SAISINE DEPUTES
Monsieur le Président, Messieurs les conseillers,
Conformément à l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, les députés soussignés défèrent au Conseil constitutionnel la loi portant ratification des ordonnances prises en application de la loi n° 83-332 du 22 avril 1983 autorisant le Gouvernement à prendre, par application de l'article 38 de la Constitution, diverses mesures financières, définitivement votée par le Sénat dans sa séance du 10 mai 1984.
Ils concluent qu'il plaise au Conseil de dire non conforme aux articles 1er, 2 et 4 de l'ordonnance n° 59-2 du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances et, par voie de conséquence, aux articles 34 et 47 de la Constitution, le dernier alinéa de l'article unique de ladite loi, par le moyen ci-dessous exposé, qui a été présenté à l'Assemblée nationale le 19 avril 1984 par M Gilbert Gantier, député, dans le cadre d'une exception d'irrecevabilité.
Les dispositions incriminées de la loi déférée au Conseil ont pour objet de ratifier l'ordonnance n° 83-392 du 18 mai 1983 portant modification du tarif de la taxe intérieure de consommation sur les produits pétroliers (TIPP).
L'article 1er de cette ordonnance dispose : "Lorsque le prix international des produits pétroliers est inférieur au niveau atteint au mois de février 1983, le tarif de la taxe intérieure de consommation fixé aux articles 265 et 266 du code des douanes est majoré d'une somme calculée à partir des prix constatés sur les marchés internationaux". Un arrêté du 18 mai 1983 ainsi que des arrêtés ultérieurs, pris sur la base de cette ordonnance, ont effectivement modifié le tarif de la TIPP au titre de l'exercice 1983.
Le tarif de la TIPP pour 1983, ainsi modifié par l'ordonnance en cause, résultait des dispositions combinées : : de l'article 1er de la loi de finances pour 1983 qui autorisait, pour 1983, la perception des impôts affectés à l'Etat, conformément aux lois et règlements et aux dispositions de la même loi, permettant ainsi le relèvement, pour 1983, du tarif de la TIPP dans les conditions fixées au 4 de l'article 266 du code des douanes (indexation sur la septième tranche du barème de l'impôt sur le revenu) ;
: et de l'article 23 de la même loi de finances, qui disposait que, pour 1983, le relèvement susmentionné du tarif de la TIPP était reporté à la deuxième semaine de mai.
Par ailleurs, conformément à l'article 4, 2e alinéa, de l'ordonnance du 2 janvier 1959, exigeant l'évaluation par les lois de finances du rendement des impôts dont le produit est affecté à l'Etat, l'évaluation du produit de la TIPP pour 1983 a été effectuée à l'état A annexé à la loi de finances pour 1983 en tenant compte de l'incidence des seules dispositions législatives précitées de ladite loi de finances.
Ainsi l'ordonnance n° 83-392 du 18 mai 1983 a modifié pour 1983 le tarif et le produit de la TIPP tels qu'ils résultent de la loi de finances pour 1983.
Or, en application de l'article 2, pénultième alinéa, de l'ordonnance n° 59-2 du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances, "seules des lois de finances, dites rectificatives, peuvent, en cours d'année, modifier les dispositions de la loi de finances de l'année".
Certes, dans sa décision n° 83-164 DC du 29 décembre 1983 relative à la loi de finances pour 1984, le Conseil constitutionnel a considéré que cette disposition organique réservant aux lois de finances rectificatives la modification de la loi de finances de l'année n'était "obligatoire qu'au regard des matières réservées à la compétence exclusive des lois de finances", ce qui n'est pas le cas pour des dispositions purement fiscales.
Il convient cependant d'observer que la modification en cours d'année 1983 du tarif de la TIPP, telle qu'elle résulte de l'ordonnance du 18 mai 1983, a eu pour effet nécessaire de modifier le montant des recettes de l'Etat pour 1983. C'est ainsi que le fascicule des voies et moyens annexé au projet de loi de finances pour 1984 évalue à 1250 millions de francs la plus-value fiscale résultant, pour 1983, du dispositif de l'ordonnance du 18 mai 1983.
Cette évaluation, présentée en 1983, c'est-à-dire avant la clôture de l'exercice budgétaire, montre d'ailleurs que l'évaluation en cours d'exercice de l'effet financier des dispositions fiscales en cause ne se heurtait à aucune impossibilité technique.
Or, la modification de l'évaluation des recettes fiscales de l'Etat, effet nécessaire de l'ordonnance du 18 mai 1983, est une disposition qui relève exclusivement des lois de finances en application de l'article 34, antépénultième alinéa, de la Constitution ainsi rédigé : "Les lois de finances déterminent les ressources et les charges de l'Etat." La loi organique du 2 janvier 1959 est tout aussi claire à cet égard : Son article 2 dispose notamment : "La loi de finances prévoit et autorise, pour chaque année civile, l'ensemble des ressources et des charges de l'Etat." Son article 4 dispose notamment : "Le rendement des impôts dont le produit est affecté à l'Etat est évalué par les lois de finances." Il ne paraît donc pas possible, dans ces conditions, de soutenir que les évaluations de recettes fixées par la loi de finances pourraient être modifiées, en cours d'année, par des dispositions fiscales figurant dans des textes n'ayant pas le caractère de lois de finances sans qu'il soit porté atteinte à des dispositions constitutionnelles et organiques aussi explicites.
A cet égard, M Christian Goux, président de la commission des finances de l'Assemblée nationale, indique à la page 128 de son rapport n° 1922 (annexé au procès-verbal de la séance du 20 décembre 1983) sur la recevabilité des amendements : "Toute modification en cours d'exercice des dispositions fiscales de première partie a une incidence sur le niveau des recettes et, par là même, affecte l'article d'équilibre qui constitue, lui, une disposition relevant de la compétence exclusive des lois de finances." Cette démonstration juridique tout à fait pertinente rejoint d'ailleurs le simple bon sens. Pourrait-on admettre, par exemple, qu'une loi qui n'aurait pas le caractère d'une loi de finances puisse, en cours d'année, supprimer la TVA ou doubler les taux de cet impôt, sans que le Parlement soit appelé à se prononcer sur les conséquences de telles dispositions sur les conditions d'exécution de la loi de finances de l'année et en particulier sur le montant des recettes fiscales ? On ne saurait non plus, pour sauver les dispositions présentement incriminées, prétendre qu'elles échapperaient au champ d'application des dispositions constitutionnelles et organiques précitées au motif qu'elles ne procéderaient pas explicitement à une modification de l'évaluation des recettes de l'Etat, telles qu'elles résultaient de la loi de finances initiale pour 1983.
Une telle interprétation, qui ne tiendrait pour contraire à la Constitution que le fait d'inclure explicitement des évaluations de recettes dans des lois n'ayant pas le caractère des lois de finances, reviendrait à faire prévaloir une interprétation discutable de la lettre des textes sur leur esprit. Ce serait admettre que la règle de l'autorisation et de l'évaluation des recettes fiscales dans le cadre annuel des lois de finances, principe démocratique fondamental, n'a qu'une portée formelle et pourrait être bafouée sans aucune sanction, à la seule condition que cette violation des principes soit poussée jusqu'à ses plus extrêmes conséquences. Ainsi, si une telle interprétation était retenue, dans l'exemple précité d'une suppression ou d'une modification substantielle de la TVA, la sanction constitutionnelle ne serait pas applicable à des dispositions ne comportant pas d'évaluation des conséquences financières de cette mesure fiscale. En revanche, si par souci de sincérité, ces dispositions étaient accompagnées d'une évaluation de leurs conséquences financières, elles pourraient encourir les sanctions constitutionnelles.
S'agissant d'une matière mettant en cause le contrôle parlementaire, c'est à l'effet réel des textes et non à leur aspect formel qu'il convient de s'attacher.
Ainsi, dans la mesure où il avait nécessairement pour effet de modifier les recettes prévues par la loi de finances pour 1983 - recettes dont l'évaluation relève du domaine exclusif des lois de finances en application de l'article 4 de l'ordonnance organique : le dispositif mis en place par l'ordonnance du 18 mai 1983 ne pouvait résulter que d'une loi de finances rectificative en application de l'article 2 de l'ordonnance du 2 janvier 1959.
Or, ni la loi d'habilitation, ni l'ordonnance du 18 mai 1983, ni la loi de ratification ne constituent des lois de finances rectificatives.
En effet, aucune disposition de la loi n° 83-332 du 22 avril 1983 n'a habilité le Gouvernement à prendre par voie d'ordonnances des dispositions ayant pour effet de modifier la loi de finances de l'année. En tout état de cause, l'ordonnance n° 83-392 est dépourvue du caractère de loi de finances rectificative, notamment parce qu'elle n'a pas évalué le rendement de la TIPP, compte tenu de la modification de son tarif, ainsi que l'aurait exigé l'article 4 de l'ordonnance n° 59-2 du 2 janvier 1959, alors même que cette modification a dégagé, en 1983, une plus-value dont le montant a fait l'objet d'une évaluation dès septembre 1983 (1250 millions de francs).
D'ailleurs, même si l'on admettait : contre la lettre et l'esprit des textes, et notamment de l'article 2 de l'ordonnance du 2 janvier 1959 et par une interprétation très extensive de la décision n° 79-111 DC du Conseil constitutionnel en date du 30 décembre 1979 : que, tant la loi d'habilitation du 22 avril 1983 que l'ordonnance du 18 mai 1983 auraient, en tant qu'elles concernent le tarif de la TIPP, le caractère de loi de finances rectificative, le projet de loi de ratification, déposé avant l'intervention d'une loi de finances rectificative pour 1983, aurait dû, en tout état de cause, être lui-même déposé en la forme de projet de loi de finances rectificative, ce qui n'est manifestement pas le cas, à défaut notamment de l'évaluation, exigée par l'article 4 de l'ordonnance n° 59-2 du 2 janvier 1959, du produit de la TIPP résultant de la modification de son tarif et de la traduction des conséquences de cette modification, conformément à l'article 1er de l'ordonnance n° 59-2 du 2 janvier 1959 sur l'équilibre économique et financier défini par la loi de finances initiale pour 1983, en tenant compte, en outre, des annulations de crédits décidées par l'arrêté du 5 mai 1983.
Enfin, à la suite de son adoption définitive en mai 1984, ce projet ne saurait être considéré comme ayant le caractère d'une loi de finances rectificative pour 1983. En effet, l'article 2 de l'ordonnance organique dispose que de telles lois ne peuvent intervenir qu'au cours de l'année à laquelle se rapporte la loi de finances qu'elles modifient. En outre, la présente loi ne comporte aucune évaluation du produit effectif de la TIPP telle que modifiée par l'ordonnance ratifiée, produit qui doit être normalement connu, compte tenu de l'expiration de la "période complémentaire" d'exécution du budget de 1983, ni aucun autre élément traduisant les modifications constatées dans l'exécution des lois de finances pour 1983, par rapport aux prévisions rectifiées figurant dans la loi de finances rectificative pour 1983.
Lors de l'examen, par l'Assemblée nationale, du projet de loi de finances rectificative pour 1983 (Journal officiel, débats de l'Assemblée nationale, deuxième séance du 6 décembre 1983, p 6058) le rapporteur général de la commission des finances ainsi que le secrétaire d'Etat chargé du budget ont invoqué le caractère autonome et la nouveauté du dispositif fiscal mis en place par l'ordonnance du 18 mai 1983 pour prétendre que ce texte ne méconnaissait pas la loi organique du 2 janvier 1959.
Cette argumentation ne paraît pas pertinente.
En effet, le caractère prétendument autonome ou nouveau des dispositions en cause est sans incidence sur leur régularité au regard de la Constitution. La TIPP, y compris la fraction qui résulte de l'ordonnance du 18 mai 1983, forme un tout. Le texte de l'ordonnance est très clair sur ce point : "Le tarif de la taxe intérieure de consommation fixé aux articles 265 et 266 du code des douanes est majoré d'une somme calculée à partir des prix constatés sur les marchés internationaux". Il s'agit d'une majoration de taux et non d'une taxe additionnelle ou d'un nouvel impôt. D'ailleurs, aucune distinction n'est opérée à cet égard dans les états A annexés aux lois de finances votées depuis l'intervention de l'ordonnance du 18 mai 1983, qui comportent une seule ligne intitulée "63 TIPP".
En outre, même si l'on admettait le caractère autonome de la majoration, il y aurait en tout état de cause violation de l'ordonnance organique, dont l'article 4 exige l'évaluation par les lois de finances des impôts dont le produit est affecté à l'Etat, ce qui est le cas du produit de cette majoration.
Dans ces conditions, les soussignés considèrent que, puisqu'elles modifient les recettes et l'équilibre budgétaire définis par la loi de finances pour 1983, les dispositions de l'ordonnance du 18 mai 1983 ne pouvaient être valablement prises que dans le cadre d'une loi de finances rectificative.
Les articles 2 et 4 de l'ordonnance du 2 janvier 1959 ne s'opposent certes pas à ce que des textes fiscaux soient pris, en cours d'année, en dehors du cadre des lois de finances. Aussi bien les soussignés ne contestent-ils pas la ratification de l'ordonnance n° 83-355 du 30 avril 1983 instituant une contribution sur les revenus des personnes physiques destinée au financement des régimes de sécurité sociale car cette contribution n'est pas prise en compte pour l'équilibre du budget de l'Etat.
Mais, dès lors qu'une disposition fiscale vient, en cours d'année, modifier les recettes fiscales de l'Etat et l'équilibre budgétaire défini par la loi de finances de l'année, comme l'a fait l'ordonnance n° 83-392 du 18 mai 1983, elle ne peut intervenir que dans une loi de finances, conformément à la lettre comme à l'esprit de l'ordonnance du 2 janvier 1959 prise en application des articles 34 et 47 de la Constitution.
On ne peut admettre une interprétation contraire sans méconnaître les dispositions fondamentales de l'article 1er de cette ordonnance qui dispose que : "les lois de finances déterminent la nature, le montant et l'affectation des ressources et des charges de l'Etat, compte tenu d'un équilibre économique et financier qu'elles définissent." L'ordonnance du 18 mai 1983 étant contraire à la Constitution, sa ratification par la loi présentement déférée au Conseil ne peut qu'être contraire aux dispositions organiques et constitutionnelles précitées, étant précisé que : L'absence de recours contre la loi d'habilitation du 22 avril 1983 est sans incidence sur la constitutionnalité de l'ordonnance du 18 mai 1983, le texte de cette loi ne permettant pas de déterminer si l'ordonnance qu'elle prévoyait aurait pour effet de modifier les recettes fiscales et l'équilibre financier définis par la loi de finances pour 1983, des modifications de taux telles que celles évoquées dans cette loi pouvant être décidées dans le cadre d'un mécanisme assurant un produit équivalent à celui prévu par la loi de finances ;
Le Conseil constitutionnel a décidé que la prise en compte, dans des textes financiers ultérieurs, des conséquences financières de cette ordonnance n'avait pas pour effet de la valider ni de la ratifier implicitement (décision n° 83-164 DC du 29 décembre 1983).
Pour ces motifs et tous autres à soulever d'office par le Conseil constitutionnel, les soussignés demandent au Conseil de déclarer contraire aux articles 1er, 2 et 4 de l'ordonnance n° 59-2 du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances et, par voie de conséquence, aux articles 34 (antépénultième alinéa) et 47 (premier alinéa) de la Constitution, la ratification, par la loi susvisée, de l'ordonnance n° 83-392 du 18 mai 1983, elle-même contraire auxdites dispositions.