourtant son titre, mais les mesures de financement apportées, bien qu'insuffisantes, sont largement injustes. Plutôt que de prendre les mesures d'âge qui s'imposent, le gouvernement baisse les pensions, le pouvoir d'achat des salariés et la compétitivité des entreprises.

Il est à noter qu'au sein de ce déficit, les deux plus gros déséquilibres sont constitués par le financement des retraites complémentaires (AGIRC-ARRCO) et par le financement des retraites des fonctionnaires.

Si les partenaires sociaux ont trouvé un accord pour réduire de moitié le déficit prévu de l'AGIRC-ARRCO à l'horizon 2020, l'Etat ne prend aucune mesure de convergence supplémentaire entre les retraites du secteur privé et les retraites du secteur public. Il entretient même le maintien de différentes modalités de recouvrement des cotisations puisque la montée en charge des hausses de cotisations vieillesse inscrites dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale sera appliquée aux agents de l'Etat à un rythme plus lent qu'aux salariés du secteur privé.

Il semble donc que les modalités retenues par la réforme prise dans son ensemble, qui ne financent pas l'ensemble du déficit prévisionnel tous régimes, créent de nouvelles dépenses (les dépenses de justice précédemment évoquées) et de moindres recettes (avec une montée en charge plus lente des hausses de cotisations des fonctionnaires) sont manifestement inappropriées, en contradiction avec l'exigence que vous avez posée dans le Considérant n° 10 de votre décision 99-416 du 23 juillet 1999.

1-2 On retrouve la même insincérité dans les projections de financement du dispositif relatif à la pénibilité inscrit à l'article 10 de ce projet de loi. En effet, le compte personnel de pénibilité a un coût estimé de 500 millions d'euros en 2020, qui sera couvert par sa seule source de financement, à savoir une double cotisation à la charge des employeurs, dont le rendement est également estimé à 500 millions d'euros à la même date. En revanche, à l'horizon 2040, le coût du compte pénibilité s'élève à 2,7 milliards d'euros, pour un rendement estimé de la double cotisation des employeurs de seulement 800 millions d'euros.

La fragilité financière de ce texte, son absence d'anticipation et le mensonge sur lequel il se fonde remettent en cause la préservation de notre régime de retraites par répartition ainsi que l'ensemble des mesures de justice qu'il contient et par voie de conséquence, la garantie, par la Nation, « à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs », inscrite au 11ème alinéa du Préambule de la Constitution de 1946.

III- En troisième lieu, nous estimons que les articles 7 et 10, relatifs au système de fiche de prévention de la pénibilité et à la création du compte personnel de pénibilité, violent les objectifs constitutionnels d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi.

L'article 7, qui modifie la nature de la fiche de prévention de la pénibilité, pour en faire non plus un instrument de prévention mais un instrument de mesure des risques encourus, souffre d'un manque de précision de la loi. En effet, les notions de « facteurs de risques professionnels » et de « seuils d'exposition », qui déterminent l'établissement de la fiche, pourraient aussi bien concerner les postes de travail que les individus assignés à ces postes. Or, si ces appréciations doivent être comprises dans le sens de l'expression d' « exposition effective à des facteurs de risques » mentionnée à l'article 6, et qui s'apprécie comme l'exposition effective d'un individu sur un poste donné, il existe un risque d'inapplicabilité d'établissement de la fiche. En effet, comment suivre le salarié tout au long de la journée pour consigner la durée de sa présence sur le poste et évaluer les périodes d'exposition à des facteurs de risques ? Cette indétermination du texte est d'autant moins acceptable que la fiche de prévention de la pénibilité est le socle de l'ensemble du dispositif de prévention de la pénibilité prévu par le projet de loi déféré et dont le non-respect est lourdement puni.

De même, les imprécisions relatives à la mise en place du compte pénibilité prévue à l'article 10 semblent remettre en cause son applicabilité et risquent d'en faire un objet source de nombreuses inégalités.

Par nature, la pénibilité au travail est très difficile à objectiver. C'est pourquoi le législateur avait choisi, dans la loi du 2010-1330 du 9 novembre 2010 portant réforme des retraites, de fonder la création de son dispositif pénibilité sur la notion d'incapacité constatée. En effet, depuis le 1er juillet 2011, un droit à la retraite anticipée est ouvert, sous conditions, aux assurés présentant un taux d'incapacité permanente au moins égal à 10 %. Le principal reproche qui a été formulé au cours des débats à l'encontre de ce dispositif constitue en réalité sa principale force, à savoir un degré d'objectivité maximal grâce à une appréciation fondée sur un constat médical.

En soi, tout travail peut être pénible. L'espérance de vie à la retraite n'est pas un facteur suffisant et pertinent pour mesurer cette pénibilité. Bien d'autres facteurs que la pénibilité au travail expliquent en effet les écarts d'espérance de vie entre les catégories socioprofessionnelles.

Un dispositif de pénibilité existe depuis la loi du 9 juin 1853 dans le régime de retraite de la fonction publique. Les fonctionnaires sont ainsi classés en catégorie « active » (retraite dès 52 ou 57 ans) ou « sédentaire » (retraite à 62 ans). Les emplois « actifs » sont censés présenter « des risques particuliers ou des fatigues exceptionnelles » (loi du 31 mars 1932). Or, la Cour des comptes est très critique sur ce dispositif et sur son applicabilité : « L'exigence de pénibilité ou de fatigues exceptionnelles posée par la loi du 31 mars 1932 n'a jamais réussi à être objectivée et à être appliquée de manière fine, c'est-à-dire réellement ciblée sur certains emplois, et évolutive, c'est-à-dire réversible dans le temps. Cela démontre tout à la fois la difficulté de cerner objectivement la notion de pénibilité et le caractère inadapté que constitue la réponse à celle-ci sous forme de classement d'un emploi ouvrant droit à un départ en retraite anticipé »(3).

Peut-on, dans ces conditions, étendre ce type de dispositif, de manière encore plus complexe, aux travailleurs du secteur privé ? Au-delà des inégalités qu'un compte pénibilité engendrera forcément, se trouve posé le problème de sa mise en œuvre effective et efficace. Rappelons, que le professeur Flückiger, dans son dossier publié dans les Cahiers du Conseil constitutionnel, interprète le principe de clarté de la loi et les objectifs d'intelligibilité et d'accessibilité comme se rapportant à « l'aspect de la “concrétisabilité ” du texte normatif ».(4)

IV- En quatrième lieu, ces mêmes articles 7 et 10 comportent une rupture d'égalité.

Réserver la fiche de prévention de la pénibilité et le compte personnel de pénibilité aux «salariés de droit privé » ainsi qu'au « personnel des personnes publiques employé dans les conditions de droit privé » ne permet pas de couvrir l'ensemble des individus qui travaillent, même si l'on prend en compte que les « salariés affiliés à un régime spécial de retraites » disposent par ailleurs d'un système de reconnaissance et de compensation de la pénibilité. Entre ces différentes populations, il existe des personnes qui, au travail, risquent de n'être couvertes par aucun dispositif de compensation de la pénibilité. En effet, ce n'est pas le travail salarié qui détermine la pénibilité mais le travail en soi. Ainsi, deux infirmières travaillant de nuit, dont l'une serait fonctionnaire et l'autre salariée, auront des conditions de travail égales, et donc des conditions de travail pénible égales. Pourtant, elles se trouveront dans une situation différente au regard de leur accès à la fiche de prévention de la pénibilité ainsi qu'au compte personnel de pénibilité.

Le choix de limiter l'accès à ces deux outils au seul lien salarial et non à l'ensemble des postes de travail, en élimine de facto les fonctionnaires, les artisans et les exploitants agricoles. Ces différences de traitement ne peuvent se justifier par des situations juridiques différentes puisque le législateur crée dans le texte déféré un nouveau droit, qui se fonde sur les situations individuelles de chacun au travail : à risques comparables, les droits liés à la pénibilité doivent être similaires, indépendamment des statuts juridiques de chacun.

V- Enfin, en dernier lieu, à l'appui du présent recours et relativement à l'article 48, il est nécessaire d'invoquer une méconnaissance du principe constitutionnel de liberté d'entreprendre dont découle un principe constitutionnel de liberté d'organisation pour les professions, et en l'espèce, pour les professions libérales.

A cet égard, nous invitons votre haute juridiction à s'inspirer des exemples issus du droit constitutionnel comparé, et notamment du droit allemand, qui garantit une pleine valeur constitutionnelle à la liberté professionnelle, celle-ci couvrant le droit pour les professions de s'auto-organiser avec un haut degré de liberté. Or, il résulte des dispositions de l'article 48, qu'en substituant à l'élection du président de la caisse nationale d'assurance vieillesse des professions libérales par les administrateurs eux-mêmes élus, une procédure de nomination directe par l'Etat, le législateur porte atteinte à ce droit à la liberté d'organisation professionnelle qui est une conséquence directe de la liberté d'entreprendre que votre jurisprudence a pleinement garantie.

Selon votre jurisprudence, il est loisible au législateur « d'apporter à la liberté d'entreprendre qui découle de l'article 4 de la Déclaration de 1789, les limitations justifiées par l'intérêt général ou liées à des exigences constitutionnelles, à la condition que lesdites limitations n'aient pas pour conséquence d'en dénaturer la portée » (décision 98-401 du 10 juin 1998). Or, dans le cas prévu par la loi déférée, l'atteinte portée à la liberté d'entreprendre et à la liberté des professions que constitue une nomination du directeur de la caisse nationale par l'Etat n'est pas justifiée par un motif d'intérêt général.

Souhaitant que ces questions soient tranchées en droit, les députés auteurs de la présente saisine demandent donc au Conseil Constitutionnel de se prononcer sur ces points et tous ceux qu'il estimera pertinents eu égard à la compétence et la fonction que lui confère la Constitution.

***

(1) CC, décision n° 94-348 DC du 3 août 1994, JO du 6 août 1994, p. 11482 et décision n° 2011-180 QPC du 13 octobre 2011, JO du 15 octobre 2011, p. 17463.

(2) CC, décision n° 96-387 DC du 21 janvier 1997, JO du 25 janvier 1997, p. 1285 et décision n° 2010-617 DC du 9 novembre 2010, JO du 10 novembre 2010, p. 20056.

(3) Cour des comptes, Les pensions des fonctionnaires civils de l'Etat, juin 2003, p. 90

(4) Alexandre Flückiger, « Le principe de clarté de la loi ou l'ambiguïté d'un idéal », Cahier du Conseil constitutionnel n° 21, janvier 2007, p. 2.


Références :

DC du 16 janvier 2014 sur le site internet du Conseil constitutionnel
DC du 16 janvier 2014 sur le site internet Légifrance

Texte attaqué : Loi n° 2014-40 du 20 janvier 2014 garantissant l'avenir et la justice du système de retraites (Nature : Loi ordinaire, Loi organique, Traité ou Réglement des Assemblées)


Publications
Proposition de citation : Cons. Const., décision n°2013-683 DC du 16 janvier 2014
Origine de la décision
Date de l'import : 23/03/2016
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CC:2014:2013.683.DC
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