Le Conseil constitutionnel a été saisi, le 4 juillet 1994, par MM Martin Malvy, Henri d'Attilio, Jean-Marc Ayrault, Jean-Pierre Balligand, Gilbert Annette, Claude Bartolone, Christian Bataille, Jean-Claude Bateux, Jean-Claude Beauchaud, Michel Berson, Jean-Claude Bois, Augustin Bonrepaux, Jean-Michel Boucheron, Didier Boulaud, Jean-Pierre Braine, Laurent Cathala, Camille Darsières, Mme Martine David, MM Bernard Davoine, Jean-Pierre Defontaine, Bernard Derosier, Michel Destot, Julien Dray, Pierre Ducout, Dominique Dupilet, Jean-Paul Durieux, Henri Emmanuelli, Laurent Fabius, Jacques Floch, Michel Fromet, Pierre Garmendia, Kamilo Gata, Jean Glavany, Jacques Guyard, Jean-Louis Idiart, Frédéric Jalton, Serge Janquin, Charles Josselin, Jean-Pierre Kucheida, André Labarrère, Jean-Yves Le Déaut, Louis Le Pensec, Alain Le Vern, Marius Masse, Didier Mathus, Jacques Mellick, Louis Mexandeau, Didier Migaud, Mme Véronique Neiertz, MM Paul Quilès, Alain Rodet, Mme Ségolène Royal, MM Henri Sicre, Roger-Gérard Schwartzenberg, Daniel Vaillant, Bernard Charles, Jean-Pierre Chevènement, Régis Fauchoit, Jean-Pierre Michel et Georges Sarre, députés, dans les conditions prévues à l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, de la conformité à celle-ci de la loi complétant le code du domaine de l'Etat et relative à la constitution de droits réels sur le domaine public ;
Le Conseil constitutionnel,
Vu la Constitution ;
Vu l'ordonnance du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, notamment le chapitre II du titre II de ladite ordonnance ;
Vu le code du domaine de l'Etat ;
Vu la loi n° 88-13 du 5 janvier 1988 d'amélioration de la décentralisation ;
Le rapporteur ayant été entendu ;
1. Considérant que les députés, auteurs de la saisine, défèrent au Conseil constitutionnel l'ensemble de la loi complétant le code du domaine de l'État et relative à la constitution de droits réels sur le domaine public ; qu'à l'appui de leur saisine, ils font valoir que l'article 1er de cette loi dont ne seraient séparables ni l'article 2 ni l'article 3, méconnaît à la fois le principe, selon eux, à valeur constitutionnelle de l'inaliénabilité du domaine public, l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et l'article 34 de la Constitution ; qu'à cet effet en premier lieu ils affirment que le principe de l'inaliénabilité du domaine public, règle protectrice qui trouve sa raison d'être, s'agissant du domaine public artificiel, dans le service du public, tire sa valeur constitutionnelle "de toute la tradition juridique française .et notamment de la tradition républicaine)" ; que ce principe interdit la constitution de droits réels à un autre titre que l'exercice d'une mission de service public ; qu'en deuxième lieu ils prétendent que la loi a pour conséquence, s'agissant de dépendances du domaine public qui ont pu y être préalablement incorporées par la voie de l'expropriation, de méconnaître la nécessité publique exigée à cette fin par l'article 17 de la Déclaration de 1789 ; qu'en troisième lieu ils soutiennent que contrairement aux prescriptions de l'article 34 de la Constitution, la loi ne comporte pas les garanties légales nécessaires à la défense de l'intérêt public et ne fixe pas avec une suffisante précision les règles protectrices de la domanialité publique non plus que celles qui sont applicables aux transferts de propriété immobilière du secteur public au secteur privé qu'elle organise ;
2. Considérant d'une part qu'il incombe au législateur lorsqu'il modifie les dispositions relatives au domaine public de ne pas priver de garanties légales les exigences constitutionnelles qui résultent de l'existence et de la continuité des services publics auxquels il est affecté ;
3. Considérant d'autre part que les dispositions de l'article 17 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 relatives au droit de propriété et à la protection qui lui est due ne concernent pas seulement la propriété privée des particuliers mais aussi, à un titre égal, la propriété de l'État et des autres personnes publiques ; qu'elles font obstacle à ce que le domaine public puisse être durablement grevé de droits réels sans contrepartie appropriée eu égard à la valeur réelle de ce patrimoine comme aux missions de service public auxquelles il est affecté ; qu'il revient au législateur d'y veiller, dès lors qu'il est compétent, en vertu de l'article 34 de la Constitution, pour fixer les règles concernant les transferts de propriété d'entreprises du secteur public au secteur privé ainsi que pour déterminer les principes fondamentaux du régime de la propriété et des droits réels ;
4. Considérant que l'article premier de la loi crée, au chapitre premier du titre premier du livre II du code du domaine de l'État, une section 3 intitulée "Occupations constitutives de droits réels" composée des articles L. 34-1 à L. 34-9 ; que ce dernier article exclut de son champ d'application le domaine public naturel ; que l'article L. 34-8 inclut en revanche les établissements publics de l'État tant pour le domaine public de l'État qui leur est confié que pour leur domaine propre ; que toutefois l'article L. 34-4 subordonne cette application à la décision de l'État lorsque les ouvrages, constructions ou installations sont nécessaires à la continuité du service public ;
5. Considérant que le premier alinéa de l'article L. 34-1 dispose que le titulaire d'une autorisation d'occupation temporaire du domaine public de l'État a, sauf prescription contraire de son titre, un droit réel sur les ouvrages, constructions et installations de nature immobilière qu'il réalise pour l'exercice d'une activité autorisée par ce titre ; que cette disposition applicable en vertu du premier alinéa de l'article L. 34-5 aux conventions de toute nature ayant pour effet d'autoriser l'occupation du domaine public doit être entendue comme excluant toute autorisation d'activités qui ne seraient pas compatibles avec l'affectation du domaine public concerné ;
6. Considérant que le deuxième alinéa de l'article L. 34-1 précise que les "prérogatives et obligations" du propriétaire sont conférées au titulaire de l'autorisation d'occupation du domaine public "pour la durée de celle-ci dans les conditions et limites précisées dans la présente section" ;
7. Considérant en premier lieu que la durée de l'autorisation doit être fixée par le titre qui est délivré en fonction de la nature de l'activité et de celle des ouvrages autorisés, et compte tenu de l'importance de ces derniers, sans pouvoir excéder une durée cumulée de soixante-dix ans ;
8. Considérant en deuxième lieu que les dispositions du premier alinéa de l'article L. 34-2 n'autorisent la cession des droits réels, pour la durée de validité du titre restant à courir, qu'à une personne agréée par l'autorité compétente en vue d'une utilisation compatible avec l'affectation du domaine public occupé ; qu'en vertu du deuxième alinéa ces droits peuvent être transmis au conjoint survivant ou aux héritiers en cas de décès dans les mêmes conditions sous réserve que le bénéficiaire, désigné après accord entre eux, soit présenté à l'agrément de l'autorité compétente dans un délai de six mois ; que ce délai ne peut avoir pour effet, lorsque le fonctionnement d'un service public est en cause, de faire obstacle aux prérogatives de l'autorité compétente pour en assurer la continuité ;
9. Considérant en troisième lieu qu'aux termes du troisième alinéa du même article, les droits et ouvrages ne peuvent être hypothéqués que pour garantir les emprunts contractés pour financer la réalisation, la modification ou l'extension desdits ouvrages ; que si, aux termes du quatrième alinéa, les créanciers chirographaires dont la créance est née de l'exécution de tels travaux peuvent pratiquer sur les droits et biens concernés des mesures conservatoires ou d'exécution forcée, celles-ci non plus que toute mesure de réalisation de sûreté ne sauraient avoir pour effet d'interrompre le fonctionnement du service public ;
10. Considérant en quatrième lieu qu'à l'issue du titre d'occupation, les ouvrages de caractère immobilier implantés sur le domaine public et dont le maintien est accepté, deviennent, en vertu de l'article L. 34-3, de plein droit et gratuitement propriété de l'État, francs et quittes de tous privilèges et hypothèques ;
11. Considérant en cinquième lieu que le même article préserve la possibilité d'un retrait d'autorisation avant terme soit pour inexécution des clauses et conditions de ladite autorisation soit en toute autre circonstance sous réserve alors d'une indemnisation du préjudice direct, matériel et certain résultant de l'éviction anticipée ; que s'il est prévu que les créanciers régulièrement inscrits doivent être informés des intentions de l'autorité compétente deux mois avant la notification d'un retrait pour inexécution des clauses et conditions de l'autorisation, ce délai a été notamment prévu pour faciliter la substitution d'un tiers au titulaire du droit défaillant ; qu'il ne saurait en tout état de cause faire obstacle à ce que l'autorité compétente exerce les prérogatives nécessaires à la garantie de la continuité du service public ;
12. Considérant en sixième lieu que lorsque le droit d'occupation du domaine public résulte d'une concession de service public ou d'outillage public, l'article L. 34-5 prescrit en son second alinéa que le cahier des charges précise les conditions particulières auxquelles il doit être satisfait pour tenir compte des nécessités du service public ;
13. Considérant enfin que si la réalisation des ouvrages, constructions et installations peut donner lieu à la conclusion de contrats de crédit-bail par le titulaire du droit d'occupation, l'article L. 34-7 a expressément exclu cette faculté s'agissant de ceux qui sont affectés à un service public ; qu'en outre de tels contrats ne sauraient être de nature à faire obstacle à l'affectation du domaine public ;
14. Considérant que les règles et garanties ainsi énoncées sont de nature à assurer le fonctionnement des services publics et la protection de la propriété publique en conformité avec les dispositions et principes à valeur constitutionnelle ci-dessus rappelés ; que si les députés auteurs de la saisine invoquent à l'encontre de l'article 1er de la loi le principe selon eux à valeur constitutionnelle de l'inaliénabilité du domaine public, il ressort des dispositions de cet article qu'aucune d'entre elles n'a pour objet de permettre ou d'organiser l'aliénation de biens appartenant au domaine public ; que par suite le grief invoqué manque en fait ;
15. Considérant que le législateur pouvait dans ces conditions renvoyer à des décrets en Conseil d'État les modalités de mise en œuvre des dispositions qu'il a édictées ;
16. Considérant en revanche que la seconde phrase du troisième alinéa de l'article L. 34-1 dispose que l'autorité compétente peut accorder à l'occupant qui aurait déjà bénéficié d'un titre pendant une période cumulée de soixante-dix années au maximum, un nouveau titre d'occupation constitutif de droits réels sur les ouvrages, constructions et installations dont le maintien a été accepté à la seule condition que l'autorité compétente le décide expressément en le motivant par des travaux ou constructions nouveaux réhabilitant, étendant ou modifiant de façon substantielle lesdits immeubles ; que ce renouvellement qui emporte la reconnaissance de droits réels non seulement sur les ouvrages nouveaux à construire mais aussi sur les ouvrages anciens réhabilités ou modifiés fait alors obstacle à la mise en œuvre des dispositions susmentionnées, protectrices de la propriété publique, de l'article L. 34-3 qui prescrivent que les ouvrages reviennent de plein droit et gratuitement à l'État à l'issue du titre d'occupation ; qu'ainsi exercée après une période aussi longue et selon une procédure qui peut être réitérée sans qu'un terme définitif soit imposé par le législateur à l'exercice de ces droits réels sur le domaine public, une telle faculté est de nature à porter atteinte à la protection due à la propriété publique ; que par suite la deuxième phrase du troisième alinéa de l'article L. 34-1 est contraire à la Constitution ;
Décide :
Article premier :
A l'article 1er de la loi déférée, au troisième alinéa de l'article L 34-1 du code du domaine de l'Etat, les mots : " Lorsque l'autorité compétente décide d'accorder au même occupant, sur la dépendance du domaine public pour laquelle il a bénéficié d'un ou plusieurs titres constitutifs de droits réels d'une durée cumulée de soixante-dix ans maximum, un nouveau titre d'occupation, celui-ci ne peut être constitutif de droits réels sur les ouvrages, constructions ou installations dont le maintien a été accepté en application de l'article L 34-3 que sur décision expresse de ladite autorité dûment motivée par des travaux ou constructions nouveaux réhabilitant, étendant ou modifiant de façon substantielle lesdits immeubles. " sont déclarés contraires à la Constitution.
Article 2 :
La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française.
Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 21 juillet 1994.
Le président, Robert BADINTER