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27/05/2025 | CEDH | N°001-243253

CEDH | CEDH, AFFAIRE PEDEV c. BULGARIE, 2025, 001-243253


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE PEDEV c. BULGARIE

(Requête no 27165/21)

ARRÊT


Art 3 (matériel) • Traitement dégradant • Caractère non strictement nécessaire de l’utilisation d’entraves pour attacher le requérant à son lit d’hôpital pendant une journée • Mesure propre à l’humilier et l’avilir à ses propres yeux • Traitement subi en présence de sa mère en ayant amplifié l’impact psychologique

Art 3 (procédural) • Absence d’enquête effective

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

27

mai 2025

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE PEDEV c. BULGARIE

(Requête no 27165/21)

ARRÊT

Art 3 (matériel) • Traitement dégradant • Caractère non strictement nécessaire de l’utilisation d’entraves pour attacher le requérant à son lit d’hôpital pendant une journée • Mesure propre à l’humilier et l’avilir à ses propres yeux • Traitement subi en présence de sa mère en ayant amplifié l’impact psychologique

Art 3 (procédural) • Absence d’enquête effective

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

27 mai 2025

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Pedev c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Ioannis Ktistakis, président,
Peeter Roosma,
Lətif Hüseynov,
Oddný Mjöll Arnardóttir,
Diana Kovatcheva,
Mateja Đurović,
Canòlic Mingorance Cairat, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,

Vu :

la requête (no 27165/21) dirigée contre la République de Bulgarie et dont un ressortissant de cet État, M. Dimitar Ivanov Pedev (« le requérant »), a saisi la Cour le 29 avril 2021 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement bulgare (« le Gouvernement »),

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 avril 2025,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente requête concerne les allégations, formulées par le requérant sous l’angle de l’article 3 de la Convention, selon lesquelles il aurait été maltraité au cours de son arrestation, pendant sa détention au poste de police et pendant son séjour à l’hôpital, ainsi que l’absence alléguée d’une enquête effective sur ces allégations.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1991 et réside à Sofia. Il a été représenté par Me D. Dragieva, de l’organisation non gouvernementale « Comité bulgare d’Helsinki ».

3. Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme M. Dimitrova, du ministère de la Justice.

1. L’arrestation du requérant et son séjour à l’hôpital

4. En juillet 2020, un mouvement de contestation contre le gouvernement bulgare de l’époque fut lancé. Des meetings et des manifestations furent organisés à différents endroits au centre-ville de Sofia.

5. Le soir du 10 juillet 2020, en marge d’un de ces rassemblements, le requérant interpella quelques policiers au carrefour du Pont des aigles à Sofia, et il fut arrêté. Son arrestation fut photographiée par un passant, et la photographie fut largement utilisée par les médias pour illustrer les événements de ce jour-là.

6. Le requérant fut ensuite transporté au poste de police no 1 où il fut détenu pendant vingt-quatre heures à compter de 21 h 30.

7. Le même soir, à 22 h 15, un médecin urgentiste appelé par les policiers se rendit au poste de police no 1 et examina le requérant. La fiche d’examen médical dressée par ce médecin indique que le requérant était conscient, qu’il répondait spontanément et obéissait aux instructions du médecin, que ses pupilles étaient normales, tout comme son rythme cardiaque, sa respiration et sa tension artérielle. Le document contient le diagnostic suivant : contusion à la tête, abus d’alcool, absence de fracture.

8. Le 11 juillet 2020, entre 8 h 15 et 8 h 35, un autre médecin urgentiste appelé par les policiers examina le requérant au poste de police. La fiche d’examen médical indique que le requérant était conscient, qu’il répondait spontanément et obéissait aux instructions du médecin, que ses pupilles étaient normales, tout comme son rythme cardiaque et sa respiration. Sa tension s’élevait à 110/60. Le document contient le diagnostic suivant : contusion à la tête, hématome autour de l’œil gauche, vertiges.

9. À la suite de ce second examen, vers 8 h 45, le requérant fut transporté au service des urgences à Sofia où lui fut diagnostiquée une commotion cérébrale. Il y passa les trois jours suivants dans la chambre 11, située au troisième étage de l’hôpital.

10. Le 11 juillet 2020, alors qu’il était hospitalisé, et en la présence d’un avocat commis d’office, il fut mis en examen pour troubles à l’ordre public (paragraphe 24 ci-dessous) et sa détention fut prolongée par une ordonnance du parquet jusqu’à l’expiration du délai de soixante-douze heures à compter de son arrestation.

11. Le requérant allègue qu’il était constamment attaché à son lit d’hôpital par des entraves aux pieds et des menottes aux mains, et qu’il était sous la surveillance permanente de deux agents de police, remplacés plus tard par deux agents pénitentiaires. Il affirme que sa mère, qui était venue lui rendre visite à l’hôpital, l’a vu menotté et qu’elle en a été très choquée.

12. Il ressort de quelques documents du dossier, provenant de la direction régionale de l’exécution des peines auprès du ministère de la Justice et présentés par les parties, que la surveillance permanente du requérant à l’hôpital fut assurée par des équipes de deux agents pénitentiaires, qui se relayaient toutes les douze heures, du 11 juillet 2020, à 21 heures, jusqu’au 13 juillet 2020, à 17 h 30. Les instructions concernant l’organisation du poste de surveillance, établies au début de la période, mentionnent que la chambre avait trois lits et une fenêtre sans barreaux, que le requérant en était le seul occupant et que l’un des agents devait toujours rester près de la fenêtre, tandis que son collègue devait garder la porte d’entrée sur son côté extérieur. L’utilisation de moyens de contrainte, tels que les entraves et les menottes, n’était autorisée qu’en cas de nécessité.

13. Le 12 juillet 2020, à 15 heures, la chambre du requérant fut inspectée par un responsable de la direction régionale pénitentiaire qui dressa un rapport. Dans ce document, il attesta avoir trouvé dans la chambre le requérant et sa mère qui lui rendait visite. Le requérant avait le pied droit entravé et attaché à son lit. Les agents pénitentiaires présents sur les lieux expliquèrent à leur supérieur qu’il existait un risque de fuite parce que la fenêtre de la chambre n’était pas sécurisée et que le requérant « n’était pas en forme » (не е бил в кондиция). Le même document atteste que le requérant fut détaché à 20 h 30 ce jour-là et que les entraves ne furent plus utilisées jusqu’à sa sortie de l’hôpital, le 13 juillet 2020, dans l’après-midi.

14. Le 14 juillet 2020, à sa sortie de l’hôpital, le requérant fut examiné par un médecin légiste qui fit les constats suivants : petite blessure linéaire sur l’extrémité externe du sourcil gauche, hématome périorbitaire autour de l’œil gauche et hémorragie sous-conjonctivale à l’œil gauche, qui pourraient être dus à un coup de poing ou un choc contre un objet solide ; des égratignures sur les poignets pouvant être dues au port de menottes ; quelques hématomes, blessures et égratignures sur les coudes, les poignets, les genoux, les bras et le dos, qui pourraient être dus au frottement du corps contre une surface dure.

2. l’enquête disciplinaire menée sur les événements

15. À la suite de la publication de la photographie de l’arrestation du requérant par les médias (paragraphe 5 in fine ci-dessus), le 13 juillet 2020, le chef de la direction régionale du ministère de l’Intérieur à Sofia nomma une commission de cinq fonctionnaires de cette direction et les chargea de mener une enquête disciplinaire afin de déterminer si les policiers impliqués avaient respecté les règles de conduite professionnelle.

16. La commission recueillit les dépositions du requérant et des autres témoins des événements, elle rassembla des preuves médicales, des preuves relatives à la procédure pénale menée contre le requérant (paragraphes 24 et 25 ci-dessous) et à sa détention, ainsi que les enregistrements des caméras de vidéosurveillance sur le lieu de l’arrestation et au poste de police no 1 à Sofia.

17. Le 10 septembre 2020, la commission rendit sa conclusion selon laquelle les policiers impliqués dans l’arrestation et la détention du requérant n’avaient commis aucune infraction disciplinaire.

3. L’enquête préliminaire menée sur la plainte du requérant

18. Dans l’intervalle, le 29 juillet 2020, le requérant porta plainte contre X devant le parquet de district de Sofia, alléguant qu’il avait été battu, menotté et traîné au sol par les policiers au moment de son arrestation et au cours de sa détention au poste de police, et qu’il avait passé trois jours à l’hôpital attaché à son lit. Il présenta le certificat médical établi le 14 juillet 2020 et demanda au parquet d’ouvrir une procédure pénale pour enquêter sur ses allégations.

19. Le 6 août 2020, le parquet ordonna une enquête préliminaire qui fut confiée à la direction régionale de la police à Sofia. Les responsables de l’enquête préliminaire recueillirent les pièces du dossier déjà constitué dans le cadre de l’enquête disciplinaire (paragraphe 16 ci-dessus).

20. Le 29 octobre 2020, à l’issue de l’enquête préliminaire, le parquet de district de Sofia refusa d’engager des poursuites pénales contre les policiers faute d’éléments suffisants permettant d’établir l’existence d’une infraction pénale. Le parquet estima que le requérant s’était montré violent envers les policiers, ce qui avait entraîné son arrestation – au cours de laquelle il avait été mis au sol et menotté. Il ajouta que, plus tard, au poste de police, l’intéressé avait eu un comportement confus en raison de son état d’ébriété, qu’il avait essayé de se lever brusquement de sa chaise alors qu’il portait des menottes mais avait trébuché et s’était cogné la tête contre le sol. Il soutint que les autres blessures et égratignures relevées sur le corps du requérant étaient déjà visibles au moment de son arrestation et qu’aucun élément ne permettait de conclure que les agents de police l’avaient physiquement ou psychologiquement maltraité pendant la période comprise entre son arrestation et sa libération.

21. Le 8 décembre 2020, l’avocate du requérant contesta l’ordonnance de non-lieu du parquet de district devant le parquet de la ville de Sofia. Elle plaida en particulier que l’enquête préliminaire était incomplète, plusieurs allégations du requérant ayant été complètement ignorées, comme celle relative à son immobilisation sur son lit d’hôpital, et que l’ordonnance du parquet inférieur n’était pas suffisamment motivée.

22. Le 11 janvier 2021, le parquet de la ville de Sofia confirma l’ordonnance du parquet inférieur en reprenant ses motifs. Tous les recours ultérieurs de l’avocate du requérant, qui réitéraient ses arguments initiaux (paragraphe 21 ci-dessus), furent rejetés par les parquets supérieurs pour les mêmes motifs – la dernière décision ayant été rendue le 8 avril 2021 par le parquet près la Cour suprême de cassation.

23. L’accès au dossier de l’enquête préliminaire fut refusé à l’avocate du requérant jusqu’au 2 février 2021 au motif que les garanties procédurales du code de procédure pénale ne s’appliquaient pas à l’enquête préliminaire.

4. Les poursuites pénales contre le requérant pour troubles à l’ordre public

24. Dans l’intervalle, le 11 juillet 2020, le requérant fut mis en examen pour troubles à l’ordre public – on lui reprochait d’avoir proféré des obscénités à l’adresse des policiers présents sur les lieux de son arrestation la veille, d’avoir craché sur eux et de les avoir agressés physiquement en essayant de leur porter des coups de poings et de pieds.

25. À l’issue de l’enquête pénale menée sur ces allégations, par une décision définitive du 12 avril 2021, le tribunal de district de Sofia approuva un accord de transaction pénale entre le parquet et le requérant : celui-ci reconnut les faits reprochés et accepta de se soumettre à diverses obligations probatoires pendant un an.

5. la communication de la requête au gouvernement bulgare et la nouvelle enquête pénale sur les événements du 10 juillet 2020

26. Le 29 avril 2021, le requérant introduisit sa requête devant la Cour, alléguant qu’il avait été maltraité par la police les 10 et 11 juillet 2020, qu’il avait été menotté sur son lit d’hôpital entre les 11 et 13 juillet 2020 et que les autorités n’avaient pas mené une enquête effective sur ces événements. Il invoquait les articles 3 et 13 de la Convention. Le 1er mars 2022, sa requête fut communiquée au gouvernement bulgare sous l’angle de l’article 3 de la Convention.

27. Par une lettre du 24 juin 2022, l’agent représentant le gouvernement bulgare devant la Cour informa le parquet général que la requête avait été communiquée au Gouvernement en détaillant les griefs du requérant (paragraphe 26 ci-dessus). À la lumière de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 3 de la Convention, la lettre proposait au parquet général d’ordonner un réexamen du dossier de l’enquête préliminaire.

28. Par une ordonnance du 1er septembre 2022, l’adjointe du procureur général près la Cour suprême de cassation annula toutes les ordonnances de non-lieu des procureurs de rang inférieur (paragraphes 20 et 22 ci-dessus). Elle constata en particulier que ces ordonnances reproduisaient les conclusions de la commission disciplinaire chargée de l’enquête interne sur les agissements des policiers (paragraphes 15 à 17 ci-dessus), que l’enquête préliminaire ouverte sur la plainte du requérant (paragraphe 19 ci-dessus) n’avait pas été menée de manière indépendante, objective et suffisamment approfondie, et qu’elle n’avait pas permis d’élucider les circonstances qui avaient entouré l’arrestation et la détention du requérant. Elle estima qu’il y avait suffisamment d’éléments permettant de soupçonner qu’une infraction pénale avait été commise en l’espèce et ordonna l’ouverture d’une enquête pénale pour lésions corporelles, causées au requérant le 10 juillet 2020, par un agent de police – infraction pénale punie par l’article 131, alinéa 1, point 2, du code pénal.

29. L’enquête pénale fut confiée à un enquêteur du parquet de la ville de Sofia, et supervisée par un procureur du parquet de district de Sofia.

30. Le 28 septembre 2022, l’enquêteur recueillit la déposition du requérant. Celui-ci relata ses souvenirs de la journée du 10 juillet 2020 jusqu’à sa dispute avec les policiers au carrefour du Pont des aigles à Sofia ce soir-là. Il déclara qu’il ne se souvenait ni de son arrestation ni de son transfert au poste de police no 1. Il ajouta que, le lendemain matin, il avait vu dans le miroir des toilettes les blessures sur son visage et avait demandé et obtenu l’assistance d’un médecin avant d’être hospitalisé. Il indiqua que pendant son séjour à l’hôpital il avait été menotté sur son lit et gardé par des policiers et des agents pénitentiaires. Il précisa que les menottes lui avaient été enlevées par les agents pénitentiaires.

31. Entre le 29 septembre 2022 et le 18 octobre 2023, l’enquêteur effectua plusieurs mesures d’instruction. Il interrogea plusieurs témoins : les témoins oculaires de la manifestation devant les locaux de la télévision nationale où le requérant se trouvait avant son arrestation, les témoins oculaires de son arrestation au carrefour du Pont des aigles le soir du 10 juillet 2020, les policiers qui l’avaient arrêté, les policiers qui l’avaient transporté au poste de police no 1 à Sofia, les policiers présents au poste de police pendant sa détention, les deux médecins urgentistes qui l’avaient examiné au poste de police, les membres de la commission disciplinaire qui avaient conclu à l’absence de faute disciplinaire de la part des policiers impliqués dans les événements, les proches du requérant, ses connaissances et la personne qui l’avait photographié au moment de son arrestation. L’enquêteur obtint les enregistrements des caméras de vidéosurveillance situées au carrefour du Pont des aigles et celles des caméras du poste de police no 1 à Sofia, qui furent expertisés pour reconstituer les événements et vérifier si le requérant avait été maltraité. Plusieurs documents médicaux furent recueillis – ceux portant sur les deux examens pratiqués par des médecins urgentistes au poste de police, ceux rédigés pendant le séjour de l’intéressé à l’hôpital et le certificat médical qui lui avait été délivré après sa sortie de l’hôpital. Des expertises médicales sur pièces furent effectuées. L’enquêteur recueillit les documents liés à l’enquête disciplinaire menée sur les événements et ceux liés à l’organisation de la surveillance par les autorités pénitentiaires lors du séjour du requérant à l’hôpital (paragraphes 12 et 13 ci-dessus).

32. Les 18 et 23 octobre 2023, le dossier de l’enquête fut présenté au requérant et à son avocate qui prirent connaissance des pièces du dossier et visionnèrent les enregistrements des caméras de vidéosurveillance recueillis. L’avocate du requérant demanda aux organes chargés de l’enquête pénale de vérifier s’il y avait une caméra de vidéosurveillance dans le cabinet d’accueil des détenus au poste de police no 1 et si le passage du requérant par cette pièce avait été enregistré, d’ordonner une expertise technique afin de déterminer si les enregistrements déjà recueillis avaient été manipulés et si le requérant était blessé à sa sortie de ce cabinet, et d’établir si le requérant avait été attaché à son lit d’hôpital en violation des normes découlant de l’article 3 de la Convention.

33. Les demandes d’expertise des enregistrements et de recherches de nouveaux enregistrements furent acceptées par le procureur chargé du dossier et l’enquêteur prit les mesures d’instruction nécessaires.

34. À la fin de l’enquête, par une ordonnance du 3 juillet 2024, le parquet de district de Sofia décida d’abandonner les poursuites pénales, estimant qu’aucune infraction pénale n’était constituée en l’espèce, en vertu de l’article 243, alinéa 1, point 1 du code de procédure pénale (CPP). Sur la base des preuves recueillies, il estima que le requérant s’était montré violent contre les policiers le soir du 10 juillet 2020 au carrefour du Pont des aigles, et que les policiers avaient procédé à son arrestation en le mettant à terre et en le menottant. Il ajouta que l’intéressé avait ensuite été transporté au poste de police où il avait manifesté un comportement confus en raison de son état d’ébriété – plusieurs témoins avaient attesté qu’il sentait l’alcool. Il précisa qu’à son arrivée au poste de police, le requérant avait été amené dans le cabinet d’accueil des détenus où il avait été installé sur une chaise, les mains menottées, qu’il avait essayé de se lever brusquement de sa chaise mais avait trébuché et s’était cogné la tête contre le sol. Il constata également que les autres blessures et égratignures relevées sur le corps de l’intéressé étaient déjà visibles au moment de son arrestation et qu’aucun élément ne permettait de conclure que les agents de police avaient recouru de manière disproportionnée à la force physique contre lui pendant son arrestation et sa détention au poste de police.

35. Le 16 juillet 2024, l’avocate du requérant contesta cette ordonnance devant le tribunal de district de Sofia. Elle dénonça le caractère biaisé de l’enquête, son inefficacité et sa lenteur, remit en cause les conclusions du parquet sur l’origine des blessures du requérant et demanda le renvoi du dossier au parquet pour un complément d’enquête.

36. Dans sa décision du 12 août 2024, rendue à la demande du requérant, le tribunal de district de Sofia constata que l’enquête pénale avait permis de rassembler toutes les preuves nécessaires à l’établissement des faits et qu’elle n’avait été entachée d’aucune irrégularité. Il réitéra les constats factuels du parquet et ajouta que, selon les dépositions de deux témoins oculaires, le requérant avait reçu des coups sur le visage lors d’une altercation avec des manifestants non identifiés devant les locaux de la télévision nationale peu de temps avant de se rendre au carrefour du Pont des aigles. Il décida de modifier l’ordonnance du parquet et retint comme fondement pour l’abandon des poursuites pénales l’absence de preuves pour l’accusation, sur le fondement de l’article 243, alinéa 1, point 2 du CPP. Le requérant fit appel de cette décision devant le tribunal de la ville de Sofia.

37. Le 4 novembre 2024, le tribunal de la ville de Sofia rendit sa décision définitive sur l’appel du requérant. Il souscrivit pleinement aux constats factuels du procureur et du tribunal de district en relevant que ces constats étaient basés sur de multiples preuves, rassemblées dans le cadre d’une enquête approfondie, impartiale et exhaustive. En particulier, le requérant avait participé à une altercation devant les locaux de la télévision nationale au cours de laquelle des manifestants non identifiés l’auraient frappé au visage. Plus tard, il s’était rendu aux Ponts des aigles, où il avait agressé verbalement et physiquement des policiers présents sur place. Les agents avaient alors procédé à son arrestation, l’avaient maîtrisé et menotté et l’avaient transporté au poste de police no 1. Dans les locaux du poste de police, au cours de son entretien d’accueil, le requérant s’était levé brusquement de sa chaise, avait trébuché et s’était cogné la tête contre le sol. Cela expliquait sa contusion à la tête. Le tribunal conclut que la force employée par les policiers pour maîtriser le requérant pendant son arrestation était nécessaire et proportionnée, compte tenu de la résistance opposée par celui-ci et de son agressivité, et qu’il n’y avait aucune preuve permettant de conclure qu’il avait été maltraité pendant son transport ou pendant sa garde à vue. À la lumière de ces constats factuels, sur le fondement de l’article 243, alinéa 1, point 1 du CPP, le tribunal retint comme fondement pour l’abandon des poursuites l’absence d’une infraction pénale en l’espèce.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

38. En vertu de l’article 85 de la loi sur le ministère de l’Intérieur, le recours à la force par les agents de police est autorisé uniquement lorsqu’il est absolument nécessaire, entre autres en cas de résistance ou de refus d’obtempérer, d’arrestation d’un suspect, ou encore d’agression contre les agents de police. Les agents doivent prendre en compte les circonstances de l’espèce, la gravité de l’infraction et les caractéristiques de la personne concernée, ils ne doivent utiliser que la force strictement nécessaire et doivent prendre toutes les mesures nécessaires pour préserver la vie et la santé de la personne concernée (article 86, alinéas 2, 3 et 4 de la même loi).

39. Le fait pour un agent de l’État de causer à autrui, à l’occasion ou dans l’exercice de ses fonctions, des lésions corporelles de faible intensité est puni d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à trois ans (article 131 alinéa 1, point 2, du code pénal). Les poursuites pénales dans ce cas de figure sont engagées d’office par le parquet.

40. En vertu de l’article 145, alinéa 1, point 3, de la loi sur le pouvoir judiciaire, le procureur compétent peut ordonner à la police de mener, dans un délai déterminé par lui, une enquête préliminaire pour établir si des éléments suffisants permettent d’établir l’existence d’une infraction pénale et, par conséquent, justifient l’ouverture d’une procédure pénale.

41. En vertu de l’article 213, alinéa 1 du CPP, le refus du parquet compétent d’ouvrir une procédure pénale est susceptible de recours devant le parquet supérieur.

42. L’article 243, alinéa 1 du CPP, dans ses points 1 et 2, énumère les raisons justifiant l’abandon des poursuites pénales. En vertu de son premier point, le procureur doit mettre fin aux poursuites pénales si les faits pour lesquels celles-ci ont été engagées n’ont pas été commis ou s’ils ne s’analysent pas en une infraction pénale. En vertu de son deuxième point, les poursuites pénales doivent être abandonnées si le procureur constate que l’accusation n’a pas été prouvée.

43. Les ordonnances du parquet qui mettent fin aux poursuites pénales peuvent être contestées par la victime devant le tribunal de première instance (article 243, alinéa 4 du CPP), qui peut confirmer l’ordonnance, modifier la motivation justifiant l’abandon des poursuites pénales ou infirmer l’ordonnance et renvoyer le dossier au procureur pour réexamen (alinéa 6 du même article). La décision du tribunal de première instance est susceptible d’appel devant le tribunal supérieur, qui se prononce par une décision définitive (alinéa 8 du même article).

44. En vertu des articles 84 et 85 du CPP, la victime d’une infraction pénale peut introduire une action en réparation contre l’auteur des faits dans le cadre d’une procédure pénale. La demande est faite devant le tribunal de première instance au début de la phase judiciaire de la procédure.

45. En 2017, l’Assemblée nationale a modifié la loi de 2009 pour l’exécution des peines et la détention provisoire (ci-après la loi de 2009) introduisant deux nouveaux recours, un préventif et un compensatoire, pouvant être utilisés par les détenus pour faire cesser des situations incompatibles avec les exigences de l’article 3 de la Convention concernant les conditions de détention et obtenir réparation du préjudice subi (Atanasov et Apostolov c. Bulgarie (déc.), nos 65540/16 et 22368/17, §§ 16, 23-26, 27 juin 2017).

46. Le recours préventif, prévu par les articles 276 à 283 de la loi de 2009, permet aux intéressés d’obtenir une injonction du juge administratif obligeant l’administration pénitentiaire à mettre fin à un traitement inhumain ou dégradant. Il s’exerce au moyen d’une demande écrite adressée au tribunal administratif compétent, lequel examine la demande en formation de juge unique et prononce sa décision dans les quatorze jours suivant l’introduction du recours. La décision du juge administratif est susceptible d’appel devant une formation de trois juges du même tribunal.

47. Le recours compensatoire, prévu par les articles 284 à 286 de la loi de 2009, est une action en réparation contre l’administration pénitentiaire. Elle permet d’obtenir un dédommagement du préjudice moral et matériel résultant des traitements inhumains et dégradants subis pendant la détention provisoire. La demande introductive d’instance est adressée au tribunal administratif compétent, qui se prononce par un jugement en formation de juge unique. Ce jugement est susceptible d’appel devant une formation de trois juges du même tribunal.

EN DROIT

1. observations préliminaires

48. La Cour observe que, dans sa requête, le requérant a formulé plusieurs griefs sous l’angle des articles 3 et 13 de la Convention : il soutient notamment qu’il a été maltraité par des agents de la police nationale pendant son arrestation et sa détention au poste de police, qu’il a été attaché à son lit d’hôpital et que les autorités n’ont pas mené une enquête effective sur ses allégations (paragraphe 26 ci-dessus).

49. La Cour estime qu’il y a lieu d’examiner ces griefs uniquement sur le terrain de l’article 3 de la Convention, sous ses volets matériel et procédural. Cette disposition est ainsi libellée :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

50. La Cour juge opportun d’examiner d’abord les griefs relatifs à la violence policière alléguée pendant l’arrestation et la détention du requérant au poste de police et à l’absence d’enquête effective à cet égard. Elle abordera ensuite les griefs relatifs à l’immobilisation du requérant pendant son séjour à l’hôpital et à l’absence d’enquête effective sur cette allégation.

2. SUR Les VIOLATIONs ALLÉGUÉEs DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION concernant l’arrestation et la détention du requérant au poste de police

51. Le requérant fait observer qu’au moment de son arrestation, le soir du 10 juillet 2020, il était en bon état de santé et que le lendemain il a été admis à l’hôpital avec une commotion cérébrale et plusieurs hématomes, égratignures et blessures. Il en déduit qu’il a été maltraité par des policiers. Il allègue également que les autorités n’ont pas mené une enquête susceptible d’identifier et de punir les auteurs de ces violences.

1. Thèses des parties
1. Le Gouvernement

52. Le Gouvernement invite la Cour à déclarer ces griefs irrecevables pour défaut manifeste de fondement, voire pour non-épuisement des voies de recours internes. Il admet que l’enquête préliminaire ouverte en 2020 sur la plainte du requérant souffrait de certaines lacunes et qu’elle n’était donc pas conforme aux critères découlant de l’article 3 de la Convention.

53. Il indique, cependant, qu’après la communication de la présente requête l’adjointe du procureur général a annulé, par une ordonnance du 1er septembre 2022, toutes les ordonnances de non-lieu des procureurs de rang inférieur et ouvert d’office une enquête pénale. Il précise que celle-ci a été confiée à un enquêteur indépendant et qu’elle répondait à toutes les exigences de l’article 3. Il a informé la Cour que cette enquête a été menée à sa fin et que le parquet et les tribunaux ont établi les faits pertinents et ont conclu à l’absence d’une infraction pénale de la part des policiers mis en cause par le requérant.

54. Il ajoute que le requérant pourrait également introduire une action en réparation en vertu de l’article 1 de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage du fait d’un recours excessif à la force par les policiers au cours de cette période.

55. À titre subsidiaire, et pour les mêmes raisons, le Gouvernement invite la Cour à rayer cette partie de l’affaire du rôle en vertu de l’article 37 § 1 b) et c) de la Convention, considérant que « le litige a été résolu », voire qu’il ne se justifie plus de poursuivre son examen « pour tout autre motif ».

2. Le requérant

56. Le requérant s’oppose à la position du Gouvernement et estime que ses griefs ne sauraient être rejetés comme manifestement mal fondés ni pour non‑épuisement des voies de recours internes.

57. Il fait observer que les voies de recours compensatoires suggérées par le Gouvernement pourraient seulement aboutir à l’octroi d’une réparation pécuniaire et non à l’identification et à la punition des personnes responsables. Il ajoute que le fait qu’il n’ait aucun souvenir des événements et l’absence d’une enquête pénale effective rendent ces recours civils purement théoriques.

58. Il soutient qu’en déposant une plainte auprès des autorités de poursuites pénales il a exercé le seul recours effectif et disponible en l’espèce. Il souligne toutefois qu’à l’issue d’une brève enquête préliminaire le parquet de district a refusé d’ouvrir une procédure pénale sur ses allégations et tous ses recours auprès des procureurs de rang supérieur ont été rejetés. Il ajoute que l’enquête pénale ouverte le 1er septembre 2022 n’était pas suffisamment effective, étant donné qu’elle a été initiée très tardivement et que le laps de temps écoulé entre les événements et son ouverture a certainement entraîné la perte de preuves importantes. Il allègue, par ailleurs, que cette démarche des autorités avait pour seul but de compromettre l’examen de sa requête par la Cour, étant donné que l’ouverture de l’enquête pénale est intervenue seulement après la communication de ses griefs au gouvernement bulgare.

59. Le requérant soutient que les autorités n’ont pas fourni une explication convaincante de l’origine de ses blessures. De ce fait, il invite la Cour à accepter qu’il a été soumis à des traitement inhumains et dégradants aux mains de la police.

2. Appréciation de la Cour

60. Compte tenu de la spécificité des faits en l’occurrence, la Cour estime opportun d’aborder dans un premier temps la question relative à la recevabilité du grief formulé sous l’angle du volet procédural de l’article 3 de la Convention. Elle reviendra ensuite sur l’examen de la recevabilité du grief formulé sous l’angle du volet matériel du même article.

1. Sur la recevabilité du grief formulé sous l’angle du volet procédural de l’article 3

61. La Cour rappelle qu’en droit bulgare le recours normalement disponible en cas d’allégation de violence policière est la plainte adressée au parquet (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 86, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII). Le requérant a saisi le parquet d’une telle plainte le 29 juillet 2020 (paragraphe 18 ci-dessus). À l’issue d’une enquête préliminaire, le parquet de district de Sofia a décidé, le 29 octobre 2020, qu’il n’y avait pas lieu d’engager des poursuites pénales contre les policiers qui avaient arrêté et placé en détention le requérant les 10 et 11 juillet 2020 (paragraphe 20 ci-dessus). Cette ordonnance a été ultérieurement confirmée par tous les procureurs de rang supérieur – la dernière décision à cet égard ayant été rendue le 8 avril 2021 par le parquet près la Cour suprême de cassation (paragraphe 22 ci-dessus). Il apparaît que l’avocate du requérant n’a pas pu accéder aux pièces du dossier au cours de cette première enquête préliminaire (paragraphe 23 ci-dessus).

62. Après la communication de la requête, les agents représentant le Gouvernement ont pris contact avec le parquet général et lui ont suggéré de réexaminer le cas du requérant à la lumière de la jurisprudence pertinente de la Cour en application de l’article 3 de la Convention (paragraphe 27 ci‑dessus). L’adjointe du procureur général a procédé à un examen détaillée des ordonnances de non-lieu rendues par les procureurs de rang inférieur. Dans son ordonnance du 1er septembre 2022, après avoir constaté plusieurs défaillances sérieuses dans leur argumentation et estimé que l’enquête préliminaire n’avait pas été menée de manière objective, indépendante et approfondie, elle a ordonné d’office l’ouverture d’une enquête pénale sur les allégations du requérant selon lesquelles il avait été maltraité par des agents de police le 10 juillet 2020 (paragraphe 28 ci-dessus).

63. La Cour considère que les autorités bulgares ont ainsi reconnu implicitement dans l’ordonnance du 1er septembre 2022 la violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural concernant l’enquête préliminaire menée en 2020 sur les allégations du requérant. Par ailleurs, les observations du Gouvernement dans la présente affaire contiennent la reconnaissance explicite des défaillances de cette enquête en référence à l’article 3 (paragraphe 52 ci-dessus). Il se pose donc la question de savoir si la nouvelle enquête pénale ouverte le 1er septembre 2022 s’analyse en une réparation adéquate et si le requérant peut toujours se prétendre victime de la violation alléguée, en vertu de l’article 34 de la Convention (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, §§ 115 et 116, CEDH 2010).

64. La Cour ne partage pas l’avis du requérant selon lequel l’ouverture d’une enquête pénale après la communication de la requête ne devrait pas être prise en compte aux fins de la recevabilité de ses griefs, car cet acte des autorités aurait été motivé par leur désir de compromettre l’examen de sa requête (paragraphe 58 in fine ci-dessus). Elle rappelle à cet égard qu’il appartient en premier lieu aux autorités nationales de redresser une violation alléguée de la Convention, la question de savoir si un requérant peut se prétendre victime du manquement allégué se pose à tous les stades de la procédure au regard de la Convention et cette question implique essentiellement pour la Cour de se livrer à un examen ex post facto de la situation de la personne concernée (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, §§ 80 et 82, CEDH 2012). La Cour a déjà accepté d’examiner l’effectivité d’une enquête pénale sur des allégations de violation de l’article 3 qui s’était achevée plusieurs années après l’introduction de la requête devant elle (K.P. c. Pologne, no 52641/16, § 108, 26 octobre 2023) et l’effectivité de mesures visant à remédier à une violation alléguée du même article adoptées après la communication de la requête (Rooman c. Belgique [GC], no 18052/11, § 132, 31 janvier 2019) pour déterminer si les requérants respectifs avaient perdu leur qualité de victimes au regard de l’article 34 de la Convention. La Cour se penchera donc sur la question de savoir si cette nouvelle enquête, ouverte par les autorités bulgares le 1er septembre 2022, a répondu aux critères d’effectivité établis dans sa jurisprudence (paragraphes 97 à 100 ci-dessous).

65. La Cour observe que cette nouvelle enquête a été confiée à des organes indépendants des policiers impliqués dans les événements : un enquêteur du service d’instruction du parquet de la ville de Sofia et un procureur du parquet de district de Sofia (paragraphe 29 ci-dessus).

66. Les autorités chargées de l’enquête pénale ont pris de nombreuses mesures d’investigation dans un laps de temps raisonnable compris entre septembre 2022 et octobre 2023 – plusieurs témoins ont été interrogés, y compris les policiers impliqués dans les événements, le requérant et ses proches, les témoins oculaires de son arrestation et les médecins qui l’avaient examiné ; des preuves médicales ont été recueillies ; de nombreux enregistrements vidéo ont été recueillis, visionnés et expertisés ; des expertises médicales ont été effectuées (paragraphes 30 et 31 ci-dessus).

67. Le requérant a activement participé à cette enquête – avec son avocate ils ont eu accès à tous les documents du dossier, ils ont formulé des demandes et certaines d’entre elles ont été accueillies par les organes chargés de l’enquête pénale (paragraphes 32 et 33 ci-dessus).

68. À l’issue de l’enquête le parquet a décidé de mettre fin à la procédure pénale contre les policiers pour l’absence d’une infraction pénale (paragraphe 34 ci-dessus). Le requérant a contesté cette ordonnance devant les tribunaux compétents, qui ont rejeté ses recours et ont entériné les conclusions factuelles et juridiques du parquet (paragraphes 35-37 ci‑dessus). Nonobstant le fait que l’enquête a été ouverte en septembre 2022, c’est-à-dire deux ans et deux mois après les événements dont se plaint le requérant, elle a permis d’établir toutes les circonstances pertinentes entourant son arrestation et sa détention au poste de police.

69. À la lumière de ces éléments, la Cour constate qu’après la reconnaissance du caractère inefficace de l’enquête préliminaire de 2020, les autorités bulgares ont mené une nouvelle enquête effective sur les allégations de violation policière formulées par le requérant. La Cour considère que cette enquête s’analyse en une réparation adéquate et suffisante pour remédier au niveau interne à cette violation du droit garanti par l’article 3 de la Convention, sous l’angle de son volet procédural. Le requérant a donc perdu son statut de victime. Il s’ensuit que ce grief est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.

2. Sur la recevabilité du grief soulevé sous l’angle du volet matériel de l’article 3

70. La Cour rappelle d’emblée que, selon sa jurisprudence, les allégations de mauvais traitements contraires à l’article 3 doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés. Pour l’établissement des faits allégués, elle se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant néanmoins résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 82, CEDH 2015). Sur ce dernier point, la Cour a précisé que lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait. La charge de la preuve pèse alors sur le Gouvernement : il lui incombe de fournir une explication satisfaisante et convaincante en produisant des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur le récit de la victime (ibidem, § 83).

71. Force est de constater que dans le cas d’espèce, et selon ses propres dépositions devant les autorités, le requérant ne se rappelait ni de son arrestation, ni de son transfert au commissariat de police, ni des premières heures passées en détention (paragraphe 30 ci-dessus). Il appuyait ses allégations sur les constats du certificat médical délivré le 14 juillet 2020 (paragraphe 14 ci-dessus).

72. La Cour a déjà constaté que la nouvelle enquête pénale ouverte le 1er septembre 2022 a permis aux autorités de recueillir toutes les preuves nécessaires et d’établir les faits entourant l’arrestation, le transfert et la détention du requérant au poste de police (paragraphe 68 ci-dessus). En particulier, il a été établi que le requérant avait consommé de l’alcool pendant la journée du 10 juillet 2020, il avait participé à une altercation avec des manifestants non identifiés peu de temps avant de se rendre au carrefour du Pont des aigles, où il avait agressé verbalement et physiquement des agents de police qui avaient employé une force proportionnée et nécessaire pour le maîtriser, le menotter et le transporter au poste de police no 1. Pendant son entretien d’accueil au poste de police, le requérant avait essayé de se lever brusquement de sa chaise, mais avait trébuché et s’était cogné la tête au sol (paragraphes 34, 36 et 37 ci-dessus). Il a été hospitalisé à l’initiative des médecins urgentistes appelés par les policiers, et on lui a diagnostiqué une commotion cérébrale à l’hôpital (paragraphes 7-9 ci-dessus). Les autorités chargées de l’enquête ont conclu que le requérant n’avait pas été maltraité par les agents de police impliqués dans son arrestation, son transfert et sa garde à vue.

73. La Cour considère que les faits ainsi établis sont cohérents et appuyés par une multitude de preuves concordantes qui avaient été rassemblées au cours d’une enquête pénale approfondie et effective (paragraphes 65-69 ci‑dessus). Les autorités ont donc fourni une explication satisfaisante et convaincante de l’origine des blessures constatées sur le corps du requérant à sa sortie de l’hôpital et elles ont prouvé que celles-ci n’ont pas été causées par les agents des forces de l’ordre, comme le prétendait le requérant dans sa requête. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

3. SUR Les VIOLATIONs ALLÉGUÉEs DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION concernant l’immobilisation du requérant pendant son séjour à l’hôpital
1. Le grief formulé sous l’angle du volet matériel de l’article 3

74. Le requérant allègue qu’il a été immobilisé sur son lit, les pieds et les mains attachés, pendant son séjour à l’hôpital entre le 11 et le 13 juillet 2020. Il considère que ce traitement était suffisamment sévère pour tomber dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention et qu’il a emporté violation de cette disposition.

75. La Cour constate que les allégations du requérant sont partiellement corroborées par les pièces du dossier. En particulier, il ressort des documents présentés par les parties, et provenant des autorités pénitentiaires, que le pied droit du requérant a été attaché par des entraves à son lit d’hôpital pendant la seule journée du 12 juillet 2020, et que ces entraves lui ont été enlevées le soir même à 20 h 30 (paragraphes 12 et 13 ci-dessus). La Cour procédera donc à l’examen de la recevabilité et du fond de ce grief en partant de ce constat factuel.

1. Sur la recevabilité

a) Thèses des parties

76. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il fait observer que le requérant n’a pas exercé les recours préventif et compensatoire prévus respectivement par les articles 276 à 283 et 284 à 286 de la loi de 2009 (paragraphes 45 à 47 ci-dessus). Il argue qu’étant donné que pendant son séjour à l’hôpital il était détenu en vertu d’une ordonnance du parquet le requérant aurait pu demander au tribunal administratif compétent que les entraves lui soient enlevées, et qu’il aurait aussi pu introduire par la suite une action en réparation devant les tribunaux compétents pour se plaindre de l’utilisation injustifiée des entraves pendant cette période.

77. Le requérant s’oppose à la thèse du Gouvernement. Il fait observer d’emblée que, pendant la période en question, il était hospitalisé et n’avait pas accès au téléphone pour contacter ses proches ou son employeur. Il précise qu’il a été retrouvé par sa mère dans un état fragile – alité et attaché à son lit, avec plusieurs hématomes et sous la surveillance d’agents pénitentiaires. Il allègue qu’en l’absence d’une enquête pénale effective les recours prévus par la loi de 2009 ne sauraient être considérés comme suffisamment effectifs au regard de l’article 3. Il soutient, en particulier, que ces recours n’auraient pas permis d’identifier les personnes responsables et d’engager leur responsabilité. Il allègue avoir utilisé la seule voie de recours effective dans son cas, la plainte adressée au parquet, mais que les autorités ont refusé d’ouvrir une enquête pénale.

b) Appréciation de la Cour

78. La Cour renvoie aux principes relatifs à l’épuisement des voies de recours internes rappelés dans son arrêt Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-77, 25 mars 2014). Elle rappelle, de surcroît, qu’un requérant qui a utilisé une voie de droit apparemment effective et suffisante ne saurait se voir reprocher de ne pas avoir essayé d’en utiliser d’autres qui étaient disponibles mais ne présentaient guère plus de chances de succès (Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, § 39, CEDH 1999-III). En vertu de la jurisprudence constante de la Cour, dans pareille situation, un requérant est en droit d’opérer un choix parmi les recours internes pertinents dont il dispose (O’Keeffe c. Irlande [GC], no 35810/09, § 111, CEDH 2014 (extraits)).

79. Se tournant vers la présente affaire, la Cour rappelle qu’elle a déjà constaté que le recours préventif, introduit en 2017 et prévu par les articles 276 à 283 de la loi de 2009, pouvait être considéré comme un recours interne effectif pour mettre fin à des conditions de détention incompatibles avec l’article 3 de la Convention, (Atanasov et Apostolov c. Bulgarie (déc.), nos 65540/16 et 22368/17, §§ 48-57, 27 juin 2017). Étant donné qu’au 12 juillet 2020 le requérant avait déjà le statut de détenu en vertu de l’ordonnance du parquet du 11 juillet 2020 (paragraphe 10 ci-dessus) et que l’utilisation injustifiée de moyens de contrainte physique, tels que les entraves, tombait dans le champ d’application de cette disposition (paragraphe 45 in fine ci-dessus), ce recours était en effet ouvert à l’intéressé.

80. Cependant, la Cour estime que, dans les circonstances spécifiques de l’espèce, l’effectivité de ce recours faisait défaut. En particulier, il s’agissait d’un recours que le requérant devait adresser au tribunal administratif compétent (paragraphe 46 ci-dessus) alors qu’il se trouvait à l’hôpital, où il était soigné pour une commotion cérébrale (paragraphe 9 ci-dessus) et était soumis à la surveillance permanente d’agents pénitentiaires (paragraphe 12 ci-dessus). Par ailleurs, même à supposer que l’intéressé aurait pu recourir aux services d’un avocat pour introduire ce recours le plus tôt possible, le 12 juillet 2020 était un dimanche, c’est-à-dire un jour non ouvré. En vertu de la loi de 2009, le tribunal administratif était obligé d’examiner ce recours et de prononcer sa décision dans un délai de quatorze jours (paragraphe 46 ci‑dessus), alors que la mesure en cause a pris fin le soir même du 12 juillet 2020, à 20 h 30 (paragraphe 13 ci-dessus). La Cour ne saurait donc reprocher au requérant de ne pas avoir utilisé ce recours préventif.

81. Concernant le recours compensatoire invoqué par le Gouvernement, la Cour observe qu’il s’agit d’une action en justice permettant au requérant d’engager la responsabilité de l’administration pénitentiaire pour la violation alléguée de ses droits garantis par l’article 3 de la Convention (paragraphe 47 ci-dessus). Le requérant n’a pas exercé cette voie de recours qu’il estime inefficace et inadaptée (paragraphe 77 ci-dessus).

82. Cependant, l’intéressé a choisi une voie alternative qui lui était également ouverte – il a saisi le parquet et lui a demandé d’enquêter sur les événements dans l’espoir d’identifier les personnes responsables de l’utilisation des entraves et d’engager leur responsabilité pénale. Cette voie lui aurait permis de se constituer à terme partie civile à la procédure pénale, d’engager la responsabilité civile des personnes responsables et d’obtenir une réparation pécuniaire des dommages subis (paragraphe 44 ci-dessus).

83. Par conséquent, et même si la voie de recours choisie par le requérant n’a pas abouti au résultat espéré (paragraphes 18 à 22 ci-dessus), la Cour considère que l’intéressé a opéré un choix parmi les recours internes pertinents dont il disposait. Il y a donc lieu de rejeter ce second volet de l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement.

84. La Cour constate par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention. Elle le déclare donc recevable.

2. Sur le fond

a) Thèses des parties

85. Le requérant allègue qu’il n’était pas nécessaire de l’attacher à son lit d’hôpital puisqu’il était sous la surveillance permanente de deux policiers et qu’il ne présentait aucun risque de fuite ou d’agression. Il voit dans l’utilisation des entraves pour l’immobiliser un traitement inhumain et dégradant.

86. Le Gouvernement s’oppose aux arguments du requérant et soutient que celui-ci n’a pas été soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. Il fait observer que la mesure contestée était permise par le droit interne seulement en cas de nécessité. Il précise qu’en l’espèce le requérant n’a été attaché à son lit par des entraves le 12 juillet 2020 que pendant quelques heures. Il soutient que cette mesure était nécessaire parce que l’intéressé était agité après son arrestation et sa détention initiale, qu’il avait une blessure à la tête et que sa chambre d’hôpital n’était pas adaptée pour accueillir une personne placée en détention.

b) Appréciation de la Cour

87. La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Cette disposition prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants et ce quels que soient les agissements de la victime (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000-IV). Même en l’absence de lésions corporelles ou de vives souffrances physiques ou mentales, dès lors qu’un traitement humilie ou avilit un individu, témoignant d’un manque de respect pour sa dignité humaine ou la diminuant, ou qu’il suscite chez l’intéressé des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à briser sa résistance morale et physique, il peut être qualifié de dégradant et tomber ainsi également sous le coup de l’interdiction énoncée à l’article 3 (Bouyid, précité, § 87).

88. L’utilisation de menottes ou d’autres moyens de contrainte et d’immobilisation ne soulève pas en principe un problème sous l’angle de l’article 3 quand cette mesure a été prise dans le cadre d’une arrestation légale et qu’elle n’implique pas l’utilisation de la force physique ou une exposition publique de la personne concernée allant au-delà de ce qui apparaît strictement nécessaire dans le cas d’espèce. À cet égard, il importe par exemple de savoir s’il y a lieu de penser que l’intéressé opposera une résistance à l’arrestation, ou tentera de fuir, de provoquer blessure ou dommage, ou de supprimer des preuves (voir, entre autres, Raninen c. Finlande, 16 décembre 1997, § 56, Recueil 1997-VIII, et Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 117, CEDH 2014 (extraits), et il convient de prendre en compte le contexte en cas de transfert et de soins médicaux en milieu hospitalier (Henaf c. France, no 65436/01, § 48, CEDH 2003-XI).

89. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour constate que la mesure contestée a été appliquée pendant la journée du 12 juillet 2020, alors que l’intéressé était déjà hospitalisé depuis un jour pour être traité pour une commotion cérébrale accompagnée de vertiges (paragraphes 8 et 9 ci-dessus). Même si les agents chargés de sa surveillance avaient expliqué à leur supérieur qu’ils avaient trouvé que le requérant « n’était pas en forme », force est de constater que le dossier ne contient aucune indication permettant de conclure que l’intéressé avait eu un comportement agressif vis-à-vis des agents ou du personnel hospitalier, ou qu’il avait tenté de se blesser.

90. Pour ce qui est du risque de fuite, la Cour observe que rien n’indique que le requérant ait essayé de quitter l’hôpital après son admission le matin du 11 juillet 2020. Sa surveillance était assurée constamment par deux agents : l’un d’eux était toujours présent à l’intérieur de la chambre près de la fenêtre et l’autre surveillait la porte de la chambre à l’extérieur de celle-ci (paragraphe 12 ci-dessus). Ainsi, même si la fenêtre de la chambre n’avait pas de barreaux, compte tenu de l’état du requérant, la présence permanente, le nombre et la disposition des agents semblaient suffisants pour pallier tout risque hypothétique de fuite.

91. Compte tenu de ces éléments, la Cour estime que l’utilisation des entraves pour attacher le requérant à son lit d’hôpital, même pendant la période relativement courte d’une journée, n’était pas strictement nécessaire en l’espèce. Cette mesure était propre à humilier et avilir l’intéressé à ses propres yeux. Par ailleurs, celui-ci a été attaché à son lit en présence de sa mère, qui était venue lui rendre visite (paragraphe 13 ci-dessus), ce qui a amplifié l’impact psychologique du traitement subi.

92. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que le requérant a été soumis à un traitement dégradant. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel.

2. Le grief formulé sous l’angle du volet procédural de l’article 3

93. Invoquant l’article 3, le requérant soutient que les autorités n’ont pas mené une enquête effective sur son allégation selon laquelle il a été attaché à son lit d’hôpital.

1. Sur la recevabilité

94. La Cour estime que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.

2. Sur le fond

a) Thèses des parties

95. Le requérant soutient que les autorités n’ont jamais enquêté sur la question de savoir si l’utilisation de moyens de contrainte physique contre lui pendant son séjour à l’hôpital était nécessaire.

96. Le Gouvernement fait observer que le fait d’être attaché à son lit d’hôpital n’a causé au requérant aucune blessure et que cette mesure ne pouvait ainsi être qualifiée de maltraitance justifiant une enquête pénale. Il soutient que les allégations du requérant à cet égard étaient contradictoires et non étayées.

b) Appréciation de la Cour

97. La Cour rappelle que lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, de graves sévices illicites et contraires à l’article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables (Assenov et autres, précité, § 102).

98. Une telle enquête doit être « effective » dans le sens où elle doit permettre aux autorités de déterminer si le recours à la force était ou non justifié dans les circonstances particulières de l’espèce (Zelilof c. Grèce, no 17060/03, § 55, 24 mai 2007). Un des aspects essentiels d’une enquête effective est sa promptitude – les autorités de l’État sont tenues d’ouvrir une telle enquête dès qu’il existe à leur connaissance des indications suffisamment précises donnant à penser que l’on se trouve en présence de cas de torture ou de mauvais traitement, et ce même en l’absence d’une plainte proprement dite de la part des personnes concernées (voir par exemple Membres de la Congrégation des témoins de Jéhovah de Gldani et autres c. Géorgie, no 71156/01, § 97, 3 mai 2007). De même, les organes d’investigation doivent faire preuve de célérité dans l’accomplissement des mesures d’instruction (voir, par exemple Labita, précité, §§ 133 et 134).

99. L’article 3 de la Convention impose encore que l’enquête en cause soit suffisamment « approfondie » ; les autorités chargées de l’enquête doivent chercher à établir de bonne foi les circonstances de l’espèce, sans négliger les preuves pertinentes ni s’empresser de mettre fin à l’enquête en s’appuyant sur des constats mal fondés ou hâtifs (voir, entre autres, l’arrêt Assenov et autres, précité, §§ 103-105). Les autorités sont tenues par ailleurs de préserver et recueillir les preuves nécessaires à l’établissement des faits, qu’il s’agisse – par exemple – des dépositions de témoins ou des preuves matérielles (Zelilof, précité, § 56). Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les causes des préjudices subis ou l’identité des responsables risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme d’effectivité requise (Boicenco c. Moldova, no 41088/05, § 123, 11 juillet 2006).

100. Enfin, la victime doit être en mesure de participer effectivement, d’une manière ou d’une autre, à l’enquête (Dedovski et autres c. Russie, no 7178/03, § 92, CEDH 2008, et Denis Vassiliev c. Russie, no 32704/04, § 157, 17 décembre 2009).

101. Se tournant vers les faits de la présente affaire, la Cour observe que, dans sa plainte du 29 juillet 2020 adressée au parquet de district, le requérant a exposé, entre autres, qu’il avait passé trois jours à l’hôpital attaché à son lit (paragraphe 18 ci-dessus) et a demandé au parquet d’enquêter sur cette allégation. Une enquête préliminaire a été ouverte le 6 août 2020, à l’issue de laquelle le parquet a refusé d’engager des poursuites pénales (paragraphes 19 et 20 ci-dessus).

102. La Cour constate cependant que cette allégation du requérant, qui dénonçait l’utilisation disproportionnée de moyens de contraintes pendant son séjour à l’hôpital, n’a été examinée ni pendant l’enquête préliminaire ni dans l’ordonnance de non-lieu du procureur (ibidem).

103. L’avocate du requérant a contesté l’ordonnance de non-lieu du parquet de district devant le parquet supérieur, en attirant son attention spécifiquement sur ce manquement (paragraphe 21 ci-dessus). Or, son recours a été rejeté, comme tous les autres recours du requérant, sans que le parquet supérieur examine cette question (paragraphe 22 ci-dessus). Force est donc de constater que les autorités chargées de l’enquête préliminaire n’ont pas cherché à établir de bonne foi les circonstances ayant entouré l’immobilisation du requérant pendant son séjour à l’hôpital.

104. Concernant l’enquête pénale ouverte en 2022, la Cour observe que celle-ci portait seulement sur les agissements des policiers mis en cause par le requérant, et en particulier leurs agissements pendant son arrestation et sa détention au poste de police (paragraphe 28 ci-dessus). Cette enquête n’englobait donc pas les agissements des agents pénitentiaires qui avaient eu recours à des entraves pour immobiliser le requérant sur son lit d’hôpital le 12 juillet 2020.

105. Il est vrai que l’enquêteur a demandé et obtenu les documents relatifs à l’organisation de la surveillance du requérant pendant son séjour à l’hôpital et que ces documents confirmaient que ce dernier avait bien été attaché à son lit le 12 juillet 2020 (paragraphes 31 in fine, 12 et 13 ci-dessus). Or, ces preuves n’ont pas été prises en compte ni par le procureur dans son ordonnance du 1er juillet 2024, qui concernait uniquement les agissements des policiers et non ceux des agents pénitentiaires (paragraphe 34 ci-dessus), ni par les tribunaux qui se sont prononcés sur les recours subséquents du requérant (paragraphes 36 et 37 ci-dessus).

106. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que les autorités ont manqué à leur obligation positive de mener une enquête effective sur l’allégation du requérant selon laquelle celui-ci avait subi des traitements dégradants pendant son séjour à l’hôpital. Il y a donc eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.

4. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

107. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

108. Le requérant demande 20 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi. Il demande que la somme allouée à ce titre soit versée directement sur un compte bancaire qu’il indiquera par la suite.

109. Le Gouvernement considère que cette prétention est excessive et il invite la Cour à allouer au requérant une somme raisonnable et conforme à sa jurisprudence en la matière.

110. La Cour estime que le requérant a subi un dommage moral certain du fait des violations constatées de l’article 3 de la Convention sous ses volets matériel et procédural. Elle juge raisonnable, et octroie au requérant, la somme de 6 500 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, à verser directement sur le compte bancaire que l’intéressé indiquera ultérieurement au Gouvernement.

2. Frais et dépens

111. Le requérant réclame 4 510,73 EUR au titre des frais et dépens qu’il dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et devant la Cour, ainsi répartis : des honoraires d’avocat pour 45 heures de travail juridique au taux horaire de 100 EUR, plus 10,73 EUR de frais postaux. Il demande à la Cour d’ordonner le paiement de cette somme directement sur le compte bancaire du « Comité bulgare d’Helsinki ».

112. Le Gouvernement estime que la somme demandée est excessive et il invite la Cour à allouer une somme correspondant aux frais raisonnables et nécessaires en l’espèce.

113. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 3 510,73 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû par lui sur cette somme à titre d’impôt, à verser directement sur le compte du « Comité bulgare d’Helsinki ».

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare les griefs formulés sous l’angle de l’article 3 de la Convention concernant l’immobilisation du requérant pendant son séjour à l’hôpital et l’absence alléguée d’une enquête effective à cet égard recevables, et le surplus de la requête irrecevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention, sous son volet matériel ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention, sous son volet procédural ;
4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

1. 6 500 EUR (six mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral, à verser sur le compte bancaire indiqué par le requérant ;
2. 3 510,73 EUR (trois mille cinq cent dix euros et soixante-treize centimes), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens, à verser sur le compte bancaire du « Comité bulgare d’Helsinki » ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 mai 2025, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Milan Blaško Ioannis Ktistakis
Greffier Président


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-243253
Date de la décision : 27/05/2025
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Traitement dégradant) (Volet matériel);Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Enquête effective) (Volet procédural)

Parties
Demandeurs : PEDEV
Défendeurs : BULGARIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : Dragieva, Diana Haralampieva

Origine de la décision
Date de l'import : 28/05/2025
Fonds documentaire ?: HUDOC

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