QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE MANOLACHE c. ROUMANIE
(Requête no 7908/17)
ARRÊT
Art 6 § 1 (pénal) • Absence de procès équitable ayant mené à la condamnation du requérant après sa relaxe en première instance. • Nouvelle interprétation par la cour d’appel de témoignages, constituants des éléments de preuves déterminants, sans que l’ensemble des deux juges de la formation de jugement n’aient entendu directement les témoins en question • Cour d’appel tenue au titre des obligations découlant de la Convention de prendre d’office des mesures pour entendre directement les témoins pertinents en vue de juger de la culpabilité ou de l’innocence du requérant • Respect du principe de l’immédiateté par l’un des deux juges, de la formation collégiale ne pouvant adopter la décision qu’à l’unanimité, ne saurait compenser l’absence de l’autre juge lors de l’audition de tous les témoins excepté le témoin indirect
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
3 juin 2025
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Manolache c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Lado Chanturia, président,
Jolien Schukking,
Faris Vehabović,
Ana Maria Guerra Martins,
Anne Louise Bormann,
Sebastian Răduleţu,
András Jakab, juges,
et de Simeon Petrovski, greffier adjoint de section,
Vu :
la requête (no 7908/17) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Nicolae-Richard Manolache (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 11 janvier 2017,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement ») la requête,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 mai 2025,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne, sous l’angle de l’article 6 de la Convention, l’équité d’une procédure pénale engagée contre le requérant, l’intéressé reprochant à la formation de jugement qui l’a condamné en dernier ressort de n’avoir pas entendu directement les témoins.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1969 et réside à Câmpulung. Il a été représenté par Me A. Grigoriu, avocat à Bucarest.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme O.F. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.
1. Les poursuites pénales contre le requérant
4. Le 17 mars 2015, les époux H. (H.I. et H.S.) déposèrent auprès de la Direction générale anticorruption d’Argeş (la « DGA ») une dénonciation pénale (denunţ) contre le requérant, officier de police, l’accusant d’avoir sollicité et reçu de la part de H.S. la somme de 1 500 euros (EUR) pour faire embaucher son mari, H.I., sur un poste de chauffeur dans une entreprise privée. Ils exposaient que le requérant n’avait pas tenu sa promesse et qu’il avait ensuite refusé de leur rendre des comptes lorsqu’ils lui avaient demandé le remboursement de ladite somme. Ils ajoutaient que, dans ce contexte, H.S., qui travaillait pour l’épouse du requérant, M.A., avait été licenciée.
5. Le 21 avril 2015, le parquet près le tribunal départemental d’Argeş (« le parquet ») ordonna l’ouverture de poursuites pénales du chef de trafic d’influence (article 291 du code pénal, lu avec l’article 7 c) de la loi no 78/2000 relative à la prévention, à la découverte et à la sanction de faits de corruption) contre l’intéressé. Le 16 juillet 2015, il renvoya celui-ci en jugement pour ce même délit devant le tribunal départemental d’Argeş (« le tribunal départemental »). Le parquet s’appuyait notamment sur les déclarations faites au cours des poursuites par les époux H., qui avaient passé avec succès un test polygraphique en vue de la détection d’un éventuel comportement simulé, et sur les témoignages tant des parents de H.S., les époux R., qui avaient fourni une partie de la somme à transmettre, que d’une amie de H.S., F.D., lesdits témoins ayant confirmé les faits dénoncés tels qu’ils leur avaient été rapportés, selon eux, par les époux H. à l’époque des faits. Le dossier des poursuites contenait également, entre autres, des enregistrements téléphoniques effectués sur des postes appartenant respectivement aux époux H., au requérant et à M.A., l’épouse de ce dernier, des procès-verbaux de perquisition du domicile du requérant ainsi que le témoignage de R.M.L., qui avait assisté à une dispute entre H.S. et F.D., d’une part, et entre le requérant et M.A., d’autre part, au sujet du remboursement de la somme d’argent litigieuse.
2. La procédure en première instance et la relaxe du requérant
6. Devant le tribunal départemental, le requérant contesta tous les témoignages recueillis lors des poursuites, à l’exception de celui de R.M.L.
7. Lors des audiences des 4 novembre et 2 décembre 2015, le tribunal départemental constata que les époux H. ne pouvaient être entendus du fait de leur absence de Roumanie et de l’impossibilité, malgré la délivrance de mandats d’amener, de les faire venir devant lui. Il fit lecture des déclarations faites par eux pendant les poursuites pénales. Il entendit par ailleurs le requérant, qui nia les faits qui lui étaient reprochés, et, comme témoins, les époux R. ainsi que F.D. (paragraphe 5 ci-dessus).
8. Par un jugement rendu le 4 décembre 2015, le tribunal départemental relaxa le requérant. Faisant application du principe in dubio pro reo, il estima qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves en l’espèce pour réfuter la présomption d’innocence de l’intéressé. Il releva, à cet égard, que les seules preuves directes étaient les déclarations des époux H. en tant que dénonciateurs, puisque les autres témoins, qui se bornaient à relater ce que les premiers leur avaient dit, devaient être considérés comme indirects. Même si les conclusions des rapports technico-scientifiques relatifs au test polygraphique (paragraphe 5 ci-dessus) – lequel ne figurait pas parmi les preuves prévues par le code de procédure pénale (« le CPP ») – pouvaient constituer un indice de sincérité dès lors qu’elles venaient corroborer d’autres preuves, de telles conclusions ne pouvaient à elles seules justifier un jugement de condamnation lorsque, comme en l’espèce, les déclarations du couple H. constituaient la seule preuve directe. Le tribunal départemental souligna qu’il n’appartenait pas au requérant de prouver son innocence. Il retint, en outre, que les enregistrements téléphoniques, dans lesquels M.A. niait constamment avoir eu connaissance des faits dénoncés, ne prouvaient pas la véracité des allégations formulées contre le requérant, et que la thèse de celui-ci selon laquelle H.S. cherchait, à travers celles-ci, à se venger contre son licenciement par M.A. (paragraphe 4 ci-dessus) était étayée en partie par le témoignage que R.M.L. avait fourni au cours des poursuites (paragraphe 5 ci‑dessus).
3. La procédure pénale en dernière instance et la condamnation du requérant
9. Le parquet releva appel du jugement de relaxe devant la cour d’appel de Piteşti (« la cour d’appel »). Critiquant la conclusion du tribunal départemental selon laquelle les déclarations des époux H. constituaient les seules preuves de culpabilité disponibles, il estimait que, dans les cas où le constat d’un flagrant délit n’était plus possible, toutes les preuves, directes et indirectes, devaient être interprétées à la lumière des unes et des autres. Le parquet relevait, entre autres, que les époux H. avaient passé sans incident le test polygraphique, alors que le requérant avait refusé de s’y soumettre, et il estimait que le tribunal avait mal interprété, voire ignoré, le contenu des enregistrements des conversations téléphoniques entre H.S. et M.A.
10. À l’audience qui se tint le 8 juin 2016 devant la cour d’appel siégeant en formation de deux juges, à savoir C.A.N. (présidente) et T.G., le requérant, qui était assisté d’un avocat de son choix, déclara ne pas vouloir faire de déclaration. Il s’opposa, par l’intermédiaire de son avocat, à la demande du parquet tendant à faire entendre les témoins à charge dont les déclarations avaient été utilisées dans le jugement de relaxe, et en particulier les époux H. L’avocat du requérant arguait qu’il y avait au dossier suffisamment de preuves pour que la cour d’appel examinât l’affaire à la lumière des motifs d’appel du parquet, qui se limitaient, selon lui, à l’interprétation des preuves. Il estimait que les témoins en question, qui avaient déjà été entendus lors des poursuites et en première instance, n’auraient rien de plus à ajouter, et faisait observer, en particulier, que les époux H. n’avaient pas pu se présenter devant le tribunal départemental malgré les mandats d’amener émis à leur encontre (paragraphe 7 ci-dessus).
11. Se fondant sur l’article 421 § 2 a) du CPP, tel que modifié par l’ordonnance d’urgence du Gouvernement no 18/2016 (« l’OUG no 18/2016 » – paragraphe 17 ci-dessous), la cour d’appel ajourna l’affaire pour faire citer les époux H., les époux R. et F.D. en vue d’entendre leurs témoignages.
12. Lors de l’audience du 21 septembre 2016, la cour d’appel siégeant en formation de deux juges, composée cette fois-ci de E.P. (présidente) et I.F., entendit les époux H. et les époux R., dont les déclarations, très similaires à celles faites précédemment dans la procédure, furent consignées au dossier.
13. À l’audience suivante, le 2 novembre 2016, la cour d’appel, siégeant dans une formation une nouvelle fois modifiée et composée cette fois des juges E.P. (présidente) et T.G. (paragraphe 10 ci-dessus), entendit le témoin F.D., qui confirma sa déposition initiale (paragraphe 5 ci-dessus). Ayant pris note de ce qu’il n’y avait pas d’autres demandes préalables, la cour d’appel ouvrit les débats et entendit les parties en leurs conclusions. Le requérant, par l’intermédiaire de son avocat, argua que la déclaration de culpabilité le concernant ne s’appuyait que sur les déclarations des témoins dénonciateurs, les époux H. Or, selon lui, lesdites déclarations contenaient plusieurs contradictions, notamment quant à la présence du fils des époux H. lors de la prétendue remise d’argent dont il aurait bénéficié, et il en allait de même des déclarations des époux R. et des affirmations avancées par les époux H. lors du test polygraphique. Par ailleurs, ajouta-t-il, les autres témoins ne confirmaient les faits dénoncés que pour autant que ceux-ci leur avaient été décrits par les époux H.
14. Par un arrêt définitif rendu le même jour, soit le 2 novembre 2016, la cour d’appel, dans une formation composée des juges E.P. (présidente) et T.G., annula le jugement de relaxe et, après réexamen de l’affaire sur le fond, condamna le requérant à une peine de trois ans de prison avec sursis. Elle observa qu’il découlait du principe in dubio pro reo que, pour qu’un juge pût entrer en voie de condamnation, les preuves devaient emporter sa conviction et que le doute éventuel qui pouvait subsister devait être circonscrit dans des limites raisonnables. En l’espèce, la cour d’appel considéra, contrairement au tribunal, que les déclarations du couple H. étaient corroborées par les autres preuves et qu’elles n’étaient de ce fait pas les seules preuves de culpabilité. Relevant en outre que les autres témoins entendus avaient confirmé leurs déclarations, elle retint que l’ensemble des preuves confirmaient les faits tels que présentés dans le réquisitoire du parquet.
15. La cour d’appel se reporta en particulier aux témoignages des époux R. et de F.D., qualifiant ces derniers de témoins « indirects » en ce qu’ils n’étaient pas des témoins oculaires, mais notant qu’ils étaient constants, détaillés et précis dans leurs déclarations, et que nonobstant les rapports familiaux ou amicaux qu’ils entretenaient avec les époux H, ils n’avaient pas d’intérêt à faire condamner le requérant. Elle releva qu’elle avait entendu les cinq personnes appelées à témoigner en appel (paragraphes 12 et 13 ci‑dessus). Elle se référa également aux enregistrements des conversations entre H.S. et M.A. (paragraphe 9 ci-dessus), dont il ressortait que celle-ci, tout en contestant avoir eu connaissance des faits précis allégués, avait affirmé que H.S. était « impertinente, pas menteuse » sur ce point et avait en outre admis avoir compris que H.I. devait être « aidé » pour trouver un emploi. La cour d’appel s’appuya enfin sur les rapports concluant à l’absence de comportement simulé des époux H. à l’issue du test polygraphique, test auquel le requérant avait refusé de se soumettre. De l’avis de la juridiction d’appel, lesdits rapports, qui avaient été rédigés par des experts, étaient assimilables à des expertises qui, elles, étaient des moyens de preuve prévus par le CPP, et ils devaient par conséquent être examinés avec les autres preuves du dossier et à la lumière de celles-ci.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
16. Les dispositions pertinentes du CPP dans sa rédaction en vigueur depuis le 1er février 2014 sont résumées dans l’arrêt Miron c. Roumanie (no 37324/16, §§ 17-19, 5 novembre 2024).
17. L’article 417 § 2 du CPP prévoit, concernant l’effet dévolutif de l’appel, qu’au-delà des motifs d’appel soulevés par la partie ayant exercé cette voie de recours, la juridiction d’appel doit examiner tous les aspects de l’affaire, en fait comme en droit. Par ailleurs, l’article 421 du CPP tel qu’amendé par l’ordonnance d’urgence du gouvernement no 18/2016 (OUG no 18/2016), entrée en vigueur le 23 mai 2016, est ainsi libellé en ses passages pertinents en l’espèce :
Article 421 § 2 – Les solutions adoptées en appel
« La juridiction d’appel prend l’une des décisions suivantes :
(...)
2. accueille l’appel et :
a) annule la décision de la première juridiction et prononce un nouvel arrêt en respectant les règles relatives à l’examen de l’action pénale et de l’action civile dans le cadre du jugement au fond [d’une affaire]. La juridiction d’appel recueille à nouveau les déclarations [des témoins] qui ont fondé l’acquittement prononcé par la première juridiction, (...). »
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
18. Le requérant estime que la cour d’appel l’ayant condamné en dernière instance après sa relaxe a méconnu le principe d’immédiateté, et il se plaint dès lors d’une iniquité de la procédure pénale qui a été menée contre lui. Il invoque l’article 6 de la Convention, qui se lit comme suit en ses passages pertinents en l’espèce :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
1. Sur la recevabilité
19. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
20. Le requérant renvoie à la jurisprudence de la Cour en matière du respect du principe de l’immédiateté dans les procédures pénales, citant les arrêts P.K. c. Finlande ((déc.), no 37442/97, 9 juillet 2002), Beraru c. Roumanie (no 40107/04, 18 mars 2014), et Cutean c. Roumanie (no 53150/12, 2 décembre 2014), et il expose, en particulier, que sa cause présente de nombreuses similarités avec cette dernière affaire. Il estime que chaque changement dans la composition de la formation de jugement aurait dû mener à la reprise des débats et à l’audition directe, par les juges l’ayant condamné, des époux H., dont les témoignages étaient, d’après lui, les seules preuves directes et cruciales pouvant fonder une condamnation. De l’avis du requérant, la position adoptée par son avocat au début de la procédure d’appel (paragraphe 10 ci-dessus) ne pouvait justifier une autre approche de la part de la cour d’appel. Par ailleurs, l’intéressé considère qu’il a contesté la crédibilité des époux H.
21. Le Gouvernement soutient que la présente cause se distingue des affaires Beraru et Cutean, précitées, dans lesquelles, rappelle-t-il, la Cour a conclu à la méconnaissance du principe de l’immédiateté et à l’iniquité des procédures pénales en cause. Il allègue d’abord que, contrairement au requérant dans l’affaire Beraru, le requérant en l’espèce s’est opposé au début de la procédure en appel à ce que la cour d’appel entendît à nouveau les témoins (paragraphe 10 ci-dessus). Il expose ensuite qu’à la différence de l’affaire Cutean, où aucun des juges ayant prononcé, ou confirmé, le jugement de condamnation n’avait entendu directement les témoins, dans la présente espèce ce n’est que l’un des deux juges qui a été remplacé par un autre (T.G.) à l’audience à l’issue de laquelle l’arrêt de condamnation du 2 novembre 2016 a été rendu. De plus, argue-t-il, les enregistrements audio des témoignages ainsi que l’ensemble des autres preuves étaient à la disposition de cette dernière formation de jugement de la cour d’appel. À cet égard, le Gouvernement estime qu’il ressort de l’arrêt du 2 novembre 2016 (paragraphes 14 et 15 ci-dessus) que la condamnation du requérant ne s’est pas fondée uniquement sur les déclarations des témoins. Il ajoute que, contrairement à l’affaire Cutean, précitée, la crédibilité des témoins n’a pas été mise en cause par l’avocat du requérant, et que rien n’indique que ledit avocat ait adopté une position différente devant la formation de jugement dans laquelle siégeait le juge T.G. dès lors qu’aucune demande de nouvelle audition des témoins n’a été formulée par lui.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
22. La Cour rappelle qu’un aspect important de l’équité de la procédure pénale réside dans la possibilité pour l’accusé d’être confronté aux témoins en présence du juge appelé à statuer sur son affaire. Le principe de l’immédiateté est une garantie importante dans toute procédure pénale où les observations faites par le tribunal sur le comportement et la crédibilité d’un témoin sont susceptibles d’avoir des conséquences importantes pour l’accusé (Beraru, précité, § 64, Cutean, précité, § 60, et Cerovšek et Božičnik c. Slovénie, nos 68939/12 et 68949/12, § 43, 7 mars 2017).
23. En vertu du principe de l’immédiateté, la décision dans une affaire pénale doit être prise par des juges qui ont été présents tout au long de la procédure et du processus de collecte des preuves (Cutean, précité, § 61). On ne saurait toutefois en déduire une interdiction de modifier la composition du tribunal au cours d’une affaire (P.K. c. Finlande, décision précitée). Il peut survenir des événements administratifs ou procéduraux très clairs qui rendent impossible pour le juge de continuer à participer à l’examen de l’affaire. La Cour a indiqué qu’il faut alors prendre des mesures pour faire en sorte que les juges qui reprennent cet examen comprennent bien les éléments de preuve et les arguments, par exemple mettre à leur disposition des transcriptions des auditions lorsque la crédibilité des témoins n’est pas en doute, ou organiser une nouvelle audition où seront présentés au tribunal dans sa nouvelle composition les arguments pertinents ou les témoins importants (Cutean, précité, § 61, et Škaro c. Croatie, no 6962/13, § 24, 6 décembre 2016).
24. La Cour rappelle enfin avoir déjà considéré dans des affaires similaires – où le requérant avait été condamné après avoir été relaxé par les juridictions inférieures et où la juridiction d’appel était amenée à connaître de l’affaire en fait et en droit et à étudier dans son ensemble la question de la culpabilité ou de l’innocence – que cette dernière juridiction était tenue de prendre d’office des mesures pour entendre directement des témoins, nonobstant l’absence de sollicitation expresse du requérant (voir, par exemple, Sigurþór Arnarsson c. Islande, no 44671/98, § 38, 15 juillet 2003, Manolachi c. Roumanie, no 36605/04, § 50, 5 mars 2013, Lazu c. République de Moldova, no 46182/08, § 42, 5 juillet 2016, et Chiper c. Roumanie, no 22036/10, § 56, 27 juin 2017).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
25. La Cour note que le requérant se plaint exclusivement de ce que la cour d’appel, qui l’a condamné alors qu’il avait été relaxé en première instance, n’ait pas procédé à un interrogatoire direct des témoins. La Cour doit examiner si, dans ces conditions, la procédure dans son ensemble a été équitable.
26. En l’espèce, le requérant, assisté par un avocat, a pu participer à la procédure interne ; il a été entendu par la juridiction de première instance et il s’est prévalu de son droit de garder le silence devant la juridiction de recours (paragraphes 7 et 10 ci-dessus). Par ailleurs, il n’est pas contesté devant la Cour que l’intéressé a eu la possibilité de poser des questions aux témoins lors de leur interrogatoire par le tribunal départemental, en première instance, et par la cour d’appel, en dernier ressort. De plus, aucune doléance spécifique n’a été formulée par lui au sujet d’une éventuelle méconnaissance de l’article 6 §§ 1 et 3 d) lors de la procédure pénale à son encontre (voir, en ce sens, Kashlev c. Estonie, no 22574/08, § 47, 26 avril 2016). Partant, la Cour examinera le grief du requérant, qui concerne la question du respect du principe de l’immédiateté par la cour d’appel, uniquement sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention.
27. La Cour relève qu’en vertu d’un principe de droit généralement admis en matière d’appel, et reflété en droit roumain à l’article 417 § 2 du CPP (paragraphe 17 ci-dessus), la compétence des juridictions saisies par l’appel interjeté par le requérant s’étendait, de par l’effet dévolutif de cette voie de recours, aux questions de fait et de droit, par-delà même les points soulevés par l’intéressé. La procédure applicable dans le cadre de l’appel était ainsi une procédure complète, qui suivait les mêmes règles qu’une procédure au fond, et la juridiction d’appel pouvait décider soit de confirmer la relaxe du requérant prononcée par la juridiction inférieure, soit de déclarer celui-ci coupable au terme d’une appréciation exhaustive de la question de la culpabilité ou de l’innocence de l’intéressé, en administrant le cas échéant de nouveaux moyens de preuve.
28. Par ailleurs, la Cour observe, en complément de ce qui précède s’agissant du cadre posé par le droit interne, que pour autant que la cour d’appel envisageait l’annulation du jugement prononcé en première instance et l’examen par elle-même de l’affaire au fond, sans renvoi de celle-ci pour un réexamen en première instance, l’article 421 § 2 a) du CPP, qui était en vigueur à l’époque des faits puisque d’application immédiate, exigeait expressément qu’elle entendît à nouveau les témoins dont les déclarations fondaient l’acquittement prononcé par le tribunal départemental en premier ressort (paragraphe 17 ci-dessus).
29. Il n’est pas contesté en l’espèce qu’à l’audience du 2 novembre 2016, à l’issue de laquelle la cour d’appel a rendu un arrêt de condamnation à l’encontre du requérant, celle-ci siégeait dans une formation modifiée par rapport à celle qui avait recueilli, à l’audience précédente, tenue le 21 septembre 2016, les déclarations des plaignants, à savoir les époux H., et des époux R. En particulier, à l’audience du 21 septembre (paragraphes 12 et 13 ci-dessus) la juridiction de recours était composée de E.P. (présidente) et I.F., alors qu’à l’audience du 2 novembre à la présidente E.P. s’ajoutait le juge T.G. Ladite condamnation du requérant se fondait, certes, sur un ensemble de preuves, composé des témoignages, des preuves écrites et des enregistrements des conversations téléphoniques de H.S. Il n’en demeure pas moins que, d’après le libellé des deux décisions pénales prononcées en l’espèce (paragraphes 8 et 14-15 ci-dessus), lesdites preuves ne pouvaient à elles seules conduire à la condamnation du requérant, et elles n’étaient utilisées que pour autant qu’elles corroboraient les déclarations directes des époux H., lesquels étaient, à part le requérant, les seuls témoins oculaires de l’acte incriminé. Dans ces conditions, et notant que le tribunal départemental avait exprimé quelques doutes quant à la crédibilité des époux H. (paragraphe 8 ci-dessus), la Cour estime que les dépositions des témoins, et tout particulièrement des époux H., étaient très importantes, voire même susceptibles d’emporter la décision sur l’affaire (comparer avec Chiper, précité, §§ 62 et 64, et Dan c. Moldova, no 8999/07, § 31, 5 juillet 2011 ; a contrario, Miron, précité, § 30). En outre, elle remarque qu’avant de relaxer le requérant, le tribunal départemental avait eu la possibilité d’entendre directement, entre autres, les époux R. (paragraphe 7 ci-dessus).
30. Pour s’assurer du respect en l’espèce des garanties minimales prévues par l’article 6 § 1 de la Convention, telles que développées par la jurisprudence pertinente concernant le principe de l’immédiateté (paragraphes 22-24 ci‑dessus), la Cour doit examiner si la procédure visant le requérant a été équitable malgré l’absence d’audition directe des époux H. et des époux R., soit des « témoins importants » au sens de cette jurisprudence, par le juge T.G., lequel a rejoint la présidente E.P. pour compléter la formation judiciaire de la cour d’appel le 2 novembre 2016 (paragraphe 29 ci-dessus).
31. La Cour ne saurait suivre le Gouvernement lorsqu’il entend faire valoir que, à la différence de l’affaire Cutean, précitée, la crédibilité des témoins en l’espèce n’avait pas été mise en cause par l’avocat du requérant, que ce soit au début de la procédure d’appel ou au cours de l’audience du 2 novembre 2016 (paragraphe 21 in fine ci-dessus). Certes, lors de l’audience du 8 juin 2016 sur l’administration des preuves, l’avocat du requérant a estimé qu’une audition des témoins par la cour d’appel était inutile, rappelant d’ailleurs également, à cet égard, l’impossibilité qui avait été celle des autorités d’assurer la présence des époux H. en première instance (paragraphe 10 ci-dessus). Toutefois, il échet de constater que, nonobstant la position défendue par l’avocat, la cour d’appel, et en particulier le juge T.G., qui faisait partie de la formation de jugement, a décidé d’entendre les époux H., les époux R. et F.D. comme témoins, se fondant sur ce point sur l’article 421 § 2 a) du CPP (paragraphe 11 ci-dessus).
32. Observant en outre que la crédibilité des témoignages des époux H. a été mise en question tant par le tribunal départemental dans son jugement de relaxe que, par la suite, par l’avocat du requérant lui-même lors des débats du 2 novembre 2016 (paragraphes 8 in fine et 13 ci-dessus), la Cour considère qu’il ne peut être conclu qu’en l’espèce la crédibilité desdits plaignants n’était pas mise en doute. Partant, la mise à disposition des transcriptions des auditions auprès des membres de la formation de jugement de la cour d’appel qui ont condamné le requérant n’était pas suffisante au regard des exigences de la jurisprudence de la Cour (voir, a contrario, P.K. c. Finlande, décision précitée). Par ailleurs, si l’avocat du requérant aurait pu effectivement soulever lesdites contradictions figurant dans les témoignages avant l’ouverture des débats le 2 novembre 2016, la Cour rappelle que dans ce type d’affaire, et pour autant qu’une condamnation était envisagée après la relaxe initiale, la cour d’appel était tenue au titre des obligations découlant de la Convention de prendre d’office des mesures pour entendre directement les témoins pertinents en vue de juger de la culpabilité ou de l’innocence du requérant, ce nonobstant l’absence de sollicitation expresse de la part de l’avocat en question (voir la jurisprudence citée au paragraphe 24 ci‑dessus ; comparer avec Miron, précité, §§ 31-34). L’article 421 § 2 a) du CPP va dans le même sens et la Cour relève, de plus, que dans son arrêt définitif du 2 novembre 2016, la cour d’appel a pris soin de souligner qu’elle avait entendu directement les personnes appelées à témoigner en appel (paragraphes 15 et 17 ci-dessus). De l’avis de la Cour, ceci démontre l’importance que l’audition directe desdits témoins revêtait pour la cour d’appel, même si celle-ci n’a pas tenu compte du changement intervenu dans la dernière composition de sa formation de jugement et de l’effet de celui-ci sur le respect du principe de l’immédiateté.
33. Il est vrai, enfin, que, comme le remarque le Gouvernement (paragraphe 21 ci-dessus), dans la présente cause et à la différence de l’affaire Cutean, précitée, seul un juge, en l’occurrence T.G., a entendu directement un seul des témoins pertinents au sujet de l’acte incriminé, à savoir F.D., et pas les autres (paragraphe 13 ci-dessus). L’autre juge de la formation de jugement ayant rendu l’arrêt définitif du 2 novembre 2016, la présidente E.P., a interrogé tous les témoins en question (paragraphes 12 et 13 ci-dessus). La Cour estime toutefois que la présente espèce diffère de celles dans lesquelles elle a conclu au respect de l’équité de la procédure en retenant que le juge qui n’avait pas entendu directement les témoignages litigieux était le seul d’une formation collégiale beaucoup plus large à se trouver dans cette situation (P.K. c. Finlande, décision précitée, où il y avait une formation de jugement de quatre membres ; Graviano c. Italie, no 10075/02, §§ 39-40, 10 février 2005, formation de jugement de huit membres ; et Škaro, précité, §§ 29-31, formation de jugement de cinq membres). En l’espèce, T.G. était membre d’une formation collégiale de deux juges dont la décision ne pouvait être adoptée qu’à l’unanimité, de sorte que le respect du principe de l’immédiateté par l’autre juge E.P. ne saurait compenser l’absence du juge T.G. lors de l’audition de tous les témoins excepté le témoin indirect F.D.
34. Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour est d’avis que la cour d’appel s’est en l’espèce bel et bien livrée, dans son arrêt du 2 novembre 2016, à une nouvelle interprétation des témoignages, qui constituaient des éléments de preuves déterminants, sans que l’ensemble des deux juges de la formation de jugement n’aient entendu directement les témoins en question (comparer avec Chiper, précité, §§ 62-70), ce qui est contraire aux exigences d’un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.
35. Partant, il y a eu violation de cette disposition.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
36. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
37. Le requérant demande 305 euros (EUR) pour dommage matériel, correspondant à des paiements versés au ministère des Finances publiques, et 7 500 EUR au titre du préjudice moral qu’il dit avoir subi en raison de la violation de l’article 6 de la Convention.
38. Le Gouvernement considère que la demande du requérant pour dommage matériel est dépourvue de fondement. Pour ce qui est du dommage moral, il estime, renvoyant à cet égard à des exemples de jurisprudence de la Cour, que le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante. En outre, le montant sollicité est, selon lui, excessif.
39. La Cour estime que le requérant n’a pas démontré l’existence d’un lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel qu’il allègue avoir subi. Elle rejette donc la demande formulée par le requérant à ce titre.
40. En outre, la Cour considère que, dans les circonstances de la cause, le constat d’un manquement aux exigences de l’article 6 fournit au requérant une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral qu’il dit avoir subi.
41. Enfin, elle rappelle que lorsqu’un particulier a été, comme en l’espèce, condamné à l’issue d’une procédure entachée de manquements aux exigences de l’article 6 de la Convention, un nouveau procès ou une réouverture de la procédure à la demande de l’intéressé représente en principe un moyen approprié de remédier à la violation constatée (Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, §§ 48-50, 11 juillet 2017). À cet égard, elle note que l’article 465 du CPP permet la révision d’un procès au niveau interne lorsque la Cour a constaté la violation des droits et libertés fondamentaux d’un requérant (Ovidiu Cristian Stoica c. Roumanie, no 55116/12, § 53, 24 avril 2018).
2. Frais et dépens
42. Le requérant réclame 2 203 EUR au titre des frais et dépens qu’il déclare avoir engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour.
43. Le Gouvernement conteste la partie des frais correspondant à la rédaction de la requête introduite devant la Cour et allègue que l’avocat n’a pas produit de récapitulatif de ses heures de travail. Il estime, en outre, que le montant de la demande est disproportionné.
44. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 1 750 EUR pour la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt par le requérant.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 1 750 EUR (mille sept cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 juin 2025, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Simeon Petrovski Lado Chanturia
Greffier adjoint Président